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TRANSFERTS ET RETENTIONS EN VERNACULARISATION ET EN "DÉCRÉOLISATION" : LE FRANÇAIS ET LE TAYO EN NOUVELLE-CALÉDONIE ET LE FRANÇAIS POPULAIRE IVOIRIEN

 

Chris Corne

Université d'Auckland

 

 

 

1. Introduction

Le français néo-calédonien et le tayo (ou "patois de St-Louis") sont deux nouveaux vernaculaires qui se sont formés pour l'essentiel pendant la deuxième moitié du 19ème siècle, le second étant sujet à des influences du premier (mais pas inversement) en matière de vocabulaire, mais chacun en fait relevant de besoins communicatifs très différents (Corne, 1996). Dire que le français calédonien découle d'une tradition francophone ininterrompue serait une affirmation juste mais peu nuancée. Le calédonien, comme le tayo, provient d'une écologie linguistique perturbée, mais la perturbation a été dans chaque cas différente. Pour le français calédonien, il s'agissait de variétés métropolitaines du français, y compris celle du bagne, transportées dans un milieu naturel et humain nouveau qui comprenait des langues indigènes et immigrées et où se sont tissées de nouvelles structures sociales. Si on peut parler de "tradition francophone ininterrompue", c'est que la nouvelle variété en voie de devenir a mis un certain temps avant d'obéir à des normes locales, lesquelles sont restées, et restent encore, implicites. En d'autres termes, on peut dire que les locuteurs, eux, n'avaient jamais l'impression de parler autre chose que le français. Il s'agit en somme de "koïnéisation" (Trudgill 1986). Dans le cas du tayo, il s'agissait au contraire de la création d'une nouvelle langue : les langues ancestrales mélanésiennes ont été abandonnées pour être remplacées, sur trois générations, par une nouvelle langue à caractère essentiellement kanak ; la tradition orale de ses locuteurs nous enseigne que :

Avant, c'était seulement exprimer la langue mélanésienne en français parce qu'il y avait des gens de partout. C'était une traduction en français de la langue. On traduit la langue en français. (Ehrhart 1993, 27)

                En effet, le tayo représente le choix communautaire en matière de stratégies communicatives des personnes en présence à St-Louis à partir de 1860. Il s'agissait de gens de tribus[1] différentes et (pour bon nombre entre eux) sans contacts coutumiers, parlant des langues apparentées mais non interintelligibles, dont le cèmuhî, les dialectes de l'extrême sud calédonien (le drubéa, le numèè, le wêê) et le xârâcùù ont été les plus importantes, ainsi que de francophones (missionnaires maristes, métisses et autres sorties de la pension de la Mission, et — marginalement — colons et autres des environs). Le français, y compris le français calédonien en voie de devenir, a fourni au tayo l'essentiel de son lexique et une partie de sa phonologie, mais la syntaxe et la sémantique, pour une bonne part, procèdent de conceptions mélanésiennes (Corne 1995a, b ; sous presse, b).

                Le rapport du français, sous toutes ses formes, et du tayo est très inégalitaire : ce dernier est la langue vernaculaire (et non-écrite) d'environ deux mille locuteurs, tandis que le français, seule langue officielle du territoire, est omni-présent. Sauf de très jeunes enfants et de quelques personnes âgées, les St-Louis ont tous une plus ou moins grande connaissance du français, allant souvent à une maîtrise très poussée. Comme nous le verrons plus loin, ce bilinguisme a pu modifier, et continue à modifier, la syntaxe du tayo, la faisant évoluer vers une grammaire plus proche de celle du français.

                Cet article, dédié à la fidèle amie de longue date qu'est Suzanne Lafage, se propose de présenter une brève description des constructions causatives aussi bien en tayo que dans les langues substratales, ce qui permettra d'une part de se faire une idée des processus de transfert et de rétention de traits étrangers au français lors de la formation de cette langue, et d'autre part de voir que des processus analogues jouent aussi en "décréolisation". Ensuite, nous soulèverons très brièvement la notion de fréquence à propos de la construction consécutive en réunionnais et en mauricien/seychellois (le "créole de l'Isle de France") et de l'interrogation en français calédonien. De ces démonstrations nous tirerons la conclusion que les variétés coloniales du français, les langues dites "créoles" et la décréolisation relèvent de principes identiques de contact linguistique et qu'il n'y a pas lieu de considérer la "créolisation" comme un processus distinct de la koïnéisation ou de toute autre manifestation du contact des langues/dialectes. Nous terminons par une brève discussion du français tirailleur et du français populaire ivoirien, vus comme d'autres manifestations des mêmes principes de contact linguistique.

 

2. Les constructions causatives en tayo

Le tayo est une langue vernaculaire dont la plupart du lexique provient du français. Formée dans la période 1860 à 1910-1920, cette langue répond à la définition d'un "créole de plantation" (Kihm 1995, 226-230) et de ce fait constitue une pierre de touche pour les diverses théories sur la genèse des langues dites "créoles". La plupart des observateurs s'accordent à reconnaître que la langue lexificatrice d'un pidgin ou d'un créole donné fournit le gros du vocabulaire et tous les morphèmes grammaticaux, mais cet accord disparaît dès qu'il s'agit du rôle des langues substratales sur les plans grammatical et sémantique. Nous allons essayer ici de montrer comment les constructions causatives du tayo reflètent ce qu'ont en commun les trois principales langues kanakes substratales dans ce domaine de la grammaire[2].

                L'histoire externe du tayo, dans ses grandes lignes, fait partie du domaine public depuis 1989 (Corne 1989, 1990a & b, 1994, 1995a & b ; Ehrhart-Kneher & Corne 1996 ; Ehrhart 1993) ; nous en faisons ici l'économie. Nous décrivons d'abord les deux constructions causatives et en faisons une brève comparaison avec la dérivation causative par préfixation dans les principales langues kanakes concernées. La comparaison avec le français reste implicite, l'important étant que la construction avec faire exige en français un infinitif actif, jamais passif (je l'ai fait tuer (*être tué) par mes soldats). Nous examinons ensuite nos résultats par rapport aux enseignements qu'ils offrent quant aux influences substratales et aux effets du contact continu avec le français.

 

2.1. Les causatifs en tayo

La plupart des noyaux du prédicat, qu'ils soient des verbes à un, deux ou trois actants, admettent une construction causative dont l'effet est d'ajouter un actant supplémentaire.

                Beaucoup de statifs (c.à.d. des verbes qui rentrent dans la phrase canonique le + statif + SN-suject)[3],[4] peuvent être convertis à l'équivalent de verbes actifs transitifs par l'emploi de fe (< faire) :

(1a) ta beswafe epe melach pu twa 'il faut que tu épaississes ta mixture'

                tu/besoin/faire/être-épais/mixture/pour/toi

(1b) la fe plaver-la 'il/elle a rempli le verre'

                il/faire/être-plein/verre-def

(1c) ma fe bwi zye pu twa 'je vais te rendre aveugle, t'arracher les yeux'

                je/faire/être-aveugle/œil/pour/toi (bwi < cèmuhî)

(1d) fe debut sagay pu twa ! 'bande !'

                faire/être-debout/sagaie (pénis)/pour/toi

(1e) ta fe bruye tet pu mwa 'tu me rends confus'

                tu/faire/être-brouillé/tête/pour/moi[5]

Dans certains cas, il existe un verbe transitif équivalent (par exemple, on a aussi bien fe prop 'faire + être-propre' que netwaye 'nettoyer'), tandis que dans d'autres cas la construction avec fe est écartée du fait de l'existence du transitif correspondant. Par exemple, lo'être-long' ne donne pas *fe lo, on ne trouve que kouche ou dere 'étendre, étaler' (< drubéa) et aloche 'étendre, étaler, allonger', les équivalents actifs et transitifs de lo.

                Il existe un procédé largement équivalent, sémantiquement, qui fait d'une phrase ayant un prédicat statif, comme (2a), une proposition subordonnée, comme en (2b), utilisant fe pu :

(2a) le bruye tet pu mwa 'je suis confus'

                is/être-brouillé/tête/pour/moi

(2b) ta fe pu le bruye tet pu mwa 'tu me rends confus'

                tu/faire/pour/is/être-brouillé/tête/pour/moi

Alors que (1e) ta fe bruye tet pu mwa semble être l'équivalent de (2b), certains statifs ne permettent pas la préfixation directe de fe :

(3a) ta fe pu ma pa kota'tu me rends malheureux'

                tu/faire/pour/moi/pas/être-content

(3b) *ta pa fe kotamwa, *ta fe pa(-)kotam wa,

                *ta pa fe mwa kota

(3c) la fe pu ma aretar 'il a fait en sorte que j'étais en retard' 

                                il/faire/pour/moi/être-en-retard

(3d) *la fe aretar mwa, *la fe mwa aretar

                Il y a beaucoup de statifs qui viennent d'adjectifs français et qui, d'un point de vue français, sont assez insolites quand ils sont préfixés par fe : fe sek 'sécher, assécher' (sec, sécher), fe gra'agrandir' (grand, agrandir), fe drwa 'redresser' (droit, redresser), fe gra 'engraisser' (gras, engraisser), ainsi que quelques-uns des exemples en (1) ci-dessus. D'autres statifs, par contre, viennent de participes passés français qui sont souvent phonétiquement identiques à l'infinitif. Il en résulte des phrases en tayo qui sont superficiellement plus ou moins françaises (compte tenu du postpositionnement de nu dans 4c ; "l'équivalent" français de 4b a beau être une phrase peu probable, il reste tout de même parfaitement interprétable) :

(4a) na mwayade fe puse sinyam isi ? 'peut-on faire pousser des ignames ici ?'

                avoir/moyen/de/faire/être-poussé/igname/ici

                (il y a moyen de faire pousser des ignames ici ?)

(4b) fe kreve lap-la 'éteins la lampe'

                faire/être-crevé/lampe-def

                (fais crever [éteindre] la lampe)

(4c) la fe reveye nu 'elle nous a réveillés'

                elle/faire/être-réveillé/nous

                (elle nous a fait réveiller)

D'autres statifs de ce genre comprennent kwi 'être-cuit', mote 'être-érigé, bâti (d'une construction), être-monté (d'une construction, d'une personne à cheval)', kostrwi 'être-bâti, construit', fri 'être-frit', bwi 'être-bouilli' (homophone de bwi 'être-aveugle', cf. 1c) : notez la traduction stative, fidèle interprète du tayo, alors que l'étymon français construit avec faire serait dans chaque cas un infinitif, c.à.d. la forme nominalisée du verbe actif. Nous allons revenir sur ce point.

                Voyons maintenant (4a-c) de plus près. Les lexèmes puse, kreve et reveye sont bien des statifs, comme le montrent (5a-c) :

(5a) le puse sinyam pu twa ? 'tes ignames ont-elles poussé ?'

                is/être-poussé/igname/pour/toi

(5b) le kreve tu sel lap-la 'la lampe s'est éteinte'

                is/être-éteint/tout/seul/lampe-def

(5c) le reveye som-la 'l'homme est réveillé'

                is/être-réveillé/homme-def

L'emploi transitif et actif de ces statifs est exclu[6].  C'est-à-dire, en prenant reveye comme exemple, que *la reveye nu 'elle nous a réveillés' est impossible, et que (4c) la fe reveye nu ne peut pas avoir le sens de 'elle nous a fait réveiller par un tiers', contrairement à une des lectures possibles du français elle nous a fait réveiller. Le fait que le français doit, s'il y a un agent, employer la construction causative avec des verbes intransitifs comme cuire, frire, bouillir (la viande cuit, je fais cuire la viande) n'est significatif que dans la mesure où c'est précisément cette contrainte qui a contribué à la réanalyse, en tayo, de ces lexèmes comme des statifs.

                Il y a des cas pourtant où deux analyses sont possibles. Certains verbes, tel que bruye par exemple, sont normalement des statifs, comme dans les exemples ci-dessus, mais peuvent aussi bien s'employer comme des verbes actifs et transitifs :

(6) la ke bruye tet pu mwa 'comme il me rend confus !'

                il/Assertif/brouiller/tête/pour/moi[7]

Il s'agit ici d'un changement en cours, par lequel la nature stative d'origine de bruye a été réinterprétée en tant que verbe actif et transitif, comme en français. Il s'ensuit que dans des phrases construites avec fe, l'interprétation peut varier d'un locuteur à un autre :

(7a) ma fe mote lya desi cheval pu lya 'je l'ai fait monter sur son cheval'

                je/faire/être-monté/lui/sur/cheval/pour/lui

ou bien                je/faire/monter/lui/....

(7b) sa fe kwi lavyan 'elles ont fait cuire la viande'

                elles/faire/être-cuit/viande

ou bien                elles/faire/cuire/(la ?)viande

                Les verbes non-statifs à un ou à deux actants ne posent guère de problèmes. Les intransitifs peuvent être transitivisés par l'emploi de fe : kule 'couler', fe kule 'faire couler (un robinet)' ; tete 'sein ; téter', fe tete 'faire téter, allaiter' ; tobe 'tomber', fe tobe 'faire tomber, abattre' ; parle 'parler', fe parle 'interroger', et ainsi de suite, tandis que les transitifs y gagnent un actant supplémentaire. Exemples :

(8a) ma fe parle lya pu war sa la va di

                'je l'ai interrogé pour voir ce qu'il allait dire'

                je/faire/parler/lui/pour/voir/rel/il/Futur/dire

(8b) ma trade fe mwache tule peti-la

                'je suis en train de faire manger les enfants'

                je/en-train-de/faire/manger/Pluriel/enfant-def[8]

(8c) fam-la la fe tete peti pu lya 'la femme fait téter son bébé'

                femme-def/is-elle/faire/téter/bébé/pour/elle

(8d) ta fe met lya tchu 'fais-lui porter des chaussures'

                tu/faire/mettre/elle/chaussure (tchu < anglais shoe)

 

2.2. La dérivation par préfixation en cèmuhî, drubéa et xârâcùù

En général, les causatifs du tayo correspondent bien à l'intersection du français et des langues kanakes. Comme d'autres langues océaniennes, celles-ci ont toutes un préfixe causatif : ve- en drubéa (Sh&P, 45), pá- et une forme apparentée mais distributionnellement contrainte pà- en cèmuhî (R, 262-264, 285-286)[9], fa- en xârâcùù (M-F, 180-181)[10].

                La description qu'en donnent Shintani & Païta (1990a) est très sommaire (six lignes, cinq exemples), mais on trouve dans leur dictionnaire (1990b) assez de données pour voir que le drubéa suit la même démarche (mis à part un mystérieux "suffixe verbal" -re [1990a, 42]) que le cèmuhî et le xârâcùù. La plupart des verbes (ou verbaux, puisqu'un substantif peut très bien fonctionner comme noyau du prédicat) dans ces langues acceptent, sauf incompatibilités sémantiques, le préfixe causatif et gagnent ainsi un actant supplémentaire. En particulier, ces langues utilisent le causatif avec des statifs, comme en drubéa dra-re 'se mettre debout, se lever, s'arrêter', ve-dra-re 'arrêter, poser, mettre, mettre debout', xârâcùù tââ 'se tenir debout, s'arrêter', fa-tââ 'arrêter quelque chose, bloquer;  mettre droit, mettre debout', cèmuhî cu(u)- 'être debout', pà-cuu-li 'mettre debout, redresser, relever, bâtir, construire'. 

                Avec d'autres verbes on retrouve le même parallélisme dans la dérivation, comme en drubéa cie-re 'se baigner', ve-cie-re 'baigner quelqu'un', pwi-re 'cuire' (< pwi 'cuit'), ve-pwi-re 'faire cuire', ci-re 'téter', ve-ci-re 'allaiter, faire téter';  xârâcùù mwé 'plonger' et ùmwé 'se baigner', fa-mwé 'baigner quelqu'un', ji 'poitrine, sein;  téter', fa-ji 'allaiter, nourrir, élever ensemble';  cèmuhî wiè 'sortir;  être originaire', pá-wiè-hî 'faire sortir', magat/meget 'cuit, chaud', pá-magèté-hî 'faire cuire', ti- 'sein', dit- 'téter', pà-diti- 'allaiter'. Il est à noter que, tandis qu'on retrouve dans ces trois langues exactement le même système, il n'y a pas nécessairement une correspondance exacte quant aux détails. Par exemple, il se trouve que le cèmuhî ne dérive pas de verbe transitif 'baigner' (*pá-piwön) à partir d'un verbe intransitif (piwön), alors que le drubéa et le xârâcùù l'admettent. Ce manque de congruence exacte dans les détails (divers suffixes, les lexèmes servant de point de départ pour la dérivation, la correspondance des significations précises de tel ou tel lexème) est fréquent parmi les trois langues, mais le procédé syntaxique est identique.

                Pour au moins le cèmuhî, le préfixe causatif précède les verbes impersonnels dépendants, tels que bwölii-èg 'il est en retard' (retarder/lui), donnant par exemple go pá-bwölii-èg 'tu le mets en retard' (tu/causatif/retarder/lui). Les phrases qui en résultent se traduisent parfois facilement en français, comme tu le mets en retard, mais d'autres exigent des tournures plus compliquées : par exemple, go pá-mwoti-o (tu/causatif/avoir-peur/moi) < mwoti-o 'j'ai peur', donne tu fais (en sorte) que je suis effrayé. Il y aurait donc en tayo une généralisation de la structure fe pu + proposition subordonnée dans les équivalents de cette structure cèmuhî.

 

2.3. Discussion

C'est peut-être bien parce qu'il n'y a pas un parallélisme parfait parmi les langues kanakes, sans compter l'apport français de lexèmes sémantiquement complexes, que le tayo n'admet pas fe avec tous les statifs auxquels on s'attendrait à partir des données fournies par le drubéa, le xârâcùù et le cèmuhî. Il ne fait pas de doute que le tayo emploie son verbe fe 'faire' comme l'équivalent exact des préfixes causatifs des langues kanakes, aussi bien avec des statifs qu'avec les non-statifs. Les cas de fe + non-statif représentent des exemples de plus ou moins grande congruence entre des structures françaises et celles kanakes. La construction avec fe pu + proposition est une innovation qui proviendrait d'une influence kanake déguisée.

                Les exemples (7a, b) sont illustratifs d'un aspect de la congruence, toute question de bilinguisme actuel ou d'interprétations concurrentes mise à part. Dans la situation historique de contact plurilingue qui a fini par produire le tayo, des locuteurs qui employaient une grammaire française — et il y en avait — et ceux qui employaient une grammaire kanake — la majorité des gens en présence — produisaient des phrases plus ou moins identiques mais à partir de grammaires très différentes. Dans les deux cas la structure sous-jacente dans sa manifestation de surface avait un "point de chute" dans la grammaire de l'autre langue. Comme le dit J. Siegel, commentant le principe du "transfert à quelque part" d'Andersen (1983, 178) :

transfer can only occur if there is a feature in the L2 superficially similar enough to a feature in the L1 that it can be misinterpreted or reanalysed to correspond to L1 rules. (Siegel, ms [1997], 30)

[le transfert n'aura lieu que s'il y a un trait dans la langue seconde qui soit suffisamment similaire, en surface, à un trait de la langue première (maternelle) pour permettre une interprétation ou une réanalyse selon les règles de celle-ci]

 

On dira donc que, lors de la genèse du tayo comme dans d'autres cas de créolisation, la L1 et la L2 sont parfois "réversibles", selon qui parle et qui écoute. Le locuteur francophone qui produirait une phrase analogue à (7b) offrirait à son interlocuteur kanak une phrase interprétable selon la grammaire de celui-ci, et vice versa.

                Ceci vaut aussi, quoique de façon moins directe, dans le cas des constructions avec fe + statif produites par les locuteurs de langues kanakes. La congruence interne, c'est-à-dire la profonde unité grammaticale de celles-ci a fait que pour une majorité des gens présents à St-Louis dans la période formative du tayo, de telles constructions ne posaient pas de problèmes d'interprétation, étant calquées sur la dérivation préfixale commune aux langues océaniennes. Qui plus est, malgré leur apparence peu française, elles restent facilement interprétables pour un francophone du fait d'être perceptuellement transparentes, dans ce sens qu'elles emploient un arrangement syntactique de lexèmes fondamentaux (invariance du rapport forme/sens) plutôt qu'un seul lexème sémantiquement complexe et donc moins transparent (fe sek en face de sécher, par exemple) : une forme, un sens. Autrement dit, des lexèmes sont pris au français dans leur sens fondamental et sont employés selon les règles générales de la grammaire kanake, ce qui fait que le procédé kanak de préfixe causatif + statif, exprimée avec des formes tirées du français, reste tout à fait interprétable.

                Il y a donc un jeu complexe où participent la congruence kanake/française, la congruence inter-kanake, le principe du transfert à quelque part, et la transparence/invariance. Collectivement, ces divers facteurs ont concouru pour donner, dans le "pool variationnel" (c.à.d. au sein de toutes les variantes éventuelles présentes et donc théoriquement incorporables dans le vernaculaire en voie de formation), une stratégie fréquente : la préfixation par fe, résultat de la présence d'apports français et kanaks. C'est cette fréquence même qui a promu la rétention de cette stratégie[11].

                Comme nous l'avons déjà fait remarquer, le préfixe causative peut apparaître (en cèmuhî ; les informations manquent pour le drubéa et le xârâcùù) avec des verbaux qu'il est difficile de rendre en français si on ne dispose que de faire (en face de rendre, lequel ne paraît pas avoir de réflexe dans les contextes causatifs en tayo). Il est possible qu'il y ait un manque de congruence sur ce point entre le cèmuhî d'une part et le drubéa et/ou le xârâcùù d'autre part, mais en attendant un complément d'informations sur ce point, une vue raisonnable serait que la structure fe pu + proposition est une innovation, conforme au critère de la transparence/invariance.

                Ce domaine de la grammaire du tayo, malgré le peu de données sur l'évolution en cours et malgré le petit point d'interrogation concernant fe pu, permet une vue du tayo un peu plus nuancée que celle qu'on peut dériver de l'examen du système pronominal et des stratégies de relativisation et de thématisation (Corne 1995a & b). Si la vue générale est identique (la morphologie provenant du français ; une organisation sémantique essentiellement kanake, basée sur une congruence inter-kanake ; une syntaxe essentiellement kanake ; des innovations ; des détails particuliers au tayo), les causatifs permettent d'entrevoir comment la congruence partielle kanake/française soutient, dans la langue en voie de devenir, la rétention de transferts fréquents dus aux principes d'invariance, de transparence sémantique, et du principe du transfert à quelque part. Le tayo a sélectionné ces structures françaises qui, grâce au changement dans l'ordre des mots qui met le pronom complément d'objet après le verbe, correspondent au système kanake et qui permettent donc à faire de se comporter en préfixe. Cette sélection n'est pas tout à fait systématique, pourtant : elle a eu lieu dans le cadre plus large du transfert du préfixe causatif kanak (devenu fe). Elle n'est pas systématique parce que le tayo a aussi des verbes sémantiquement complexes, comme dere (< drubéa) et kouche/aloche, au lieu du plus transparent (invariant) *fe lo. L'apport français est donc indéniable, mais a été restreint à certains contextes seulement et a eu lieu dans un cadre d'inspiration kanake.

 

2.4. La décréolisation

Venons-en maintenant à l'évolution ultérieure du causatif tayo. De nombreux témoignages portent sur l'évolution linguistique à St-Louis :

C'est notre génération qui a perdu la langue [ancestrale]. C'est nous qui l'avons perdue. Après, c'est le français mal parlé. (...)  (Ehrhart 1993, 29)

 

La langue de St-Louis, avant, dans le temps, vous ne comprenez rien, il y avait beaucoup plus de d[r]umbéa qu'aujourd'hui. Il y a une évolution dans la langue de St-Louis : le d[r]umbéa disparaît de plus en plus pour faire place au français. Bientôt, tout le monde ne parlera que le bon français. (Ehrhart 1993, 30)

En effet, l'évolution semble toucher aussi bien la syntaxe que le lexique. Nous venons de faire état des emprunts sémantiquement complexes (kouche, dere et aloche pour *fe lo, netwaye pour fe prop, bruye verbe actif et transitif pour bruye statif) ; en syntaxe aussi il y a des structures qui sont directement dérivées du français et qui sont en concurrence avec des structures kanakes, mais l'absence de textes fait qu'il est impossible de savoir quand de tels emprunts ou de telles structures sont entrés dans la langue. Par exemple, la thématisation française par relativisation est reflétée en tayo par se + SN + ki + proposition, 'c'est SN qui'.  Ce procédé s'emploie, aussi bien par des gens âgés que par des jeunes, à côté d'une thématisation de style kanak, SN + le + SV, et avec une construction "hybride" se + SN + le + SV ; ainsi, à partir de (9a), a-t-on (9b-d) :

(9a) le fu lia 'il est fou'

(9b) se lia ki fu 'c'est lui qui est fou'

(9c) lia le fu 'id.'

(9d) se lia le fu 'id.'

De la même façon, la phrase (2a) le bruye tet pu mwa 'je suis confus' (is/brouillé/tête/pour/moi), où le sujet suit le prédicat selon le modèle kanak, se trouve concurrencée par tet pu mwa le bruye, où cet ordre est renversé[12]. Il pourrait bien ne s'agir ici que d'une thématisation en train de devenir l'ordre canonique non-marqué de sujet + prédicat (un phénomène largement attesté pour d'autres langues), mais si c'est le cas il est peu probable que l'ordre français y soit totalement étranger. La plupart des constructions concurrentielles de ce genre sont le fait de locuteurs jeunes et/ou scolarisés, mais beaucoup d'entre elles sont bien ancrées aussi dans l'usage des Vieux. Dans le même ordre d'idées, la double interprétation des phrases comme (7), où des verbes comme mote sont soit statifs soit actifs (et cf. aussi la note 8), montre que la congruence continue de jouer un rôle, les jeunes bilingues réinterprétant la structure du tayo selon les critères du français.

                Ce que nous voyons aujourd'hui est le transfert, effectuée par des individus, de structures françaises en tayo, ou la réanalyse de phrases dans le sens du français, c'est-à-dire le processus inverse de ce qui s'est passé lors de la formation initiale du tayo. L'avenir nous dira si ces transformations seront retenues pour devenir une nouvelle forme de la langue, mais en tout état de cause, ces phénomènes nous montrent que la décréolisation passe par le même chemin que la créolisation, obéissant aux mêmes principes de transfert, dont l'essentiel nous paraît être la congruence, suppléée par la fréquence.

 

3. La fréquence

Lors d'études sur la coordination asyndétique dans le créole de l'Isle de France (Corne et al. 1996) et en réunionnais (Burnet & Corne, sous presse ; Corne & Burnet, 1997), nous nous sommes interrogés sur la possibilité d'une origine bantoue de structures dont la provenance purement française n'était pas du tout évidente. La "construction consécutive", comme nous avons fini par l'appeler (quoiqu'improprement) à l'instar des africanistes, se présente indifféremment comme (10a) ou (10b), exemples tirés du seychellois (mais on retrouve des procédés identiques à quelques détails près en mauricien et en réunionnais : ce dernier fait, d'ailleurs, rend ridicule l'affirmation de D. Bickerton (1989) que ces structures proviennent de son "bioprogramme") :

(10a) u prau pirog(,) u ale(,) u saroy u koray

                tu/prendre/ton/bateau/tu/aller/tu/charrier/ton/corail

                'tu prends ton bateau et tu transportes ton corail là-dedans'

(10b) u prau pirog al saroy u koray

                tu/prendre/ton/bateau/aller/charrier/ton/corail

Or, (10a) pourraient aussi se traduire 'tu prends ton bateau, tu (y) vas, tu transportes ton corail', et (10b) 'tu prends ton bateau [pour] aller transporter ton corail'.  Ces deux traductions donneraient à penser que cette langue n'est pas trop éloignée, quant à sa syntaxe, du français dont est tirée la majeure partie de son vocabulaire. En effet, on y trouve de très nombreuses phrases qui comportent une structure qui semble se rapprocher beaucoup de la construction française aller + l'infinitif, comme en (10b) ou en (11) :

(11) i ti avoy mwa al apel dokter

                il/Passé/envoyer/moi/aller/appeler/médecin

                'il m'a envoyé chercher le médecin' (*aller appeler)

Le problème, c'est que souvent la présence du verbe al(e) 'aller' est tout à fait superflue (comme en 11), si on se place d'un point de vue européen ; en d'autres termes, l'incidence de ce verbe, suivi d'un autre verbe, est bien trop élevée par rapport au français (écrit, parlé, populaire, dialectal, ou autre). Par ailleurs, on constate souvent la suppression d'éléments obligatoires en français (sujets, compléments d'objet, locatifs), ce qui donne lieu à des séries verbales en structure de surface. Il s'agit en fait de reflets d'usages répandus dans les langues bantoues (substratales), où un petit nombre de verbes (dont 'aller', 'venir' et 'arriver') s'emploient dans un rôle auxiliaire et où la coordination asyndétique est non seulement une règle quasiment universelle mais traduit aussi certaines relations telles que la succession des événements, la simultanéité des événements, la relation de cause à effet, le but, la manière, l'explication ; notons en passant que le malgache (langue substratale également) emploie des séries verbales dans ces mêmes sens, confortant donc les emplois parallèles dans les langues bantoues (Corne, sous presse, a). Le français parlé emploie lui aussi la parataxe, bien sûr, et il est donc légitime de dire que les constructions consécutives des créoles de l'Océan Indien sont le résultat de congruences bantoues/malgache/française menant au transfert à et à la rétention dans les nouveaux vernaculaires de tournures essentiellement substratales. Même si on ne tenait aucun compte de phrases comme (10b, 11), lesquelles montrent bien qu'on a affaire à quelque chose d'étranger au français, on pourrait tout de même découvrir cette stratégie bantoue rien qu'en se référant à la fréquence d'emploi de ces verbes auxiliaires : la fréquence d'emploi signale à elle seule une organisation de la pensée différente de celle du français.

                Ce petit détour par l'Océan Indien nous montre que le reflet d'influences étrangères au français dans des langues qui s'y rattachent d'une façon ou d'une autre, peut passer par des chemins jusqu'ici peu (ou pas) explorés[13].

                Il en est de même pour l'interrogation en français calédonien. En effet, cette variété du français est marquée par le contact avec les langues kanakes, aussi bien lexicalement et phonologiquement que syntactiquement. Celles-ci placent les éléments interrogatifs (QU) le plus souvent à la finale de la proposition. Le tayo en fait autant, reflétant fidèlement ici aussi les langues kanakes (Corne, 1995a&b). Or, le français aussi admet QU à la finale, une étude récente établissant un chiffre globale de 12,8% de QU-finale pour le français métropolitain (Coveney, 1995). En français calédonien, la proportion de QU-finale dépasse largement 50%: on le retrouve même dans l'interrogation indirecte :

(12a) Ça c'est un truc à Philippe — faut pas chercher ça veut dire quoi

(12b) Ça dépend on veut faire quoi

(12c) Devine c'est quoi on a appris à l'école

ce qui confirme l'importance du phénomène. Il s'agit donc de la généralisation d'un procédé reçu en héritage et qui existe dans toutes les variétés du français, une généralisation dont le moteur principal aurait été les variétés L2 kanakes du français (pour le détail, v. Corne, sous presse, a&c).

                Comme dans le cas de la construction consécutive et du rôle d'auxiliaire du verbe al(e) en créole de l'Isle de France ou en réunionnais, où c'est la fréquence d'emploi plutôt que les structures elles-mêmes qui permet de déceler une influence substratale, pour les procédés interrogatives du français calédonien c'est moins les structures en tant que telles que leur fréquence d'emploi qui trahit un effet du substrat mélanésien. Les effets du contact linguistique rejoignant, dans la position (et les formes) de QU, des constructions existant déjà en Métropole et donc disponibles en français calédonien, cette congruence a pu promouvoir l'extension du phénomène.

 

4 Conclusion : le rapport avec le français populaire ivoirien

Il semble évident que le calédonien et le tayo, tous les deux de nouveaux vernaculaires produits par le contact linguistique, obéissent à des principes identiques. Dans les deux cas, on a d'abord un pool variationnel, un ensemble de variantes individuelles. Pour le calédonien, il s'agissait surtout de variétés du français (régionales, dialectales, sociales — celle du bagne, par exemple), auxquelles s'ajoutaient des variétés L2, sans doute souvent plus ou moins inadéquates, le fait de groupes allophones (autochtones ou immigrés). Pour le tayo, c'était surtout des variétés L2 passablement (du point de vue du français) réduites et fortement marquées par des calques et des transferts basés sur les langues kanakes ancestrales. De ce pool, certaines variantes ont été retenues dans chaque cas, la congruence français/kanak/inter-kanak donnant lieu à une fréquence dans le pool de certains traits, cette fréquence promouvant la retention de ces traits dans le nouveau vernaculaire en voie de devenir.

                QU à la finale est la stratégie dominante en kanak, d'où sa présence en tayo. Cette stratégie étant congruente d'un procédé statistiquement minoritaire en français, il n'y a rien pour empêcher ce transfert lorsqu'un locuteur kanak s'exprime en français L2, dans ce sens que son interlocuteur francophone a lui-même dans son répertoire interrogatif la possibilité de QU-final. Dans le pool des variantes, L1 et L2 confondues, QU-final apparaissait plus fréquemment et a fini par être retenu dans la nouvelle variété de français qui s'élaborait en Nouvelle-Calédonie dans la deuxième moitié du XIXème siècle.

                Pour le tayo, créé essentiellement comme moyen de communication inter-tribal à St-Louis, les transferts L1>L2 devaient souvent se ressembler du fait que les langues kanakes en présence accusaient une forte ressemblance syntactique et se ressemblaient sur certains points de leur phonologie (occlusives prénasalisées, par exemple). Cette congruence inter-kanake a fait, dans le cas qui nous préoccupe ici (mais le même phénomène se présente un peu partout dans la grammaire), que la quasi-totalité des locuteurs sur place utilisaient fe comme préfixe causatif, calqué sur la dérivation causative par préfixation des langues kanakes. Les éventuelles variantes individuelles (ou tribales) non-congruentes, de fréquence moindre par définition (puisque spécifiques à une seule langue ancestrale), ont été écartées, la stratégie kanake générale étant seule retenue. Cette stratégie de préfixation de fe a tout de même des points de ressemblance plus ou moins superficielle avec les causatifs du français, et reste interprétable du fait de la transparence (l'invariance) sémantique : une forme, un sens. Cette congruence existe toujours, de sorte qu'on assiste actuellement à une réinterprétation du tayo selon les règles de la grammaire française, un processus inverse de celui qui a donné le jour au tayo mais obéissant toujours aux mêmes principes.

                Cette vue des choses a des retombées du côté théorique. Sans entrer ici dans un détail fastidieux, notons seulement quelques points majeurs. Le tayo peut être caractérisé comme un "créole de plantation" dans le sens de D. Bickerton (1981, 1984, passim), mais n'accuse aucun des traits prédits par l'hypothèse du bioprogramme langagier. Le scénario historique ne correspond pas à celui proposé par R. Chaudenson (1992) — pas de phase de société d'habitation — et rien dans la syntaxe du tayo ne laisse supposer qu'il s'agit d'une approximation du français : on serait presque en droit de parler plutôt ici d'une approximation des langues kanakes[14]. Il ne s'agit pas non plus d'une distinction entre créoles endogènes et exogènes, distinction qu'on peut remplacer par celle entre l'esclavage et la liberté, encore que cette distinction n'a pas de conséquences linguistiques claires sauf peut-être en termes de motivations différentielles (cf. Manessy 1996). Les données concernant les causatifs du tayo (comme celles pour d'autres domaines de la grammaire) ne confortent pas non plus la théorie de la relexification telle que proposée par C. Lefèbvre et son équipe pour l'haïtien (du fon relexifié, v. Lefèbvre 1996, passim) ; cette approche n'est pas compatible avec l'idée de congruence entre langues substratales (d'où transferts, fréquence de ceux-ci, et leur rétention dans le nouveau vernaculaire sous forme de stratégies substratales générales) et éventuellement entre celles-ci et le français, tout en restant applicable au niveau des seuls transferts. On notera que les théories en question visent les langues créoles, alors que nous venons de voir que le tayo (un créole) et le calédonien (une variété d'outre-mer du français) résultent des mêmes processus opérant dans deux sociétés dont la composition sociale était (et l'est toujours) tout à fait différente, c.à.d. opérant sur des matériaux linguistiques très divers. Autrement dit, sur le plan linguistique, il n'y a pas lieu de faire de distinctions parmi les créoles (lexifiés) français, les formes dites "décréolisées" de ceux-ci, et les diverses variétés coloniales du français : linguistiquement, il s'agit d'un même phénomène, la question de savoir s'il y a eu ou non dans un cas donné une "césure", une interruption dans la transmission de génération en génération du français, étant une question d'ordre politique, social, ou socio-historique plutôt que linguistique.

                Dans cette perspective, il est peut-être significatif qu'il est une langue généralement tenue à l'écart du débat créolistique, le français populaire ivoirien[15]. On parle généralement, à propos des pays dits francophones d'Afrique Noire, d'appropriation du français. On peut supposer qu'à l'origine il s'agissait en fait d'une situation présentant des analogies avec le cas du tayo. Expliquons-nous.

                Lors de la colonisation de vastes étendues de l'Afrique occidentale et équatoriale au XIXème et au début du XXème, la France a employé de nombreux Africains comme soldats, les tirailleurs sénégalais. Ces hommes venaient en fait de diverses régions et non pas du seul Sénégal, parlaient des langues différentes et de ce fait se trouvaient dans une situation où une langue véhiculaire était nécessaire. Il s'est évolué dans leurs rangs un français pidginisé connu sous le nom de français tirailleur (ou tiraillou), connu en France plutôt comme le petit-nègre et dont on trouve des représentations très variables et stéréotypées dans la littérature populaire, dans la publicité (Y a bon Banania !) et dans les BD. Il existe un petit manuel de 35 pages (Anon. 1916), destiné à apprendre aux militaires français comment communiquer des ordres de façon claire et non-ambiguë aux troupes africaines ; il s'agit de formules faciles à apprendre qui représentent certainement un sous-ensemble codifié et réduit de la variation qui devait caractériser l'usage réel des soldats.

                Manessy (1994, 111-119) décrit les traits essentiels du parler représenté dans le manuel. Les substantifs sont tirés du masculin (mon case), des verbes de l'infinitif ou du participe passé (moi parti(r) 'je partirai, je suis parti, etc.').  Les pronoms personnels viennent tous des pronoms toniques (lui ya faire trou, toi donner lui ça papier). L'ordre des mots est inflexible, sujet + prédicat, même dans les impératifs (Bedary toi faire agent de liaison), l'interrogation dépend de l'intonation montante seule. Sauf ça 'ce, cette', les déterminants suivent toujours le substantif : ça tirailleur dix 'ces dix soldats', tirailleur y en a là 'le soldat en question, ce soldat', tirailleur y en a genou 'le soldat (qui est) à genoux', case pour lui 'sa maison, sa case'.  Il n'y a pas de distinction défini/indéfini, et il y a donc des cas d'agglutination de l'article étymologique (mon latête 'ma tête').  Le genre naturel féminin est signalé par femme postposé (cheval-femme 'jument'), le nombre par un numéral ou un quantifieur : si ennemi ya gagné blessés trop, tués trop, section ya moyen avancer bien. La transparence règne (pas vite pour lentement, même chose ou même manière pour comme), tandis que la redondance est supprimée par la perte de prépositions locatives là où le prédicat implique la location (toi porter outil ceinturon).

                La sémantique du prédicat serait basée, en partie du moins, sur une distinction à trois termes, employant faire pour des procès (faire manière 'agir de telle ou telle façon', faire saluer 'saluer', faire bataille 'livrer bataille', faire couchez-vous 'se coucher'), ya pour un état (ya besoin 'devoir', ya moyen 'pouvoir', ya content 'vouloir'), et gagné pour le devenir (moi ya gagné caporal 'j'ai été promu caporal', lui y a gagné mort 'il est mort', ya moyen gagné blessé, gagné tué 'on peut être blessé ou tué').  Il y a un complétif marqué par la construction stative avec ya, les temps passé et futur étant marqués au besoin par des adverbes (moi ya parti hier, encore deux jours toi partir). Notez que y en a est une copule, comme dans tirailleur y en a bon 'le bon soldat, le soldat est bon', c'est-à-dire que bon est l'attribut alors qu'en moi ya maladie 'je suis malade', maladie est le noyau du prédicat ; en d'autres termes, les classes de mots ne sont pas celles du français. La réduplication, pour indiquer l'intensité ou la continuité, est un trait fréquent : tirailleur ya besoin tirer, tirer, tirer toujours.

                Tous ces traits sont bien attestés dans le français parlé aujourd'hui par des locuteurs peu ou pas lettrés de l'Afrique francophone, avec deux différences majeures. La première est que le français tirailleur était une variété distincte du français, les officiers nouvellement arrivés en Afrique devaient l'apprendre : il ne suffisait pas de simplifier de manière ad hoc le français. (Il est tout à fait possible, comme nous venons de le dire, que le ou les auteur(s) anonyme(s) du manuel n'ont fait que régulariser l'emploi de traits qui dans l'usage des troupes semblaient les plus fréquents et les plus déviants par rapport au français : un basilecte codifié, en quelque sorte.) La deuxième différence, c'est que les formes basilectales actuelles du (des) français d'Afrique font partie d'un continuum dont l'acrolecte est le français scolaire, et il s'avère donc impossible de donner une description de ce basilecte qui soit indépendante du français.

                Or, dans certains pays d'Afrique Noire, il n'y a pas de langue locale qui joue le rôle de langue véhiculaire au niveau de l'État, ce rôle étant rempli par le français, langue officielle. Dans ce cas, il y a deux catégories générales. D'abord, une variété locale du français universel parlée par les scolarisés ; une scolarisation de niveau limité peut rendre l'accès au français plus ardu, mais le français formel et académique reste le but recherché. Ensuite, il y a des variétés très approximatives parlées par les peu ou pas scolarisés, variétés utilisées pour la communication inter-ethnique au niveau national. C'est dans ces variétés qu'on retrouve les traits notés ci-dessus pour le français tirailleur. Le continuum est complexe et la variété de français utilisée peut servir de diagnostic du statut social du locuteur. Dans certains milieux urbains, les variétés basilectales sont devenues le moyen de communication usuel, parfois jusque dans les foyers d'immigrants linguistiquement diversifiés, venus soit de la campagne soit de pays étrangers (et non forcément francophones). La Côte d'Ivoire, et spécialement la ville d'Abidjan, est dans ce cas.

                Si on regarde de près les rares descriptions du français populaire ivoirien (Hattiger 1983, Lescutier 1983) dans le cadre d'études plus générales du français en Côte d'Ivoire (Lafage 1990, 1993, 1996, passim ; Simard 1994), il est clair que cette langue n'est pas encore totalement indépendante de son lexifieur, mais reflète l'opération de trois modèles co-existants : il y a des innovations apparemment indépendantes et du français et des langues substratales africaines (moi ya petit, comme en français tirailleur) ; il y a des stratégies syntaxiques répandues dans les langues africaines de la région, comme la sérialisation verbale (avant, nous on prend boisson porter ça au villaze donner un vieux), cf. la construction consécutive esquissée en 3 ci-dessus ; et il y a une influence constante du français (ainsi, à côté de moi ya petit et moi petit, on trouve aussi je suis petit ; à côté de l'identification des pronoms et des déterminants possessifs, comme dans chez lui maison, trait répandu dans les langues substratales, on trouve les déterminants français, souvent non marqués pour le nombre et le genre, mon banane 'ma/mes banane(s)', ou bien l'emploi de pronoms toniques, comme en français tirailleur : nenfant pour moi).

                La grammaire du tayo, elle aussi, comporte des innovations, sur fond de grammaire généralisée kanake, et des influences du français (apparemment assez récentes — le cas est clair en ce qui concerne la nouvelle catégorie des adjectifs, v. Corne, sous presse, b, et d, et on le voit dans la réinterprétation en termes français de certains causatifs tayos). Le tayo et le français populaire ivoirien sont tous les deux des langues de communication interethniques élaborées par des gens dans des sociétés librement consenties au sein d'ensembles où dominait le français. Que le tayo se soit constitué en un système fortement structuré, alors que le français populaire ivoirien reste beaucoup plus "flou" à cet égard, tient à des différences sociales : "ghettoïsation" relative à St-Louis ; coupure (différentielle selon la tribu envisagée) d'avec la tribu d'origine ; dépendance sur et encadrement par la Mission mariste, seul employeur pendant longtemps ; appartenance à une seule et même famille linguistique (South Oceanic) ; petite population, d'où contacts journaliers et continus ; tout cela rendant possible la rapide vernacularisation du tayo. En Côte d'Ivoire, il y aurait 30 millions (ou plus) d'habitants environ, vivant sur un vaste territoire regroupant des langues qui sont certes apparentées mais pas toutes de la même (sous-)famille, où treize langues ont un rôle véhiculaire limité local (radio, télévision, programmes d'alphabétisation), et où sur le plan national il y a deux langues véhiculaires, le dioula tagboussi et le français populaire ivoirien. Le premier est une koïné simplifiée basée sur un vernaculaire mandé, largement utilisée dans les secteurs du détail et des transports mais perçue comme étant liée à l'Islam ; le deuxième est redevable du français, langue officielle, et ne serait devenu un vernaculaire que pour un tout petit pourcentage de ses locuteurs.

                Sur le plan linguistique, il n'y a pas de distinction à faire entre le français calédonien, le tayo et le français populaire ivoirien, tous les trois provenant de processus identiques, régis par des principes universels opérant lors du contact linguistique, dont (entre autres) la congruence et la fréquence régissent ce qui va être retenu du pool variationnel. Le résultat (provisionnel), lui, est fonction de facteurs spécifiques à chaque société. La "décréolisation" obéit aux mêmes contraintes, c.à.d. suit les mêmes chemins, qui sont précisément ceux de la "créolisation". Ce qui a pour corollaire que la "créolisation" n'est qu'un aspect accéléré (donc social, ou socio-[historico-]linguistique, si on préfère) d'un processus tout à fait normal de contact linguistique. Cela ne veut pas dire que les créolistes n'ont aucune raison d'être, puisque les conditions démographiques, linguistiques, historiques des sociétés concernées ont besoin d'être explicitées, ainsi que l'analyse synchronique et diachronique, voire comparative, des langues en question. Si la vue offerte ici est juste, on doit cesser séance tenante toute tentative de voir dans les langues dites créoles des langues magiques relevant de procédés linguistiques spéciaux et on doit au contraire chercher à en rendre compte, à partir de deux volets distincts : d'une part les principes (dans le détail et non pas à l'état d'ébauche esquissée ici) linguistiques du transfert et de la rétention, et d'autre part la quantification éventuelle des facteurs sociétaux qui entrent en jeu (Auguste Comte aurait approuvé !).

 

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[1] En Nouvelle-Calédonie, le mot tribu a des connotations positives ; selon le contexte, il se réfère à un groupe humain, organisé en clans et attaché à des terres ancestrales, ou bien désigne le "village" kanak, de conception très différente du village européen. St-Louis participe un peu des deux, quant à l'aspect physique, et ses habitants, quoique d'origines ancestrales (tribales) différentes, sont conscients aujourd'hui de former un nouveau groupe humain, une nouvelle tribu, les "St-Louis", tout en restant attachés à des degrés divers à leurs origines.

[2] Les données ont été recueillies en octobre 1996 auprès de M. Vianney Wamytan et des membres de sa famille. Que Claire Moyse-Faurie et Jean-Claude Rivierre soient remerciés de m'avoir aidé à voir plus clair dans les causatifs du drubéa, et Jeff Siegel d'avoir bien voulu me faire parvenir ses commentaires sur une version préliminaire de Corne (sous presse, b), dont la présente discussion est un remaniement.

[3] Un mot sur la transcription. Le signe , voire , indique que la voyelle précédente est phonologiquement nasale. Contrairement à la transcription utilisée dans la plupart des publications parues jusqu'ici sur le tayo et qui est basée sur la description (sans voyelles nasales) qu'en donne Ehrhart (1993, 91-100), celle-ci utilise une adaptation de lortograf-linite ‘orthographe unifiée' développée pour l'île Maurice par Baker & Hookoomsing (1987). Une enquête effectuée en octobre 1996, grâce notamment à la collaboration de Sabine Ehrhart, de son ami à St-Louis M. Vianney Wamytan et de certains membres de la famille de ce dernier, a permis de constater l'existence en tayo de deux voyelles nasales /, &ã/.  Pour un complément d'informations, v. Corne (sous presse, b).

[4] L'élément le est un pronom qui joue le rôle d'indice du sujet. Il n'est marqué ni pour la personne ni pour le nombre, et n'apparaît que dans des contextes bien définis. Pour le détail, v. Corne (1994, 286-288 ; 1995b, 124-130). def - article défini ; is - indice du sujet ; rel - relativiseur.

[5] Le possessif se construit avec la préposition pu + le pronom indépendant. Pu est aussi une conjonction, comme en (3a, c).

[6] Sauf exception occasionnelle, comme e pi fo kwi lapo ‘et puis il faut faire cuire la peau' (Ehrhart 1992, p. 155, phrase 54).

[7] ke < (vx.) ryake < rien que. Ehrhart (1993, 167) décrit ke comme une emphase ; il s'agit en fait du reflet tayo de la catégorie "Assertif" commune au cèmuhi, au drubéa et au xârâcùù (Sandeman 1998) ; sa valeur exacte en tayo reste à découvrir.

[8] Cf. ma trade fe mwache pu tule peti-la ‘je prépare la nourriture des enfants, je prépare de la nourriture pour les enfants', c.à.d. mwache est ici un substantif. Notez la différence entre les deux traductions : la première correspond à l'analyse tayo de la phrase, la deuxième à une analyse francisante. En effet, nous avons reçu deux traductions : la première, offerte par une personne de 45 ans environ, a été je suis en train de faire le repas des petits, la deuxième, produite par une collégienne, a été je fais à manger pour les enfants.

[9] Dans ce qui suit, nous ne tenons aucun compte des tons sauf pour le contraste pá-/pà- en cèmuhî. Les autres diacritiques indiquent la qualité vocalique.

[10] Sh&P = Shintani & Païta (1990a), R = Rivierre (1980), M-F = Moyse-Faurie (1995).

[11] Le transfert est un phénomène individuel qu'il faut distinguer de la rétention d'une stratégie donnée, phénomène collective et social.

[12] De même que dans la construction causative, ta fe pu tet pu mwa le bruye, cf. (2b).

[13] C'est Ph. Baker qui, le premier, a utilisé la fréquence pour démontrer une influence bantoue dans le cas de l'agglutination d'articles étymologiques dans le créole de l'Isle de France (mo latet ‘ma tête').  En effet, l'incidence du phénomène y est trois fois plus élevée que dans tous les autres créoles français (Baker 1984). Mais à notre connaissance, cette démonstration est restée un exemple isolé jusqu'à très récemment (l'article de Corne et al. 1996).

[14] Notons en passant que la possibilité de liens historiques entre le réunionnais et le tayo, suggérée par Chaudenson (1994), se limiterait à quelques lexèmes, communs pour la plupart au tayo et au calédonien du fait d'immigrés réunionnais en Calédonie au XIXème siècle (industrie sucrière ; exploitation de la canne à St-Louis jusque dans les années soixante de ce siècle), cf. Corne (1995a & b), Ehrhart (ms.[1994]).

[15] Il va sans dire que nous nous avançons avec circonspection sur ce terrain, n'en ayant aucune expérience personnelle mais nous fiant aux observations faites par S. Lafage et certains membres de son équipe.