Dynamiques du langage, contact des langues : un croisement de pertinences.
19 mai 2005
ATTENTION : Ces documents ne sont pas des « articles »,
ce sont des versions un peu élaborées des séminaires.
Il s’agit donc de textes provisoires, de textes de travail ; toute
reprise, citation et utilisation de leur contenu doit faire l’objet
d’une référence explicite à l’auteur du texte, au séminaire
ainsi qu’à sa date.
Nous avons vu que le projet global du séminaire
est de questionner la dynamique du langage en rapport
avec la diversité de ses actualisations et la construction des langues.
La séance d’aujourd’hui (qui est la dernière du semestre) a
pour fonction de préciser quelques points de ce qui est en arrière-plan
à travers les références qui, à la séance
précédente, ont été faites aux notions de ‘contact’,
de ‘feuilletage’ et de ‘Gestalt’ ; notions qui seront plus complètement
développées au cours des séances futures.
La stratégie à suivre sera
alors de recomposer le questionnement
sur ce thème en reconsidérant l’ensemble
des pertinences susceptibles d’être convoquées à
travers la saisie de cette dynamique du langage.
Donc, premières options méthodologiques :
- ne pas se situer au départ dans
une clôture restrictive qui prédéterminerait la
construction de la recherche ;
- ne pas procéder a priori
à une réduction de l’objet (en construction) de l’analyse
(en construction).
Ainsi, d’un point de vue pratique : que peut-on
dire en rapport avec ces options ?
- Tout d’abord que la dynamique du langage se manifeste
dans la transformation et la diversification des langues (approche de l’évolution,
recherches diachroniques, etc.) ;
- Ensuite, qu’elle se manifeste aussi dans la transformation
et la diversification des codes dans l’épaisseur
de leur présent (approches langagières,
constructions des normes, etc.).
Ces deux modalités de manifestation sont liées ; elles
entretiennent entre elles des rapports qu’il importe d’appréhender
dans un champ qui ne soit pas a priori traversé par une frontière
théorique les renvoyant à deux espaces conceptuels indépendants
et conduisant à appréhender leurs rapports à travers
des « passerelles » telles que la sociolinguistique
ou autre pratique du même genre. Car ces passerelles, bien qu’en permettant
de rendre compte d’un certain nombre de dynamiques et de phénomènes,
ne permettent pas pour autant de comprendre, au fond, ce qui se passe et ce qui se construit de facto.
Autour des trois notions : contact, feuilletage et Gestalt,
c’est une ouverture pour reconstruire la relation entre
ces deux modalités de manifestation qui est envisagée ;
c’est aussi une ouverture pour construire un espace
d’étude/analyse/description en rapport. Revenons donc plus en
détail sur ces notions.
I. Le contact.
J’ai avancé l’idée qu’il importait de faire
du contact une « notion essentielle », une « notion
première » au niveau théorique.
Au plan général, cela revient à
mettre l’accent sur la relation entre les unités
en présence, qui ne prennent sens que par cette relation-là dont, a priori, rien n’est
dit et dont la pertinence et la valeur se définit en contexte (versus
en situation). Cela conduit à retenir la pluralité des entités
et à déterminer leurs caractéristiques
et leurs pertinences par rapport à l’univers dans lequel elles interagissent
… et se construisent.
Retenir une ‘forme de langue’ comme un donné d’évidence,
par exemple, est un a priori d’analyse … ce qui ne veut pas dire que,
sur certains plans, la ‘forme de langue’ retenue ne soit pas prégnante,
fonctionnelle, adaptée … et donnée d’évidence ;
et ce que l’on dit ici pour une ‘forme de langue’ vaut tout autant pour une
‘représentation de norme’. D’un point de vue pratique, dès le
moment où une forme, une norme, une langue, est reconnue, elle « s’installe »
dans sa stabilité (sa représentation) et sa différence
(son identité) : elle conforte sa fonctionnalisation dans l’interaction
(quel que soit le niveau de cette interaction) à toutes fins utiles.
Parce que c’est de là qu’elle est issue. A partir de là, on
peut mieux appréhender la réalité constitutive du contact :
représentations des normes, identités des langues et autres
conceptualisations de cette nature ne sont guère pensables dans un
vide, dans un espace abstrait, décontextualisé, dès
lors qu’on s’y intéresse du point de vue de leur dynamique. Elles
prennent forme dans leur relation étroite avec d’autres représentations,
identités, etc. « émergentes » ou « émergées »,
qui ne font sens que par rapport à elles. On doit les penser en rapport
avec l’espace multifonctionnel dans lequel elles s’insèrent dans sa
variabilité et dans sa transformation continue. Le contact est alors
fondateur dans cette conjoncture et les domaines d’application concernent
aussi bien les sciences du langage que l’anthropologie, la sociologie, etc.
Implications du contact, notion première.
Tout cela suggère un questionnement sur la saisie
des effets de la dynamique des langues. Mais un questionnement articulé
selon trois dimensions :
1) Saisie des effets de la dynamique des langues
en tant que modulation de forme(s) dans une théorie de l’action.
Les procès de constitution des normes et des langues
ne sont pas abstraitement référés à un social, un cognitif et
un structural dont ils s’origineraient mais dont
ils pourraient être détachés par une opération
habile qui séparerait d’une part des entités objectivement appréhendables en tant que réalités empiriques susceptibles de
description dans un cadre théorique particulier. Et d’autre part des
acteurs, des contextes, des conditions plus ou moins claires, susceptibles
d’études appréhendées dans d’autres cadres théoriques.
2) Saisie des effets de la dynamique des langues
en tant que formes matérialisées dans un procès historicisé.
Il n’y a probablement pas moyen de comprendre « ce
qui se passe » sans une théorie de
l’action, mais cette compréhension implique aussi que les formes
prennent sens en rapport avec une historicité
dont elles sont constitutives.
Les normes, les modes, les renouvellements continus dans
l’espace anthropologique dont elles participent sont ici centraux.
3) Saisie des effets de la dynamique des langues
en tant que résultat d’un procès continu de sémiotisation.
Il s’agit là de mettre l’accent sur l’historicité en tant qu’elle permet d’introduire
le ‘rappel d’un emploi antérieur’, la ‘référence à’,
la ‘contextualisation’, l’ ‘anaphorisation’, etc.
On peut probablement rapporter à cela les procès
de construction d’isotopie, etc. tels que Fr. Rastier les a explicité
(cf. Sémantique interprétative (1987) : Ce n’est pas
la récurrence de sèmes déjà donnés qui
constitue l’isotopie, mais à l’inverse la présomption d’isotopie
qui permet d’actualiser des sèmes, voire les sèmes.)
II. Le feuilletage.
J’ai déjà abordé cette notion mais
il est important d’y revenir et de continuer à la développer.
Les pôles de référence pour l’appréhender sont :
- l’historicité, en
tant que ‘référence à’, et ‘contextualisation’,
- la sémiotisation,
en tant qu’élaboration d’isotopies.
Mais, comme on va le voir, le feuilletage prend tout son sens en rapport
avec une autre notion, beaucoup plus connue : la notion de Gestalt. Rappelons pour commencer quelques points
importants :
Tout d’abord, l’idée de feuilletage n’a de sens qu’à travers la reconnaissance de la multiplicité constitutive des codes disponibles et de notre capacité à les élaborer. Dans cette perspective on ne part pas de l’idée d’un répertoire fini des langues, des codes, des normes ou d’autres entités sémiotiques données comme systématisées/systématisables, qui serait disponible et fonctionnalisable dans les échanges potentiels. On conserve l’idée de répertoire mais on ne le conçoit plus comme constitué par un inventaire fini de codes : c’est plutôt une matrice de construction. Ce répertoire est avant tout le lieu d’une stratification continue en rapport avec le feuilletage qui se constitue nécessairement dans cet espace non-fini de recomposition et de transformation linguistique continu. De fait on ne peut pas ne pas démultiplier, transformer, reconstituer, complexifier, simplifier, etc.
En effet dans la mesure où l’on
s’intéresse aux répertoires non-finis
des locuteurs plutôt qu’à leurs ‘langues’, on constate qu’au
fil des ruptures et des regroupements – identitaires ou non – et des nécessités
diverses, s’élaborent continuellement des normes d’usage – conscientes
ou infra-conscientes, c'est-à-dire des schémas d’action, des
modes de présentation acquis mais qui ne sont pas nécessairement
disponibles en tant que stratégies conscientes, négociées ou non. Des variétés
linguistiques, des façons de parler qui s’interdéfinissent,
se croisent, s’opposent, se conditionnent et se reconditionnent. Et le répertoire
non-fini des codes, registres linguistiques et autres actualisations typées,
possède ce caractère de pouvoir fonctionner, en contexte, comme
ressource dans la re-élaboration continue
de variétés linguistiques et d’usages langagiers. C’est pourquoi
je parle de feuilletage à propos de cette
dynamique qui permet de construire / reconnaître / utiliser / nommer
la multiplicité non-finie, toujours modifiée, toujours recommencée,
des usages et des variétés disponibles dans le répertoire
et d’appréhender leur superposition sans pour autant leur attribuer
une homogénéité structurelle a priori.
Ce feuilletage est donc
concrètement concerné par des objets
construits et historicisés, cognitivement et sémiotiquement
disponibles qui réfèrent nécessairement à des
formes, des schémas
et des processus existants à des
niveaux variables de pertinence linguistique ou autre, et qui répondent
à des fonctionnalités variables. L’élaboration et la
transformation de ces objets se fait aussi de façon variable, dans l’échange, à travers la profération
d’énoncés, avec des formes, des traits, des fragments discursifs
ou des comportements retenus par l’usage et matériellement disponibles ;
entités dont il va de soi qu’en elles-mêmes, elles n’ont aucune
vocation particulière à remplir un rôle particulier ;
encore que les sélections de formes qui les matérialisent ne
soient évidemment pas indépendantes de contraintes spécifiques
référées à des pertinences que l’on pourrait
qualifier de transversales, qui concernent l’organisation des dynamiques
cognitives, formelles et structurales, linguistiques au sens strict.
Notons encore qu’on peut se demander si ce n’est pas
justement parce que ces structurations, qui s’actualisent à
travers le feuilletage, sont indépendantes de toute finalité
de transmission d’information linguistique et référentielle
qu’elles ont une force suffisante pour assurer le traçage des frontières
contraignantes à l’intérieur desquelles les systèmes
linguistiques et autres – au sens strict – seront conduits à « composer »
et à se restructurer. Le feuilletage a cette propriété
de manifester une structuration dynamique à la fois contingente et
stable, nécessaire à la transformation des codes tout autant
qu’à leur pérennisation. Ce qui ouvre tout aussi bien à
la notion de frontière et de clôture, toujours donnée comme variable,
jamais définie dans son détail. Ce qui correspond aussi à
une modalité complexe de saisie et de construction des phénomènes.
Finalement, le feuilletage est
à la fois le résultat et l’objet d’une
stratification continue qui, bien évidemment,
ne souscrit pas nécessairement à des régularités
constitutives susceptibles de permettre de prévoir le « développement »
des feuilles objectivées ; bien qu’il ne soit pas impossible d’avoir
quelque idée générale de leurs potentialités et
de la forme qu’elles pourraient adopter !
III. La Gestalt.
Passons maintenant à la notion de Gestalt qui est loin d’être nouvelle. Tout le
monde connaît plus ou moins ses grands principes tels que le rapport
de la figure et du fond,
les grandes thèses telles que « une forme est toujours
plus que la somme de ses parties », « une partie
d’un tout ne reste pas la même transposée dans un autre tout »,
etc. Autant de thèses qui ressemblent à celles du structuralisme
tout en s’en détachant radicalement par la référence
à un type d’objectivité phénoménologique qui est
qualitativement incommensurable au structuralisme classique.
Après avoir longtemps sommeillé et avoir été
cantonnée aux recherches de psychologie comportementale, la référence
à la Gestalt semble ressurgir aujourd’hui comme arrière-plan
(renvoi souvent intuitif) auquel on peut potentiellement « s’accrocher »
au carrefour de certaines approches des sciences cognitives et des sciences
du langage ; là où la référence aux ‘systèmes
complexes’ commence à devenir pertinente. Plus précisément,
dans les sciences du langage, c’est surtout dans les approches sémantiques
qu’elle a été reprise et réactualisée (cf. Rastier,
puis plus récemment et avec beaucoup plus d’insistance, Visetti, Cadiot,
et alii).
La notion de Gestalt est intéressante dès
lors qu’on se place dans une situation où l’on entend développer
une approche phénoménologique de la dynamique du langage intégrant
dans le même champ expérientiel à la fois la dynamique
des acteurs et celle des descripteurs des phénomènes ;
à la fois la construction des formes et celle de nos rapports (en tant
qu’acteurs et en tant que descripteurs) à la construction des formes.
Bref, dès lors qu’on envisage d’intégrer le sujet dans la dynamique
de sa description des phénomènes et de son action à
travers ces phénomènes qui se transforment et se reconstituent ;
sans que pour autant, des « unités » élémentaires
soient données d’avance. Et cette position est celle que je retiens
ici.
Je souligne maintenant quelques points fixes de l’approche
gestaltiste potentiellement « intéressants »
pour nous; points que l’on aura intérêt à mettre en rapport
avec la problématique de la dynamique du langage. Pour aborder rapidement
ce thème on peut partir de différents horizons : de la
présentation au public français qu’en a faite P. Guillaume,
des textes fondateurs tels Köhler et alii. Mais on peut aussi
pour leur valeur de synthèse et leur effort d’accrochage aux approches
cognitives, renvoyer aux travaux actuels de Cadiot, Rosenthal et Visetti,
qui oeuvrent pour présenter et développer ce paradigme en rapport
avec une perspective de recherche cognitivo-sémantique. Pratiquement,
et tout particulièrement en reprenant librement les présentations
de Rosenthal, Visetti et alii, (1999) je retiendrai ici quelques points fixes
de l’approche gestaltiste, qui font sens pour la problématique que
nous développerons.
1) L’approche phénoménologique.
Ce qui est « objectif » n’est
pas réduit aux formes de la langue dans un découpage non questionné
et non susceptible d’être découpé. Il y a un entrelacs,
un tressage continu entre :
- l’extériorité constitutive de l’expérience (cf. les
formes pertinentes du système et des langues)
- l’intériorité du sujet percevant et agissant (cf. les stratégies,
préhensions psycho-sociales etc., constructions, … les interprétations
retenues comme pertinentes, etc.).
Ainsi, au niveau des contacts des langues : les
reconnaissances ou non-reconnaissances des unités ‘langues’ ;
leur ‘placement’ respectif (élaborations de figures
dans des fonds, etc.)
Idem au niveau de l’élaboration des normes…
Idem au niveau de la dynamique du feuilletage : construction
des formes, élaborations d’isotopies, etc.
2) Primat de la perception.
La première universalité cognitive n’est
pas le concept qui s’applique, l’objet qui se présente,
mais la structure perceptive qui se transpose…
Par exemple, on peut supposer au niveau de la communication
ordinaire que dans l’interaction, toute reconnaissance de norme, toute identification
de code en tant qu’usage « faisant sens » relève
de cette perception ; dont les résultats témoignent d’une
construction phénoménologique et d’un phénomène
d’insight : moment de restructuration
perceptive où la relation, la transposition est primordiale.
Sur autre plan, celui de la description des phénomènes, on
peut comprendre par là bien des « illusions perceptives »
telles – dans un domaine étroit que j’ai « travaillé »
par ailleurs – celles en rapport avec la méthodologie des ressemblances
initiée par Greenberg dans la recherche à grand échelle
des apparentements généalogique des langues. Recherche qui a
conduit à rationaliser le
phénomène des « ressemblances lexicales »
et qui a entraîné à bien des débordements.
3) Approche qualitative de phénomènes
massifiés.
On retrouve ici aussi la problématique de la catégorisation :
ce qui est retenu, considéré, ce qui fait sens, c’est avant
tout des figures/formes en construction ; et celles-ci n’émergent
pas par des considérations strictement statistiques mais par une saisie
où les rapports des masses servent à élaborer des représentations
qualitatives qui, à leur tour, vont modifier les équilibres
et stabiliser des formes.
Les régularités appréhendées
et retenues dans les phénomènes concernés par la dynamique
du langage elles ne sont pas au départ des lois prédictives
et déterministes : ce sont des régularités potentiellement
révocables. On part du phénomène global !
La saisie d’un style, d’une norme, la reconnaissance
d’un usage passe une telle appréhension.
4) « Présent épais ».
Le présent n’est pas un pur instant isolé :
il retient à la fois la participation du passé et intègre
aussi notre immédiat dans sa projection (l’exemple bien connu des gestaltistes,
de la reconnaissance de la mélodie suppose cette nécessité
du « présent épais »).
Toute la mise en signification des phénomènes
normatifs, toute la dynamique du feuilletage suggère cette notion :
dans ce domaine, elle me semble être intrinsèquement liée
à la notion d’historicité.
5) Théorie générale
des formes.
Les gestaltistes renvoient souvent aux lois Westheimer
[1923 Untersuchungen zur Lehre de Gestalt II, Psychologische Forschung
4, pp. 301-350] concernant la segmentation du champ visuel ; je ne
vais bien évidemment pas les reprendre ici me contentant d’y renvoyer.
Mais il est bien évident qu’un travail au niveau de la constitution
des formes dans l’espace linguistique et langagier pourrait s’inspirer de
cette approche. Sans pour autant qu l’on doive s’attendre à une transposition
étroite car les domaines linguistiques et anthropo-sociaux ont leurs
contraintes propres.
6) Prégnance et bonne
forme.
Le rapport avec la notion de typicalité
est évident. Il y a ainsi toute une recherche de morphologie
phénoménologique à développer au carrefour de
l’ensemble des pertinences utiles (langagières, sociologiques, anthropologiques,
historiques, etc.)
Le champ est donc ouvert.
IV. L’espace du feuilletage du point de vue de
la Gestalt.
Je viens de suggérer un rapport à établir
entre la notion de feuilletage et l’idée de la Gestalt. On peut encore
préciser davantage : la notion de feuilletage ouvre aisément
sur deux idées fausses.
1) celle de l’existence d’une (référence
à) stratification de « feuilles » appliquées
les unes sur les autres et conçues comme des actualisations stables
et différenciées d’états de langues distingués
(qu’elle que soit la représentation de ces états de langue :
continua, niveaux, etc.)
2) celle de l’existence d’unités ponctuelles, données
au départ, constituantes a priori définies comme nécessaires
et suffisantes pour la caractérisation des « feuilles »
et conçues comme susceptibles d’être cataloguées, identifiables
sans ambiguïté, etc.
Ni l’une ni l’autre de ces deux idées n’est correcte. Il faut probablement
penser en premier lieu une épaisseur, un espace global à l’intérieur
duquel le phénomène de feuilletage
prend forme.
Puis en second lieu une stabilisation, une élaboration
de formes générales à partir
de quelques matérialités ; l’articulation de quelque chose,
mais de quelque chose muni de toute son arbitrarité dans la contingence
de son actualisation et dans la variabilité continue de ses présentations
successives : toujours différenciées, toujours renvoyées
à une typicité en construction permanente,
bien que toujours contrainte par la nature des matériaux et des exigences
cognitives.
La stabilisation, l’actualisation en contexte d’une forme
générale est ainsi quelque chose qui fait
sens et qui se matérialise à travers un ensemble de marqueurs
dont la fonction initiale n’est pas de servir à la construction de
cette forme générale. Mais qui la construisent cependant ;
et in fine elle se donne comme type (comme
bonne forme en un des sens de la Gestalt). D’où
l’idée de « bricolage » lévi-straussien
que j’ai développée par ailleurs à propos du feuilletage,
mais il faut toutefois souligner les limites de cette idée-là
puisque le « cheminement » du bricoleur n’est pas de
même nature que celui des acteurs qui actualisent le discours. En effet
ainsi que le souligne Lévi-Strauss (1962), le bricoleur qui - à
la différence de l’ingénieur – se donne pour tâche de
construire un objet en utilisant les matériaux défonctionnalisés
qu’il a préalablement recueilli sans projet pré-défini
sauf celui de récupérer des matériaux à toutes
fins utiles, a un objectif affiché différent de l’objectif affiché
des acteurs langagiers qui développent et actualisent des ‘bonnes
formes’, des styles, des variétés ou tout autre réalisation
linguistico-langagière en situation, qui le font aussi à travers
une sorte de « défonctionnalisation/refonctionnalisation »
des matériaux langagiers et linguistiques dont ils disposent, mais
qui, généralement, ne se donnent pas pour tâche
de créer une bonne forme, un style, une variété, etc.,
et n’objectivent pas le processus de « défonctionnalisation/refonctionnalisation »
auquel ils soumettent ces matériaux !
Ceci étant, le fait qu’il n’y ait pas d’intentionnalité
particulière dans le choix de telle ou telle forme susceptible de ‘faire
sens’ dans la constitution d’une forme générale donnée
n’implique pas que l’organisation résultante est construite au hasard.
Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y ait pas d’intentionnalité
dans le procès de création de forme !
Dans l’élaboration des bonnes
formes à travers le feuilletage ce sont des marqueurs particuliers
qui sont utilisés dans des fonctions où ils sont fonctionnellement
optimaux et en relation avec le champ particulier où ils font
système. Par exemple, une forme générale s’actualise
dans le feuilletage, à la fois par des choix prosodiques, des choix
phonématiques, des choix morphosyntaxiques, des choix sémantico-pragmatiques,
des choix lexicaux. Toutes les dimensions concernées par le langage
(au sens ordinaire du terme) sont ainsi convoquées/convocables pour
créer du sens en contexte. Mais cela va
aussi au-delà ce ces dimensions particulières : toutes
les dimensions susceptibles de supporter une charge communicationnelle sont
aussi convoquées/convocables.
A partir de là, nous sommes dans le cadre de ce
présent épais retenu par
les gestaltistes. Présent épais
posé comme non-synchrone à l’intérieur duquel se développent
les formes générales que l’on pourrait appeler feuilles (codes, niveaux, registres), si l’on n’oublie
pas en utilisant ce terme, que les feuilles ne relèvent pas d’une description
déterministe qui les prendrait comme objets réifiés.
La notion de présent épais
est nécessaire pour comprendre le procès de construction des
formes dans le feuilletage en rapport avec le procès d’historicisation
et de sémiotisation par lesquels elles font sens. J’ai mentionné
au départ l’importance de cette capacité de ‘rappel d’un emploi
antérieur’, de ‘référence à’, de ‘contextualisation’,
d’ ‘anaphorisation’.
Finalement, on retiendra aussi que les actualisations
des formes qui se manifestent à travers le feuilletage
souscrivent nécessairement à des conditions de bonne forme qui renvoient :
1) à des structurations matérielles comme
l’organisation des langues,
2) à des conditions d’émergence sémantique
(élaborations d’isotopies)
3) à des procès de sémiotisation
et à la sélection d’une interprétation adéquate
à leur actualisation.
D’un point de vue gestaltiste, l’interprétation et la reconnaissance
potentielle d’une signification en rapport avec un usage manifesté
renvoient certainement à un phénomène d’insight à travers lequel se stabilise la
bonne forme et qui retient sa typicalité à toutes fins utiles. On
a ici un bon exemple de cette objectivité phénoménologique
à travers laquelle est prise en compte à la fois l’extériorité constitutive de l’expérience et l’intériorité du sujet percevant et agissant…
et de ce dépassement d’opposition intérieur / extérieur
dans la construction des « objets » que nous prenons
en compte.
Enfin, il n’est pas inutile de réfléchir
à cette notion de bonne forme.
La construction des bonnes formes
est ainsi dépendante du hasard et de la stabilisation à travers
l’indifférencié apparent de quelque chose qui va fonctionner
selon une logique propre en rapport avec des propriétés renvoyées
à des pertinences indépendantes de celles qui président
à son domaine de constitution.
L’élaboration/reconnaissance
d’un style, d’un niveau de langue, d’un système de codage dans uns
co-construction intersubjectivement élaborée traduit, matérialise,
actualise une bonne forme. Laquelle dès
qu’elle est « objectivée » décontextualisée,
c’est-à-dire donnée en tant que telle, se stabilise comme type et change de statut pour devenir signe.
Mais dès lors, de ne plus inclure dans le circuit
les sujets qui l’actualisaient conduit à
sa réification
La bonne forme n’est pas
dans une représentation linguistique et/ou langagière concrètement
matérialisée parce qu’elle inclut
également les acteurs qui la manifestent, leurs stratégies et
leurs intentionnalités. C’est pourquoi la bonne
forme ne peut jamais être autre chose qu’une forme « présentée »
continûment, présentée de façon réitérée
(re-présentée). Toute « représentation »
(et non pas re-présentation) implique un écart qui transforme
la bonne forme en question en type de bonne forme (bonne
forme-type). Or un type est une abstraction. Pas une manifestation !
Et toute utilisation du (référenciation au) type visant à
s’y conformer le nie et le sclérose par le fait même de le reconnaître
en tant que type… Et par le fait de cet usage décontextualisé.
Des exemples référés à des
intentionnalités diverses de « reproduction »
de style (qu’il s’agisse de vouloir s’identifier à, de se conformer,
de se moquer, etc.) illustrent cela. De même le « langage
des jeunes » des animateurs de radio et sa perception corrélative
par les groupes de jeunes…
Références utiles non disponibles sur le site :
P. Guillaume, 1979, La psychologie de la forme, Flammarion
W. Köhler, édit française : 1964, Psychologie
de la forme, Gallimard
V. Rosenthal & Y-M Visetti, 2003, Köhler, Les Belles Lettres
V. Rosenthal & Y.-M. Visetti, Sens et temps de la Gestalt, Intellectica,
1999/1, pp. 147-227
P. Cadiot & Y-M Visetti, 2001, Pour une théorie des formes
sémantiques, PUF
Edgar Morin Jean-Louis Lemoigne , 1999, L'Intelligence
de la complexité, L'harmattan
E. Morin, 1994, La complexité humaine, Flammarion
(et l’ensemble des volumes de « La Méthode »)
Lévi-Strauss, Cl. (1962), La pensée sauvage, Paris :
Plon.
Fr. Rastier, 1987, Sémantique interprétative, PUF