FANTAISIE LEXICALE ET NÉOLOGIE : LE CAS DE JJ : PRESSE ÉCRITE EN FRANÇAIS AU
BURKINA FASO
Alou Keita
Université de Ouagadougou
Introduction
Au cours de
l'exploitation du JJ, l’hebdromadaire[1] du jeudi, pour le recueil des particularités
lexicales du français au Burkina, notre attention s'est portée sur une
catégorie d'unités lexicales appelées "mots-valises". Il s'agit de
créations lexicales qui se distinguent, tant par leur caractère ludique,
satirique, cocasse, insolite, caricatural et fantaisiste, que par leur aspect
typographique. Ils se présentent souvent entièrement ou partiellement en
caractères gras ou en majuscules. On pourrait dire qu’ils sont à l’écriture ce
que le grotesque a été pour la peinture. Pour des lecteurs non-avertis, ils
sont perçus comme des fautes d’orthographe.
Dans
le JJ, et ce depuis son tout premier numéro d'août 1991, les
mots-valises apparaissent essentiellement dans les titres, les
"focus", les bulles et les commentaires des dessins. Ils ne sont
presque jamais employés dans le corps de l'article, ni lorsqu'il s'agit d'un
thème sérieux.
Leur
recueil et leur description présentent au moins un triple intérêt :
lexico-terminologique, méthodologique, pédagogique. L’intérêt
lexico-termino-logique vient du fait que le procédé de création des
mots-valises présente une importance certaine pour la néologie. Jean Tournier
(1994:168) ne dit-il pas que la raison de leur création relève d’un des
ressorts de la création lexicale appelé "la pulsion ludique"?
L’intérêt méthodologique tient autant à la particularité de leurs différents
procédés de formation qu'au fait qu'ils n'ont véritablement pas été pris en
compte ni dans notre protocole d’inventaire des particularités lexicales, ni
dans le programme de description du français au Burkina. L'examen de leurs
aptitudes morphosyntaxiques, de leurs contenus sémantiques et de leur évolution
ne peut que compléter la description de ce français. La présentation des
différents procédés de formation et de la typologie des mots-valises révélera
plusieurs lois de phonétique combinatoire qui régissent généralement les
néologismes, et présentent donc un intérêt certain sur le plan de la pédagogie,
de la lexicologie et de la terminologie.
Dans le présent travail, nous examinerons les aspects
morphosyntaxiques et sémantiques des mots-valises. Des premiers aspects
découleront leurs aptitudes morpho-syntaxiques et leurs différents moules de
création, des seconds les différents éléments de codage et de décodage.
Les
mots-valises étant théoriquement et pratiquement observables dans les discours
satiriques, dans les messages publicitaires, et même dans le langage usuel, une
réflexion dans le cadre général de l'inventaire des particularités lexicales du
français régional sera de nature à éviter des attitudes hésitantes ou hostiles
en ce qui concerne leur sélection et leur traitement ; autrement dit, nous
mènerons notre réflexion en ce qui concerne leur sélection pour un éventuel
traitement lexicographique, et cela à partir des cas recensés dans le JJ.
Les
mots-valises recueillis appartiennent "giga-majoritairement"[2] à la catégorie nominale. Ce sont essentiellement des
substantifs et des noms propres de personne. Quelques-uns d’entre eux
apparaissent étroitement liés à une structure phrastique figée. Tel est, par
exemple, le cas de :
- One
man chauve
- Time
is manie
- Autant
en emporte le vin.
Les
mots-valises ont les mêmes aptitudes morphosyntaxiques que les lexies
ordinaires, en ce sens qu’ils prennent les marques du genre, du nombre, et se
soumettent, entre autres, aux processus de :
.
dérivation :
- Emmegdeur
qui vient de megd (= merde)
- Nouvel
Anmerdeur
.
composition :
- Fatouball :
Fatou (prénom d’une femme politique
du Burkina) + football
- Fasomètre :
Faso + mètre
- Rue
Pince-fesses
Il est à
signaler qu’ils sont "méga-majoritairement" des noms composés ou des
syntagmes nominaux.
.
emprunt :
- Allah
à coups d’barre
- Bucinéss-men
- Wassitude
Leur création
repose globalement sur des processus de transformation, de contraction et/ou de
fusion, d’expansion, d’analogie et de transposition.
1.
Création par transformations
La
création des mots-valises se fonde généralement sur le phonétisme des unités
lexicales pré-existantes qui subissent deux types de transformation, l’une
phonique, l’autre graphique.
1.1.
Transformation phonique
C’est le
cas des mots-valises dont la création repose sur la modification de la
prononciation d'une désignation déjà existante dans la langue.
- érection miss SOEURDEAO < élection
miss CEDEAO
- Rue Pince-fesses < Rue
Princesse
- Yégislatives
97 < Législatives 97
Certaines
transformations constatées sont le reflet d’interférences phoniques des langues
nationales (souvent la langue mooré) sur le français. Cela est par exemple le
cas de la labio-vélarisation du h qui
fait que le mot hasard donne le
mot-valise wasard. Le mot-valise megd’alors, titre d’une rubrique de JJ,
et son dérivé megdique sont créés respectivement sur la base
de la prononciation de merde alors !
et de merdique, cela, suite à une
vélarisation de la vibrante [R].
1.2.
Transformation graphique
Il s’agit
d’une modification de l'orthographe du terme concerné. Elle est liée à la
transformation phonique. Elle s’appuie souvent de façon consciente sur le fait
que dans le système orthographique du français, un même son peut être
représenté par plusieurs graphèmes, et un même graphème peut être lu de
plusieurs façons. Autrement dit, un son peut correspondre à plusieurs
graphèmes, et un graphème à plusieurs sons. La transformation graphique repose,
par ailleurs, sur l’exploitation volontaire de l’homophonie en français.
- Anmerdeur
< emmerdeur
- Commission
électorâle < Commission électorale
- Djibeau
< Djibo (toponyme au Burkina)
- Konan
Henri Bédieu < Konan Henri Bédié
(anthroponyme)
- Nabobo
Kanidolo < Nabogo Kanidoua
(anthroponyme)
- Peaulitique
et po de banane[3] < politique
et peau de banane
- Universithé < université
Au
niveau de la transformation graphique, il est aisé de constater que le jeu de
création lexicale des mots-valises joue de deux manières sur l’aspect
morpho-lexicologique des unités lexicales.
La première
consiste à transformer une unité lexicale graphiquement simple en une unité
lexicale graphiquement complexe :
- Cinéma > Ciné…ment
- Combattus > Cons Battus
- Condom
> Con d’homme
- Disparus
> Dix Parus
- Fespaco > Fesses-Paco
- Paniquer > Pas Niquer
- Princesse > Pince-fesses
- Transition > Trans-scission
La seconde consiste à transformer une unité
graphiquement complexe en une unité graphiquement simple :
- Ça
tire > Satire
- Fin
d’année > Damnes
- Foot
à l’aise > Footaise
– Robot
de l’ODP > Robodépé
Au-delà des
cas de transformations phoniques et graphiques, et malgré le fait que les
auteurs affirment n’avoir pas conscience de l’existence de moules de création
lexicale, les mots-valises recueillis obéissent à des lois de phonétique
combinatoire ; ils sont le résultat de procédés de création lexicale dont
les principaux cas observés dans le JJ sont
la contraction, la fusion, l'expansion, l’analogie et la transposition. Ils
peuvent être le produit d’un seul procédé ou de plusieurs procédés de création
lexicale. C’est ainsi que la plupart des mots-valises combinent le procédé de
contraction et celui de fusion.
2.
Création par contraction et/ou par fusion
La plupart
des mots-valises sont créés en supprimant une ou plusieurs syllabes, ou bien un
ou plusieurs composants d'une désignation. La contraction dont il est question
peut être un cas de troncature, de siglaison, d'acronymie ou d’abréviation.
Elle se produit essentiellement au cours de la fusion de deux lexies. Il existe
quelques rares cas où elle se fait sur une seule lexie, cela n’excluant point
leur emploi dans une structure de composé.
Rappelons
qu’on entend par troncature la suppression ou l'élision d'une fraction du
mot ; il s’agit précisément de la disparition d’un élément étymologique.
Elle peut se faire en début de mot tout comme à l'intérieur et à la fin du mot.
Lorsqu’elle se passe en début de mot, elle est appelée troncature gauche ou troncation antérieure ou encore aphérèse.
Lorsqu’elle a lieu à l’intérieur du mot, c’est-à-dire ni en finale, ni à
l’initiale, elle porte le nom de troncation
médiane ou syncope. La
disparition d’un élément étymologique en fin de mot est appelée troncature droite ou troncation postérieure ou apocope. L’apocope est la plus
fréquemment utilisée dans le JJ pour
créer les mots-valises. Quant à la fusion, c'est la réunion de deux
désignations ou de deux constituants de désignations. Elle est souvent précédée
d’un ou de plusieurs cas de troncature. Les mots-valises recueillis dans le JJ sont le résultat des combinaisons de
procédés suivants :
2.1. Apocope +
aphérèse
- Astroscope
< Astres + horoscope
- Blaisix
< Blaise + Astérix
- Gendarmator
< Gendarme + Terminator
- Mugabosaure
< (Robert) Mugabe + dinosaure
2.2. Apocope
simple + fusion
- Cinégritude
< Cinéma + négritude
- Fespacouille
< Fespaco + couille
- Fespaqueue
< Fespaco + queue
- Journaréalisme
< Journalisme + réalisme
- Universiterreur
< Université + terreur
- Universithéière
< Université + théière
2.3.
Aphérèse simple + fusion
- Yegislatures < Ye + Législatures
- Wackadougou < Wack
[4] + Ouagadougou
2.4.
Siglaison et/ou acronymie
La création
de certains mots-valises dans le JJ se
fonde sur l’extraction et la combinaison des initiales des composants d'une
désignation. Les cas recueillis s’appliquent essentiellement aux noms
propres :
- ABC : Les amis de Blaise Compaoré
- KDO : Kadré
Désiré Ouédraogo (premier ministre burkinabè)
- MBK : Mathias
Bikyenga Kibsa (président de la commission nationale des élections).
En plus de
la siglaison et de l’acronymie, on note aussi quelques cas d’abréviation
appartenant à un registre argotique. Là aussi, ce sont les noms propres qui
sont touchés. Cela est par exemple, le cas de Rocco et de Blaisot
employés respectivement pour Rock et Blaise.
3.
Création par expansion
Définie comme toute forme de passage d'une forme
réduite à une forme développée correspondante, elle génère quelques
mots-valises dont :
- Hebdromadaire < Hebdomadaire
- Media
Culpa < Mea culpa
4.
Création par analogie et par transposition
Les mots tels que Astradamus,
Astroscope, Augustix, Blaisix, Fasomètre et Zoographie montrent que la création des mots-valises dans le JJ se fondent effectivement sur
l’analogie et la transposition. Certaines de ces créations jouent sur "la
culture BD (qui) emprunte beaucoup à celle de la France, où elle trouve ses
références dans Astérix". (Cf.
Gisèle Prignitz : 1997).
Comme
on peut ainsi le constater, les procédés de création des mots-valises sont
nombreux et variés ; certains moules de création sont plus productifs que
d'autres. À ce stade de la réflexion, il n’est pas sans pertinence de remarquer
que les mots-valises sont en général peu productifs et ont une fréquence
d'utilisation faible. Ces deux types de faiblesse sont certainement dus au fait
que les mots-valises sont étroitement liés à un contexte situationnel, élément
sans doute aussi capital pour la détermination de leur sémantisme.
II. Aspects sémantiques
La
démarche de la création des mots-valises est essentiellement onomasiologique.
Les mots-valises recueillis dans le JJ,
malgré leur morphologie "giga-majoritairement" hétéroclite,
contiennent subtilement du sens. Celui-ci a un triple codage :
linguistique, visuel et situationnel. Par ailleurs, certains mots-valises
présentent timidement un aspect qui s’apparente à la polysémie.
1.1. Codage
et décodage linguistiques
Étant généralement formés sur le
principe de la composition, ils fonctionnent sémantiquement de la même manière
que les syntagmes nominaux et la plupart des noms composés. Leur sens est
déductible du sens des éléments linguistiques qui les composent. Là, leur
décodage ne pose pratiquement aucune difficulté aux lecteurs. Ceux-ci
comprennent aisément que le mot-valise yegislatures
réfère aux législatures présidées par ye
Bognessan (ancien président du parlement !), cinégritude au cinéma de la négritude, media culpa aux erreurs des média, universiterreur à la terreur dans les universités, Fespaqueue à la queue interminable des
rangs devant les salles de ciné lors du Fespaco,
Parlementeur aux mensonges des
parlementaires, Robodépé au robot de
l’ODP (parti politique !), c’est-à-dire à l’homme à tout faire de l’ODP,
etc.
1.2. Codage et décodage visuels
Le
sens de certains mots-valises se construit au niveau des éléments visuels qui
les accompagnent. Il s’agit notamment des caricatures, des dessins, des bulles
et aussi de la typographie. Une bonne partie de la force expressive des
mots-valises concernés réside en ces éléments qui permettent au lecteur de
décoder les mots-valises. L’étroite liaison entre éléments visuels et lexies
constituent une caractéristique sémantico-référentielle des mots-valises
recueillis dans le JJ.
- One man chauve est accompagné d’une caricature de Laurent Bado (un intellectuel
burkinabè !) avec sa calvitie très poussée. Cela fait de One man chauve un sobriquet de Laurent Bado dans ce contexte.
- Rue Pince-fesses est accompagné d’une
affiche montrant un homme portant une caméra pendant au niveau du bas-ventre
avec le zoom bien sorti et un doigt pointé vers les fesses d’une jeune fille.
L’utilisation du caractère gras,
technique volontairement employée lors de la création des mots-valises, est
aussi un élément facilitant le décodage. Le caractère gras joue ici le rôle
d'indicateur d’élément de référenciation. En outre, le travail de décodage est
parfois facilité par la reprise du mot-valise avec une graphie normale dans le
corps de l’article.
1.3. Codage et décodage situationnels
La création de certains
mots-valises est si étroitement liée au contexte situationnel que toute
tentative de décodage indépendante de celui-ci devient ardue. Le contexte
situationnel peut être un événement politique, culturel, économique, social,
sportif, etc. Par exemple, la paire de mots-valises Nguesshaut et Lissoubas
est liée à la situation politique du Congo, et précisément au moment où Denis
Sassou N’Guesso a eu le dessus sur son rival Pascal Lissouba. Le mot-valise Bas-rage réfère aux multiples désagréments causés à la population par les
barrages érigés à Ouagadougou lors de la visite de hautes personnalités
étrangères. Universithé de Bobo fait
allusion à la consommation relativement importante du thé par les étudiants de
l’Université Polytechnique de Bobo-Dioulasso (Burkina). Djibeau renvoie au problème de manque d’eau auquel est confrontée
la ville de Djibo située dans la zone sahélienne au Burkina. Ainsi, les
éléments situationnels éclairent sémantiquement le jeu de création se fondant
sur l’homophonie en français.
Un fait à souligner au niveau du
codage et du décodage de certains mots-valises est la combinaison de noms
propres et de termes désignant des us et coutumes, ou des stéréotypes. Les
mots-valises créés dans le cadre de cette combinaison expriment généralement
une relation de plaisanterie, appelée populairement "parenté à
plaisanterie." Dans le JJ,
l’accent est mis sur la relation de plaisanterie entre les Bobos et les Peuls,
pour la simple raison que le directeur de publication de JJ est un Peul. C’est la prise en compte de cet élément culturel
qui permet d’interpréter et de comprendre, par exemple, le mot-valise Nabobo Kanidolo. Déformation du nom Nabogo
Kanidoua (nom d’un homme politique du Burkina) ; cela est pour
signifier que cet homme politique est un Bobo
et qu’il aime le dolo[5]. Les relations de plaisanterie entre ces deux ethnies
jouent souvent sur le stéréotype selon lequel les Bobos sont de grands
consommateurs de dolo.
Les mots-valises sont souvent
négativement connotés. Ils irritent les destinataires et plaisent généralement
aux lecteurs. Nous partageons le point de vue de Gisèle Prignitz selon lequel
"le ton est celui de la dérision, ridiculisant les travers des hommes
politiques, en somme de tous les responsables qui ont tendance à se prendre au
sérieux". (Cf. Gisèle Prignitz : 1997).
Malgré l’aspect ludique et
fantaisiste des mots-valises, ils sont d’un réalisme incontestable. Ils portent
sur des éléments tellement d’actualité et préoccupants que leurs sens
n’échappent généralement pas aux lecteurs. Ce fait peut recevoir comme
témoignage le "Droit de réponse" adressé au directeur de publication
de JJ par Bibia Robert
Sangaré :"Faut-il rappeler, que la première attaque contre ma
personne est apparue dans votre publication à la même rubrique et avec le même
style, et l'écriture volontairement erronée de mon titre dont je comprends
parfaitement le sens ? "(Cf. JJ,
n° 295, du 15 au 21 mai 1997, p. 6, rubrique "Droit de réponse").
1.4. Structuration sémantique
Le
seul élément de la structuration sémantique des lexies ordinaires attesté dans
les mots-valises est leur nature "polysémique". Les signes sont
investis de nouvelles significations. Il y a une variation de référence en
fonction du contexte. Cela est remarquable essentiellement dans certains sigles
et acronymes. C’est ainsi que, par exemple, FESPACO
"Festival Panafricain de cinéma et télévision de Ouagadougou" est
interprété, selon les contextes, tantôt "Festival de Pédophilie d'Afrique
et Consorts", tantôt "Foules Et Snobs Peuvent Admirer et Connaître
Ouagadougou"
- La T.V.A. devient Tout Votre
Argent dans le contexte linguistique suivant : L'Etat veut Tout Votre Argent.
- L’ONPE,
Office National de la Promotion de
l’Emploi devient On N'a Plus
d'Emplois.
- L’OUA, l’Organisation de l’Unité Africaine devient Organisation de l'Unité Avortée, cela dans le contexte
suivant : "l'OUA ne peut pas régler tous les conflits en
Afrique" (cf. JJ n° 252, du 18
au 24 juillet 1996).
III. Traitement lexicographique
Les mots-valises, du fait de
leur caractère ludique et de leurs codages visuel et situationnel, sont
éphémères. Rares sont les mots-valises de JJ
qui reviennent. D’une façon générale, les mots-valises font rarement partie
du stock lexical disponible de la langue. Selon Gérard Gorcy (1997:145)
"toutes ces créations sont plus appelées à faire mouche qu’à faire
souche". Mais malgré la justesse de ces constats, il est, par ailleurs,
juste et prouvé que, sur le plan théorique et pratique, des mots-valises
peuvent changer de statut et faire partie des mots usuels de la langue. Ils méritent
de ce fait une attention dans un travail lexicographique tel que l'Inventaire des particularités lexicales du
français en Afrique. Leur particularisme tient surtout à leur nature
néologique et à leur circonscription géographique. Dans l’équipe IFBURK qui
s’occupe de l’Inventaire des
particularités lexicales du français au Burkina, l’attention à accorder aux
mots-valises se manifeste par leur recueil systématique et leur mise en
observation. Seront admissibles pour l’élaboration de la nomenclature de l’Inventaire,
ceux qui attesteront les deux principaux critères suivants :
- Attestation sans
aucune modification dans le texte de l’article de journal ou dans un document
écrit autre que le JJ. Cela est, par
exemple, le cas du mot Cinégritude
qui apparaît plusieurs fois dans le corps d’un article : "En
attendant que la fête de la Cinégritude
commence. Et que les acteurs se comportent bien !"(JJ, hors-série n° 2, février 1997,
p. 1, rub. Editoriale). C’est aussi le cas des mots tels que : ABC, malmort, wassitude, wasard qui sont
attestés, par exemple, dans le quotidien burkinabè L’observateur paalga.
- Apparition
régulière : cela est surtout le cas des titres de certaines rubriques,
exemples : Astroscope, Fasomètre, Média culpa, Puzzlimateur. Ceux-ci sont non seulement
employés depuis des années, mais ils sont aussi attestés à l’oral. Parmi les
mots illustratifs cités dans le présent travail, sont retenus pour la
nomenclature, par exemple, les mots-valises suivants : ABC, astroscope, cinéastre, cinégritude,
fasomètre, giga-majoritaire, gendarmator, malmort, média-culpa,
méga-majoritaire, robodépé, wasard, wassitude, yégislative.
À travers la présente étude, on se rend compte que
les mots-valises, majoritairement des nominaux, ont à la fois des points communs
et des points différents avec les lexies ordinaires, cela tant au niveau
morpho-syntaxique qu’au niveau sémantico-référentiel. Si au niveau
morphosyntaxique ils se distinguent par les transformations phoniques et
graphiques, par leur graphie et par leur nature composite, au niveau
sémantico-référentiel c’est surtout leurs codages et décodages visuels qui les
distinguent des lexies ordinaires. Les différents procédés de leur création
reposent, selon A. Clas cité par G. Gorcy (1997:145) "sur une matrice
terminologique, universelle, qui peut répondre à des besoins de
créativité".
L’exploitation judicieuse du principe orthographique
selon lequel en français un graphème peut correspondre à plusieurs sons, et un
phonème à plusieurs lettres, et le jeu sur les homophones sont autant de
preuves d’une bonne maîtrise du français parlé et écrit. N’importe quel
utilisateur du français n’a pas forcément conscience de l’existence de ces
faits linguistiques. Le jeu de création est parfois tellement subtil que certains
mots-valises sont d’emblée perçus par beaucoup de lecteurs comme des fautes
d’orthographe. Le lecteur peut aussi ne pas saisir sur le champ le sens des
mots concernés. Mais les éléments du codage visuel tels que les caricatures et
l’utilisation partielle du gras, et le codage situationnel permettent de
comprendre le message transmis. Le décodage est aussi facilité par la reprise
des mots-valises sous leur graphie normale dans le corps de l’article. Une fois
les différents éléments de décodage pris en compte, le sens des mots-valises
devient tout à fait accessible et on perçoit mieux l’aspect ludique et
fantaisiste de leur création.
Dans le cadre des
travaux d’inventaire des particularités lexicales, l’attitude à adopter quant à
leur acceptabilité ne doit point être radicale : on ne doit ni les rejeter
d'emblée, ni les intégrer systématiquement. Leur soumission aux différents
critères présentés permet d’en retenir un certain nombre dans la nomenclature
des inventaires nationaux. Le recueil et la description des mots-valises
méritent d’être étendus à d’autres documents produits en français.
Bibliographie
CLAS André
(1987). "Une matrice terminologique universelle : la brachygraphie
gigogne", META, XXII, 3, pp.
347-355.
GORCY Gérard (1997). "À propos des mots-valises :
de la fantaisie verbale à la néologie raisonnée", in Les formes du sens, Etudes de linguistique française, médiévale et
générale offertes à Robert Martin à l'occasion de ses 60 ans,
Louvain : Duculot.
IEHL Dominique (1997). Le Grotesque, Paris : PUF.
JJ Journal du
Jeudi, Hebdromadaire burkinabè, Directeur de publication : Boubacar
Diallo, BP 3654, Ouagadougou 01, Burkina Faso. (Nous avons consulté presque
tous les numéros).
MITTERAND Henri (1996). Les Mots français, Paris : PUF.
PRIGNITZ Gisèle (1997). "Appelez-moi JJ. La
gestion d’un corpus de presse de l’après sankarisme pour une étude des
connotations socio-culturelles du français au Burkina", in FREY C., LATIN
D., Le corpus lexicographique,
Louvain : Duculot, pp. 189-210.
TOURNIER Jean (1994). Précis de lexicologie anglaise, Paris : Nathan, 3e édit.
[1] Il s’agit bien de hebdromadaire
et non de hebdomadaire comme beaucoup
de gens le lisent et l’écrivent. Mais il paraît quand même une fois par
semaine !
[2] Le mot-valise giga-majoritairement
provient de giga-majoritaire qui
signifie : "à une écrasante majorité", et qui a comme synonyme méga-majoritaire.
[3] Po est le
nom d’une ville du Burkina qui a abrité pendant plusieurs années le camp
national d’entraînement des commandos et qui aurait joué un grand rôle sur le
plan politico-militaire.
[4] Le mot wack
signifie "pouvoir occulte" ou "gris-gris".
[5] Le dolo est
une boisson alcoolisée locale préparée à partir du mil ou du maïs.