Noël 1880
"Et voilà..." 

                                     Cette fois, il n'était pas mécontent de lui. Il avait quasiment réalisé un tour  de magicien en faisant venir ici, en moins de quinze jours, six belles cloches dignes d'un véritable carillon, parmi les meilleurs du genre.

                                     Pas facile de les disposer ici, de manière à obtenir un son digne d'un vrai clocher ! Mais il y était parvenu, avec l'aide de poulies et de plusieurs bras robustes. Il y avait eu quelques sourires : "Encore une idée de... toqué !"

                                       Mais tout le monde avait finalement hoché la tête en écoutant le résultat : pour sonner,
ah oui, ça sonnait bien !

                                     Il s'approcha de l'homme qui venait de descendre le grand escalier :
 

                                    - Tout sera prêt comme vous le souhaitez. J'espère que le timbre correspond bien à ce que vous attendiez ?...

                                    Le régisseur  fit un signe. Des vibrations graves retentirent dans la salle, lentement égrenées depuis l'arrière-scène.
 

                                    L'homme en habit noir eut un regard vague, comme s'il cherchait à se remémorer de vieilles paroles.
                                      Il murmura :
                                - Vechernij zvon... comme cette musique me raconte la douceur de ma jeunesse en sa demeure...mais ces heures joyeuses maintenant sont loin de mon coeur... et résonnent comme dans un tombeau... je suis parti mais le carillon sonnera toujours pour ceux qui marchent dans ce vallon... Vechernij zvon..."

                                    Il se tourna vers le chef d'orchestre :
                                   -Lancez les choeurs, maintenant. Andantessimo !

                                    Des voix au timbre grave reprirent les paroles très lentement :
                                    - Vechernij zvon... Vechernij zvon..

                                    Et, pendant quelques instants, un chant mélancolique qui semblait venir des lointaines plaines de Russie, traversa cette salle si blanche, déjà parée pour les fêtes de Noël.
 

                                    Car ce serait le plus beau Noël de cette salle de Théâtre, bâtie pour un châtelain qui aimait la musique ! Un Noël où seraient conviés une vingtaine d'enfants et leurs parents, autour d'un sapin - un vrai sapin de la Forêt Noire ! - érigé au centre de la salle.

                                    Les garnitures du sapin avaient de curieuses formes : des coupelles, des petites tasses, des coffrets miniatures, des boîtes ciselées suspendues par des rubans de satin rouge...
 


                                Tous ces bibelots avaient des reflets de vermeil et d'argent, poinçonnés par Fabergé ou par Duponchel, l'un des fournisseurs attitrés de la reine Victoria. Un coffret plus gros que les autres avait été déposé au pied de l'arbre et devait être remis à un délégué de la Mairie : il contenait une somme suffisante pour faire construire un orphelinat. Les enfants sans famille et sans fortune ne seraient pas plus oubliés que les bambins chanceux, encouragés par leurs mamans à tendre la main vers une timbale filigranée.
 


                                    L'homme en habit noir leva la main :
                                    - Adoucissez le tempo... Plongez dans les graves !"

                                    Et son regard s'éloigna à nouveau, perdu dans une nostalgie aux couleurs du crépuscule, entre chien et loup. Qui était le chien ? Qui serait le loup ?
Ces souvenirs aux couleurs de décembre n'avaient plus grand chose à voir avec les comptines pour enfants.

                                    Il leva les yeux vers la cime du sapin. On y avait placé une étoile en cristal de Bohème.
Scintillante et fragile.

                                    La jolie Véra, du haut de ses seize années, se chargerait d'accueillir les plus jeunes enfants, puis rejoindrait son frère Serge pour interpréter une petite scène extraite d'une Nuit de Mai de Gogol.

                                    Au fait, pourquoi avoir choisi une Nuit de Mai ? A quoi bon anticiper sur tous les "Mai" qui nous attendent ?...

                                    Une longue table était déjà préparée pour recevoir des gâteaux en forme de corolles, parfumés à l'orange ou au cédrat et garnis de roses en pâte d'amande... Ce serait un vrai Noël de livres d'images à tranche dorée !

                                    L'homme en habit noir se dirigea vers les choristes :
                                    - Je vous demande une seule chose : graduez en douceur et en basse... Soyez un écho...
 

                                    Le 25 décembre 1880, Les Cloches du Soir furent interprétées pour la première fois dans la salle de Théâtre du Château de Valrose, propriété d'un Baron musicien : Paul Von Derwies.

                                    Ce fut à la fois le plus beau et le dernier Noël des Von Derwies à Valrose, entre carillons et glas. Paul et sa fille Véra allaient disparaître six mois plus tard.

                                    Les Cloches du Soir, d'après un poème de Thomas Moore, sont devenues depuis l'une des ballades traditionnelles les plus célèbres de Russie, mais le nom du compositeur s'est presque effacé des mémoires. C'est pourtant l'un des plus beaux cadeaux laissés par le Baron Von Derwies, un soir de Noël, à Valrose.

                                       Légende ou réalité ? Les Cloches du Soir, ou Evening Bells, d'après un poème de Thomas Moore (1779 - 1852) traduit en russe par Ivanovitch Kozlov (1779 - 1840), ont été mises en musique par Paul Von Derwies en 1880 (cf. Le Monde élégant du 6 février 1881) . Plusieurs versions musicales de ce poème existent, notamment celle due à Serge Rachmaninov. La version la plus célèbre en Russie est actuellement attribuée à un compositeur anonyme, qui ne serait autre que Paul Georgevitch Von Derwies selon plusieurs sources orales. De nombreux enregistrements en ont été effectués, notamment par les Chœurs de l'Armée Rouge.
                                                                                                                                Dominique Laredo / 12-2002