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LE FRANÇAIS ET LES LANGUES GUINÉENNES :

CONSÉQUENCES DU CONTACT

Alpha Mamadou Diallo

Directeur du CELF - Université de Conakry

 

Lorsque deux ou plusieurs langues sont utilisées par une même communauté, on dit qu’elles sont en contact. Depuis les premières heures de la colonisation, le français est ainsi en contact avec les langues guinéennes, malgré toutes les vicissitudes et tous les changements de politique linguistique qui ont jalonné cette histoire. Langue de pouvoir et de savoir au départ, elle est en train de conquérir la rue pour devenir une langue de communication ordinaire au même titre que les langues véhiculaires locales.

Sur ce plan, il faut dire que le français contribue à combler une lacune. En effet, aucune langue véhiculaire locale ne peut servir de pont efficace pour toute la "nation guinéenne". Seul le français est en mesure de jouer ce rôle à l’heure actuelle. On peut donc dire que le contact ne fait que s’amplifier, en même temps que les conséquences qui en découlent.

Ces conséquences peuvent être, soit intralinguistiques, soit extra-linguistiques.

1. Les conséquences intralinguistiques

Elles se manifestent aux différents niveaux : phonétique, lexico-sémantique et discursif. En effet chaque langue a sa manière propre de voir le monde, de le découper et de l’organiser. Chacune se présente comme une grille, un tamis qui sélectionne ce qui lui paraît essentiel et rejette tout le reste.

C’est ainsi que sur le plan phonétique l’appareil phonatoire de l’homme est capable de produire des milliers de sons différents, mais chaque langue n’en retient que quelques-uns, appelés phonèmes, au nombre d’une trentaine, une quarantaine, en tout cas en nombre très réduit par rapport aux possibilités de production de cet appareil. Le français par exemple n’utilise que 34 phonèmes, tandis que la plupart des langues guinéennes décrites ont un nombre de phonèmes qui tourne autour de 40.

Du point de vue lexico-sémantique, la réalité a beau être tangible, elle est vue et rendue sous des formes différentes d’une langue à l’autre. Les chercheurs ont déjà démontré en effet que le nombre des couleurs de l’arc-en-ciel n’est pas tout à fait le même d’une communauté à l’autre.

Les réalités sont très souvent classées de manière différente par les diverses langues. Prenons l’exemple de la notion de "laver" en français et en pular. En français le mot laver est utilisé quel que soit ce qu’on lave (objets ou parties du corps humain), alors qu’en pular le mot change selon ces distinctions :

 

français

pular

laver

lootugol

se laver

lootagol

laver les habits

wuppugol

laver les ustensiles

layбugol

laver la figure

sulmagol

laver les mains

sooδagol

laver les pieds

sembagol

laver un corps

fewnugol

Sur le plan grammatical, en considérant l’ensemble des langues du monde, on constatera que les informations grammaticales existent en nombre quasi-illimité. Mais dans cet ensemble, chaque langue tamise un certain nombre de ces informations pour les rendre obligatoires à son niveau. Dans ce domaine les différences entre langues sont aisément remarquables. Par exemple, au niveau des langues guinéennes l’expression grammaticale du genre n’existe pas alors qu’en français il est obligatoire.

Chaque langue est donc une entité spécifique dans ses structures et dans son fonctionnement. Et ce qui rend linguistiquement intéressant le phénomène du contact des langues, c’est le fait qu’au fil du contact, chacune déteint plus ou moins sur l’autre et l’influence à un niveau ou à un autre. Nous allons essayer de passer en revue quelques-unes de ces conséquences du contact entre le français d’une part et les langues guinéennes d’autre part. Nous évoquerons surtout les conséquences de ce contact sur le français, mais aussi, parfois, sur les langues nationales

1.1 Au niveau phonétique

Du point de vue phonétique, certains phonèmes du français sont inconnus des langues guinéennes et cela se ressent lorsque les Guinéens parlent français. C’est le cas par exemple :

- des chuintantes [] et [F], très souvent remplacées par les simples sifflantes [s] et [z] ;

- du [y] très souvent réalisé [i] ;

- du [v] remplacé par [w]

- du [r] réalisé comme [l] dans une des langues au moins.

Tous ces faits sont illustrés par ces passages du livre La vérité du ministre de Alpha Abdoullaye Diallo :

(1985, 51) : - "Il ajoute : ‘prends kilotte et simis’, ce qui signifie en clair : ‘prends ta culotte et ta chemise’".

(1985, 94-95) - "Il s’exprime en français, un français pittoresque avec un accent marqué de la Guinée Forestière et dans lequel les l prennent systématiquement la place des r et les w celle des v.

‘...Je plenais la galde chez toi plès de la plage Pelonne. Je connais ta femme aussi. Elle est tlès gentille. Elle me donnait toujouls à manger à l’heule des lepas. Et toi aussi tou es tlès gentil (...) Tou sais, il faut leul dile la wélité’ ce qui, en transcription normale donnerait : ‘... Je prenais la garde chez toi près de la plage Peronne. Je connais ta femme aussi. Elle est très gentille. Elle me donnait toujours à manger à l’heure des repas. Et toi aussi tu es très gentil (...) Tu sais, il faut leur dire la vérité".

Par ailleurs les groupes de consonnes très fréquents en français sont difficilement réalisables pour les locuteurs guinéens qui, dans leurs langues, n’ont généralement à faire qu’à des syllabes de type CV. C’est ainsi qu’ils ont tendance à casser les groupes en insérant des voyelles entre les consonnes pour retrouver le type de syllabes auquel ils sont habitués. Ainsi prononcent-ils :

- [buruwi] pour le mot bruit

- [golob] ou [gulob] pour le mot globe.

La prononciation devient encore plus difficile lorsque le groupe de consonnes se trouve au début du mot. Dans ce cas les locuteurs font souvent appel à un e épentétique pour casser le groupe :

- sportif est ainsi prononcé [esportif]

- spécial prononcé [espesjal], etc.

En outre, contrairement au français, les verbaux, les nominaux ainsi que les verbo-nominaux des langues mandé ont une structure syllabique canonique qui est CVCV. Et dans ces langues le choix d’une voyelle en deuxième syllabe est très souvent conditionnée par celle qui est déjà choisie en première position. Autrement dit, il existe des principes qui régissent les relations entre les voyelles de première et de deuxième syllabe du point de vue du timbre, de l’aperture, etc., ce sont les principes d’homophonie et d’harmonie vocalique. Lorsque les locuteurs de ces langues prononcent des mots français, ils ont tendance à transférer ces principes sur cette nouvelle langue. C’est ce qui expliquerait les prononciations du genre :

- [simis] (chemise) comme le rapporte ci-dessus Alpha Abdoulaye Diallo (1985, p. 51)

- [inik] (unique)

- [DlDv] (élève)

- [sybstyty] (substitut)

- [kTstytysyjT] (constitution)

Certaines de ces difficultés de prononciation pourraient également être liées au fait que le [y] n’existe pas dans les langues guinéennes.

Enfin les locuteurs du pular semblent avoir beaucoup de problèmes avec les voyelles françaises, parce que le trait d’ouverture / fermeture n’est pas pertinent dans leur langue première. Ils ont tendance à fermer tous les e et tous les o, ce qui, ajouté au problème déja évoqué des groupes de consonnes, donne aux pularophones un français aussi pittoresque que celui qu’évoquait plus haut Alpha Abdoulaye Diallo.

1.2 Au niveau lexico-sémantique

Les interférences, les calques et les emprunts constituent, sur le plan lexico-sémantique, l’essentiel des conséquences du contact de langues.

1.2.1. Interférences et calques

Il arrive souvent qu’une acception d’un mot d’une langue donnée soit transférée sur son équivalent dans une autre langue. Prenons l’exemple du verbe regarder et de son équivalent pular ndaarugol qu’on peut rapprocher dans les deux cas du verbe voir. Le mot français comporte une acception inconnue de celui du pular. Quand je dis : "Cela ne te regarde pas", on ne peut plus rapprocher le verbe regarder du verbe voir, mais du verbe concerner. Et lorsque le bilingue pular-français transfère ce sens en pular (δun no ndaaru maa ? = "cela te regarde ?") , ce qui arrive très souvent maintenant, il se produit une interférence. Seul le contexte permet au monolingue pular de comprendre une question pareille.

À l’inverse le mot pular ndaarugol comporte lui aussi une acception qui n’existe pas dans le français regarder. Quand je dis à un marabout ndaara nan, je lui demande de consulter pour moi les forces occultes pour prévoir mon avenir. Et dans le contexte guinéen il n’est pas rare de constater le transfert de ce sens du mot pular sur celui du français et cela donne regarde pour moi. Et c’est ainsi que naissent des expression comme :

- bénir pour quelqu’un (utiliser les versets du Coran pour attirer la bénédiction sur lui)

- travailler quelqu’un (chercher à l’influencer par des moyens occultes)

- chanter quelqu’un ou le nom de quelqu’un (soit composer une chanson en son honneur, soit le critiquer partout).

Le phénomène du calque se situe dans la même perspective et concerne principalement les expressions toutes faites que les locuteurs traduisent mot à mot d’une langue à l’autre. Très souvent les locuteurs guinéens utilisent des signifiants français pour exprimer des signifiés spécifiques aux langues guinéennes. En voici quelques exemples :

- porter la bouilloire de quelqu’un = "être son courtisan"

- avoir le feu dans le pantalon = "avoir des problèmes urgents à résoudre"

- porter le pagne dans la famille (en parlant d’un père de famille) = "être faible et se laisser diriger par sa femme" et dans ce cas c’est la femme qui porte le pantalon

- être ton pied mon pied = "être inséparable".

Du côté des langues nationales également on trouve des cas de calques de certaines expressions françaises :

- yettugol pilaasi (prendre place)

- yettugol kongol (prendre la parole)

- δun innataa lan fus (cela ne me dit rien)

- o heбii lan (il m’a eu).

 1.2.2 Emprunts

"Il ya emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B et que A ne possédait pas ; l’unité ou le trait emprunté sont eux-mêmes appelés emprunts" écrit le Dictionnaire de linguistique de Dubois et collaborateurs (1973, 188). Il faut ajouter à cette définition que ce phénomène n’arrive généralement que lorsque les deux parlers A et B sont en contact d’une manière ou d’une autre.

Il faut également souligner que ce qui nous intéresse ici, c’est l’emprunt lexical car, comme l’écrit Louis Deroy (1956, 21) "On entend souvent par emprunt le seul emprunt du mot ou emprunt lexical. Il est, en effet, le plus fréquent, le plus apparent, le plus largement connu".

Les emprunts aux langues guinéennes se retrouvent principalement dans les domaines suivants[1] :

- la faune et la flore : les magnans (fourmis vivant en colonie) ; le néré (parkia biglobosa, arbre de la savane dont les fruits sont comestibles) ; le kinkéliba (combretum micrantum, arbuste dont les feuilles infusées sont utilisées à des fins thérapeutiques ou comme petit déjeuner).

- la vie sociale : le dabaden (professeur sorti de l’école normale secondaire de Dabadou à Kankan) ; le séré (groupe d’âge de femmes) ; le boré saré (littéralement "prix de sauce", somme servant à corrompre, pot de vin).

- la musique et la danse : la tabala (tambour royal ou tambour des grandes occasions comme fêtes, cérémonies, guerres, etc.) ; le sampatyé (danse Koniagui) ; le doundounba (danse de Haute Guinée et tam-tam utilisé lors de cette danse).

- les activités traditionnelles : le nako (jardin potager généralement entretenu par les femmes) ; le kilé (travail collectif au profit d’un individu qui offre un grand festin aux travailleurs) ; le guinzé (monnaie traditionnelle de Guinée Forestière).

- les réalités locales : le gouba (grand boubou de femme) ; le sasséri (produit qu’on brûle la nuit dans une chambre pour éloigner les moustiques) ; le korté (pratique magique permettant d’empoisonner un ennemi, même à distance).

L’intégration phonétique des mots empruntés ne pose problème que lorsque le mot local comporte des phonèmes inconnus du français. Mais comme on peut le constater avec les exemples ci-dessus, ce n’est pas le cas pour la majorité des emprunts du français aux langues locales. L’intégration morphologique (genre et nombre notamment) ne semble pas, non plus, poser de problèmes majeurs.

Quant aux langues guinéennes, elles ont emprunté dans les domaines[2] :

- du commerce : komersan (commerçant) ; marsandiisi (marchandise) ; bitiki (boutique)

- des transports : oto (automobile, camion ou voiture) ; watiir (voiture) ; pine (pneu)

- des produits manufacturés : perkaane (percale) ; peteron (pétrole) ; almeeti (allumette)

- des professions et petits métiers modernes : sekerteeri (secrétaire) ; uturneeru (vétérinaire) ; sofer (chauffeur)

- de l’administration : kumaandan (commandant) ; persidan (président) ; perefee (préfet)

- des forces de l’ordre : gardi (garde) ; poliisi (police) ; sandarma (gendarme).

Ici l’intégration est plus nette bien qu’il soit encore possible de reconnaître la plupart des mots empruntés. Mais il arrive que la transformation soit si poussée qu’il devient presque impossible à un locuteur d’origine non averti de les reconnaître. Quel Français reconnaîtrait par exemple en ces termes : kutupon, latikolon, sanfurˆè, samafuu, siribonjè, des transformations des mots et expressions suivants de sa langue : coup de poing, l’eau de Cologne, ça ne fait rien, je m’en fous et (je) jure par le bon dieu ?

1.3 Le niveau discursif

Le contact de langue se manifeste à ce niveau par le phénomène du mélange de codes. La plupart des locuteurs bilingues guinéens mettent à profit leur connaissance des deux codes (français et langue maternelle) pour exprimer leurs idées et leurs sentiments.

Cela peut se traduire par l’introduction de petits mots de leur langue maternelle quand ils parlent français. Ces petits mots sont des particules phatiques ou des interjections exprimant une multitude de sentiments :

- l’impatience : donne ça, waï !

- l’exaspération : adé ah, tu me prends pour qui ?

- le mépris : poro ! Tu ne sais que promettre.

Cela peut se traduire également par un discours où les deux langues sont presque à égalité du point de vue du nombre des mots utilisés. Ce phénomène est surtout apparent chez les intellectuels "déracinés" qui n’utilisent que rarement leur langue maternelle, mais il devient de plus en plus fréquent au niveau des illettrés urbains qui, par snobisme, truffent leur discours en langues locales de mots français.

Pour illustrer cela, nous allons reproduire ici un exemple tiré d’un article que nous avons publié dans la revue locale l’Éducateur, trimestriel pédagogique des enseignants de Guinée. Il s’agit du discours d’un administrateur, adressé aux populations d’un district (ou village) :

Délégation hewtuδo ka district mon δoo on, ko min secrétaire général chargé des collectivités décentralisées on, e directeur eaux, forêts et chasse préfecture men on, e directeur urbanisme commune on ka chef-lieu préfecture e directeur préfectoral jeunesse on. Ko addi men ko fii explikangol on importance environnement on. Feux de brousse ji din δuuδi ka leydi. Gouvernement deuxième république on hollii ko yo δun δuyte, dans le cas contraire sécheresse on tampinay en. Kono non men constatii onon δoo on faami. Men encouraagii on бeydugol. Men wadanay on δoo groupement paysan, ONG ji δn ara investissa δoo, walla on...

(Traduction : "La délégation qui arrive dans votre district comprend : moi le secrétaire général chargé des collectivités décentralisées, le directeur des eaux, forêts et chasse de notre préfecture, le directeur de l’urbanisme de la commune au chef-lieu de la préfecture et le directeur préfectoral de la jeunesse. Nous sommes venus pour vous expliquer l’importance de l’environnement. Les feux de brousse sont devenus trop nombreux dans le pays. Le gouvernement de la deuxième république nous demande de les diminuer, dans le cas contraire la sécheresse va nous entraîner dans d’énormes souffrances. Mais nous avons constaté que vous, vous avez compris. Nous vous encourageons à continuer dans le même sens. Nous allons créer ici un groupement paysan, les ONG vont venir investir et vous aider...").

En plus des mots français restés intacts dans le texte pular, on peut relever des emprunts occasionnels habillés morphologiquement comme des mots pular : explikangol (expliquer à ...), constatii (constaté), encouraagii (encouragé), investissa (investira). Évidement, ces mots sont incompréhensibles pour la grande majorité des paysans.

2. Les conséquences extralinguistiques

Le contact de langues dont il est question ici a eu des conséquences inattendues dans deux domaines que nous allons examiner brièvement : celui des ethnonymes et glossonymes et celui du dénombrement des unités monétaires.

2.1 Ethnonymes et glossonymes

C’est par l’intermédiaire de la langue française (introduite par la colonisation, il faut le rappeler) que le conquérant s’est donné ce que Louis-Jean Calvet appelle "le droit de nommer". C’est ainsi que même si le mot Guinée est d’origine locale, c’est ce conquérant qui l’a choisi pour nommer le pays. Et c’est par cette grâce que les habitants du pays sont devenus des Guinéens.

C’est ce même droit de nommer qui a prévalu au niveau des ethnonymes et des glossonymes, et il en résulte que la plupart des ethnies guinéennes ont deux noms : un donné par l’administration coloniale, et un que les membres de l’ethnie utilisent pour se nommer.

ethnonyme local

ethnonyme francisé

soso

soussou

pullo (pluriel : fulбé)

peul, foula

maninka

malinké

loma

toma

kpèlè

guerzé

unyey

koniagui

Ce phénomène est dû :

- soit à une déformation des noms locaux par le biais du tamis phonologique français :

soso =>  soussou

maninka =>  malinké

loma =>   toma,

- soit aux sources de renseignement des premiers explorateurs qui se sont adressés aux voisins, au lieu de s’adresser aux ethnies concernées. C’est ainsi que les Foulbe (singulier Pullo) sont appelés Foula (origine mandingue) par l’administration coloniale, et Peul (origine wolof) par les africanistes. De même les Kpèlè sont appelés Guerzé (origine mandingue) et les Unyey sont nommés Koniagui (origine peule).

Quant aux langues locales, elles ont été désignées par les noms déja donnés aux ethnies (les Français ne parlent-ils pas français, les Allemands allemand, les Italiens italien etc. ?)

glossonyme local

glossonyme francisé

sosokhui

soussou

pular

peul, foula

maninka kan

malinké

lomaghoï

toma

kpèlèwo

guerzé

wamey

koniagui

Ces noms imposés par la colonisation sont plus ou moins restés en vigueur après l’indépendance puisque la langue de l’administration est restée la même.

 2.2 Dénombrement des unités monétaires

Le contact de langues entraîne également une conséquence qui a joué et continue de jouer un rôle important dans le domaine du dénombrement des unités monétaires, autrement dit la manière de compter l’argent.

Je ne sais pour quelle raison historique, l’unité monétaire en langues nationales correspondait au départ à 5 francs (cela reste encore en vigueur dans la zone CFA). Donc quand on disait 5 en français dans ce domaine, il fallait entendre 1 dans les langues locales. Cela compliquait déjà énormément la tâche aux Guinéens, même à ceux qui ont été scolarisés, à plus forte raison aux illettrés. La première réforme monétaire de 1960 ne changea rien à cette situation, puisque l’unité monétaire sera toujours de 5 francs guinéens.

C’est en 1972 que la situation deviendra plus complexe quand, à la place du franc guinéen, le pays adoptera le syli comme monnaie nationale. En changeant la monnaie (10 FG contre 1 syli) les autorités ont omis de donner des directives sur la manière de compter le syli. Comme au niveau du français il n’y avait aucun risque de confusion, on n’a pas pensé à la majorité de la population qui n’utilise que les langues nationales.

C’est ainsi qu’à Conakry et ses environs on a tenu compte de la somme de départ pour compter (la somme de 10 FG c’est-à-dire 2 unités étant égale à 1 syli, 1 syli = 2 unités) tandis que le reste du pays a tenu compte de la somme d’arrivée (1 syli = 1 unité). La même somme variait ainsi du simple (pour la majorité du pays) au double (pour Conakry et ses environs). Autrement dit la somme de 100 sylis équivalait à 100 unités (mbuuδi teemedere) à Labé et à 200 unités (mbuuδi teemeδδe δiδi) à Conakry.

Cette confusion avait eu à l’époque des conséquences graves allant jusqu’à toucher au pouvoir d’achat des populations. A Kankan par exemple, ce que le commerçant vendait à 1000 unités (wa kelen soit 5000 FG) avant la réforme, il continua à le vendre à 1000 unités (wa kelen soit 1000 sylis équivalant à 10 000 FG) après la réforme. Les fonctionnaires ressentirent durement ce phénomène qui correspondait à la multiplication de tous les prix par 2 ou la division de leur salaire par 2.

Tout se passait comme si le pays était divisé en deux zones monétaires, si bien qu’on était obligé de préciser mbuuδi noogaay Labé (20 unités monétaires de Labé, soit 20 sylis) ou mbuuδi noogay Conakry (20 unités monétaires de Conakry, soit 10 sylis).

Le plus curieux, c’est que même après la dernière réforme intervenue en 1986 et revenant au franc guinéen, la confusion perdure. 1 syli a été échangé contre un franc guinéen et, de nouveau, à Conakry et ses environs, on a considéré 1 FG comme 2 unités, et au niveau du reste du pays on a encore pris 1 FG comme une unité.

La situation devint d’autant plus confuse que les Guinéens fraîchement revenus de l’extérieur et habitués à compter le franc CFA, se mirent à considérer 5 FG comme 1 unité. Si bien que la même somme en français correspondait à trois valeurs différentes en langues nationales. La somme de 100 FG était considérée comme :

- 100 unités à Nzérékoré, Kankan et Labé

- 200 unités à Conakry et ses environs

- 20 unités pour les Guinéens récemment rentrés au pays.

Nous n’étions décidément pas sortis de l’auberge. Souvent, pour résoudre le problème, celui qui énonçait une somme, précisait en même temps la perspective dans laquelle il se plaçait. Et on a fini par emprunter au français le mot franc (faran en langues nationales) pour mettre tout le monde sur la même longueur d’onde.

Le contact de langues peut donc entraîner des influences réciproques enrichissantes, mais il peut également se traduire par des conflits et des confusions aux conséquences imprévisibles.

 

Bibliographie

DEROY Louis (1956). L’emprunt linguistique, Paris : Les Belles lettres.

DUBOIS et coll. (1973). Dictionnaire de linguistique, Paris : Larousse.

CALVET Louis Jean (1974). Linguistique et colonialisme, Paris : Payot.

DIALLO Alpha Abdoulaye (1985). La vérité du ministre, Paris : Calman-Lévy.

 

[1] Voir “Les emprunts linguistiques du français en Guinée”, dans Inventaire des usages de la Francophonie : nomenclatures et méthodologies, AUPELF - John Libbey, Paris-Londres, 1993, pp. 183-192.

[2] Voir “Le français et les langues guinéennes : contact et emprunts” dans la revue l’Éducateur, trimestriel pédagogique des enseignants de Guinée, n° 22-23, octobre 1994- mars 1995, IPN, Conakry, pp. 13-15.