REGARDS SUR
LES EMPRUNTS EN FRANÇAIS DU SÉNÉGAL
Geneviève N’Diaye-Corréard
Université de Dakar
0. Introduction
Notre objectif en ces pages est
d’amorcer l’étude d’un corpus d’emprunts en français du Sénégal (dorénavant FS)
constitué à partir des relevés de particularités de l’équipe de recherches sur
les particularités lexicales du FS que nous dirigeons et de la nomenclature de
l’Inventaire de l’Équipe IFA (1982-1988). Ce corpus de 325
unités inclut des lexies appartenant à tous les registres du FS contemporain, y
compris certaines qui sont vieillies ou d’un usage restreint mais toujours
connues. Nous examinerons ce corpus des points de vue suivants : origine
et étymologie des emprunts, stratification chronologique, et nous terminerons
par une rapide comparaison avec des corpus d’emprunts disponibles pour les
autres pays d’Afrique francophone.
1.
Origine et étymologie
La détermination de l’origine
des lexies empruntées en FS se heurte à plusieurs difficultés. Ainsi, il
importe de distinguer entre la langue source de la lexie et la langue à
laquelle appartient son étymon. D’autre part, la longue coexistence des langues
sénégalaises et la parenté de certaines entre elles fait qu’elles ont en commun
un assez grand nombre de désignations, soit par héritage, soit par emprunt.
Enfin, il ne faut pas négliger les réemprunts,
mots dont l’étymon est français mais dont le sens, distinct de celui de
l’étymon, témoigne qu’ils sont passés par une autre langue.
1.1.
Emprunts au wolof
Parmi les
langues ou variétés linguistiques qui sont des sources d’emprunts pour le FS,
le wolof se taille la part du lion, avec 51% env. de l’ensemble. Cependant, du
point de vue de l’étymologie, ce groupe est très composite. En effet, si un bon
nombre des lexies qui le composent sont, autant qu’on peut l’affirmer,
d’étymologie wolof, d’autres ont pour source des emprunts du wolof à d’autres
langues, notamment le poular, l’arabe, l’anglais, le français. Faute de place,
nous ne signalerons ici que quelques cas particuliers.
Le premier est celui de caïlcédrat "Khaya senegalensis", hybride composé de W xay, de même sens[1], et
probablement du français cèdre ou
d’un mot apparenté en espagnol (cedro)
ou en anglais (cedar), qui
désignaient autrefois, dans la zone caraïbe, d’autres méliacées, les acajous (Schmidt 1995 : 24-29) ; ronier "Borassus flabellifer et B.
aethiopicum" est aussi un hybride, formé de W ron, de même sens, et du suffixe français -ier, commun dans les noms d’arbres, ainsi que benténier "Ceiba
pentandra", nom vieilli mais toujours connu du fromager, qui présente
un cas intéressant. En effet, on connaît en wolof quatre variantes pour le nom
de cet arbre : bénténji et béntéj, cités par Kobes (1923 : 23), bénténki
et béntéñé. Il semble
bien que la forme française provient de bénténji
muni, comme ronier, du suffixe -ier (ou -er), la forme résultante ayant été réempruntée par le wolof (béntéñé).
Quelques emprunts du FS au wolof
viennent du poular. Ainsi, niébé
"légumineuse du genre Vigna",
de W ñebbe, forme valable pour le
singulier et le pluriel, a probablement pour étymon Po ñebbe, pl. de ñewre, de
même sens. De même, gnégno
"membre d’une caste d’artistes ou d’artisans", de W ñeeño, qui ne se rattache, semble-t-il,
en wolof, à aucun autre mot, s’explique bien par Po ñeeño "griot", en relation avec ñeeñde "flatter".
Sont empruntés au wolof mais
d’étymologie arabe, entre autres, asaka
(W asaka) "dîme islamique
destinée aux pauvres", safara (W
saafara) "philtre, potion
magique", et le bien connu toubab
(W tubaab) "Blanc".
L’anglais fournit aussi quelques
unités : passe (W paas) "billet, ticket" ne
vient pas, comme l’indiquent FAL-SANTOS (1990 : 167), du français, où ce
sens est inconnu, mais plus vraisemblablement de A pass. Quant à bol (W bool) "plat rond et creux", il
se pourrait qu’il vienne du français, où cependant ce mot, emprunté à
l‘anglais, désigne de nos jours un petit récipient individuel, après avoir
désigné le bol à punch, mais il nous semble plus probable qu’il s’agisse de A bowl lui-même.
Certains emprunts au wolof sont en
réalité des réemprunts au français, le passage par le wolof ayant modifié le
sens ou la forme. Ainsi, calepin (W kalpe) a pris le sens de
"portefeuille". Le cas le plus caractéristique est celui de FS darcassou "Anacardium occidentale", qui reflète pommier d’acajou, emprunté par le wolof, dépourvu de dénomination
pour cet arbre originaire d’Amérique et des Antilles, sous la forme tronquée darkasu. Réemprunté par le FS, ce mot
est devenu la dénomination courante de cet arbre.
Terminons avec tabaski "fête musulmane rappelant
le sacrifice d’Abraham" emprunté (Mauny 1952 :
64) au W tabaski, lui-même pris au
berbère, où le mot refléterait le latin pasqua
"Pâques", de l’hébreu pesakh !
1.2.
Emprunts à l’arabe
Après le wolof, c’est l’arabe
qui fournit au FS le plus fort contingent d’emprunts, environ 11%. Il est
parfois difficile de distinguer les mots empruntés directement à l’arabe et
ceux qui sont passés par le wolof. Certains critères peuvent cependant être
utilisés, tels que la graphie ou l’existence de doublets. Ainsi, hadja, el hadj "fidèle qui est allé en pèlerinage à La Mecque", moustarchidine "membre d’une
association religieuse", ziarra
"visite de disciples à leur marabout" comportent des graphèmes
représentant des sons ou des séquences de sons inconnus du wolof : dj, ch,
z.
Le mot mouride "membre d’une confrérie musulmane créée par un
Sénégalais" est probablement un emprunt direct, la forme wolof étant murit. zakat "dîme islamique destinée aux pauvres" apparaît
comme un emprunt direct par son initiale et par l’existence d’un doublet passé
par le wolof : asaka.
Citons encore samara "tong", beydane "Maure blanc", qui
n’existent pas en wolof, et chawarma
"sandwich au mouton", emprunt récent à l’arabe libanais.
1.3. Emprunts aux langues mandé
Les langues mandé -
soninké ; mandingue (bambara, dioula, malinké) - viennent en troisième
position avec environ 9% du total de nos emprunts.
Le soninké est représenté par karité "Butyrospermum parkii", selon Delafosse,
cité par Équipe IFA
(1988 : 200).
Comme emprunts au mandingue, on
peut citer le mot-phrase abana
"c’est fini, ça suffit" et, parmi les noms, banco "sorte de pisé", bolong "chenal d’eau salée", daba "sorte de houe", djembé
"sorte de tam-tam", kora
"instrument à cordes", magnan
"Anomma nigricans", néré "Parkia biglobosa", quinquéliba
"Combretum micranthum".
Il faut souligner le cas
particulier de balafon
"sorte de xylophone", qui vient d’un syntagme malinké bala fo "jouer du xylophone".
En effet, Mauny (1952 :
20) cite un fragment de phrase du voyageur Lacourbe (1685) dans lequel balafon signifie "celui qui joue du
xylophone" ; mais Schmidt
(1989-90 : 38) produit une occurrence de 1702 où le mot a déjà le sens
actuel.
1.4.
Emprunts à l’anglais
L’anglais fournit neverdie "Moringa oleifera", emprunté aussi par le wolof sous la forme nebedaay, que l’on rencontre parfois en
français. neem~nim "Azadirachta indica"
est aussi un emprunt à l’anglais, qui l’a lui-même pris à l’hindoustani (Schmidt 1992 : 3). wax, fancy, fancy-print désignent des tissus, yard, une mesure valant 0,914 m,
utilisée uniquement pour les cotonnades pour pagnes. coxeur "rabatteur de clients pour les taxis collectifs et les
cars", de l’argot français coxer
"attraper, surprendre, arrêter" selon LAFAGE (1989 : 75), évoque
pour nous A coaxer, de coax "cajoler qqn pour l’amener à
faire qqch". Notons encore le cas de boy,
emprunté trois fois : tout d’abord, et anciennement, dans le sens bien
connu d’"employé de maison", avec divers composés comme boy-cuisinier, boy de couloir, et, plus récemment, comme terme d’adresse familier
"mon vieux, mon gars" et avec le sens de "jeune homme" dans
certains composés tels que boy-disco
"garçon habillé selon le dernier cri" ou boy-town "jeune citadin débrouillard", composé sur le
modèle fréquent en FS de jupe pagne, ensemble bazin, etc. Signalons encore
deux adverbes hybrides anglo-français du langage des jeunes : nicement "bien" et coolement "avec
décontraction".
1.5.
Emprunts à d’autres langues ou parlers
Le portugais fournit des
emprunts très anciens, parfois devenus rares ou littéraires, tels que gourmette (P grumete "mousse") "chrétien noir", tapade (P tapada "parc clos") "clôture" ou lougan (P lugar "lieu") "champ". Autres emprunts
anciens : griot (P criado "domestique"), pagne (P pano "tissu"), signare
(P senhora "dame")
"métisse vivant en concubinage officiel avec un Blanc" qui, de nos
jours, désigne souvent une élégante saint-louisienne. bangala, familier pour "pénis", vient de P bengala "canne de
l’Inde" ; quant à cana
"alcool de canne" et coladéra
"soirée dansante payante chez des particuliers", ils pourraient être
empruntés plutôt au créole portugais du Cap-Vert.
Les emprunts directs au poular
sont peu nombreux ; nous nous arrêterons ici sur gueule-tapée, qui désigne Varanus
exanthematicus, le varan de terre, appelé aussi couramment iguane. Selon MAUNY (1952 : 41), ce
mot à l’apparence de composé refléterait Po gyeddaBe,
pluriel d’un mot signifiant "lézard", qui aurait fait l’objet d’une
adaptation populaire sous l’attraction de gueule
et de tapée, peut-être en raison du
faciès étrange de cet animal.
Les emprunts aux autres langues
sénégalaises sont rares. Relevons pour le diola bounouk (D bunuk)
"vin de palme" et bougarabou
(D bugaarabu) "tam-ram des
Diolas", pour le sérère, pangol
(Se pangol, pl. de fangol) "génie, dans la religion
sérère" et saltigué (Se saltigi) "devin".
Quelques emprunts viennent de
langues non représentées au Sénégal : accra~acara "beignet de pâte de
haricots", du yorouba akara, dibétou "bois d’un arbre de la
famille des méliacées", du krou, harmattan
"vent d’Est", du fanti, foufou
"ragoût à l’huile de palme servi avec une boule de pâte de farine de
blé", de l’éwé.
Quelques mots du jargon des
truands dakarois, dont le lexique est largement emprunté au wolof et à
l’anglais, sont passés dans le FS argotique ou familier. Le plus répandu est guinz (A gas "essence") "liquide dont on respire les vapeurs
pour se droguer", qui a donné le composé guinzman "utilisateur du guinz".
Enfin, les mots circulent dans
la francophonie africaine. Ainsi conjoncture
"situation économique défavorable" et conjoncturé "victime d’une telle situation", venus de
Côte-d’Ivoire, sont extrêmement fréquents. deuxième
bureau "maîtresse", initialement apparu au Zaïre et dans les pays
voisins, est de plus en plus usité ; nana-Benz
"femme à Mercédès", du Togo, est connu et sert de modèle pour mama-Benz, de même sens.
2.
Stratification chronologique
2.1.
Emprunts anciens (XVIIe-XVIIIe s.)
Le FS est l’héritier du lexique
des voyageurs, commerçants, etc. français découvrant un nouvel univers et
soumis à la nécessité de nommer des réalités jusque là inconnues. Les nouvelles
désignations furent souvent empruntées à des langues ayant déjà cours, ou
l’ayant eu, sur les terres sénégalaises, qu’il s’agisse de langues extra-continentales :
portugais, anglais, ou de langues locales : mandingue, poular, wolof
surtout.
La première apparition de nombre
de ces mots dans un texte français peut parfois être datée, comme le montrent
les travaux de Mauny (1952) ou de
Schmidt (1989-90, 1992, 1995 notamment),
mais, d’une part, cette première occurrence n’est souvent qu’une citation et ne
peut donc nous donner la certitude que le mot était effectivement déjà un
véritable emprunt ; d’autre part, il est toujours possible que le dépouillement
d’un document plus ancien fournisse un nouveau témoignage permettant de
remonter encore plus haut dans le temps. S’ajoute à cela le caractère très
lacunaire de notre documentation. Les datations ci-dessous sont donc données
sous toute réserve.
Nous pouvons citer comme
remontant au XVIIe s. la première occurrence des emprunts suivants :
1637 P griot, lougan, pagne, tapade ; W toubab ;
1643 Ar alcati "représentant du souverain dans un village, puis agent de police" ; brack (W barag) "souverain du Walo", damel (W dàmmel) "souverain du Cayor", W sanglé "bouillie de mil" ;
On l’a vu ci-dessus, la première
occurrence de balafon désigne celui
qui joue de cet instrument, le sens actuel n’étant relevé à l’écrit qu’en 1702.
Pour le XVIIIe s., ont été
relevées des occurrences des emprunts suivants :
1732
fanti
harmattan ; Ar talibé "disciple d’un
marabout" ;
1739
boubou (W mbubb) "boubou, caftan"[2] ;
1744
diakhatou (W jaxatu) "Solanum
aethiopicum" ;
1757
S
karité ; W ronier, sotiou (W soccu) "bâtonnet pour se frotter
les dents" ;
1767
P
signare ;
1775
Po
guib "Tragelaphus scriptus" ;
1789
Ar
almamy "chef spirituel et
temporel des Peuls".
En dépit de ce que nous avons
dit ci-dessus, certains de ces mots, par leur forme ou leur sens, sont bien du
français à la date où ils apparaissent ; c’est le cas notamment de griot, lougan, pagne, tapade, balafon, gourmette, ronier, signare. Il en va de même pour guib,
relevé pour la première fois chez Buffon en tant que dénomination française de
cette antilope.
2.2.
Le XIXe s.
En 1814, par le traité de Paris,
le Sénégal est dévolu à la France et, à partir de 1854, s’engage la conquête
coloniale. Les relations entre Français et Sénégalais se diversifient, les
écrits se multiplient, fournissant des témoignages de nouveaux emprunts ou
candidats à l’emprunt.
Pour la première moitié du
siècle, ont été relevés :
1800
M
sanio "mil tardif" ;
1813
mango "mangue d’un arbre non
greffé" ;
1821
hilaire (W illéér) "sorte de houe" ;
1822
W
caïlcédrat, niébé ;
1825
Po
cob "antilope de la famille des
hippotraginés ou des réduncinés" ;
1826 badolo (W baadoolo) "homme libre, dans la société wolof", korité (W korite) "fête de la fin
du ramadan", thiédo (W ceddo)
"guerrier païen" ; M daba,
dolo "bière de mil" ;
1830 cram-cram (W xamxam) "Cenchrus biflorus" ; Po laobé "membre de la caste des artisans
du bois" ; M magnan ;
1846
gonaquier "Acacia nilotica" ; kadd
(W kàdd) "Acacia albida", tata
(W tata) "forteresse".
hilaire, par sa graphie, caïlcédrat, par son deuxième terme et sa
structure, gonaquier (qui
apparaît
sous la forme gonatier), par son suffixe
caractéristique, sont déjà de vrais emprunts.
Les
mots suivants apparaissent dans des textes de la deuxième moitié du
siècle :
1853
Po
gueule-tapée ;
1855 béref (W beref) "sorte de pastèque" ; M fonio "Digitaria exilis" ;
1857 navétane (W nawetaan) "ouvrier agricole saisonnier" ; M tara "lit fait d’un assemblage de
tiges végétales", touloucouna
"Carapa procera" ;
1868 W
gamou (W gàmmu) "grand rassemblement religieux musulman" ;
1873 A
crinting "panneau fait d’un
treillis de bambou refendu", sous la forme crinking ;
1890 W
moutmout "petit insecte
piqueur" ;
1892
koba (Po kooba) "Hippotragus
equinus" ;
1895
M
quinquéliba, sous la forme kinkéliba.
gueule-tapée
est déjà de toute évidence bien intégré en français.
2.3.
Le début du XXe s.
Les témoignages écrits du début
du XXe s. permettent de dater la première occurrence des emprunts
suivants :
1900 A
boy "employé de
maison" ;
1909
tann (W tan) "étendue de terres salées" ;
1910 M
bougnat "supplément
gratuit" ; Ar mouride, samara ;
1914 W
larbish "Ankylostoma caninum".
On voit que la première
occurrence écrite connue de mouride
"adepte d’une confrérie fondée par un Sénégalais à la fin du XIXe s."
est de 1910. On peut vraisemblablement situer à la même époque, en l’absence de
datation précise, l’emprunt de baye Fall
(W baay Faal "père Fall")
"adepte du premier compagnon du fondateur du mouridisme".
2.4.
Les décennies suivantes du XXe s.
Nous n’avons malheureusement pas
connaissance de résultats de recherches portant sur la datation d’emprunts
postérieurs au début de notre siècle. Cependant, divers événements ou
circonstances de la vie politique, économique, militaire, sociale fournissent
des repères pour situer, parfois de façon précise, l’époque de l’emprunt de
certains mots de notre corpus.
Ainsi, la campagne des élections
présidentielles de 1993 a permis, dès la fin de 1992, l’extension de l’emploi
de jallarbi (W jàllarbi) "renversement" et de sopi (W soppi)
"changement", mots d’ordre de deux partis d’opposition, et de leurs
dérivés jallarbiste, sopiste, sopisme. De 1992 date aussi l’emprunt de diongoma (W jongoma)
"femme belle selon les canons sénégalais", qui s’est répandu lors de
la création d’un concours de beauté "Miss Diongoma" destiné à
promouvoir la beauté proprement africaine.
diambar (W jàmbaar) est
apparu en 1991, année de la guerre du Golfe, à l’occasion de laquelle des
soldats sénégalais furent envoyés sur le terrain d’opérations et honorés du
titre de "braves", qui leur est resté attaché.
Les phénomènes de mode sont
aussi l’occasion d’emprunts, tels que celui de M bogolan, vraisemblablement
contemporain de la vogue que connaissent, depuis le début des années 1990, ces
panneaux décoratifs bambaras, ou celui de ndokette
(W ndokket) "robe africaine à
volants" qui permet de "relooker" la désignation de ce vêtement
revenu au goût du jour alors que, il y a quelques années encore, il n’était
porté que par des femmes âgées sous le nom de camisole.
Un repère est également fourni
par les deux recueils de particularités lexicales du FS : N’Diaye-Corréard-Schmidt 1979 et Blondé-Dumont-Gontier 1979. Il y a en effet une forte
probabilité pour que des mots non répertoriés dans ces ouvrages et fréquemment
usités à l’heure actuelle n’aient pas encore été des emprunts à la fin des
années 70. Nous pouvons citer ici, par exemple, béthio (W beeco)
"pagne court servant de jupon", W boudiouman
"fouilleur d’ordures", colts
(A colts "revolvers")
"hanches rebondies", conjoncture
et conjoncturé, dibétou, djembé, fakhman (W fàqman) "enfant des rues", Po hal poular "toucouleur", Ar khassaïde "poème de leur fondateur que psalmodient les
mourides", louma (W luuma) "marché hebdomadaire", mbalakh (W mbalax) "rythme wolof typique", nana-Benz, ndigueul (W ndiggël) "consigne", ndokette, (opération) set-setal (W setsetal) "opération de nettoyage des lieux publics", simb (W simb) "jeu du faux lion", soum-soum "boisson alcoolisée obtenue par distillation du vin
de palme".
Enfin, les dépouillements
effectués par notre équipe d’écrits parus depuis 1980, et concentrés notamment
sur la presse depuis 1992, nous permettent de constater l’apparition de
certains mots devenus des emprunts et l’extension de leur emploi. Ainsi, les
textes montrent que gorgorlou (W goorgoorlu) "homme vivant au jour
le jour", apparu au début des années 1990, a connu une véritable fortune à
partir de 1994, année de la dévaluation du franc CFA qui a paupérisé beaucoup
de Sénégalais. deuxième bureau, connu
comme employé au Zaïre dans le sens de "maîtresse", commence à
s’employer au Sénégal sans référence à son pays d’origine à partir de 1993.
Ces quelques observations sur la
datation des emprunts en FS, qui nous ont permis de situer dans le temps
seulement le tiers de notre corpus, montrent une fois de plus l’ampleur de la
tâche à accomplir pour la connaissance de l’histoire du lexique français au
Sénégal et en Afrique.
3. Comparaison
avec les autres pays francophones d’Afrique
Nous avons disposé, grâce à Équipe IFA (1982-1988) et aux lexiques
existants pour certains pays, de données assez fournies pour la plupart des 16
pays francophones d’Afrique subsaharienne, les exceptions étant la Mauritanie
et la Guinée, pour lesquelles nous n’avons que des informations fragmentaires,
et le Gabon, pour lequel nous n’en avons aucune. Nous devons cependant, dès le
départ, faire la remarque suivante : le fait que nous n’ayons pas trouvé
telle lexie dans nos données sur tel pays ne signifie pas forcément qu’elle y
soit inconnue, soit qu’elle ait échappé aux chercheurs, soit qu’elle soit devenue
obsolète. Il convient donc de considérer ce qui suit comme indicatif et
provisoire.
Sur le total des emprunts de
notre corpus (325), un peu plus du tiers est signalé dans au moins un autre
pays.
Comme il paraît évident, les
emprunts à l’arabe (18%) sont nombreux dans les pays où l’islam est dominant.
Le nombre élevé de mots mandingues (20%) n’est pas surprenant, puisqu’il s’agit
de langues d’une famille qui s’étend sur une vaste zone géographique. On
pourrait s’étonner en revanche de l’importante proportion d’emprunts au wolof
(33%), langue essentiellement sénégalaise. Cependant, le fait que le Sénégal
soit le pays sahélien et musulman avec lequel les contacts de la France sont
les plus anciens explique que le wolof ait fourni de nombreuses désignations, concernant
en particulier la nature et l’islam.
Le poular, qui est aussi une
langue répandue dans plusieurs pays de l’Afrique francophone, fournit quelques
unités, ainsi que le portugais, ancienne langue de communication sur toute la
côte africaine. L’anglais fournit quelques unités très répandues, dont wax, l’emprunt apparaissant dans le plus
grand nombre de pays (13). On trouve également, dans ce patrimoine commun, harmattan (7 pays), du fanti, foufou (7), de l’éwé, et des mots
d’origine non identifiée : taximan
"chauffeur de taxi" (11), mango
(6).
Près de la moitié de ces
emprunts peuvent être identifiés comme anciens, s’échelonnant du XVIIe (P griot, lougan, pagne, tapade ; W sanglé, serigne, tabaski, toubab ; M balafon ;
Ar alcati, salam) au XVIIIe (W benténier,
boubou, ronier, sotiou ; Ar almamy, talibé ; Po guib ;
S karité ; fanti harmattan), au XIXe (P secco "lieu où l’on entasse les
arachides livrées par les producteurs" ; W caïlcédrat, cram-cram, hilaire, kadd, korité, moutmout, navétane, niébé, tata ; M banco, daba, dolo, fonio, magnan, quinquéliba, sanio, tara ; Ar beydane ; Po gueule-tapée, cob, koba, laobé, ainsi que gonaquier et mango), et
au début du XXe s. (W larbish ;
M bougnat ; A boy ; Ar samara).
L’étude de l’extension de chacun
de ces emprunts selon les pays permet, dans la mesure où nos données sont
fiables, de distinguer, en Afrique francophone, deux grandes zones, dont la
première regroupe le Cameroun, le Congo, le Burundi, le Rwanda et le Congo
démocratique (auxquels il faudrait probablement ajouter le Gabon), où aucun
pays n’a plus de dix emprunts communs avec le Sénégal (de 4 pour le Burundi à
10 pour le Congo), la seconde réunissant les dix autres pays, où le nombre
d’emprunts partagés avec le Sénégal va de 24 (Centrafrique) à 93 (Mali).
Dans la première de ces zones,
on ne relève qu’un seul emprunt au wolof : boubou. L’ensemble Burundi-Rwanda-Congo dém. se distingue de la
paire Cameroun-Congo par l’absence de tout emprunt au mandingue, les seules
lexies communes à ces deux groupes étant boubou,
foufou, pagne, taximan et wax.
Dans la seconde zone
apparaissent quatre sous-ensembles : 1. le Mali, qui a le
"score" le plus élevé : 93 emprunts partagés avec le
Sénégal ; 2. le Niger, le Burkina-Faso et la Côte-d’Ivoire, avec 56 à 59
emprunts communs, puis 3. le Bénin et le Togo : 41 et 42, et enfin 4. deux
pays de l’ancienne Afrique-équatoriale française : la Centrafrique et le
Tchad : 24 et 26. Nos données incomplètes ne nous permettent pas de situer
avec certitude la Guinée et la Mauritanie dans ces sous-ensembles, mais leur
proximité géographique avec le Sénégal donne à penser qu’elles pourraient se
placer dans les deux premiers. Les emprunts au wolof et à l’arabe sont
nettement moins nombreux dans les deux derniers sous-groupes et les emprunts au
mandingue dans le dernier.
L’étude des emprunts dessine
ainsi une "dialectologie" du français en Afrique, qui est en
congruence avec les données de la géographie et de l’histoire de ces pays et
notamment de l’histoire de leur colonisation et de l’introduction du français
dans chacun d’entre eux.
Abréviations
et symboles
A
anglais
Ar arabe
B occlusive
bilabiale sonore glottalisée (en Po)
D diola
FS français du
Sénégal
M mandingue
P portugais
Pl. pluriel
Po poular
S soninké
Se sérère
Sing. singulier
W wolof
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français au Sénégal et secondairement aux pays avoisinants (suite)". Bull. du Réseau des Observatoires du
Français contemporain en Afrique noire, 10, pp. 5-47.
[1]
À la première occurrence d’un emprunt dans le présent texte, nous donnons la
langue d’origine (en abrégé), la forme du mot dans cette langue lorsqu’elle
nous est connue et le sens approximatif de l’emprunt lors de sa première
apparition dans le texte. Ces informations ne sont pas reprises lors des
apparitions suivantes.
[2]
Pour ce mot, Le Nouveau Petit Robert donne
une étymologie malinké : bubu,
qui désigne "un singe et, par métonymie, sa peau". À notre avis, boubou vient plutôt de W mbubb, qui désigne ce genre de vêtement.