En janvier 
 


 
 
 

-  Merci !


            Ce merci-là n'était pas un remerciement mais un ordre. Il signifiait tout à la fois "arrêtez-moi là" et "laissez-moi seule". C'est ainsi que cela fut compris. La voiture s'éloigna.

             Ici, cette neige était exceptionnelle. On en voyait à peine tous les 20 ou 30 ans ! Un pareil froid, vous imaginez ?! Dans le journal, on parlait d'un froid de Sibérie… Et ceux qui connaissaient vraiment l'Oural souriaient.
 


             Ce n'était même pas un froid glacé, tout juste une fraîcheur intense depuis que le soleil venait de percer le ciel d'opale. Avant que la neige ne fonde et disparaisse d'ici pour 20 ou 30 ans de plus, elle avait eu envie de se promener à pied, de contempler presque avec un plaisir d'enfant ses chapelets de pas en lisière des pelouses blanches. Elle avait eu envie de ce silence absolu et feutré, déserté même par les oiseaux.

            Emergeant des frondaisons parsemées de neige, le Château se  dessinait en contours pâles, silhouette de château nordique rendu à ses origines par la toute puissance d'un temps de janvier.
 

          Personne n'avait été averti de sa venue. Elle marchait sans hâte, mais avec l'allure régulière d'une personne qu se rend dans un endroit précis. Oh, elle connaissait bien les lieux ! Pourtant, cette fois-ci, elle resterait à l'extérieur, seule. Car c'était pour ce moment-là qu'elle était venue jusqu'ici, ce 6 janvier. Non pour échanger des  civilités d'usage mais pour dédier quelques moments d'une belle journée d'hiver à de vieux souvenirs.

         Est-ce que cela faisait donc si longtemps qu'elle avait marché ainsi, mais d'un pas encore plus vif, dans un parc enneigé et silencieux ? Un parc où le temps s'arrêtait, pendant qu'elle faisait halte et qu'elle souriait, toute à ce sourire qui finissait en éclat de rire. C'est vrai qu'elle riait souvent, à cette époque. Avec les années, la fonte des neiges avait emporté rires et sourires.

        Aujourd'hui, elle ne prendrait assurément pas le chemin le plus court. Rien ne pressait. Au bout de chemin, elle irait s'asseoir sur un banc qu'elle connaissait bien, après l'avoir dégagé de son pan de neige d'un revers de main. Ce geste aussi était un souvenir ancien. Ses gants de chevreau en avaient souvent souffert !

       Elle longea le Lac, où les petites isbas des canards ressemblaient plus  que jamais à des jouets d'enfants. Sous son kiosque, la statue de Mélissa se détachait sur un îlot d'exotisme exilé dans l'hiver. Palmiers et plantes grasses ployaient sous le poids d'une blancheur inattendue, belle et scintillante. Plus loin, les sapins d'Autriche semblaient réintégrer leur décor d'origine.

        Elle jeta un regard sur ce Chasseur à l'affût, bronze grandeur nature, qui était devenu une curieuse silhouette à l'écoute de l'invisible. Au-dessus de la Cave à vins du Château, Bacchus riait comme toujours, mais son sarcasme de pierre s'était alourdi de glace. Sous un ciel d'opale ensoleillée, le parc était encore plus beau que d'habitude, d'une beauté factice et éphémère qui ne lui appartenait pas. Comme si, par une fastueuse fantaisie, on avait eu envie de le transformer en décor de conte de Noël, le temps d'une averse de neige s'achevant dans un rayon de soleil.

        Avec précaution, elle monta les quelques marches qui menaient à la terrasse arrière du Château. Ses bottines laissaient de petites empreintes aux contours nets et ourlés qu'elle s'amusa à observer. Elle s'appliqua à tracer jusqu'au banc un joli ruban d'empreintes, presque rectiligne.

        Même en prenant tout son temps, le chemin avait été court. Elle était déjà arrivée à destination et au point de retour, comme si le temps des souvenirs lui était sévèrement mesuré. Il est vrai que la neige n'allait pas tenir longtemps, sous le compte à rebours du soleil.

        Elle leva les yeux vers les deux statues qui se découpaient en silhouettes blanches sur le ciel trop clair. Leur commanditaire avait voulu qu'elles soient un hommage sibyllin à l'amour triomphant, en surplomb des contingences et des conventions.Les statues figuraient, chacune à une extrémité, César et Cléopâtre. 
 


          Mais elle savait que cette Cléopâtre-là lui ressemblait beaucoup et que César symbolisait Alexandre… Cette toge de neige avait un tel éclat qu'elle en eut les larmes aux yeux. Toge et linceul.

          Elle était assise depuis un moment dont elle n'évaluait plus la durée, entre larmes tièdes et souvenirs glacés. Sans bruit, l'enfant était arrivée jusqu'à la terrasse par le sentier qui longeait l'arrière du Théâtre.

         Elle leva son visage de ses mains et regarda cette enfant qui restait là, d'un air grave, avec sa poupée serrée contre elle. Mais ce fut la fillette qui parla en premier. 

- Tu pleures, Madame ?

La question resta sans réponse. 

           - Je te reconnais, tu sais… C'est toi qui m'a donnée ma poupée.

Cette fois, elle répondit, d'une voix douce et lasse.

 - C'est vrai, j'étais là pour l'Arbre de Noël. Ton père est bien Wladimir, l'intendant du Parc ? Oui, je m'en souviens… Et, dans ton paquet, il y avait la poupée en robe bleue…

  L'enfant eut un air tout joyeux en se rappelant ce moment - là :

- Oh oui, une belle poupée avec une belle robe bleue ! Tu ne trouves pas qu'elle est belle ma poupée, Madame ?
 

  Elle hocha la tête :

- Tu devrais rentrer au chaud, maintenant. Tes parents vont s'inquiéter et ta poupée va prendre froid !

Mais la fillette était chaudement couverte et n'entendait pas rentrer tout de suite, ce qu'elle allait dire d'un ton bien décidé, quand la dame en noir lui fit signe de se taire, un doigt devant la bouche. 

       Venant du Théâtre, on entendait une voix de ténor accompagnant une mélodie au tempo lent. Elle prit la fillette par la main et l'emmena jusqu'à la porte arrière du Théâtre, celle que surmontaient les statues de César et Cléopâtre. Elle entrebailla cette porte et, à demi-cachée, écouta. 

      C'était une répétition - déjà bien aboutie - de ce qui  serait interprété pendant le grand goûter d'enfants, en fin d'après-midi. Le ténor était un grand jeune homme, modulant avec lenteur des paroles que l'on entend d'habitude sous les boiseries et  au  coin du feu, sur des accords joués en bémol.

Lorsque la courte mélodie eut pris fin, elle repoussa la porte et retourna vers  le banc.

- Maintenant que tu as bien écouté, je vais te dire ce que c'était : une Wiegenlied de Johannes Brahms… Une berceuse pour toi, ta poupée et tous les enfants sages qui vivent ici. Mais uniquement les enfants  sages !

  La fillette ne parut pas très convaincue d'en faire partie. Elle eut une moue et prit à son tour la dame en noir par la main.

- Viens, Madame…

Elle lui fit descendre l'escalier et longer le contre-bas du Théâtre. A la hauteur  de la Cave de Bacchus, elle se dirigea vers la gauche, où des marches plates se succédaient sous les arches irrégulières des branches d'arbres. Des rochers en pierer volcanique formaient niches, portiques et alvéoles... Une fantaisie de bâtisseur friand de pittoresque fantasmagorique.  Tout en avançant, une odeur se précisait, devenait de plus en plus nette et conquérante : celle de la brioche 
chaude !
 

  A son tour, l'enfant mit un doigt devant sa bouche et indiqua un passage   entrouvert dans un renfoncement de la paroi rocheuse. Cette fois, ce n'était plus une vue dérobée sur la salle de Théâtre… mais sur la boulangerie du Château. On était en  train  d'y faire cuire les brioches de l'Epiphanie ! Et une belle rangée de brioches dorées,  parsemées  de mandarines et de cédrats confits, s'alignait déjà sur une table.
 

       L'enfant murmura dans un sous-entendu :
 

- Tu en veux aussi, Madame ? Moi, j'en ai bien envie maintenant… 
 

La dame en noir commença à rebrousser chemin et, tout en s'éloignant,  éclata de rire.

- On peut bien dérober quelques notes de Wiegenlied, mais pas une couronne des Rois !… Même si ce n'est pas une idée d'enfant sage, c'est une fameuse idée que tu as eue là ! Tu n'imagines pas à quel point…
 

        Elle redescendit  en contre-bas du Château et s'arrêta devant une statue représentant Marie - Adélaïde de Savoie, d'après Coysevox ; un chérubin de pierre lui tendait une couronne incrustée de neige.
 


  La dame en noir se tourna vers la fillette :

- Allons, l'heure du goûter de l'Epiphanie ne va pas tarder. Il est temps que tu rentres, Je suis sûre que ta poupée est gelée.

Elle commençait à descendre vers les grilles du parc, lorsque la fillette lui lança 
de loin :

- Ma poupée est belle, je veux qu'elle s'appelle comme toi, Madame ! Comment
tu t'appelles ?

      Dans le silence cristallisé d'une journée de janvier, où le ciel bleu avait abdiqué devant l'hiver, un nom traversa les pelouses blanches et immenses :

- Katia…

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       Bien plus tard, une vieille dame, dont le père s'appelait Wladimir, raconta qu'elle avait connu un vrai froid de Sibérie ("Vous m'entendez, comme en Sibérie !!…) l'année où Valrose ressemblait tellement à un décor de conte de Noël qu'elle avait failli partager une Couronne des Rois avec une princesse.
 


 
 

Dominique Laredo, 2001 - Photographies : Y. Duvivier - 
D. Laredo - Mise en ligne :  D. Villageois
Sources  historiques : voir Documentation sur Valrose