Dynamiques du langage, contact des langues : un croisement de pertinences. 

19 mai 2005



ATTENTION : Ces documents ne  sont pas des « articles », ce sont des versions un peu élaborées des séminaires. Il s’agit donc de  textes provisoires, de textes de travail ; toute reprise, citation  et utilisation de leur contenu doit faire l’objet d’une référence explicite à l’auteur du texte, au séminaire ainsi qu’à sa date.



Contact, feuilletage et Gestalt : réflexions.



    Nous avons vu que le projet global du séminaire est de questionner la dynamique du langage en rapport avec la diversité de ses actualisations et la construction des langues. La séance d’aujourd’hui (qui est la dernière du semestre) a pour fonction de préciser quelques points de ce qui est en arrière-plan à travers les références qui, à la séance précédente, ont été faites aux notions de ‘contact’, de ‘feuilletage’ et de ‘Gestalt’ ; notions qui seront plus complètement développées au cours des séances futures.

    La stratégie à suivre sera alors de recomposer le questionnement sur ce thème en reconsidérant l’ensemble des pertinences susceptibles d’être convoquées à travers la saisie de cette dynamique du langage.
Donc, premières options méthodologiques :
-   ne pas se situer au départ dans une clôture restrictive qui prédéterminerait la construction de la recherche ;
-   ne pas procéder a priori à une réduction de l’objet (en construction) de l’analyse (en construction).

    Ainsi, d’un point de vue pratique : que peut-on dire en rapport avec ces options ?
-    Tout d’abord que la dynamique du langage se manifeste dans la transformation et la diversification des langues (approche de l’évolution, recherches diachroniques, etc.) ;
-    Ensuite, qu’elle se manifeste aussi dans la transformation et la diversification des codes dans l’épaisseur de leur présent (approches langagières, constructions des normes, etc.).

Ces deux modalités de manifestation sont liées ; elles entretiennent entre elles des rapports qu’il importe d’appréhender dans un champ qui ne soit pas a priori traversé par une frontière théorique les renvoyant à deux espaces conceptuels indépendants et conduisant à appréhender leurs rapports à travers des « passerelles » telles que la sociolinguistique ou autre pratique du même genre. Car ces passerelles, bien qu’en permettant de rendre compte d’un certain nombre de dynamiques et de phénomènes, ne permettent pas pour autant de comprendre, au fond, ce qui se passe et ce qui se construit de facto.

Autour des trois notions : contact, feuilletage et Gestalt, c’est une ouverture pour reconstruire la relation entre ces deux modalités de manifestation qui est envisagée ; c’est aussi une ouverture pour construire un espace d’étude/analyse/description en rapport. Revenons donc plus en détail sur ces notions.


I. Le contact.
    J’ai avancé l’idée qu’il importait de faire du contact une « notion essentielle », une « notion première » au niveau théorique.
    Au plan général, cela revient à mettre l’accent sur la relation entre les unités en présence, qui ne prennent sens que par cette relation-là dont, a priori, rien n’est dit et dont la pertinence et la valeur se définit en contexte (versus en situation). Cela conduit à retenir la pluralité des entités et à déterminer leurs caractéristiques et leurs pertinences par rapport à l’univers dans lequel elles interagissent … et se construisent.
    
    Retenir une ‘forme de langue’ comme un donné d’évidence, par exemple, est un a priori d’analyse … ce qui ne veut pas dire que, sur certains plans, la ‘forme de langue’ retenue ne soit pas prégnante, fonctionnelle, adaptée … et donnée d’évidence ; et ce que l’on dit ici pour une ‘forme de langue’ vaut tout autant pour une ‘représentation de norme’. D’un point de vue pratique, dès le moment où une forme, une norme, une langue, est reconnue, elle « s’installe » dans sa stabilité (sa représentation) et sa différence (son identité) : elle conforte sa fonctionnalisation dans l’interaction (quel que soit le niveau de cette interaction) à toutes fins utiles. Parce que c’est de là qu’elle est issue. A partir de là, on peut mieux appréhender la réalité constitutive du contact : représentations des normes, identités des langues et autres conceptualisations de cette nature ne sont guère pensables dans un vide, dans un espace abstrait, décontextualisé, dès lors qu’on s’y intéresse du point de vue de leur dynamique. Elles prennent forme dans leur relation étroite avec d’autres représentations, identités, etc. « émergentes » ou « émergées », qui ne font sens que par rapport à elles. On doit les penser en rapport avec l’espace multifonctionnel dans lequel elles s’insèrent dans sa variabilité et dans sa transformation continue. Le contact est alors fondateur dans cette conjoncture et les domaines d’application concernent aussi bien les sciences du langage que l’anthropologie, la sociologie, etc.


Implications du contact, notion première.
    Tout cela suggère un questionnement sur la saisie des effets de la dynamique des langues. Mais un questionnement articulé selon trois dimensions :

1) Saisie des effets de la dynamique des langues en tant que modulation de forme(s) dans une théorie de l’action.
    Les procès de constitution des normes et des langues ne sont pas abstraitement référés à un social, un cognitif et un structural dont ils s’origineraient mais dont ils pourraient être détachés par une opération habile qui séparerait d’une part des entités objectivement appréhendables en tant que réalités empiriques susceptibles de description dans un cadre théorique particulier. Et d’autre part des acteurs, des contextes, des conditions plus ou moins claires, susceptibles d’études appréhendées dans d’autres cadres théoriques.

2) Saisie des effets de la dynamique des langues en tant que formes matérialisées dans un procès historicisé.
    Il n’y a probablement pas moyen de comprendre « ce qui se passe » sans une théorie de l’action, mais cette compréhension implique aussi que les formes prennent sens en rapport avec une historicité dont elles sont constitutives.
    Les normes, les modes, les renouvellements continus dans l’espace anthropologique dont elles participent sont ici centraux.

3) Saisie des effets de la dynamique des langues en tant que résultat d’un procès continu de sémiotisation.
    Il s’agit là de mettre l’accent sur l’historicité en tant qu’elle permet d’introduire le ‘rappel d’un emploi antérieur’, la ‘référence à’, la ‘contextualisation’, l’ ‘anaphorisation’, etc.
    On peut probablement rapporter à cela les procès de construction d’isotopie, etc. tels que Fr. Rastier les a explicité (cf. Sémantique interprétative (1987) : Ce n’est pas la récurrence de sèmes déjà donnés qui constitue l’isotopie, mais à l’inverse la présomption d’isotopie qui permet d’actualiser des sèmes, voire les sèmes.)


II. Le feuilletage.
    J’ai déjà abordé cette notion mais il est important d’y revenir et de continuer à la développer. Les pôles de référence pour l’appréhender sont :

-    l’historicité, en tant que ‘référence à’, et ‘contextualisation’,
-    la sémiotisation, en tant qu’élaboration d’isotopies.
Mais, comme on va le voir, le feuilletage prend tout son sens en rapport avec une autre notion, beaucoup plus connue : la notion de Gestalt. Rappelons pour commencer quelques points importants :

    Tout d’abord, l’idée de feuilletage n’a de sens qu’à travers la reconnaissance de la multiplicité constitutive des codes disponibles et de notre capacité à les élaborer. Dans cette perspective on ne part pas de l’idée d’un répertoire fini des langues, des codes, des normes ou d’autres entités sémiotiques données comme systématisées/systématisables, qui serait disponible et fonctionnalisable dans les échanges potentiels. On conserve l’idée de répertoire mais on ne le conçoit plus comme constitué par un inventaire fini de codes : c’est plutôt une matrice de construction. Ce répertoire est avant tout le lieu d’une stratification continue en rapport avec le feuilletage qui se constitue nécessairement dans cet espace non-fini de recomposition et de transformation linguistique continu. De fait on ne peut pas ne pas démultiplier, transformer, reconstituer, complexifier, simplifier, etc.

    En effet dans la mesure où l’on s’intéresse aux répertoires non-finis des locuteurs plutôt qu’à leurs ‘langues’, on constate qu’au fil des ruptures et des regroupements – identitaires ou non – et des nécessités diverses, s’élaborent continuellement des normes d’usage – conscientes ou infra-conscientes, c'est-à-dire des schémas d’action, des modes de présentation acquis mais qui ne sont pas nécessairement disponibles en tant que stratégies conscientes, négociées ou non. Des variétés linguistiques, des façons de parler qui s’interdéfinissent, se croisent, s’opposent, se conditionnent et se reconditionnent. Et le répertoire non-fini des codes, registres linguistiques et autres actualisations typées, possède ce caractère de pouvoir fonctionner, en contexte, comme ressource dans la re-élaboration continue de variétés linguistiques et d’usages langagiers. C’est pourquoi je parle de feuilletage à propos de cette dynamique qui permet de construire / reconnaître / utiliser / nommer la multiplicité non-finie, toujours modifiée, toujours recommencée, des usages et des variétés disponibles dans le répertoire et d’appréhender leur superposition sans pour autant leur attribuer une homogénéité structurelle a priori.
    Ce feuilletage est donc concrètement concerné par des objets construits et historicisés, cognitivement et sémiotiquement disponibles qui réfèrent nécessairement à des formes, des schémas et des processus existants à des niveaux variables de pertinence linguistique ou autre, et qui répondent à des fonctionnalités variables. L’élaboration et la transformation de ces objets se fait aussi de façon variable, dans l’échange, à travers la profération d’énoncés, avec des formes, des traits, des fragments discursifs ou des comportements retenus par l’usage et matériellement disponibles ; entités dont il va de soi qu’en elles-mêmes, elles n’ont aucune vocation particulière à remplir un rôle particulier ; encore que les sélections de formes qui les matérialisent ne soient évidemment pas indépendantes de contraintes spécifiques référées à des pertinences que l’on pourrait qualifier de transversales, qui concernent l’organisation des dynamiques cognitives, formelles et structurales, linguistiques au sens strict.
    Notons encore qu’on peut se demander si ce n’est pas justement parce que ces structurations, qui s’actualisent à travers le feuilletage, sont indépendantes de toute finalité de transmission d’information linguistique et référentielle qu’elles ont une force suffisante pour assurer le traçage des frontières contraignantes à l’intérieur desquelles les systèmes linguistiques et autres – au sens strict – seront conduits à « composer » et à se restructurer. Le feuilletage a cette propriété de manifester une structuration dynamique à la fois contingente et stable, nécessaire à la transformation des codes tout autant qu’à leur pérennisation. Ce qui ouvre tout aussi bien à la notion de frontière et de clôture, toujours donnée comme variable, jamais définie dans son détail. Ce qui correspond aussi à une modalité complexe de saisie et de construction des phénomènes.

    Finalement, le feuilletage est à la fois le résultat et l’objet d’une stratification continue qui, bien évidemment, ne souscrit pas nécessairement à des régularités constitutives susceptibles de permettre de prévoir le « développement » des feuilles objectivées ; bien qu’il ne soit pas impossible d’avoir quelque idée générale de leurs potentialités et de la forme qu’elles pourraient adopter !


III. La Gestalt.
    Passons maintenant à la notion de Gestalt qui est loin d’être nouvelle. Tout le monde connaît plus ou moins ses grands principes tels que le rapport de la figure et du fond, les grandes thèses telles que « une forme est toujours plus que la somme de ses parties », « une partie d’un tout ne reste pas la même transposée dans un autre tout », etc. Autant de thèses qui ressemblent à celles du structuralisme tout en s’en détachant radicalement par la référence à un type d’objectivité phénoménologique qui est qualitativement incommensurable au structuralisme classique.
Après avoir longtemps sommeillé et avoir été cantonnée aux recherches de psychologie comportementale, la référence à la Gestalt semble ressurgir aujourd’hui comme arrière-plan (renvoi souvent intuitif) auquel on peut potentiellement « s’accrocher » au carrefour de certaines approches des sciences cognitives et des sciences du langage ; là où la référence aux ‘systèmes complexes’ commence à devenir pertinente. Plus précisément, dans les sciences du langage, c’est surtout dans les approches sémantiques qu’elle a été reprise et réactualisée (cf. Rastier, puis plus récemment et avec beaucoup plus d’insistance, Visetti, Cadiot, et alii).
    La notion de Gestalt est intéressante dès lors qu’on se place dans une situation où l’on entend développer une approche phénoménologique de la dynamique du langage intégrant dans le même champ expérientiel à la fois la dynamique des acteurs et celle des descripteurs des phénomènes ; à la fois la construction des formes et celle de nos rapports (en tant qu’acteurs et en tant que descripteurs) à la construction des formes. Bref, dès lors qu’on envisage d’intégrer le sujet dans la dynamique de sa description des phénomènes et de son action à travers ces phénomènes qui se transforment et se reconstituent ; sans que pour autant, des « unités » élémentaires soient données d’avance. Et cette position est celle que je retiens ici.

    Je souligne maintenant quelques points fixes de l’approche gestaltiste  potentiellement « intéressants » pour nous; points que l’on aura intérêt à mettre en rapport avec la problématique de la dynamique du langage. Pour aborder rapidement ce thème on peut partir de différents horizons : de la présentation au public français qu’en a faite P. Guillaume, des textes fondateurs tels Köhler et alii. Mais on peut aussi pour leur valeur de synthèse et leur effort d’accrochage aux approches cognitives, renvoyer aux travaux actuels de Cadiot, Rosenthal et Visetti, qui oeuvrent pour présenter et développer ce paradigme en rapport avec une perspective de recherche cognitivo-sémantique. Pratiquement, et tout particulièrement en reprenant librement les présentations de Rosenthal, Visetti et alii, (1999) je retiendrai ici quelques points fixes de l’approche gestaltiste, qui font sens pour la problématique que nous développerons.

1) L’approche phénoménologique.
    Ce qui est « objectif » n’est pas réduit aux formes de la langue dans un découpage non questionné et non susceptible d’être découpé. Il y a un entrelacs, un tressage continu entre :
- l’extériorité constitutive de l’expérience (cf. les formes pertinentes du système et des langues)
- l’intériorité du sujet percevant et agissant (cf. les stratégies, préhensions psycho-sociales etc., constructions, … les interprétations retenues comme pertinentes, etc.).
    Ainsi, au niveau des contacts des langues : les reconnaissances ou non-reconnaissances des unités ‘langues’ ; leur ‘placement’ respectif (élaborations de figures dans des fonds, etc.)
Idem au niveau de l’élaboration des normes…
Idem au niveau de la dynamique du feuilletage : construction des formes, élaborations d’isotopies, etc.

2) Primat de la perception.
    La première universalité cognitive n’est pas le concept qui s’applique, l’objet qui se présente, mais la structure perceptive qui se transpose…
    Par exemple, on peut supposer au niveau de la communication ordinaire que dans l’interaction, toute reconnaissance de norme, toute identification de code en tant qu’usage « faisant sens » relève de cette perception ; dont les résultats témoignent d’une construction phénoménologique et d’un phénomène d’insight : moment de restructuration perceptive où la relation, la transposition est primordiale.
Sur autre plan, celui de la description des phénomènes, on peut comprendre par là bien des « illusions perceptives » telles – dans un domaine étroit que j’ai « travaillé » par ailleurs – celles en rapport avec la méthodologie des ressemblances initiée par Greenberg dans la recherche à grand échelle des apparentements généalogique des langues. Recherche qui a conduit à rationaliser le  phénomène des « ressemblances lexicales » et qui a entraîné à bien des débordements.

3) Approche qualitative de phénomènes massifiés.
On retrouve ici aussi la problématique de la catégorisation : ce qui est retenu, considéré, ce qui fait sens, c’est avant tout des figures/formes en construction ; et celles-ci n’émergent pas par des considérations strictement statistiques mais par une saisie où les rapports des masses servent à élaborer des représentations qualitatives qui, à leur tour, vont modifier les équilibres et stabiliser des formes.
    Les régularités appréhendées et retenues dans les phénomènes concernés par la dynamique du langage elles ne sont pas au départ des lois prédictives et déterministes : ce sont des régularités potentiellement révocables. On part du phénomène global !
    La saisie d’un style, d’une norme, la reconnaissance d’un usage passe une telle appréhension.
    

4) « Présent épais ».
    Le présent n’est pas un pur instant isolé : il retient à la fois la participation du passé et intègre aussi notre immédiat dans sa projection (l’exemple bien connu des gestaltistes, de la reconnaissance de la mélodie suppose cette nécessité du « présent épais »).
    Toute la mise en signification des phénomènes normatifs, toute la dynamique du feuilletage suggère cette notion : dans ce domaine, elle me semble être intrinsèquement liée à la notion d’historicité.

5)    Théorie générale des formes.
    Les gestaltistes renvoient souvent aux lois Westheimer [1923 Untersuchungen zur Lehre de Gestalt II, Psychologische Forschung 4, pp. 301-350] concernant la segmentation du champ visuel ; je ne vais bien évidemment pas les reprendre ici me contentant d’y renvoyer. Mais il est bien évident qu’un travail au niveau de la constitution des formes dans l’espace linguistique et langagier pourrait s’inspirer de cette approche. Sans pour autant qu l’on doive s’attendre à une transposition étroite car les domaines linguistiques et anthropo-sociaux ont leurs contraintes propres.

6)    Prégnance et bonne forme.
    Le rapport avec la notion de typicalité est évident. Il y a ainsi toute une recherche de morphologie phénoménologique à développer au carrefour de l’ensemble des pertinences utiles (langagières, sociologiques, anthropologiques, historiques, etc.)

Le champ est donc ouvert.


IV. L’espace du feuilletage du point de vue de la Gestalt.
    Je viens de suggérer un rapport à établir entre la notion de feuilletage et l’idée de la Gestalt. On peut encore préciser davantage : la notion de feuilletage ouvre aisément sur deux idées fausses.
1)    celle de l’existence d’une (référence à) stratification de « feuilles » appliquées les unes sur les autres et conçues comme des actualisations stables et différenciées d’états de langues distingués (qu’elle que soit la représentation de ces états de langue : continua, niveaux, etc.)
2)    celle de l’existence d’unités ponctuelles, données au départ, constituantes a priori définies comme nécessaires et suffisantes pour la caractérisation des « feuilles » et conçues comme susceptibles d’être cataloguées, identifiables sans ambiguïté, etc.
Ni l’une ni l’autre de ces deux idées n’est correcte. Il faut probablement penser en premier lieu une épaisseur, un espace global à l’intérieur duquel le phénomène de feuilletage prend forme.
    Puis en second lieu une stabilisation, une élaboration de formes générales à partir de quelques matérialités ; l’articulation de quelque chose, mais de quelque chose muni de toute son arbitrarité dans la contingence de son actualisation et dans la variabilité continue de ses présentations successives : toujours différenciées, toujours renvoyées à une typicité en construction permanente, bien que toujours contrainte par la nature des matériaux et des exigences cognitives.
    La stabilisation, l’actualisation en contexte d’une forme générale est ainsi quelque chose qui fait sens et qui se matérialise à travers un ensemble de marqueurs dont la fonction initiale n’est pas de servir à la construction de cette forme générale. Mais qui la construisent cependant ; et in fine elle se donne comme type (comme bonne forme en un des sens de la Gestalt). D’où l’idée de « bricolage » lévi-straussien que j’ai développée par ailleurs à propos du feuilletage, mais il faut toutefois souligner les limites de cette idée-là puisque le « cheminement » du bricoleur n’est pas de même nature que celui des acteurs qui actualisent le discours. En effet ainsi que le souligne Lévi-Strauss (1962), le bricoleur qui - à la différence de l’ingénieur – se donne pour tâche de construire un objet en utilisant les matériaux défonctionnalisés qu’il a préalablement recueilli sans projet pré-défini sauf celui de récupérer des matériaux à toutes fins utiles, a un objectif affiché différent de l’objectif affiché des acteurs langagiers qui développent et actualisent des ‘bonnes formes’, des styles, des variétés ou tout autre réalisation linguistico-langagière en situation, qui le font aussi à travers une sorte de « défonctionnalisation/refonctionnalisation » des matériaux langagiers et linguistiques dont ils disposent, mais qui, généralement,  ne se donnent pas pour tâche de créer une bonne forme, un style, une variété, etc., et n’objectivent pas le processus de « défonctionnalisation/refonctionnalisation » auquel ils soumettent ces matériaux !
    Ceci étant, le fait qu’il n’y ait pas d’intentionnalité particulière dans le choix de telle ou telle forme susceptible de ‘faire sens’ dans la constitution d’une forme générale donnée n’implique pas que l’organisation résultante est construite au hasard. Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y ait pas d’intentionnalité dans le procès de création de forme !

    Dans l’élaboration des bonnes formes à travers le feuilletage ce sont des marqueurs particuliers qui sont utilisés dans des fonctions où ils sont fonctionnellement optimaux  et en relation avec le champ particulier où ils font système. Par exemple, une forme générale s’actualise dans le feuilletage, à la fois par des choix prosodiques, des choix phonématiques, des choix morphosyntaxiques, des choix sémantico-pragmatiques, des choix lexicaux. Toutes les dimensions concernées par le langage (au sens ordinaire du terme) sont ainsi convoquées/convocables pour créer du sens en contexte. Mais cela va aussi au-delà ce ces dimensions particulières : toutes les dimensions susceptibles de supporter une charge communicationnelle sont aussi convoquées/convocables.
    A partir de là, nous sommes dans le cadre de ce présent épais retenu par les gestaltistes. Présent épais posé comme non-synchrone à l’intérieur duquel se développent les formes générales que l’on pourrait appeler feuilles (codes, niveaux, registres), si l’on n’oublie pas en utilisant ce terme, que les feuilles ne relèvent pas d’une description déterministe qui les prendrait comme objets réifiés.
    La notion de présent épais est nécessaire pour comprendre le procès de construction des formes dans le feuilletage en rapport avec le procès d’historicisation et de sémiotisation par lesquels elles font sens. J’ai mentionné au départ l’importance de cette capacité de ‘rappel d’un emploi antérieur’, de ‘référence à’, de ‘contextualisation’, d’ ‘anaphorisation’.


    Finalement, on retiendra aussi que les actualisations des formes qui se manifestent à travers le feuilletage souscrivent nécessairement à des conditions  de bonne forme qui renvoient :
1)    à des structurations matérielles comme l’organisation des langues,
2)    à des conditions d’émergence sémantique (élaborations d’isotopies)
3)    à des procès de sémiotisation et à la sélection d’une interprétation adéquate à leur actualisation.
D’un point de vue gestaltiste, l’interprétation et la reconnaissance potentielle d’une signification en rapport avec un usage manifesté renvoient certainement à un phénomène d’insight à travers lequel se stabilise la bonne forme et qui retient sa typicalité à toutes fins utiles. On a ici un bon exemple de cette objectivité phénoménologique à travers laquelle est prise en compte à la fois l’extériorité constitutive de l’expérience et l’intériorité du sujet percevant  et agissant… et de ce dépassement d’opposition intérieur / extérieur dans la construction des « objets » que nous prenons en compte.

    Enfin, il n’est pas inutile de réfléchir à cette notion de bonne forme.
    La construction des bonnes formes est ainsi dépendante du hasard et de la stabilisation à travers l’indifférencié apparent de quelque chose qui va fonctionner selon une logique propre en rapport avec des propriétés renvoyées à des pertinences indépendantes de celles qui président à son domaine de constitution.
    L’élaboration/reconnaissance d’un style, d’un niveau de langue, d’un système de codage dans uns co-construction intersubjectivement élaborée traduit, matérialise, actualise une bonne forme. Laquelle dès qu’elle est « objectivée » décontextualisée, c’est-à-dire donnée en tant que telle, se stabilise comme type et change de statut pour devenir signe.
    Mais dès lors, de ne plus inclure dans le circuit les sujets qui l’actualisaient conduit à sa réification

    La bonne forme n’est pas dans une représentation linguistique et/ou langagière concrètement matérialisée parce qu’elle inclut également les acteurs qui la manifestent, leurs stratégies et leurs intentionnalités. C’est pourquoi la bonne forme ne peut jamais être autre chose qu’une forme « présentée » continûment, présentée de façon réitérée (re-présentée). Toute « représentation » (et non pas re-présentation) implique un écart qui transforme la bonne forme en question  en type de bonne forme (bonne forme-type). Or un type est une abstraction. Pas une manifestation ! Et toute utilisation du (référenciation au) type visant à s’y conformer le nie et le sclérose par le fait même de le reconnaître en tant que type… Et par le fait de cet usage décontextualisé.
    Des exemples référés à des intentionnalités diverses de « reproduction » de style (qu’il s’agisse de vouloir s’identifier à, de se conformer, de se moquer, etc.) illustrent cela. De même le « langage des jeunes » des animateurs de radio et sa perception corrélative par les groupes de jeunes…



Références utiles non disponibles sur le site :

P. Guillaume, 1979, La psychologie de la forme, Flammarion
W. Köhler, édit française : 1964, Psychologie de la forme, Gallimard

V. Rosenthal & Y-M Visetti, 2003, Köhler, Les Belles Lettres
V. Rosenthal & Y.-M. Visetti, Sens et temps de la Gestalt, Intellectica, 1999/1, pp. 147-227
P. Cadiot & Y-M Visetti, 2001, Pour une théorie des formes sémantiques, PUF

Edgar Morin  Jean-Louis Lemoigne , 1999, L'Intelligence de la complexité, L'harmattan
E. Morin, 1994, La complexité humaine, Flammarion
(et l’ensemble des volumes de « La Méthode »)

Lévi-Strauss, Cl. (1962), La pensée sauvage, Paris : Plon.

Fr. Rastier, 1987, Sémantique interprétative, PUF