Dynamiques du langage, contact des langues : un croisement de pertinences.
7 avril 2005
Ouverture du séminaire

J'ouvre le séminaire avec ce 'prologue' qui reprend une communication récente : « Frontières 'reçues', frontières 'prescrites' et frontières 'construites' : contact des langues et contact dans les langues. Questionnement préjudiciel ».

J'ai en effet présenté ce thème à une Table ronde intitulée « Dynamiques langagières, émergence des groupes et transformation des espaces : les frontières en question » qui s'est tenue à Nice en décembre 2004. Après réflexion, je trouve qu'il fournit une bonne introduction et une ouverture  aux problématiques qui seront abordées tout au long de ce séminaire qui entend dépasser les clôtures disciplinaires car la notion de 'frontière' n'est bien évidemment pas quelque chose qui renvoie spécifiquement aux sciences du langage : les frontières sont partout.

Je le propose donc ici comme base de réflexion, de problématisation… et surtout : de rebond en vue de son « accrochage à d'autres questionnements qui se posent hors des « sciences du langage », dans les autres sciences anthroposociales, qui ont pour beaucoup d'entre elles davantage réfléchi à leur épistémologie que ne l'a fait la linguistique. Je le propose aussi pour ouvrir le débat car la question des croisements de pertinence qui nous concerne est corrélative de celle des frontières. Le texte diffusé lors de la Table ronde de Nice est par ailleurs accessible au téléchargement sur le site www.unice.fr/ChaireIUF-Nicolai avec beaucoup d'autres documents.

Qu'est-ce' que j'aborde ici ?

Je l'ai dit : la question des « frontières », mais à deux niveaux :

- tout d'abord en retenant les effets de ces « frontières » et leurs modalités d'émergence en tant que phénomènes empiriquement discriminés, identifiables et potentiellement « négociables » de partout où elles se manifeste : dans la construction des faits, dans la dynamique des opérations, dans la pratique des catégorisations ;
- ensuite en m'intéressant aux procès de la sélection des pertinences corrélatives de leur émergence et à la construction des savoirs dépendants, qu'il s'agisse des acteurs ordinaires dans les échanges langagiers ou des descripteurs « savants » des phénomènes considérés.

Et cette double prise en compte du travail d'analyse des acteurs ordinaires et du travail d'analyse des descripteurs savants sera une constante de la réflexion.

Dans le même temps, il s'agit de procéder à un « retournement conceptuel » : en plaçant la notion de « contact » au centre du débat pour la considérer non pas comme « logiquement seconde » - effet de bord ou simple résultante de rapports entre des entités conjoncturellement rapprochées - mais comme « notion première », matrice de constructions matérielles et conceptuelles initialement dépendantes de ce déjà-là. Ce sera alors par une réflexion sur les pertinences utiles pour la perception, la compréhension et la description des dynamiques linguistiques et langagières et sur les pertinences utiles pour l'étude de la transformation et de l'évolution des langues que je tenterai d'approfondir les attendus de ce positionnement. En retenant l'articulation des pertinences « sociétales », sémiotiques et structurales tout autant que cognitives. Mais « cognitives » dans une acception qui, sans refuser l'évidence d'une dimension naturaliste, voudra donner la place qui leur revient aux pertinences construites d'un ordre « anthropologique » référé à l'histoire. Soulignant, là aussi, un lieu où la notion de 'pertinence' et de 'frontière' est tout autant en question.

Ouverture.

Alors, je n'ai plus qu'à commencer ! Qu'elles soient « objectivables », reçues, prescrites, construites, contestées, justifiées, les frontières ne se manifestent pas dans le vide : à la fois, elles déterminent l'ordre des choses et sont déterminées par lui. Elles supposent des supports à travers lesquels elles s'actualisent et elles suggèrent des différences présupposées ou posées. Pour le linguiste - car même avec des prétentions à dépasser les frontières, c'est bien de là que je pars ! - il peut s'agir de distinctions entre langues, entre dialectes, entre variétés, registres, etc. ; stigmatisations, identifications et autres attitudes concernant les usages et façons de parler, etc. ; dynamiques de regroupements et de rejets communautaires, etc.

Elles sont ainsi perceptibles aussi bien en tant que phénomènes qu'en tant que processus discriminants et se définissent dans un espace d'application différenciable à l'infini qui est par définition un espace de contact.

Notons aussi pour faire écho à ma remarque sur la double prise en compte de l'analyste ordinaire et de l'analyste savant, que l'on peut appréhender l'espace dans lequel s'articule la communication et se développent les dynamiques linguistiques et langagières comme un espace de contact. Mais l'autre espace, celui dans lequel ces dynamiques sont décrites est aussi un espace de contact.

L'on a donc bien affaire à un double espace de contact :

celui de l'actualisation des phénomènes (qui est concerné par les empiries à décrire)
celui de leur objectivation (qui est concerné par le procès de leur description).

Le jeu de la frontière est pertinent sur les deux plans et entre eux il y a un évident ( ?) chassé-croisé ; cela rappelle bien cette double prise en compte du travail d'analyse des acteurs ordinaires et du travail d'analyse des descripteurs savants dont j'ai mentionné l'importance.

Concrètement, les états de connaissance qui nous sont disponibles montrent que des dynamiques ou des 'objets' qui se manifestent dans l'espace de contact des phénomènes peuvent être ou non appréhendés dans l'espace de contact des descriptions en tant qu'entités et cernés dans une clôture qui articule leur matérialité, donnant ainsi une place cruciale au jeu de la frontière. Lorsque la frontière n'est pas problématisée, les 'objets' construits sont décontextualisés, sont substantifiés a priori - et éventuellement distordus. De fait, ils sont séparés de la dynamique de leur émergence et du support historicisé, interprété et transformable qui introduit leur factualité ce qui, dans certains projets de description, n'est pas un handicap ; mais qui en revanche peut en être un lorsque ce qui est en jeu concerne à la fois la dynamique des formes, des représentations et l'historicité des mises en signification.

En effet une saisie des dynamiques et des objets sans regard sur l'élaboration des frontières que leur mise en montre introduit pose toujours un problème par le forçage structural et l'essentialisation qu'induit l'instrumentalisation non-critiquée de leur fonction discriminante.

Ainsi, lorsque la frontière n'est pas problématisée, la description des phénomènes - toujours assurée sur le mode décontextualisé ainsi que le soulignent sans appel les approches structuralistes et fonctionnalistes - apporte un évident complément à nos connaissances ; mais cette description-là, en raison du défaussement induit par la 'non-réflexion' sur les dynamiques des frontières occulte aussi la compréhension d'une partie de leur nature et du rapport des descripteurs / interpréteurs / utilisateurs à ces objets. Elle tend peut-être encore à masquer d'autres faits qui, conséquemment, ne peuvent pas venir à la connaissance (l'existence ?), comme je le montrerai à propos des faits songhay.

Disons le autrement : l'étude des 'objets', donnés plus ou moins a priori comme essentialisés, substantiellement appréhendés puis saisis « en eux-mêmes et pour eux-mêmes », relève d'une nécessité qui se définit dans un espace particulier (l'espace structural de leur description qu'il n'est pas question de mettre en cause comme l'un des cadres possibles d'analyse des phénomènes) ; mais cela cesse d'aller de soi dès lors qu'on entreprend de distinguer un autre espace qui retient et intègre comme l'une de ses dimensions essentielles la caractérisation construite de la description et de l'interprétation des 'objets' qu'il permet de mettre en montre, tel cet espace de contact des descriptions que je cherche ici à appréhender.

Et, que nous agissions comme acteurs ou comme descripteurs, ces remarques sont pertinentes pour la compréhension du détail des dynamiques linguistiques et langagières dans leurs développements et dans leurs transformations continues tout autant que pour l'élaboration théorique qui permet d'en rendre compte et de construire les connaissances d'arrière-plan auxquelles nous nous référons. Je pense de plus qu'elles sont pertinentes dans l'ensemble du champ des sciences anthroposociales, et je sais que dans certaines parties de ce champ, elles ne sont pas une nouveauté !

Maintenant, je vais aborder cette problématique sous trois plans en partant du plus manifeste celui des 'faits', pour aller vers les plus latents : celui des 'opérations' et celui des 'catégories'. Et l'on verra dans le traitement qu je vais faire, ce que j'entends ici - en termes provisoires - par 'faits', 'opérations' et 'catégories'.

Les 'faits'.

Deux exemples de l'Afrique de l'ouest serviront d'exemple. Ils concernent des phénomènes apparents de convergence aréale, d'élaboration de langues et d'émergence de « langues mixtes ». A priori ils auront à voir avec des faits empiriquement manifestés, présentés comme des évidences soit grâce à un savoir commun d'arrière-plan, soit grâce à un système d'inférences dérivé de connaissances et d'hypothèses théoriques réputées acquises et ils suggèreront une première problématisation de la 'frontière' en montrant l'importance cruciale des « décisions » la concernant (son placement, à la fois dans le tissu sociétal et linguistique où les dynamiques considérées prennent corps et dans le discours scientifique qui élabore les connaissances de ce domaine). Venons en donc aux faits !

L'aire de convergence mandé-songhay : Chez les linguistes, on s'intéresse aujourd'hui à ce qu'on appelle des aires de convergence linguistique. L'exemple classique en est la situation des Balkans où l'on constate que des langues qui n'ont entre elles aucune relation généalogique et qui sont typologiquement différentes semblent en certains lieux où elles se côtoient dans des modalités sociolinguistiques particulières, converger sur de nombreux plans dont la phonologie, la morphosyntaxe, la sémantique, tendant ainsi à manifester un certain isomorphisme structural qui, pour être bref, se manifeste par des choix évolutifs qui privilégient les options qui conduisent à un rapprochement structural. Mais au-delà des Balkans il existe bien d'autres exemples de ce phénomène. Cela intéresse les linguistes parce qu'ils ont reconnu que ces aires ne s'expliquent pas « correctement » par la seule 'logique' d'une rationalité structurale : l'on est alors conduit - sans surprise - à supposer que dans un contexte sociogéographique particulier l'isomorphisme constaté résulte d'une évolution due au contact. D'un point de vue linguistique l'étude de ces phénomènes ouvre plusieurs questionnements, mais je ne vais pas entrer ici dans le détail (c'est bien évidemment beaucoup plus compliqué… mais aller au-delà ici n'est pas pertinent pour le propos).

Alors, puisque je retiens un exemple africain : un peu de « culture » africaine ! L'espace géographique défini dans la Boucle du fleuve Niger de part et d'autre de la frontière qui sépare le Mali et le Niger met en contact les langues de deux familles linguistiques généalogiquement non-apparentées (langues mandé du nord-ouest et langues songhay). Parallèlement, l'on peut constater l'existence d'un important isomorphisme défini aux plans phonologique, morphologique, syntaxique et sémantique entre deux sous-ensembles de langues de ces familles.

Fondée sur les systèmes explicatifs « normalement » retenus pour rendre compte de ce type de phénomène, l'hypothèse « logiquement »  attendue à partir de ce constat empirique conclut ici à l'existence d'une aire de convergence linguistique : en conséquence l'isomorphisme reconnu entre le songhay et le mandé résulterait donc d'un lent rapprochement des structures de ces langues dans un contexte de plurilinguisme et de contact intense ; et cela sur le modèle empiriquement attesté qu'illustrent les langues balkaniques.

Dans cette perspective, l'isomorphisme entre langues mandé et songhay conforterait tout simplement ce modèle en proposant tout simplement une nouvelle illustration de son application. Mais cette explication se fonde sur un présupposé nécessaire : les langues sont - bien évidemment - données comme typologiquement différentes au départ. S'il s'avérait que le présupposé ne puisse pas être conservé, alors l'hypothèse aurait plus de chances d'être fallacieuse (je renvoie ceux qui seraient intéressés par cette analyse à Nicolaï, 2003d).

D'où vient ce présupposé ? Il est inféré de la doxa traditionnelle concernant la classification des langues africaines. Le présupposé que les langues songhay et mandé sont typologiquement différentes à l'origine est « légitimé » par cette autre hypothèse indépendante : que les langues songhay appartiennent à la famille linguistique dite nilo-saharienne tandis que les langues mandé appartiennent à la famille linguistique dite Niger-Congo ; soit donc deux familles qui n'ont aucun lien généalogique entre-elles (sauf bien sûr, pour les tenants des hypothèses de la monogenèse de l'ensemble des langues du monde…). Or, l'on a pu montrer que cette hypothèse était erronée (je renvoie à Nicolaï, 2003a, pour cette question) et l'étude empirique détaillée aura permis de d'établir que le songhay ne saurait être rattaché à une famille dite nilo-saharienne (dont par ailleurs l'existence n'est pas assurée) et que, en revanche, il devait s'être constitué dans le contact entre des langues de type mandé et une variété véhiculaire (lingua franca) de langue sémitique ou berbère qui devait avoir existé dans l'espace de contact sahelo-saharien et dont les traces constituent le fond lexical du songhay d'aujourd'hui (traces qui - bien évidemment - n'avaient pas été identifiées car de n'avoir jamais été supposées, elles n'avaient jamais été recherchées).

Et l'on explique ainsi la parenté lexicale concernant le vocabulaire fondamental alliée à l'impossibilité (la difficulté ?) d'établir correctement des correspondances phonétiques strictes. Corrélativement le statut de véhiculaire qui est encore aujourd'hui celui du songhay, la diversité anthropologique des populations qui l'emploient, la cohérence de cette réalité avec ce que l'on sait du monde médiéval africain sont des indices historiques en accord avec cette hypothèse.

Et cela a des conséquences car le rejet de l'hypothèse de l'apparentement du songhay au nilo-saharien va conduire à interpréter l'isomorphisme mandé-songhay autrement que comme un phénomène de convergence aréale ! Maintenant, le phénomène empirique des similitudes structurales entre songhay et mandé confortera d'autres cohérences théoriques et ouvrira d'autres horizons. En effet, si l'on retient cette idée que le songhay a pu être constitué par le contact entre un véhiculaire disparu sémitique ou berbère et une variété de langue mandé, l'isomorphisme « s'explique » simplement, en cohérence avec les critères bien connus pour le développement de pidgins stabilisés.

Nous avons là un bon exemple de l'incidence du jeu des frontières dans l'espace des 'descripteurs savants' sur la construction d'un système de connaissance et sur la mise à l'épreuve d'une théorisation en même temps qu'un bon exemple de leur jeu dans la constitution des phénomènes. La réalité du contact, l'évidence de la frontière, le relativisme de son interprétation, son incidence dans la construction des faits et des cadres d'analyse et parallèlement, la réalité des conséquences des interprétations choisies dans la détermination ultérieure des procès de connaissances sont ici soulignés.

Les 'opérations'.

L'inspection des 'faits' est une nécessité, mais les objets construits dans l'espace de contact peuvent (et doivent ?) être appréhendés à travers les opérations supposées les actualiser. On entendra ici par 'opération' des procès donnés pour actifs qui se génèrent des procès d'abduction que font les acteurs ordinaires (mais aussi les descripteurs) en rapport avec le repérage et la mise en œuvre (le repérage et la description pour les descripteurs) de (procédures de) transformation(s) concernant leurs attitudes, leurs comportements et leurs choix de formes retenues dans le matériau linguistico-langagier disponible.

- Procès qui ouvrent sur une « une compréhension pratique du monde » dans l'univers de communication considéré, ou qui autorisent une meilleure adaptation communicationnelle à l'un ou l'autre des sens possibles de ce terme.
- Formes qui a priori ne sont pas nécessairement porteuses de sens. Il ne suffit pas en effet d'identifier un phénomène pour qu'il soit fonctionnalisé au plan de la signification, il faut encore qu'il soit retenu dans une perspective sémiotique, dans un procès arbitraire de symbolisation et situer sa (re)production par rapport aux occurrences antérieures ; ce qui introduit au niveau du sens la dimension de l'histoire et demande la rétention significative de la contextualisation du phénomène. Et je lie le procès de sémiotisation à la construction de gestalten dans une dynamique prédéterminée par son « historicité ». Mais on reviendra là-dessus.

Pratiquement, je distinguerai a priori parmi ces opérations de repérage selon les pertinences auxquelles elles souscrivent et selon qu'elles (se) justifient (par) un arrière-plan cognitif, systémique ou historique. Précisons donc avec quelques exemples.

Repérage cognitif : ces opérations de ce type sont renvoyées à une « rationalité logico-cognitive ». Un bon exemple en est fourni par la dynamique de ce que, dans le champ linguistique, Ross à appelé la métatypie ; il la présente (1997 : 241 ; 2001 : 139 et sv.) comme suit : « Metatypy is … the process whereby the language of a group of bi- or multilingual speakers is restructured on the model of a language they use to communicate with people outside their group. lang=EN-GB style='mso-ansi-language: EN-GB'>In its fullest manifestation, the process includes : a) the reorganization of the language's semantic patterns and 'ways of saying things'; b) the restructuring of its syntax, i.e. the patterns in which morphemes are concatened to form (i) sentences and clauses (ii) phrases, and (iii) words» (Ross 2001: 45-6).

Il s'agit là d'un procès de 'copie' entraîné par le contact, mais plus élaboré car il entraîne une réorganisation des modèles sémantiques et des 'façons de dire les choses' puis, à terme, une restructuration syntaxique. La généralisation est censée traduire des habitus structuraux et induire une homogénéité réalisant une simplification dans la communication. Il s'agit donc d'une opération dont ni les opérateurs, ni la fonctionnalité ne sont concernés par autre chose qu'une « mécanique 'logico-cognitive' ». Les cadres de sa prévisibilité sont ceux qui sont valides pour appréhender l'organisation des systèmes et/ou d'éventuels « universaux » de la « mise en fonctionnement » des langues. Corrélativement, la réalité plurilingue des communautés et les macro-fonctionnalités sociolinguistiques bien répertoriées telles la véhicularité de certaines langues sont les facteurs pertinents pour son actualisation, ce qui souligne son intérêt pour rendre compte de certains types de contact de langues, et tout particulièrement pour appréhender la saisie des phénomènes linguistiques de convergence aréale (la métaptypie est un bon outil conceptuel pour analyser ces phénomènes).

Repérage systémique : ces opérations sont renvoyées à une « rationalité logico-structurale », telles les procès de réorganisation à l'intérieur de la clôture d'une langue appréhendée dans l'une ou l'autre des visées structuralistes. On conçoit qu'il n'y a pas lieu ici d'illustrer davantage ce thème qui est très bien connu ; il suffira de renvoyer à la réflexion aujourd'hui classique sur l'économie des systèmes ! (cf. Martinet, Haudricourt ; mais aussi toutes les théorisations qui se donnent pour but de résoudre les mêmes types de problèmes).

Repérage historique : Les opérations de ce type sont renvoyées à une « rationalité symbolico-emblématique ». Les procès de feuilletage que j'ai tenté de mettre en évidence en fournissent de bons exemples. Je parle de « feuilletage » (se référer à Nicolaï, 2001b, 2001c, 2003g) à propos de cette dynamique qui permet de construire / reconnaître / utiliser la multiplicité des usages et des variétés disponibles dans le répertoire non-fini des locuteurs - attention ! La notion de répertoire est bien connue, mais ici ce n'est pas la même chose : il s'agit d'un répertoire donné comme 'non-fini ! - et d'appréhender leur superposition sans pour autant leur attribuer une homogénéité structurelle. Il concerne des objets construits - sémiotiquement disponibles - qui réfèrent nécessairement à des formes, des schémas et des processus existants à des niveaux variables de pertinence linguistique ou autre, et qui répondent aussi à des fonctionnalités variables. L'élaboration de ces objets se fait, de façon variable, dans l'échange à travers la profération d'énoncés, avec des formes, des traits, des fragments ou des comportements retenus par l'usage ; entités dont il va de soi qu'en elles-mêmes, elles n'ont aucune vocation particulière à remplir un rôle sémiotique particulier.

Je lie cette notion de feuilletage à la dynamique qui se manifeste dans les procès de création de normes et de traditions discursives (construites sur un arrière-plan conceptuel foucaldien, cf. Nicolaï, 2003 e) avec l'élaboration des façons de parler et la transformation des usages langagiers. L'actualisation du feuilletage passe ainsi par le marquage et la reconnaissance de caractères prosodiques, phonétiques, lexicaux, morphologiques, syntaxiques, discursifs, conversationnels sélectionnés dans le répertoire disponible - et toujours non-fini ; caractères qui fonctionnent comme des indices de contextualisation (Gumperz, 1982) dans le discours. Leur emploi et leur réemploi fait alors l'objet d'une attention particulière de la part des 'locuteurs légitimes' du type de discours considéré car, avec bien d'autres marqueurs symboliques et comportementaux qui ne sont pas référés aux formes linguistiques, ils contribuent à définir l'organisation et/ou l'identité des groupes dans leurs émergences, dans leurs dissolutions et dans leurs perpétuelles transformations.

Plus précisément, je distinguerai maintenant entre deux aspects corrélatifs de la notion : le feuilletage-résultat et le feuilletage-opérateur.

Le feuilletage-résultat, renvoie concrètement à la stratification du répertoire des locuteurs : il concerne d'une part les formes/unités spécifiques normativement valorisées et stratégiquement utilisées que ces derniers « choisissent » dans leur communication et d'autre part les manifestations processuelles - mais tout aussi reconnaissables dans les usages - que sont les emplois de séquences discursives ou conversationnelles particulières. Autrement dit, il concerne aussi bien les entités d'une structure linguistique dans leur nécessité fonctionnelle (par exemple : la modification / rétention / disparition de constructions morpho-syntaxiques) que les signes positifs fonctionnalisés (par exemple : le choix d'entités lexicales, de traits phonétiques ou prosodiques) dans un système à vocation emblématique dont la construction où le rejet est un enjeu possible.

Quant au feuilletage-opérateur il sera identifié comme le générateur de cette opération de 'paradigmatisation'. C'est lui qui, à travers la création, la rétention ou le rejet de telle(s) ou telle(s) forme(s) linguistiques(s) préalablement actualisée(s), permet de transformer, simplifier, complexifier les entités contenues dans le répertoire toujours non-fini où se construit le 'feuilletage-résultat'.

Pour résumer, je dirai que le feuilletage, interne au répertoire, fonctionne comme ressource dans la re-élaboration et le détachement éventuel de variétés linguistiques et d'usages langagiers et qu'il est consubstantiel de toute formation discursive (en tant que ressource il contribue à stabiliser un cadre discursif). On peut ainsi appréhender la superposition, l'entrelacs et la multiplicité des usages et des variétés du répertoire (toujours non-fini !) dans leur matérialité et dans leur émergence sans leur attribuer a priori une homogénéité structurelle.

Mais quelle est la place d'un questionnement sur les frontières pour ces opérations ? Comment se situent-elles dans l'espace de contact ? Comment se caractérisent-elles par rapport aux propriétés supposées de ce qu'il faut bien concevoir comme un 'langage en action' généré et manifesté dans le tissu social ?

La problématique des frontières est bien présente dans les trois types d'opération, mais la place de la clôture est différente. Ainsi le procès de métatypie introduit une simplification « cognitive » : deux codes fonctionnellement distingués sont conjointement disponibles aux utilisateurs et leur distinction est donnée (la frontière et le contact vont de soi). La dynamique agit tout simplement - et sans aucune intentionnalité - en privilégiant des structures linguistiques qui introduisent une simplification formelle par la réduction de l'écart entre certaines formes des codes disponibles et la transformation du système des langues en résulte, sans mise en signification particulière. A priori, il n'y a rien d'autre là que ce que les recherches classiques sur l'économie des langues permettent d'établir lorsqu'on s'intéresse aux phénomènes du contact, sauf peut-être - conséquence possible du développement des questionnements actuels sur la cognition - une (potentielle) focalisation / récupération de type 'mentaliste' à la place d'une simple focalisation 'structuraliste' vers l'organisation des formes.

En ce qui concerne le procès de réorganisation structurale, considéré en lui-même, il est probablement celui qui est le moins concerné par la problématique du contact et des frontières ; tout simplement parce que, sauf dans des cas donnés comme marginaux, la clôture à l'intérieur de laquelle il est censé fonctionner est celle d'un univers défini comme homogène. On sait que c'est la 'logique' propre de ce procès qui a permis le développement des distinctions structuralistes bien connues entre linguistique interne et linguistique externe, qui a aussi introduit l'hypothèse de la primauté des changements internes et prédéterminés par la structure et autres principes dont les études structurales de linguistique diachronique ont traité. Ici la frontière et le contact deviennent les points aveugles du processus : ils existent, mais comme limite externe et « condition excluante » de leur prise en compte.

Enfin, le procès de feuilletage est d'une autre nature puisqu'il réintroduit le contact et l'élaboration des frontières au centre de la dynamique linguistico-langagière en complexifiant les potentialités de codage et le jeu continu de la distinction des codes dans un processus historicisé. Il donne toute sa place une mise en signification des formes, ouvrant parallèlement sur la possibilité de leur instrumentalisation sémiotique.

Le monde des 'catégories'.

On aura remarqué que les faits que j'ai choisi de montrer sont construits et interprétés en relation avec les présupposés théoriques retenus par ceux qui « ont à faire » avec ces faits ; les opérations quant à elles, correspondent à des dynamiques qu'il faut bien admettre pour rendre compte de la transformation des langues et des codes dans l'univers communicationnel. Les pertinences ainsi retenues sont 'linguistiques' et/ou 'langagières'. Mais il reste encore à comprendre comment, pratiquement, cela se passe et comment cela se transforme ; et il n'est pas sûr que ces seules pertinences soient suffisantes pour appréhender ce qui est ici en jeu. En effet, si le langage est primordial dans les échanges et les constructions cognitives et s'il est un outil privilégié de la communication humaine, il (s')articule aussi (à) d'autres fonctionnalités dans la « mise en signification » du monde social. Il convient donc, tout en retenant son importance évidente, de relativiser l'exclusivité de sa prise en compte - même, et peut-être surtout si l'on est 'linguiste' - en sachant le lier à d'autres pertinences avec lesquelles il compose nécessairement, et qui contribuent également à cette mise en signification du monde et à sa compréhension pratique. Là aussi le besoin, ou plutôt la nécessité, de faire éclater les frontières disciplinaires est manifeste.

La référence à des considérations dérivées d'une théorisation de l'action trouvera sans doute ici sa pertinence, à un niveau qui, toutefois, reste encore à définir. Disons que l'on supposera que ce qui est construit au niveau des codages langagiers ne peut pas ne pas être fortement dépendant des procès de catégorisation et de typification contingents en rapport avec la connaissance partagée de sens commun qui à la fois s'élabore continûment et sert de cadre d'analyse pour comprendre ce qui se produit. Cela se marque au niveau linguistique mais cela définit aussi un autre niveau de la frontière.

Pour mieux expliciter, un détour par Schütz, Garfinkel ou Sacks sera certainement utile. Ici, je m'en tiendrai à Schütz, il s'agit de remarquer que si l'examen des pratiques langagières et du fonctionnement des langues est important pour l'étude des dynamiques sociologiques et anthropologiques, la prise en compte d'une réflexion phénoménologique conduite dans les cadres sociologiques et anthropologiques est nécessaire pour mieux comprendre les processus de constitution des codes ainsi que les dynamiques de l'évolution des langues. Ce qui est encore une autre façon de poser le questionnement sur les frontières et les catégorisations, au plan de la description.

Pour montrer la connexité de problématique, je vais m'en tenir à des citations de Schütz. Tout d'abord, dans sa réflexion sur le sens commun et la typification, Schütz (1987) introduit un rapport constant à l'historicité, il pose que « toute interprétation est fondée sur une réserve d'expériences antérieures » et qu'« elles fonctionnent comme un cadre de référence sous la forme d'une « connaissance disponible ». Il remarque encore que « l'homme se trouve, à chaque moment de sa vie quotidienne dans une situation biographiquement déterminée [c'est-à-dire] qu'elle a une histoire ; c'est la sédimentation de toutes les expériences humaines antérieures, organisée dans les acquis habituels de sa réserve de connaissance disponibles ». Enfin il note que « tous les objets culturels - les outils, les symboles, les systèmes linguistiques, les œuvres d'art, les institutions sociales, etc. - renvoient, par leur origine et leur signification même, aux activités des sujets humains. Pour cette raison, nous sommes toujours conscients de l'historicité de la culture que nous rencontrons dans les traditions et dans les coutumes ».

Et cela fait « sens ». Ainsi « … la signification n'est pas une qualité inhérente à certaines expériences qui émergent dans notre courant de conscience, mais le résultat d'une expérience passée que l'on envisage réflexivement à partir d'un Maintenant. Aussi longtemps que je vis dans mes actes, orientés vers leurs objets, ils n'ont aucune signification. Ils l'acquièrent si je les saisis comme expériences bien circonscrites du passé, et donc rétrospectivement. Seules les expériences que l'on peut se remémorer hors de leur actualité et dont on peut interroger la constitution sont donc subjectivement significatives ».

Et tout cela s'élabore dans l'intersubjectivité. Il précisera encore : « Considérons maintenant le fait que l'occurrence extérieure - la parole de l'autre - est commune à nos présents vivants, qui sont donc simultanés. Ma participation simultanée au déroulement de la communication de l'autre instaure par conséquent une nouvelle dimension du temps. Nous partageons lui et moi, aussi longtemps que dure le processus, un présent qui nous est commun et qui nous permet de dire : «  Nous faisons ensemble l'expérience de cette occurrence. » Par la relation « Nous » ainsi instaurée, nous vivons tous deux - lui s'adressant à moi et moi l'écoutant - dans notre présent mutuel, orientés vers la pensée à accomplir dans et par le processus de la communication. Nous vieillissons ensemble ».

De cet excursus je retiens le rapprochement suivant : les procès linguistico-langagiers de constitution des normes, tout particulièrement saisissables dans l'actualisation du feuilletage et dans l'institution des codes, me semblent dépendre des mêmes contraintes générales que celles que Schütz retient en abordant la question de la typification et l'étude des processus de socialisation de la connaissance : la construction du feuilletage et sa mise en signification relève bien d'un procès de cette nature. Reste encore à savoir ce qu'on en fait, et à quoi ça sert.

Ceci établi, si l'on envisage d'approfondir ces aspects et la dynamique de leur construction, c'est probablement à une saisie ethnométhodologique qu'il faut s'intéresser à travers son travail sur l'approche procédurale dans sa préhension de la « normalité perçue des événements » et dans la reconnaissance de ce double mouvement où « l'action » et le « contexte » sont des éléments qui s'élaborent et se déterminent mutuellement. Ou encore - et sans même référer à l'analyse de conversation - renvoyer à la réflexion sur les 'dispositifs de catégorisation' et l'élaboration des catégories d'appartenance que les membres utilisent pour se classer ; membres qui agissent ainsi, très 'concrètement', dans la sélection, la matérialisation des formes et l'actualisation des représentations éventuellement induites. Et cela conduit à admettre - du point de vue du 'linguiste' - l'existence de prédéterminations de part en part contextualisées ayant effet sur la forme des langues (avec effet de retour !) ainsi qu'une dimension « téléologique » dans les pratiques linguistiques et langagières des acteurs, laquelle, bien entendu, n'a rien à voir avec une téléologie de la description.

Finalement, revenu au questionnement sur les frontières, les évolutions linguistiques, les dynamiques langagières et le contact des langues, on pensera qu'il est probable que dans ce domaine aussi  les effets de catégorisation prédéterminent le procès de construction des connaissances dans le même temps que la substantivité de ces connaissances, retenues à tout moment, prédétermine la catégorisation elle-même. Et celle-ci concerne à la fois les acteurs et les descripteurs car au plan des constructions intellectuelles comme à celui de la description - savante ou ordinaire - il y a toujours une prédétermination théorique et une catégorisation préalable. C'est l'une des leçons que l'on peut tirer des exemples que j'ai fournis à propos de la classification du songhay et des isomorphismes structuraux constatés dans l'espace songhay-mandé. Et l'on fait ici le lien du monde des faits au monde des catégories !

Perspective.

C'est clair ! Je me suis intéressé ici au rapport qui conjoint les trois « représentations intellectuelles » que sont les notions de 'frontière', de 'catégorisation' et de 'contact' mises en rapport avec la dynamique d'élaboration et de transformation des formes linguistiques et langagières. Je me suis intéressé également aux modalités de leur saisie. En fin de compte, et c'était peut-être attendu mais pas inintéressant à souligner : il apparaît que c'est hors des champs proprement linguistiques et langagiers que - dans une mesure très importante - la dynamique de la transformation des codes et des 'langues' se met en place. Et cela ouvre sur une recherche pratique visant à la construction d'un nouvel espace de description référé à des phénomènes (ceux du contact donnés comme dynamisme de construction des formes).

C'est là le « sens » de ce 'prologue' !


L'exposé a donné lieu à plusieurs échanges, tout particulièrement :

Sur l'hypothèse du « contact » phénomène premier et du plurilinguisme donné comme situation canonique à la place de l'hypothèse du monolinguisme et du contact traité comme phénomène second. Le rapprochement avec le métissage chez J.-L. Amselle a été fait.

Sur la notion d' 'historicité' en rapport avec la notion de feuilletage et de processus de sémiotisation.

Sur la notion de Gestalt, mise en relation avec les questions de construction de formes à l'intérieur du feuilletage, et le processus de sémiotisation et de construction des connaissances.

Références.

(Les références mentionnées en caractères gras sont téléchargeables sur le site www.unice.fr/Chaire IUF-Nicolai)

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