LE FRANÇAIS MÉSOLECTAL COMME EXPRESSION D’UNE
REVENDICATION DE COPROPRIÉTÉ LINGUISTIQUE EN FRANCOPHONIE.
Moussa Daff
Université de
Dakar
Léopold
Sédar Senghor, ancien président de la République du Sénégal, agrégé de
grammaire, linguiste, chantre de la Négritude et un des pères fondateurs de la
francophonie, écrivait dans la préface au Lexique
du français au Sénégal de Pierre Dumont et Dominique Gonthier :
"Nous sommes pour une langue française, mais avec des variantes, plus
exactement, des enrichissements régionaux."
Les
variantes et enrichissements régionaux sont les éléments constitutifs d’une
norme endogène du français résultant d’une pratique langagière mésolectale du
français en Afrique et au Sénégal en particulier.
Le
français mésolectal
Nous
parlons de français mésolectal ou de français régional pour signaler que c'est
dans cette variété que les particularismes régionaux sont les plus nombreux et
que c'est en son sein que se manifestent avec le plus de netteté les caractères
spécifiques de la norme endogène. C'est également cette variété qui est la plus
atteinte par les phénomènes de métissage par le biais de l'interférence
discursive. Et cela parce que le français mésolectal assure les fonctions de
véhiculaire entre Sénégalais francophones. Et comme le précise Suzanne Lafage
(1979), la pratique mésolectale est propre à la "classe moyenne
lettrée" qui fait "usage d'une variété régionale de français" à
"norme locale implicite". Il s'agit donc d'un français qui, tout en
étant proche du niveau standard, révèle quand même des
"régionalismes" tels que répertoriés par les différentes équipes
sénégalaises qui ont travaillé ou qui travaillent encore sur l'inventaire des
particularités lexicales du français au Sénégal dans le cadre du réseau
"Étude du français en francophonie" de l'A.U.P.E.L.F./U.R.E.F. qui
coordonne et commandite les travaux des équipes I.F.A. Ces travaux, animés par
Danièle Latin, se proposent de rendre compte de la variété fonctionnelle des
usages du français en Afrique. Schématiquement, la typologie différentielle
utilisée par ces équipes peut être regroupée selon quatre catégories
principales :
– Particularités lexématiques (formation
nouvelle ou emprunt)
– Particularités sémantiques (transfert,
restriction ou extension de sens, métaphorisation)
– Particularités grammaticales et
morphosyntaxiques (changement de genre, de catégorie grammaticale, de
construction, de collocation)
– Particularités stylistiques (différence de
connotation, de niveau de langue, d'état de langue, par exemple archaïsme du
français central usuel en français d'Afrique comme amante qui signifie "petite amie").
Le
français mésolectal d'Afrique se présente donc comme un mélange de formes
attestées en français standard (africanismes sémantiques) et de formes néologiques
(africanismes lexématiques : formations locales et emprunts).
Dans
cette typologie différentielle, arachide
sera considéré comme une particularité parce que plus fréquente au Sénégal et
couvrant parfois les emplois de cacahuète ;
latérite également, parce que plus
fréquent et relevant de la langue courante en Afrique alors qu'il est
spécialisé en français central ; banco,
harmattan, balafong, badamier, yassa, poto-poto, djembé seront considérés
comme emprunts et néologies liés à la nécessité de dénommer des réalia
étrangères à la civilisation de l'Hexagone ; absenter quelqu'un, co-épouse, bureaucrate seront respectivement
analysés comme particularités morphosyntaxique, morphologique et sémantique.
Cette
typologie montre également que les Africains, ayant adopté la langue française
au lendemain des indépendances, se sont réellement approprié cette langue tout
en conservant leurs traditions et leurs cultures. Le français a été, en
conséquence, dans la plupart des cas adapté aux réalités locales. C'est cette
nouvelle mission du français, exprimer les valeurs culturelles et linguistiques
dont les Africains ont indéniablement besoin, qui explique et alimente la norme
endogène, véhicule du français mésolectal que certains écrivains revendiquent
très clairement. Massa Makan Diabaté, par exemple, répondant à une question de
Bernard Steichen sur la problématique des littératures nationales dit
ceci : "J'essaie de donner à mon français, qui n'est pas le français
de France, une coloration africaine, en y mêlant des proverbes, des récits et
surtout en faisant, comme je l'ai toujours dit, "quelques petits bâtards à
la langue française" (...) mais je pense que je suis fondamentalement
francophone". La littérature de français langue seconde, par le biais de
certains écrivains africains comme Massa Makan Diabaté, l'auteur de la célèbre Trilogie de Kouta, procurera ainsi une
attestation écrite à la norme endogène et partant une légitimation graphique
par le biais de la "négriture" au français mésolectal.
Le
terme mésolectal emprunté à Bickerton
(1975) qui l'utilisait à propos du continum créole/anglais existant en Guyane
est utile à notre problématique. La distinction, en trois strates, des
constructions linguistiques nous permet de cerner avec plus de précision la pratique
linguistique que nous nous proposons de décrire : le français mésolectal,
à l'exclusion du français basilectal qui est une collection de fautes
d'orthographe et d'écarts syntaxiques par rapport à la norme académique qu'un
enseignement de la langue bien mené permettrait d'éviter, et du français
acrolectal qui occupe le sommet du continum caractérisé par l'ensemble des
usages de la langue française. Le niveau acrolectal est représenté par le
français à norme académique employé par l'élite sénégalaise dans des situations
de surveillance métalinguistique, bien qu'une bonne frange de l'élite soit
capable de faire montre d'une double compétence linguistique (usage du français
acrolectal et du français mésolectal) en fonction de la situation et des
différentes interactions sociales.
G.
Manessy et P. Wald (1984 : 16) montrent, à propos de la compétence, que
les locuteurs ne peuvent être caractérisés simplement par "l'usage
préférentiel qu'ils feraient d'un sous-système identifiable et analysable"
mais plutôt par leur localisation à l'intérieur du continum et par l'ampleur de
leur répertoire. Le français d'Afrique, précisent ces auteurs (p. 14),
"pour autant qu'on puisse en juger, n'est ni un dialecte ni un patois,
mais plutôt les deux à la fois et bien d'autres choses, une sorte de spectre
(au sens où les physiciens emploient ce terme)". Le français mésolectal au
Sénégal se situe dans un "continuum" qui unit les deux extrêmes que
nous venons de définir à partir de la typologie de Bickerton. C'est pourquoi la
description des formes susceptibles d'appartenir à la variété mésolectale doit
être fondée sur ce principe que tous les énoncés produits par écrit ou
oralement, si déviants soient-ils, sont en quelque manière du français, et
rendre compte à la fois des formes les plus proches de la norme et de celles
qui en sont les plus éloignées, sans négliger le fait que les unes et les
autres peuvent être occasionnellement observées chez un même locuteur africain
ou métropolitain.
L'analyse
de ces formes permet d’observer comment les écrivains en particulier et les
locuteurs en général marquent par l’usage du français mésolectal leur double
appartenance nègre et francophone. L’écriture nègre devient alors le
prolongement du mouvement littéraire de la Négritude. La Négritude des sources
est généralement définie comme "l’ensemble des valeurs culturelles de
l’Afrique noire" alors que la Négritude contemporaine peut se définir
comme un mouvement de libération et donc de revendication d’une identité qui
n’est plus seulement authentiquement africaine mais aussi enrichie par l’apport
fécond des autres civilisations et cultures du monde. La langue de la création
littéraire sera le fruit issu de cette double identité résultant du refus de
l’assimilation totale telle que prônée par la colonisation française. C’est ce
constat qui a fait écrire au professeur Amadou Ly (1992 : 111) parlant de
la langue poétique sénégalaise qu’ :
il semble que la poésie sénégalaise de langue française
soit un ectophyte : elle n'est ni mangue ni abricot, étant à la fois
mangue et abricot.
Mais un fruit qui n'est ni mangue ni abricot, mais qui
tient des deux, n'en est pas moins un fruit. Il possède une forme, un goût, une
chair qui lui sont propres, et si on peut le dédaigner pour sa propre table, on
ne lui en niera pas pour autant sa réalité.
C'est le cas de la poésie sénégalaise (...), et plus
généralement, de la littérature sénégalaise et africaine en langue française.
Ce fruit hybride se traduit dans
l’écriture par l’usage de la norme endogène qu’on peut interpréter comme une
revendication de copropriété francophone.
L’écriture
nègre marque de propriété d’une parcelle d’espace francophone.
La
littérature africaine d'expression française utilise parallèlement à un
français surveillé ou "français châtié" des procédés d'expression qui
ressortissent d'une volonté de "négrification" définie par Blachère
(1993 : 116) comme étant "l'utilisation, dans le français littéraire,
d'un ensemble de procédés stylistiques présentés comme spécifiquement
négro-africains, visant à conférer à l'œuvre un cachet d'authenticité, à
traduire l'être-nègre et à contester l'hégémonie du français de France. Ces
procédés s'attachent au lexique, à la syntaxe, aux techniques narratives".
La
littérature francophone africaine en général et celle née au Sénégal en
particulier recourent très souvent à cet usage social du français en milieu
africain. La langue littéraire des écrivains africains est le premier terreau
qui a accueilli la norme endogène et qui l'a aidée à germer, non sans beaucoup
d'obstacles, et qui, certainement, la portera jusqu'à la maturité. Le
traitement que certains écrivains africains infligent à la langue française,
dans le souci de rester le plus proche possible des compétences linguistiques
vraisemblables de leurs compatriotes, tout en étant le réservoir où puise la
norme endogène, en est le support le plus précieux pour une normalisation
future. C'est également cette littérature, de plus en plus abondante et
largement enseignée dans les établissements scolaires et universitaires à la
suite de l'africanisation des programmes dans les années soixante-dix, qui
draine sur les rives de la norme exogène quantité de particularités souvent
très vite analysées comme "impropriétés", "incorrections",
"interférences ", "mélange de registres" et qui atteste
l'impropriété de l'épithète "francophone" qui lui est souvent
accolée. Ce qualificatif est, en effet, gênant parce que présentant la langue
française comme langue homogène. C'est une "atonie lexicale" qui
cache la diversité des usages et qui selon Blachère (1994 : 78)
"traduit l'état des représentations courantes concernant l'emploi du
français oral et l'usage du français écrit en Afrique noire ". C'est, en
partie, pour pallier ce déficit lexical qu'il crée le néologisme négriture, mot valise formé de la
rencontre de nègre et écriture, titre de son ouvrage traitant
du rapport des écrivains africains à la langue française.
La
négriture contemporaine est le reflet
littéraire de la pratique mésolectale du français dans des situations qui ne
nécessitent pas de mobiliser le "code élaboré". Elle est la norme
sociale qui se vit et s'apprécie en fonction du niveau de langue de chaque
partenaire de l'échange verbal. Elle est la façon normale de marquer son
territoire linguistique après une appropriation d'une langue qui n'est plus
ressentie comme aliénante mais plutôt comme outil de communication qu'il
faudrait adapter aux besoins de communication spécifiques d'usagers qui n'ont
pas vécu la période du français langue étrangère en Afrique.
Bien
sûr, un écrivain comme Kourouma représenterait le sommet de la pyramide dans
l'art de tordre le cou à la langue française. En revanche, des écrivains comme
Sembène Ousmane, Mariama Ba, Aminata Sow Fall et Mbaye Gana Kébé, dans une
moindre mesure, seraient les prototypes de cet usage social du français au
Sénégal. Au delà, donc, d'une simple technique littéraire ou d'un artifice
d'écriture, il s'agit là, fort probablement, de la confirmation littéraire d'un
style collectif dont les prémices étaient déjà signalées par Senghor. Dans un
article, publié dans Liberté I,
intitulé "Langage et poésie", Senghor développait la réflexion
suivante : "Les lettres que je reçois de mon Afrique natale, en
particulier de mes amis de la brousse, sont souvent émaillées des expressions
que voici et d'autres du même style : je
vous salue aimablement, vous êtes mon père et ma mère, je vous garde dans dix
mains, je dis bonjour, bonsoir et bonne nuit, vous avez un large dos, vous êtes
léger aux pauvres. Ces expressions font les délices des écrivains. Les
"coloniaux", eux, n'y voient, trop souvent, que les signes d'une
pensée vacillante, d'une intelligence imbécile".
Ces
expressions relevées par Senghor montrent comment les mécanismes
interférentiels peuvent jouer au niveau des expressions locales dont beaucoup
ne sont que les calques de formules usuelles dans les langues de substrat. Leur
usage, loin d'être "les signes d'une intelligence imbécile",
constitue un moyen implicite d'inscrire la personnalité africaine dans la
langue française. Elles deviennent porteuses de "la visée africaine",
c'est-à-dire d'une manière africaine de voir les choses. Ainsi, elles signalent
l'originalité du français d'Afrique qui devient, de plus en plus, le support
d'une expression authentique de la civilisation négro-africaine et non plus
seulement une langue de l'administration. D'ailleurs, l'expression "amis
de la brousse" suggère l'usage d'un français convivial, hors des circuits
administratifs. Avec l'expression "mon Afrique natale", nous bouclons
la boucle, pour retrouver le public destinataire de ce français chargé
d'expressions "qui font les délices des écrivains" : il s'agit
du français convivial utilisé entre Africains et pour des Africains. N'est-ce
pas là l'essence de la définition de la norme endogène qui n'est pas encore un
ensemble de règles ou de conventions stables mais, comme le dit Dumont
(1992 : 96), une "normalité fondée sur le désir réciproque de
communiquer, sur l'accord implicite quant à l'adéquation des modes d'expression
et sur un savoir culturel partagé".
Certains
écrivains, pour diverses raisons, revendiquent le droit d'utiliser un français nationalisé. Les écrivains qui font
usage de ce français, loin de faire de l'exotisme, revendiquent une identité
africaine dans la langue française. Parlant d'Ousmane Socé, Blachère
(1994 : 122) écrit fort justement ceci : "Ce n'est pas pour la
gloire de la langue française que veut agir l'écrivain qui, comme Ousmane Socé
dans Karim, parsème le texte de mots
et de phrases wolofs. C'est, d'abord, pour la reconnaissance de la dignité de
sa langue maternelle. Réputée sans écriture, réduite au rang de patois, elle
devient, à son tour, langue littéraire puisqu'elle voisine avec le français
tout au long du récit." Les écrivains africains qui vivent et revendiquent
cette diglossie littéraire sont parmi les premiers défenseurs de l’émancipation
des langues et cultures nationales et partant, les premiers vecteurs de la
diffusion de la norme endogène par la négriture, c'est-à-dire les
caractéristiques formelles du français langue seconde.
Dans une communication publiée par l'AUPELF
et intitulée "Relevé de quelques particularités lexicales au Sénégal à
partir d'un corpus de textes écrits : degré d'intégration de ces
particularités", nous avons montré que certains écrivains sénégalais
contemporains se servent de la langue française comme d'un instrument de
communication qu'il faudrait adapter aux compétences linguistiques des
destinataires. C'est pourquoi le langage écrit de ces auteurs est truffé
d'aphorismes, de proverbes populaires et de néologismes parfois dus à une
grande maîtrise des normes de la langue française, et résultant d'une
transgression linguistique opérée selon un processus d'analogie, voire de
calque pur et simple. C'est pourquoi ces déviations doivent être analysées
comme "implicature" selon Scotton (1982), c'est-à-dire des déviations
qui font sens dans le discours grâce à la présence implicite d'une norme
violée.
Pour
ce groupe d'écrivains, parmi lesquels Sembène Ousmane, Mariama Ba, Aminata
Maiga Ka, Aminata Sow Fall, Marouba Fall, Mbaye Gana Kébé, Mamadou Sow, Abasse
Dione, l'usage de l’écriture nègre constitue une vraie option de leur style
littéraire, voire une façon consciente de marquer leur langue, comme le précise
Dumont (1990 : 157) : "il ne s'agit pas, encore une fois de
faire pittoresque (...) mais il s'agit au contraire de marquer Sa langue".
Forts
de cette option, ces écrivains reprennent à leur compte les changements
lexicaux et grammaticaux identitaires qui apparaissent dans le discours courant
de leurs compatriotes. C'est pourquoi leur texte, pour un décryptage facile par
les nationaux, porte en lui-même les indices de sa nationalité littéraire dont
l'une des manifestations la plus explicite est la présence de la norme endogène
en général et de la négriture en particulier. L'usage de ce français assimilé
aux valeurs nationales permet à ces écrivains de cesser d'être, comme le dirait
Bourdieu, les "gestionnaires de leur propre soumission linguistique"
et de répondre ainsi au vœu de Makouta-Mboukou (1973) : "Il ne faut
pas que les Négro-africains subissent simplement une langue qui leur est
totalement étrangère, il faut qu'ils ne soient plus de simples et mauvais
consommateurs de la langue française, mais qu'ils la recréent pour la rendre
accessible à leur mode de vie et à leur manière de penser." Cette volonté
de "recréation" ne conduit pas à l'utilisation du "petit
nègre" ou du "français de Moussa" ou encore du "français
populaire" dans l'expression romanesque. Il s'agit d'un français fort
acceptable dont l'existence prouve que la langue française est apte à absorber
un grand nombre d'emprunts sans que le noyau dur de sa morphosyntaxe soit
désintégré. Cet extrait du roman de Mamadou Sow, Les cinq nuits de Gnilane, est une illustration éloquente des
caractéristiques linguistiques et sociolinguistiques du français contemporain
parlé et écrit au Sénégal :
Le repas de midi fut délicieux aussi. Du riz à la viande. On mangeait à
l'ombre des arbres. Le petit Modou et
ses amis s'occupaient des restes dans les bols
qu'ils raclaient littéralement. Puis ils se mirent à griller les testicules
du mouton qu'ils avaient pu soustraire le matin même pendant le dépeçage.
Après le repas, les amateurs d'alcool se retirèrent
chez Diègane, un ami de Adama. Le père du bébé lui-même était un grand buveur de bière de mil. Mahékor croqua
une noix de kola et se retira dans sa chambre, de l'autre côté du village. Puis
il fit venir Téning et, les larmes aux yeux, il lui remit 36 000 francs et lui
dit qu'il regrettait seulement qu'en
ce moment, "sa main n'atteignît pas
le milieu de son dos".
- Mais que veux-tu de plus, mon oncle ? Il ne faut pas sous-estimer
cette somme, bien au contraire !
Rien qu'avec ceci, tout le baptême
aurait pu être organisé… !
Mahékor se recoucha, un bras sur le front. Et Téning
s'apprêta pour le soir. C'était le moment des dames, avec la
distribution des "parts". À chacune revenait une certaine somme selon
son statut social ou son lien de parenté avec la famille. Mais ni les mères ni les grands-mères, ni les
griottes ni les "esclaves" ne furent mécontentes, car Téning leur donna largement. Et avant la soupe du soir, les unes et les autres
dansèrent comme des folles au rythme du
tam-tam, exhibant "ferr" (collier de perles autour des reins) et
"bêthio" (dessous), pour le plus grand plaisir de Guewel M'baye qui,
le "tama" (petit tam-tam) sous l'aisselle, la bouche ouverte,
s'approchait le plus possible de ces cuisses frémissantes et de ces fesses
tressautantes, cédant au transport des sens dans la discrétion de son pantalon bouffant.
C'est seulement le lendemain que Mahékor dit à Adama
tout son plaisir.
- Deugg, deugg
(en vérité) l'acte que tu as accompli m'a profondément touché ! Je ne sais comment te payer !...
Il ne parla pas beaucoup et termina en se secouant la tête. (p. 61)
Les
expressions entre guillemets et expliquées dans une parenthèse ou celles que
nous avons mises en italiques ne sont pas là pour une décoration folklorique du
texte mais, comme le disait Senghor (1956) dans la préface d'Ethiopiques, pour répondre au besoin de
nommer les choses : "Quand nous disons Kôras, balafongs, tam-tams, et non harpes, pianos et tambours, nous n'entendons pas faire
pittoresque ; nous appelons un chat un chat. Nous écrivons d'abord, je ne
dis pas seulement, pour les Africains et si les Français y trouvent du
pittoresque, nous serons près de le regretter. Le message, l'image n'est pas
là ; elle est dans la simple nomination des choses". C'est donc là
une façon normale de parler français entre Africains, d’où l’intérêt d’un
relevé à visée dictionnairique de particularités lexicales.
Les
particularités lexicosémantiques du français au Sénégal sont nombreuses et ont
fait l'objet d'un relevé assez exhaustif dont on retrouve une bonne partie dans
l'Inventaire des particularités lexicales
du Français d'Afrique noire (I.F.A.).
C'est pourquoi, dans le français courant du Sénégal qui n'est ni un "petit
français" ni un "français populaire ", mais un français qui a su
s'intégrer dans un tissu socio-culturel authentiquement sénégalais, on
rencontre un important lexique dont l'acceptabilité ne pose pratiquement plus
de problème. Les expressions comme :
– école
coranique (école religieuse musulmane où l'on enseigne l'arabe et le
Coran),
– calèche
(voiture de place découverte à deux roues tirée par un cheval, contrairement en
français central où le terme est réservé à une voiture à quatre roues munie à
l'arrière d'une capote à soufflet),
– descendre
(quitter le travail ou l'école),
– dibiterie
(lieu où l'on prépare et où l'on vend de la viande grillée),
– marier
dans le sens d'"épouser",
et celles qui sont la marque de la
capacité structurante des langues nationales sur le français par un processus
d'interférence discursive comme :
– chercher
une femme (wuut jabar) (avoir
l'intention d'épouser la fille à laquelle on vient faire la cour)
– payer
leur travail (fay seen ligèy)
(verser en guise de rémunération la somme convenue pour l'exécution d'un
travail)
– travailler
quelqu'un (marabouter)
– choisir
de rompre (divorcer dans le sens wolof de tas)
– faire
ou défaire mes tresses (mu lettma mba
mu firima : m'ôter d'un doute, dire clairement les choses) sont, comme
dirait Makouta-Mboukou, "accessibles " à tout Sénégalais francophone.
Les
écarts, par rapport à la norme exogène du français, sont nombreux et soit
d'ordre intrasystémique (réorganisation des champs sémantiques, utilisation
différentielle des valences verbales) soit d'ordre intersystémique
(interférences discursives).
– réorganisation intrasystémique :
L'analyse du corpus oral que nous avons recueilli, transcrit et conservé dans
notre banque de données orales révèle une fréquente absence de discrimination
entre les membres de paires telles que attraper/prendre,
cesser/laisser, siffler/souffler, éclairer/allumer, verser/renverser,
ajouter/augmenter, retourner/revenir, sentiment/impression, disputer/discuter,
savoir/connaître, parler/dire. Seul l'un des termes de la paire est usuel.
Il y a surgénéralisation par substitution synonymique.
Sur le plan intersystémique, on assiste
à une déstructuration du français par le wolof et les autres langues
africaines. Les calques du wolof ou les traductions approximatives sont
nombreux et fréquents comme l'attestent les extraits de correspondances
suivants :
Moussa, il faut te méfier des mauvais amis. Un ami tu
dois bien le regarder. Même quand c'est dur, sais qui tu es.
Je veux que quand tu auras le temps que tu viennes au
Sénégal, en amenant tout ce que tu dois amener pour qu'on te la donne.
Je pense que tu as beaucoup de paix et que rien ne te
fait mal.
La même tendance explique le français
de cette élève de 4ème qui, lors d'une composition de rédaction dont le sujet
était le suivant : "Une discussion oppose les différents membres de
votre famille. Après avoir précisé l'objet de la discussion et présenté les
avis des uns et des autres, montrez votre réflexion personnelle concernant le
problème posé", a obtenu la note 04 suivie de l'appréciation "aucune
construction correcte". Prenons quelques extraits de cette rédaction :
Un jour, mon oncle Modou voulait donner sa fille Astou
en mariage forcé. Mais malheureusement elle refusait une discussion s'oppose
entre le père, sa fille et la mère. (introduction du devoir)
- Astou venez j'ai quelque chose à vous parler.
- Je ne voudrai jamais que vous me disait quelque chose
que je ne vous le fait pas mais papa se marier à une personne que je n'aime pas
n'est pas possible.
Ici c'est ma maison je désire ce qu'on doit faire
Je n'ai jamais vu une discussion aussi grave.
(conclusion)
Toutes ces formes sont des calques du
wolof, langue véhiculaire au Sénégal où le français puise sous forme d’emprunt
un important lexique qui garde parfois dans la texture du mot le caractère
allogène. Prenons quelques exemples dans la presse écrite sénégalaise :
Le "khon" est indissolublement lié à
l’histoire du navétane /.../ les arbitres /.../ attendent au centre du terrain
que les équipes terminent leur "khon" avant de donner le coup
d’envoi. (Sud Quotidien, 31/10/94).
Le vocable khon est une troncation de khondiom
du wolof xonjom, "pratique
magique ou objet destiné à porter bonheur ou malheur". Le vocable a donné
par dérivation khondiomeurs, khondiomer.
Le soir, ils sont nombreux à squatter les coins de rue,
les terrains de jeux, les "foureuls" et les "khoumbeuls" à la
quête de l’être chéri. (Témoins 27-28/08/95).
Le khoumbeul,
bal populaire organisé le soir sur une place publique pour animer un quartier
est issu du wolof xumbal.
Le bon talibé
mouride est celui qui suit le ndigël,
ou commandement du marabout même pour des questions non religieuses. (Acart, A.
1995, 12).
La lexie ndigël relevée sous plusieurs graphies ndiguel, ndigël, ndigueul est empruntée au wolof ndigal de même sens, c’est-à-dire
"mot d’ordre d’un chef religieux, chez les Mourides".
Mieux, à partir d’un certain âge ou d’un certain poids,
toutes les femmes se doivent d’être des diogomas.
Tout au moins pour leurs maris. /.../ Est-ce votre cas, Madame ?/.../ Tout
à fait. Avec tout ce vous imaginez comme artifices : thiouraye, gongo, némali, tout pour faire le bonheur de mon mari. (Le Soleil 21-08/92).
Némali provient du wolof nemmali
de même sens : "substance odorante que l’on brûle pour parfumer les
pièces d’habitation et qui est censée posséder des vertus aphrodisiaques".
Thiouraye et gongo sont des substances odorantes qui possèdent les mêmes vertus
que le némali et participe des attributs d’une drianké, c’est-à-dire d’une diogoma
ou jogoma, femme sénégalaise
élégante. C’est également pourquoi, une compétition visant à élire miss
Sénégal-Gambie est intitulée "Élection miss Jogoma Sénégal-Gambie" et
essaie de valoriser culturellement l’image de cette femme charmante.
Les 14 jogoma
/.../ ont défilé en ndokettes, grand
boubou et taille basse. (Le Soleil 25/08/94).
Le ndokhette
orthographié parfois ndokett, ndoquette,
ndockett, ndocket est une dénomination wolof d’un vêtement, synonyme de camisole.
Les amateurs de "disquettes" quant à eux
fuient les "diongomas" comme la peste. (Le Soleil 21/08/92).
Les disquettes
sont des jeunes filles branchées.
Les yeux pétillants d’intelligence, le sourire éclatant
qui rayonne, un visage qui n’a pas du tout subi les ravages du khessal. (Sud quotidien, 09/11/93).
J’aime aussi tout ce qui est naturel. Raison pour
laquelle je ne fais pas de xessal. (Témoin, 11-17/04/95).
Figurez-vous le reportage d’Envoyé Spécial /sic/
sur le xeesal, c’était un scud de la
pire espèce. (Sud Hebdo, 15/10/92).
Le khessal
qu’on retrouve sous plusieurs graphies xeesal,
xessal, est emprunté au wolof xeesal
de même sens qui est une pratique qui consiste à éclaircir la couleur de la
peau par application de certains produits.
Nous
voyons donc par ce corpus divers et diversifié que le français en tant que
langue n’est pas atteint, mais que c’est seulement la norme qui changé dans une
certaine mesure.
Conclusion
Formes
déviantes au regard de la norme scolaire et créations néologiques sont
constitutives de la norme endogène et partant du français mésolectal. Elles
sont le signe non seulement d’une appropriation du français qui a acquis le
statut de langue seconde mais sont surtout l’expression d’une revendication de
copropriété, conséquence d’une co-présence du français et des langues de souche
sénégalaise sur une bonne partie de l’étendue du territoire national. La
francophonie africaine en général (et la francophonie sénégalaise en
particulier) est une francophonie ouverte au souffle fécond des langues et
cultures africaines. C’est sa particularité qui fait sa richesse. Elle est
réfutation du droit d’unicité et revendication linguistique du droit de diversité
des langues et des cultures dans le comportement langagier. Les colorations que
porte le français en fonction de l’espace d’accueil sont les révélateurs de
cette richesse qu’une langue de partage peut et doit accueillir. Le français en
francophonie est une langue qui porte en elle-même les traces de sa
pluriculturalité.
Bibliographie
BLACHÈRE Jean Claude (1991). "Pour une étude de
la francographie africaine", Travaux
de didactiques du FLE, (Montpellier), 25, Juillet.
(1993).
Négriture : Les écrivains d’Afrique noire et la langue française, Paris :
L’Harmattan, 255 p.
BLONDE Jacques, DUMONT Pierre, GONTHIER Dominique
(1979). Lexique du français du Sénégal, Paris : NEA et EDICEF,
158 p.
DAFF Moussa (1988)."Interférences, régionalismes
et description du français d’Afrique", Espace
francophone (Bangui), 2, pp. 209-223.
(1995).
Le français mésolectal oral et écrit au
Sénégal : Approche sociolinguistique, linguistique et didactique.
Thèse d’État, Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
(1996).
"Appropriation du français, particularités lexicales et indices de
territorialité d’un texte littéraire", Sciences
et Techniques du Langage, Dakar : CLAD, 2, pp. 29-47.
DUMONT Pierre (1986). L’Afrique noire peut-elle encore parler français ?
Paris : L’Harmattan, 167 p.
(1990).
Le français langue africaine,
Paris : L’Harmattan, 175 p.
LY Amadou (1992). La
poésie sénégalaise d’expression française : détermination d’écriture,
Thèse d’État, Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
MAKOUTA-MBOUKOU Jean Pierre. (1973). Le français en Afrique noire,
Paris-Bruxelles-Montréal : Bordas, 238 p.
SOW Mamadou (1992). Les cinq nuits de Gnilane, Paris : L'Harmattan.