Contact et genèse : un programme de recherche.
Robert Nicolaï

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I. Questions de théorie : le choix plurilingue et ses conséquences.

Multicodisme.
Tissu communautaire.
Répertoire.
Feuilletage.
Détachement et homogénéisation.
Lieu anthropologique.
Espace médian.


II. Questions de description : application à l’étude de l’espace de contact sahelo-saharien-soudanais.

Point de départ.
Le contexte.
Historique des hypothèses d’apparentement généalogique.
Implications théoriques.
Ouvertures.


III. Ouvertures corrélatives.


Le programme de recherche ici présenté est fondé sur un cadre théorique renouvelé dans lequel la référence au contact des langues se trouve être intrinsèquement liée à leur genèse et qui prend en compte l'ensemble des dimensions anthropologiques pertinentes dans cette dynamique – ce qui n'est pas le cas aujourd’hui.

Cette perspective se fonde sur de nombreux travaux : ceux que j’ai moi-même conduits, bien sûr, mais aussi ceux qui ont été menés conjointement avec mes collègues allemands, tchèques, autrichiens et italiens dans le cadre du GDRE 1172 du CNRS dont j’avais obtenu la création en 1995. Elle croise d’une part les recherches linguistiques et sociolinguistiques qui se développent sur les contacts de langues, les langues mélangées (Thomason, Bakker, Muysken, Mous, etc.) et les dynamiques de leurs transformations, et d’autre part celles qui portent sur les paradigmes concernés par les questions de l’évolution des langues.

Ces travaux rendent nécessaire la reprise dans de nouveaux termes de questionnements que l’on pensait être clos ou sans réponses, et en font naître d’autres qui n’étaient pas envisagés. Autrement dit, le changement de perspective théorique fait « émerger » de nouveaux espaces de description empirique qu’il devient important d’arpenter, suggérant à la fois la reprise de l’enquête de terrain et l’approfondissement des cadres d’analyse.

Ceci établi c’est – comme il se doit – en commençant par la fin que je présenterai mon programme. C'est-à-dire en partant de cette synthèse décalée que constituent les propositions théoriques élaborées pour appréhender l’objet à décrire, puis en  proposant des directions concrètes pour les reprises empiriques impliquées par cette modification du cadre. Je précise toutefois que le projet de travail concerne à la fois la poursuite de l’élaboration du cadre théorique ici esquissé et le ré-investissement des domaines linguistiques et langagiers (africains et non-africains) qui ont contribué à le faire naître.


I. Le choix plurilingue et ses conséquences.


L’approche des mélanges de langues, des formations créoles, des situations plurilingues et des faits de convergence a montré la nécessité de retenir autrement que de façon marginale les considérations sur le contact des langues. Il est vrai que ces considérations n’ont jamais été occultées mais – pour des raisons de ‘cadre théorique’ – elles ont souvent été abordées de façon épiphénoménale et à partir des modèles courants (et ‘élémentaires’) de la représentation de la « langue » perçue comme unité. Il s’ensuit que les faits de contact ont été décrits comme une complexification (non nécessaire) d’une situation « simple » et non pas en partant du phénomène complexe lui-même, donné comme premier.
    Doit-on considérer que les dynamiques linguistiques sont correctement appréhendées en partant de l’hypothèse – théorique et a priori – que la référence à une structuration systématique « homogène » est le « bon postulat » initial ? Ou bien gagnerait-on à refuser une telle réduction initiale et à tenter de partir d’un autre postulat intégrant la complexité au départ ? Le choix du postulat initial, est fondamental parce qu’il transforme nécessairement les cadres de l’explication, ce que montre la liaison des thèmes que je vais présenter ci-dessous en sélectionnant délibérément le postulat « plurilingue » - et donc de la complexité au départ.

1) Multicodisme.

Parmi les données « ordinaires » de l’usage des langues il y a le plurilinguisme et/ou le pluridialectalisme. Je parlerai plus généralement de ‘multicodisme’. Ce multicodisme représente la situation canonique à retenir pour décrire l’échange communicationnel en général et pour analyser les dynamiques linguistiques qu’il prédétermine nécessairement.

La gestion plurielle des codes est évidente, même lorsque, dans des situations limites, l’on a affaire à des groupes dits monolingues qui stigmatisent (explicitement ou non) la différence et l’écart normatif par rapport aux usages du groupe (peuls bororo au Nord-Cameroun, groupes de jeunes dans les banlieues de France, etc.). Je poserai donc cette gestion plurielle des codes comme l’une des conditions de nécessité de l’activité symbolique en général et de l’activité ‘linguistico-langagière’  en particulier; ce qui contribue à justifier la décision de situer le « multicodisme » au centre du débat.

En effet, le choix apparemment « plus simple », de retenir la situation de monolinguisme comme configuration « normale » dans l’appréhension des dynamiques ne rend pas compte de la réalité des situations ordinaires de communication et conséquemment, ne donne pas tous les éléments pour appréhender correctement leur description : le processus d’analyse se trouve être « aveuglé » parce que la dynamique plurilingue ne peut pas se (re)construire par un simple processus de complexification induit à partir d’une série de configurations monolingues juxtaposées. En revanche l’inversion de la situation canonique ici suggérée permet « d’envelopper » la situation de « monolinguisme » en la caractérisant comme un simple cas particulier dans une configuration de plurilinguisme.

A partir de là, je retiendrai comme composante première d’un projet explicatif cette exigence initiale de considérer la multiplicité constitutive des codes disponibles. Qu’ils appartiennent à des « langues » différentes ou non n’est pas le plus important, le plus important est sans doute la reconnaissance de leur disponibilité et de la capacité à les élaborer.

2) Tissu communautaire.

Les entités communautaires à l’intérieur desquelles les dynamiques linguistiques se manifestent sont tout aussi fondamentales et il est de leur nature de n’avoir aucun caractère d’homogénéité. Elles sont organisées par le double jeu de leurs tensions / relations internes et de la façon dont elles co-définissent les univers, variables, qu’elles constituent, quelle que soit la focale de leur saisie : de la ‘famille’ la plus réduite à la ‘communauté’ la plus étendue. En conséquence, elles seront posées comme non-homogènes, comme espaces de contact par définition (il s’agit là non seulement d’un constat d’évidence mais aussi d’un positionnement théorique), et leurs caractéristiques propres prédéterminent – bien évidemment – les dynamiques communicationnelles. A leur sujet, on retiendra plutôt la pertinence de la notion de tissu communautaire (qui introduit une focalisation sur la ‘texture’, la structure, le type d’organisation des rapports) que celle de communauté (qui introduit une focalisation sur le découpage, les frontières). Il s’ensuit que le premier objet pratique de l’étude n’est pas la structure linguistique qui est un ‘construit’ mais l’échange et le contact des langues et des variétés manifesté dans des tissus communautaires à travers le jeu des répertoires disponibles.

J’entends donc, ici, que la communauté se trouve être définie variablement par la clôture – ou par le jeu des clôtures – interactionnellement reconnu(e) dans l’instanciation d’un échange particulier ou dans la catégorie référée de cet échange, et que la « communauté » en est une notion dérivée. En conséquence, on retiendra une « condition générale d’hétérogénéité » comme principe élémentaire du fonctionnement linguistique et langagier, ce qui, en retour, renvoie encore à cette hypothèse « normale » à retenir pour le linguiste : que la situation de tout échange linguistique dans un espace fonctionnel est définie de façon stable comme étant potentiellement plurilingue / pluridialectale. Et cela introduit deux corollaires :

- la situation de contact des langues est bien inhérente à la constitution communautaire quelle qu’elle soit, ce qui veut dire que même dans un cas d’école où la différenciation interne (‘lectale’ et/ou sociale) serait nulle la différenciation se construirait et s’établirait de facto ;
- les échanges (et les dynamiques) linguistiques transcendent nécessairement le cadre de toute entité communautaire postulée qui se donnerait pour homogène. Ce qui se marque également dans le fait que la clôture que constitue la langue, le dialecte ou quelque ‘lecte’ que ce soit, généralement donnée comme « essentielle », est un construit social manipulé et restructuré selon les besoins stratégiques du moment.

3) Répertoire.

Le répertoire individuel et/ou communautaire des codes (et non pas de la ‘langue’) constitue dans le même temps un espace de recomposition linguistique continu. Il ne s’agit pas là d’un espace fini car on peut toujours, structurellement, le démultiplier à travers sa simple mise en oeuvre, ne serait-ce – par exemple – que par la réinjection distanciée de formes reprises de son propre usage (cf. reconstitution de normes, anaphorisation, création de tradition, etc.). En conséquence on retiendra l’existence d’un opérateur de ‘feuilletage’ interne au répertoire qui est inhérent à la fois à la fonctionnalisation des langues et à celle du langage.

4) Feuilletage.

Il concerne tout autant des entités d’une structure linguistique dans sa nécessité fonctionnelle (cf. énoncés alternatifs, etc.) que des signes positifs fonctionnalisés dans un système à vocation emblématique dont la construction où le rejet est un enjeu possible (cf. marqueurs divers, etc.). Je retiens ce terme pour nommer ce caractère propre à tout répertoire linguistique de pouvoir fonctionner comme ressource dans la re-élaboration et le détachement éventuel de variétés linguistiques et d’usages langagiers constitués à travers la refonctionnalisation de traits, formes linguistiques et de fragments discursifs et attitudinaux matériellement disponibles . La notion s’appuie sur deux hypothèses :

- dans la clôture variable mais définie de facto par l’échange et quel que soit le nombre de feuilles considéré a priori (cf. entrelacs de langues, codes, usages, formes, normes, interprétations, etc.) il y a toujours une restructuration possible de l’ensemble sans nécessité d’apport extérieur,
- l’on peut toujours ajouter ou supprimer un nouveau « feuillet » par le simple processus ‘autonymique’ du pointage d’une concrétisation linguistico-langagière particulière antérieurement manifestée (anaphorisation ?, interdiscursivité ?) dans un discours.

Elle permet alors d’appréhender la superposition, l’entrelac et la multiplicité des usages et des variétés du répertoire (qui n’est en aucun cas identifiable à un simple inventaire fini de codes !), sans leur attribuer a priori une homogénéité structurelle. Le feuilletage est donc à la fois le résultat et l’objet d’une stratification continue résultant de l’usage même des codes, laquelle ne souscrit pas nécessairement à des régularités constitutives susceptibles de permettre de prévoir le développement des feuilles et la forme qu’elles adopteront ! C’est ainsi que dans la mesure où l’on s’intéresse aux répertoires des locuteurs plutôt qu’à l’inventaire de leurs « langues », on constatera qu’au fil des ruptures, des regroupements – identitaires ou non – et des nécessités diverses, s’élaborent continuellement des normes d’usage – conscientes ou infra-conscientes, « négociées » ou non –, des variétés linguistiques, des façons de parler qui s’interdéfinissent, se croisent, s’opposent, se conditionnent et se reconditionnent. Dans cette perspective, le feuilletage s’applique aux objets « cognitivement et sémiotiquement disponibles » qui sont nécessairement des formes, des schémas et des processus, reconnus à des niveaux variables de pertinence et répondant aussi à des fonctionnalités variables.

5) Détachement et homogénéisation.

L’on peut aussi interpréter le feuilletage comme une opération de détachement indépendante des clôtures linguistiques ; et dans ce cas il faut le mettre en rapport avec d’autres opérations dont l’importance est manifeste dans les dynamiques de transformation des langues et la constitution des systèmes. Il s’agit de ce que j’interprète comme des « opérations d’homogénéisation » telles les processus de sémantaxe et de métatypie, développés respectivement par Manessy (1995) et Ross (1997, 2001).

Dans la mesure où ces notions ne sont pas connues de tous les publics et dans celle où je les intègre dans mon horizon théorique, je les présente succinctement : Manessy (1995), considérant la genèse des langues créoles, proposait d’expliquer la similarité formelle que l’on peut constater dans l’élaboration de certaines catégories syntaxiques de ces langues résultantes par le fait que « les parlers de populations appartenant à une même aire de civilisation sont susceptibles d’acquérir un certain « air de famille » qui ne se justifie ni par un même héritage linguistique, ni par l’emploi des mêmes procédés grammaticaux, mais par une référence commune aux […] mêmes modes de catégorisation de l’expérience ». C’est ce qu’il a appelé ‘sémantaxe’. D’autre part M. Ross (1997, 2001) a développé la notion de ‘métatypie’ (ou emprunt sémantico-syntaxique) : c’est un processus cognitif de changement linguistique (proche de celui reconnu par le terme de ‘calque’ mais plus élaboré) résultant du contact prolongé des langues dans lequel la langue vernaculaire d’un groupe de locuteurs bi- ou multilinguaux est restructurée sur le modèle d’une langue véhiculaire qu’ils utilisent pour communiquer avec les locuteurs n’appartenant pas à leur groupe.

A la différence du processus de feuilletage, qui concerne le détachement, ces deux processus portent sur l’homogénéisation des formes et structures en présence dans le répertoire des locuteurs. Le plus important ici étant sans doute de retenir l’hypothèse d’un rapport dynamique qui, à travers le ‘fait social’ auquel il participe et qu’il contribue à construire, lie l’individu au groupe dans l’exploitation toujours « culturalisée » de ses potentialités. Et l’on retiendra que les saisies sémantaxique et métatypique, bien que articulées sur des substrats différents (espace continu, ‘equilibrium’  pour la métatypie, espace de rupture, ‘punctuation’ pour la sémantaxe) actualisent toutes les deux des dynamiques qui font passer au premier plan ‘manières apprises’ et ‘organisations conjoncturelles’ et qui renvoient en commun à la même dynamique contingente. Mais dans quel espace ces opérations de détachement et d’homogénéisation se manifestent-t-elles ?

6) Lieu anthropologique.

La dimension multicodique des échanges verbaux retenue comme situation canonique de la communication, le tissu communautaire donné comme espace de contact par définition, le répertoire non-fini actualisant le feuilletage nécessaire et continu des formes, des normes et des structures linguistiques et langagières : nous avons ici les références susceptibles de servir de cadre pour une saisie optimale de la dynamique des langues et de leurs transformations ; mais il y manque encore l’essentiel, c'est-à-dire la prise en compte du lieu concret auquel ces références structurantes s’appliquent. Car les dynamiques sont nécessairement situées, contextualisées ; et si au-delà de quelques principes, l’on peut mettre en évidence certaines régularités et conceptualisations, si l’on peut concevoir quelques opérations construites dont le feuilletage, la sémantaxe et la métatypie sont des exemples, c’est par une induction à partir de dynamiques historiquement et empiriquement attestées dans une organisation sociale en perpétuel devenir.

C’est donc dans un lieu anthropologique toujours particulier, dans un espace spécifique, conventionnel, toujours contingent et historicisé que se manifestent les dynamiques linguistiques ; ce lieu est le « contexte » de l’actualisation de toute transformation et se définit en tant qu’espace substrat. Mais le plus utile à souligner c’est peut-être que ces notions sont appréhendées hors du cadre a priori de la stricte référence à la « langue »  et/ou à la « faculté de langage » : par définition, ici, la référence est multicodique et le contexte de mise en signification est prédéterminé par le jeu des contraintes externes. La reconnaissance de la condition d’hétérogénéité et de la multiplicité constitutive des codes disponibles dont j’ai mentionné, au départ, la valeur théorique, est ici satisfaite. Il s’ensuit que la dynamique cognitive envisagée intègre l’ensemble des dimensions anthropologiques disponibles et que les systèmes de clôtures, de représentations et autres espaces de mise en signification qui se construisent et se transforment dans cette dynamique se définissent à la mesure de cet univers non-réduit.

Qu’est-ce que cela implique ? Que c’est bien à l’intérieur d’un espace anthropologico-culturel intégrant la condition d’hétérogénéité et toutes ses implications et non pas à l’intérieur d’une simple clôture linguistique gérant de simples effets de contacts que s’actualisent et peuvent se comprendre à la fois les dynamiques de l’évolution des langues et les dynamiques stratégiquement déterminées de la discursivité plurilingue (alternance codique, etc.), qu’elles soient sociolinguistiquement fonctionnalisées ou non. Ainsi en reconnaissant le feuilletage avec son caractère de ‘non-finitude’ comme essentiel à tout répertoire et l’opération de détachement comme l’un des facteurs de son ‘enrichissement’, on donne un support à la fois concret et théorique à la condition d’hétérogénéité que j’ai retenue au départ et au postulat du ‘multicodisme’ que j’ai posé comme situation canonique de toute actualisation linguistique.

7) Espace médian.

Finalement, ces processus sont en rapport avec une dynamique complexe qui se définit à un autre niveau d’intégration  par rapport aux constructions linguistiques manifestées. J’appellerai ‘espace médian’ ce niveau d’intégration là. Construit, clôturant et non immédiat, il est nécessairement posé comme hiérarchiquement supérieur aussi bien au cadre structural des organisations linguistiques qu’à celui des schématisations cognitives appréhendées dans un lieu anthropologiquement 'situé'. Ce que je nomme espace médian est corrélé à un lieu particulier à l’intérieur duquel – conceptuellement – ce n’est ni le ‘sujet’, ni ‘l’individu’ qui se manifeste, où ce n’est pas non plus le ‘locuteur’ des linguistes, le ‘groupe’, le ‘réseau’ ou la ‘communauté’ des sociolinguistes, mais tout autre chose que je définirai comme l’homo loquens : « entité agissante » dont le type d’activité est encore à décrire ; entité « sans conscience » mais nécessairement dotée de « mémoire » et de références normatives définies à un niveau indépendant de celui où s’élabore la dynamique structurale des langues ; entité qui se définit à la mesure d’un espace anthropologique dont les limites ne sont pas celles de la frontière d’une langue puisqu’elle retient à la fois des effets des dimensions linguistiques, cognitives et culturelles.

Et l’homo loquens est ainsi l’acteur (cognitivement et historiquement défini mais non linguistiquement déterminé) de constructions anthropologico-linguistiques. Ces dernières se (re)structurent et se (re)définissent, à la fois nécessairement et conjoncturellement, dans un espace communicationnel ouvert à travers la sélection et la restructuration continue de « marqueurs » (identifiables positivement ou non) culturellement reconnus et/ou de structures plus ou moins élaborées. Ce sont ces marqueurs qui se manifestent – mais pas exclusivement – aussi bien dans des effets de permanence linguistique que dans les restructurations et réorganisations des langues. Autrement dit, à travers ce que j’ai appelé le feuilletage du répertoire disponible.


II. Application à l’étude de l’espace de contact sahelo-saharien-soudanais.


Il s’agit là de reprendre sur des bases empiriques renouvelées l’étude de la dynamique des langues dans l’espace de contact saharo-sahelo-soudanais ; et cela dans l’esprit de consolider ou d’infirmer les hypothèses récentes avancées qui, en tout état de cause, remettent très fortement en question les hypothèses traditionnelles autorisées. Le domaine exploré concerne tout particulièrement les saisies « à longue distance ou historicisées » : formations de substrats, aires de convergence, «îlots linguistiques», isolats, formations véhiculaires, constitutions de langues, etc. ; mais corrélativement, il ambitionne de tenir compte aussi des avancées manifestées aux plans « sociolinguistiques » (formation de variétés langagières émergeantes, systèmes de marquage, de différenciation, d’appropriation ; approche des dimensions symboliques de la constitution des codes). On trouvera ci-dessous les principales justifications de cette initiative.

Point de départ.

C’est par le « hasard objectif » d’une conjoncture de recherche particulière que je suis parti des données fournies par les langues du groupe songhay : parce que les derniers états de la recherche comparative dans ce domaine confortent (de façon inattendue par rapport à la doxa établie) les hypothèses d’un lien particulier des langues du groupe songhay avec les langues de l’espace chamito-sémitique et permettent d’illustrer dans toute sa complexité empirique la réalité d’une situation de contact de langues et de populations. Ce n’est donc pas par l’approfondissement de la connaissance au cœur des « bastions » traditionnels des langues chamito-sémitiques, ce n’est même pas de l’étude des groupes de langues qui lui sont rattachés sur ses marges (tchadique, couchitique, par exemple) que je suis parti, ni même d’élaboratde langues mélangées données comme telles (songhay septentrional, kinubi, juba-arabic, ma’a, etc.). En fait, c’est en me plaçant au-delà de ses frontières linguistiques  reconnues, là où personne ne l’avait attendu, que l’accrochage problématique (au bon sens du terme) qui a conduit à la dynamique de recherche actuelle a pu être trouvé. Cela incite à reprendre dans une perspective renouvelée la question des contacts des langues dans l’ensemble de la zone sahelo-saharo-soudanienne et partant, de revenir sur une partie de la problématique générale de la classification des langues et des modalités de leur évolution en contexte plurilingue.

Pratiquement, cette décision s’est fondée sur les résultats obtenus à partir des recherches commencées dès le tout début des années ’90 et grâce (en partie) à l’exploitation de données lexicales appréhendées à grande échelle, tout particulièrement avec l’aide du logiciel MARIAMA développé dans ce but, et avec l’apport de la base de données dialectologiques de la zone sahelo-saharienne SAHELIA constituée à l’Université de Nice. Et cela dans le cadre ci-dessus mentionné d’une collaboration internationale de longue durée qui, un temps, a pu se structurer sous la forme du GDRE 1172 du CNRS.

Le contexte.

Les langues songhay s'étendent principalement de part et d’autre de la Boucle du fleuve Niger, limité au Sud par le Gourma et au Nord par le Sahara et l’espace ainsi défini est caractérisé par l’existence de contacts anciens entre des populations arabo berbères et négro-africaines ; ainsi, du point de vue de leurs fonctionnalités traditionnelles les variétés songhay parlées dans les métropoles de Gao ou de Tombouctou sont des idiomes véhiculaires importants dans la Boucle du Niger et les régions riveraines. Précisons d’entrée de jeu que ces langues n’ont jamais été considérées comme susceptibles d’être généalogiquement apparentées à la famille chamito-sémitique et que nul ne l’envisage : les seuls rapprochements qui ont été faits ne se fondent pas sur l’hypothèse d’un lien généalogique au sens strict avec cette famille mais sur la mise en évidence d’une relation complexe d’apparentement’ non-linéaire’ générée par le contact.

Historique des hypothèses d’apparentement généalogique.

Au-delà de ce constat, le rattachement du songhay à la famille nilo saharienne, affirmé par la doxa greenbergienne (1964), a été tout d’abord controversé (Lacroix : 1969, Nicolaï : 1990) puis apparemment « confirmé » par des études concernant l’ensemble de la famille nilo-saharienne (Bender : 1995, Ehret : 2001). Toutefois, la dernière ‘strate de travaux’ en date (Nicolaï : 2003) renouvelle complètement la critique de l’ensemble des recherches incluant le songhay dans le nilo-saharien en montrant que les hypothèses avancées sont inacceptables et que cela résulte à la fois des modèles et méthodes choisis, de leurs présupposés, de la nature des données et des a priori de recherche ; puis en orientant la recherche  vers le domaine des langues chamito sémitiques. Cette étude établit en effet qu’il existe en songhaun très important lexique d’origine apparemment chamito sémitique et qu’il n’est réductible ni aux emprunts arabes, ni à des phénomènes ponctuels de diffusion à partir des langues de contact. Il touche un vocabulaire central dans la communication ordinaire et concerne non pas des unités isolées mais des champs lexicaux entiers. Finalement, le songhay est aujourd’hui « redirigé » vers le domaine chamito-sémitique, mais sans qu’il soit question pour autant de le situer dans un rapport généalogique avec les langues de cette famille.

Sous réserve d’approfondissements, on a pu postuler (Nicolaï : 2003) que le songhay avait toutes les chances de résulter de l’évolution complexe d’une probable lingua franca, d’une variété véhiculaire ancienne de langue (dont la nature précise, berbère, sémitique plus ou moins ancien, éthio-sémitique ou autre est encore à établir). Cette variété véhiculaire, pas nécessairement homogène elle même, probablement simplifiée, se serait stabilisée après que des populations originellement de langue non chamito-sémitique se la fussent appropriée.

Corrélativement, cela permet de mieux comprendre l’existence attestée en songhay d’entrées lexicales 'culturelles' ou 'fondamentales' qui relèvent de l’ensemble des langues Niger-Congo. De même le partage des structures typologiques propres aux langues mandé est un indice de l’origine des populations ayant nativisé le songhay.

L’hypothèse de constitution de langue (et non de transformation et/ou évolution) qu’illustrent les faits songhay est également cohérente avec les critères généralement reconnus pour le développement de pidgins stabilisés, de même qu’elle rend compte de la parenté lexicale concernant le vocabulaire fondamental, alliée à l’impossibilité d’établir correctement des correspondances phonétiques strictes . Corrélativement le statut de véhiculaire qui est encore aujourd’hui le sien, la diversité anthropologique des populations qui l’emploient, la cohérence de cette réalité avec ce que l’on sait du monde médiéval africain sont des indices historiques en accord avec cette hypothèse.

Parallèlement, une des conséquences intéressantes de cette étude qui implique l’exclusion du songhay de l’ensemble des langues dites nilo sahariennes conduit aussi à d’autres problèmes et tout particulièrement à reposer la question de l’existence du nilo saharien en tant que famille généalogiquement apparentée.

Implications théoriques.

Au plan théorique, ces résultats ont permis de mettre en évidence dans un domaine particulièrement complexe la multiplicité des facteurs explicatifs qui entrent en jeu dans l’explication d’une évolution (de l’évolution ?) et de souligner quelques options méthodologiques :

Introduire la pertinence globale de l’effet du contact des langues et des populations pour rendre compte de l’évolution est une nécessité, mais parler de ‘diffusion’, de ‘contact’, de ‘convergence’ n’est explicatif que si l’on se donne les moyens d’affiner ce que l’on entend par là et, disons, de le « contextualiser ». La diffusion « en soi », la convergence « en soi » et le contact « en soi », pas plus que la créolisation ou la pidginisation « en soi » ne veulent dire grand chose.

Ne retenir que les seules considérations linguistiques est insuffisant pour appréhender correctement les dynamiques évolutives. Il est probable que ne considérer que les grandes fonctionnalités sociolinguistiques sans s’intéresser aux dynamiques résultant du détail des micro-interactions individuelles est également insuffisant , même s’il y a lieu de reconnaître que les outils théoriques et pratiques pour prendre en compte ces pertinences demandent encore à être élaborés.

Ouvertures.

Le chantier ici entrouvert croise aussi plusieurs autres questionnements : dans un contexte où l’on ne possède que quelques informations historiques sur une durée ne dépassant guère le millénaire  qu’est ce que cette approche des faits songhay permet de dire pour l’étude de l’histoire des populations et des langues régionales, pour celle de la dynamique des systèmes linguistiques ? Que nous apprennent-ils au plan de la linguistique des contacts et de l’étude des processus cognitifs accompagnant les transformations des systèmes ? Ce sera la continuation de l’étude de toutes les données lexicales corrélées, mises  en rapport avec les considérations typologiques et structurelles conduites corrélativement, qui permettra, peut-être (?), de dire quelque chose d’intéressant pour parvenir à une vision « historique » concernant le domaine des langues songhay et mandé et à leur rapport au monde chamito-sémitique.


III. Ouvertures corrélatives.


Ce n’est évidemment pas uniquement dans l’espace africain que l’on peut trouver un support empirique intéressant à mettre en rapport avec la thématique que j’ai présentée dans la partie théorique de ce programme. J’ai ainsi trouvé un domaine de réflexion complémentaire dans l’étude, «globalement» sociolinguistique, des situations d’émergence potentielle de formes langagières en France et dans des espaces, donnés ou non comme fortement pluriculturels.

Il s’agit donc de développer les travaux empiriques et les directions de recherche dans  ces espaces particuliers où, de façon plus évidente et peut-être plus rapide qu’ailleurs, s’il y a quelque chose qui ait besoin d’être appréhendé à propos des « langues » et du « contact des langues » c’est tout d’abord le procès variable d’une re-élaboration langagière et linguistique, dans lequel se construisent continûment des systèmes de réseaux et des représentations grâce à des symboles ad hoc, parcellisés et restructurés, contextuellement définis et redéfinis.

Où saisir ce procès de construction ? Il y a des situations privilégiées, tout particulièrement celles qui concrétisent le contact linguistique en raison du bilinguisme reconnu des participants aux échanges, quelle que soit par ailleurs la clôture retenue : communautés posées ou non comme « plurilingues », groupes définis ou non par rapport à ce critère. Autrement dit, ce procès peut être appréhendé partout. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit partout le même car bien évidemment la spécificité et la construction de chaque clôture dans sa variabilité continue tout autant que les particularismes des positions et projections concernant les représentations identitaires fonctionnalisées, « en contexte », sont des facteurs importants, et potentiellement « typifiants », de différenciation.