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REGARDS SUR LES EMPRUNTS EN FRANÇAIS DU SÉNÉGAL

 

Geneviève N’Diaye-Corréard

Université de Dakar

 

 

 

0. Introduction

                Notre objectif en ces pages est d’amorcer l’étude d’un corpus d’emprunts en français du Sénégal (dorénavant FS) constitué à partir des relevés de particularités de l’équipe de recherches sur les particularités lexicales du FS que nous dirigeons et de la nomenclature de l’Inventaire de l’Équipe IFA (1982-1988). Ce corpus de 325 unités inclut des lexies appartenant à tous les registres du FS contemporain, y compris certaines qui sont vieillies ou d’un usage restreint mais toujours connues. Nous examinerons ce corpus des points de vue suivants : origine et étymologie des emprunts, stratification chronologique, et nous terminerons par une rapide comparaison avec des corpus d’emprunts disponibles pour les autres pays d’Afrique francophone.

 

1. Origine et étymologie

                La détermination de l’origine des lexies empruntées en FS se heurte à plusieurs difficultés. Ainsi, il importe de distinguer entre la langue source de la lexie et la langue à laquelle appartient son étymon. D’autre part, la longue coexistence des langues sénégalaises et la parenté de certaines entre elles fait qu’elles ont en commun un assez grand nombre de désignations, soit par héritage, soit par emprunt. Enfin, il ne faut pas négliger les réemprunts, mots dont l’étymon est français mais dont le sens, distinct de celui de l’étymon, témoigne qu’ils sont passés par une autre langue.

 

1.1. Emprunts au wolof

                Parmi les langues ou variétés linguistiques qui sont des sources d’emprunts pour le FS, le wolof se taille la part du lion, avec 51% env. de l’ensemble. Cependant, du point de vue de l’étymologie, ce groupe est très composite. En effet, si un bon nombre des lexies qui le composent sont, autant qu’on peut l’affirmer, d’étymologie wolof, d’autres ont pour source des emprunts du wolof à d’autres langues, notamment le poular, l’arabe, l’anglais, le français. Faute de place, nous ne signalerons ici que quelques cas particuliers.

                Le premier est celui de caïlcédrat "Khaya senegalensis", hybride composé de W xay, de même sens[1], et probablement du français cèdre ou d’un mot apparenté en espagnol (cedro) ou en anglais (cedar), qui désignaient autrefois, dans la zone caraïbe, d’autres méliacées, les acajous (Schmidt 1995 : 24-29) ; ronier "Borassus flabellifer et B. aethiopicum" est aussi un hybride, formé de W ron, de même sens, et du suffixe français -ier, commun dans les noms d’arbres, ainsi que benténier "Ceiba pentandra", nom vieilli mais toujours connu du fromager, qui présente un cas intéressant. En effet, on connaît en wolof quatre variantes pour le nom de cet arbre : bénténji et béntéj, cités par Kobes (1923 : 23), bénténki et béntéñé. Il semble bien que la forme française provient de bénténji muni, comme ronier, du suffixe -ier (ou -er), la forme résultante ayant été réempruntée par le wolof (béntéñé).

                Quelques emprunts du FS au wolof viennent du poular. Ainsi, niébé "légumineuse du genre Vigna", de W ñebbe, forme valable pour le singulier et le pluriel, a probablement pour étymon Po ñebbe, pl. de ñewre, de même sens. De même, gnégno "membre d’une caste d’artistes ou d’artisans", de W ñeeño, qui ne se rattache, semble-t-il, en wolof, à aucun autre mot, s’explique bien par Po ñeeño "griot", en relation avec ñeeñde "flatter".

                Sont empruntés au wolof mais d’étymologie arabe, entre autres, asaka (W asaka) "dîme islamique destinée aux pauvres", safara (W saafara) "philtre, potion magique", et le bien connu toubab (W tubaab) "Blanc".

                L’anglais fournit aussi quelques unités : passe (W paas) "billet, ticket" ne vient pas, comme l’indiquent FAL-SANTOS (1990 : 167), du français, où ce sens est inconnu, mais plus vraisemblablement de A pass. Quant à bol (W bool) "plat rond et creux", il se pourrait qu’il vienne du français, où cependant ce mot, emprunté à l‘anglais, désigne de nos jours un petit récipient individuel, après avoir désigné le bol à punch, mais il nous semble plus probable qu’il s’agisse de A bowl lui-même.

                Certains emprunts au wolof sont en réalité des réemprunts au français, le passage par le wolof ayant modifié le sens ou la forme. Ainsi, calepin (W kalpe) a pris le sens de "portefeuille". Le cas le plus caractéristique est celui de FS darcassou "Anacardium occidentale", qui reflète pommier d’acajou, emprunté par le wolof, dépourvu de dénomination pour cet arbre originaire d’Amérique et des Antilles, sous la forme tronquée darkasu. Réemprunté par le FS, ce mot est devenu la dénomination courante de cet arbre.

                Terminons avec tabaski "fête musulmane rappelant le sacrifice d’Abraham" emprunté (Mauny 1952 : 64) au W tabaski, lui-même pris au berbère, où le mot refléterait le latin pasqua "Pâques", de l’hébreu pesakh !

 

1.2. Emprunts à l’arabe

                Après le wolof, c’est l’arabe qui fournit au FS le plus fort contingent d’emprunts, environ 11%. Il est parfois difficile de distinguer les mots empruntés directement à l’arabe et ceux qui sont passés par le wolof. Certains critères peuvent cependant être utilisés, tels que la graphie ou l’existence de doublets. Ainsi, hadja, el hadj "fidèle qui est allé en pèlerinage à La Mecque", moustarchidine "membre d’une association religieuse", ziarra "visite de disciples à leur marabout" comportent des graphèmes représentant des sons ou des séquences de sons inconnus du wolof : dj, ch, z.

                Le mot mouride "membre d’une confrérie musulmane créée par un Sénégalais" est probablement un emprunt direct, la forme wolof étant murit. zakat "dîme islamique destinée aux pauvres" apparaît comme un emprunt direct par son initiale et par l’existence d’un doublet passé par le wolof : asaka.

                Citons encore samara "tong", beydane "Maure blanc", qui n’existent pas en wolof, et chawarma "sandwich au mouton", emprunt récent à l’arabe libanais.

 

1.3. Emprunts aux langues mandé

                Les langues mandé - soninké ; mandingue (bambara, dioula, malinké) - viennent en troisième position avec environ 9% du total de nos emprunts.

                Le soninké est représenté par karité "Butyrospermum parkii", selon Delafosse, cité par Équipe IFA (1988 : 200).

                Comme emprunts au mandingue, on peut citer le mot-phrase abana "c’est fini, ça suffit" et, parmi les noms, banco "sorte de pisé", bolong "chenal d’eau salée", daba "sorte de houe", djembé "sorte de tam-tam", kora "instrument à cordes", magnan "Anomma nigricans", néré "Parkia biglobosa", quinquéliba "Combretum micranthum".

                Il faut souligner le cas particulier de balafon "sorte de xylophone", qui vient d’un syntagme malinké bala fo "jouer du xylophone". En effet, Mauny (1952 : 20) cite un fragment de phrase du voyageur Lacourbe (1685) dans lequel balafon signifie "celui qui joue du xylophone" ; mais Schmidt (1989-90 : 38) produit une occurrence de 1702 où le mot a déjà le sens actuel.

 

1.4. Emprunts à l’anglais

                L’anglais fournit neverdie "Moringa oleifera", emprunté aussi par le wolof sous la forme nebedaay, que l’on rencontre parfois en français. neem~nim "Azadirachta indica" est aussi un emprunt à l’anglais, qui l’a lui-même pris à l’hindoustani (Schmidt 1992 : 3). wax, fancy, fancy-print désignent des tissus, yard, une mesure valant 0,914 m, utilisée uniquement pour les cotonnades pour pagnes. coxeur "rabatteur de clients pour les taxis collectifs et les cars", de l’argot français coxer "attraper, surprendre, arrêter" selon LAFAGE (1989 : 75), évoque pour nous A coaxer, de coax "cajoler qqn pour l’amener à faire qqch". Notons encore le cas de boy, emprunté trois fois : tout d’abord, et anciennement, dans le sens bien connu d’"employé de maison", avec divers composés comme boy-cuisinier, boy de couloir, et, plus récemment, comme terme d’adresse familier "mon vieux, mon gars" et avec le sens de "jeune homme" dans certains composés tels que boy-disco "garçon habillé selon le dernier cri" ou boy-town "jeune citadin débrouillard", composé sur le modèle fréquent en FS de jupe pagne, ensemble bazin, etc. Signalons encore deux adverbes hybrides anglo-français du langage des jeunes : nicement "bien" et coolement "avec décontraction".

 

1.5. Emprunts à d’autres langues ou parlers

                Le portugais fournit des emprunts très anciens, parfois devenus rares ou littéraires, tels que gourmette (P grumete "mousse") "chrétien noir", tapade (P tapada "parc clos") "clôture" ou lougan (P lugar "lieu") "champ". Autres emprunts anciens : griot (P criado "domestique"), pagne (P pano "tissu"), signare (P senhora "dame") "métisse vivant en concubinage officiel avec un Blanc" qui, de nos jours, désigne souvent une élégante saint-louisienne. bangala, familier pour "pénis", vient de P bengala "canne de l’Inde" ; quant à cana "alcool de canne" et coladéra "soirée dansante payante chez des particuliers", ils pourraient être empruntés plutôt au créole portugais du Cap-Vert.

                Les emprunts directs au poular sont peu nombreux ; nous nous arrêterons ici sur gueule-tapée, qui désigne Varanus exanthematicus, le varan de terre, appelé aussi couramment iguane. Selon MAUNY (1952 : 41), ce mot à l’apparence de composé refléterait Po gyeddaBe, pluriel d’un mot signifiant "lézard", qui aurait fait l’objet d’une adaptation populaire sous l’attraction de gueule et de tapée, peut-être en raison du faciès étrange de cet animal.

                Les emprunts aux autres langues sénégalaises sont rares. Relevons pour le diola bounouk (D bunuk) "vin de palme" et bougarabou (D bugaarabu) "tam-ram des Diolas", pour le sérère, pangol (Se pangol, pl. de fangol) "génie, dans la religion sérère" et saltigué (Se saltigi) "devin".

                Quelques emprunts viennent de langues non représentées au Sénégal : accra~acara "beignet de pâte de haricots", du yorouba akara, dibétou "bois d’un arbre de la famille des méliacées", du krou, harmattan "vent d’Est", du fanti, foufou "ragoût à l’huile de palme servi avec une boule de pâte de farine de blé", de l’éwé.

                Quelques mots du jargon des truands dakarois, dont le lexique est largement emprunté au wolof et à l’anglais, sont passés dans le FS argotique ou familier. Le plus répandu est guinz (A gas "essence") "liquide dont on respire les vapeurs pour se droguer", qui a donné le composé guinzman "utilisateur du guinz".

                Enfin, les mots circulent dans la francophonie africaine. Ainsi conjoncture "situation économique défavorable" et conjoncturé "victime d’une telle situation", venus de Côte-d’Ivoire, sont extrêmement fréquents. deuxième bureau "maîtresse", initialement apparu au Zaïre et dans les pays voisins, est de plus en plus usité ; nana-Benz "femme à Mercédès", du Togo, est connu et sert de modèle pour mama-Benz, de même sens.

 

2. Stratification chronologique

2.1. Emprunts anciens (XVIIe-XVIIIe s.)

                Le FS est l’héritier du lexique des voyageurs, commerçants, etc. français découvrant un nouvel univers et soumis à la nécessité de nommer des réalités jusque là inconnues. Les nouvelles désignations furent souvent empruntées à des langues ayant déjà cours, ou l’ayant eu, sur les terres sénégalaises, qu’il s’agisse de langues extra-continentales : portugais, anglais, ou de langues locales : mandingue, poular, wolof surtout.

                La première apparition de nombre de ces mots dans un texte français peut parfois être datée, comme le montrent les travaux de Mauny (1952) ou de Schmidt (1989-90, 1992, 1995 notamment), mais, d’une part, cette première occurrence n’est souvent qu’une citation et ne peut donc nous donner la certitude que le mot était effectivement déjà un véritable emprunt ; d’autre part, il est toujours possible que le dépouillement d’un document plus ancien fournisse un nouveau témoignage permettant de remonter encore plus haut dans le temps. S’ajoute à cela le caractère très lacunaire de notre documentation. Les datations ci-dessous sont donc données sous toute réserve.

                Nous pouvons citer comme remontant au XVIIe s. la première occurrence des emprunts suivants : 

1637        P griot, lougan, pagne, tapade ; W toubab ;

1643        Ar alcati "représentant du souverain dans un village, puis agent de police" ; brack (W barag) "souverain du Walo", damel (W dàmmel) "souverain du Cayor", W sanglé "bouillie de mil" ;

1685        M balafon ; P gourmette ; Ar salam "prière des musulmans" ; lalo (W laalo) "feuilles pilées utilisées en cuisine" ; serigne (W sëriñ) "chef religieux musulman", W tabaski.

                   On l’a vu ci-dessus, la première occurrence de balafon désigne celui qui joue de cet instrument, le sens actuel n’étant relevé à l’écrit qu’en 1702.

                Pour le XVIIIe s., ont été relevées des occurrences des emprunts suivants :

            1732        fanti harmattan ; Ar talibé "disciple d’un marabout" ;

            1739        boubou (W mbubb) "boubou, caftan"[2] ;

         1744        diakhatou (W jaxatu) "Solanum aethiopicum" ;

            1757        S karité ; W ronier, sotiou (W soccu) "bâtonnet pour se frotter les dents" ;

            1767        P signare ;

            1775        Po guib "Tragelaphus scriptus" ;

            1789        Ar almamy "chef spirituel et temporel des Peuls".

                En dépit de ce que nous avons dit ci-dessus, certains de ces mots, par leur forme ou leur sens, sont bien du français à la date où ils apparaissent ; c’est le cas notamment de griot, lougan, pagne, tapade, balafon, gourmette, ronier, signare. Il en va de même pour guib, relevé pour la première fois chez Buffon en tant que dénomination française de cette antilope.

 

2.2. Le XIXe s.

                En 1814, par le traité de Paris, le Sénégal est dévolu à la France et, à partir de 1854, s’engage la conquête coloniale. Les relations entre Français et Sénégalais se diversifient, les écrits se multiplient, fournissant des témoignages de nouveaux emprunts ou candidats à l’emprunt.

                Pour la première moitié du siècle, ont été relevés :

            1800        M sanio "mil tardif" ;

            1813        mango "mangue d’un arbre non greffé" ;

            1821        hilaire (W illéér) "sorte de houe" ;

            1822        W caïlcédrat, niébé ;

            1825        Po cob "antilope de la famille des hippotraginés ou des réduncinés" ;

            1826        badolo (W baadoolo) "homme libre, dans la société wolof", korité (W korite) "fête de la fin

                                 du ramadan", thiédo (W ceddo) "guerrier païen" ; M daba, dolo "bière de mil" ;

            1830        cram-cram (W xamxam) "Cenchrus biflorus" ; Po laobé "membre de la caste des artisans

                          du bois" ; M magnan ;

            1846        gonaquier "Acacia nilotica" ; kadd (W kàdd) "Acacia albida", tata (W tata) "forteresse".

                         hilaire, par sa graphie, caïlcédrat, par son deuxième terme et sa structure, gonaquier (qui                             apparaît sous la forme gonatier), par son suffixe caractéristique, sont déjà de vrais emprunts.

                Les mots suivants apparaissent dans des textes de la deuxième moitié du siècle :

        1853        Po gueule-tapée ;

        1855        béref (W beref) "sorte de pastèque" ; M fonio "Digitaria exilis" ;

        1857        navétane (W nawetaan) "ouvrier agricole saisonnier" ; M tara "lit fait d’un assemblage de

                         tiges végétales", touloucouna "Carapa procera" ;

        1868        W gamou (W gàmmu) "grand rassemblement religieux musulman" ;

        1873        A crinting "panneau fait d’un treillis de bambou refendu", sous la forme crinking ;

        1890        W moutmout "petit insecte piqueur" ;

        1892        koba (Po kooba) "Hippotragus equinus" ;

        1895        M quinquéliba, sous la forme kinkéliba.

      gueule-tapée est déjà de toute évidence bien intégré en français.

 

2.3. Le début du XXe s.

                Les témoignages écrits du début du XXe s. permettent de dater la première occurrence des emprunts suivants :

        1900        A boy "employé de maison" ;

           1909        tann (W tan) "étendue de terres salées" ;

         1910        M bougnat "supplément gratuit" ; Ar mouride, samara ;

        1914       W larbish "Ankylostoma caninum".

                On voit que la première occurrence écrite connue de mouride "adepte d’une confrérie fondée par un Sénégalais à la fin du XIXe s." est de 1910. On peut vraisemblablement situer à la même époque, en l’absence de datation précise, l’emprunt de baye Fall (W baay Faal "père Fall") "adepte du premier compagnon du fondateur du mouridisme".

 

2.4. Les décennies suivantes du XXe s.

                Nous n’avons malheureusement pas connaissance de résultats de recherches portant sur la datation d’emprunts postérieurs au début de notre siècle. Cependant, divers événements ou circonstances de la vie politique, économique, militaire, sociale fournissent des repères pour situer, parfois de façon précise, l’époque de l’emprunt de certains mots de notre corpus.

                Ainsi, la campagne des élections présidentielles de 1993 a permis, dès la fin de 1992, l’extension de l’emploi de jallarbi (W jàllarbi) "renversement" et de sopi (W soppi) "changement", mots d’ordre de deux partis d’opposition, et de leurs dérivés jallarbiste, sopiste, sopisme. De 1992 date aussi l’emprunt de diongoma (W jongoma) "femme belle selon les canons sénégalais", qui s’est répandu lors de la création d’un concours de beauté "Miss Diongoma" destiné à promouvoir la beauté proprement africaine.

                diambar (W jàmbaar) est apparu en 1991, année de la guerre du Golfe, à l’occasion de laquelle des soldats sénégalais furent envoyés sur le terrain d’opérations et honorés du titre de "braves", qui leur est resté attaché.

                Les phénomènes de mode sont aussi l’occasion d’emprunts, tels que celui de M bogolan, vraisemblablement contemporain de la vogue que connaissent, depuis le début des années 1990, ces panneaux décoratifs bambaras, ou celui de ndokette (W ndokket) "robe africaine à volants" qui permet de "relooker" la désignation de ce vêtement revenu au goût du jour alors que, il y a quelques années encore, il n’était porté que par des femmes âgées sous le nom de camisole.

                Un repère est également fourni par les deux recueils de particularités lexicales du FS : N’Diaye-Corréard-Schmidt 1979 et Blondé-Dumont-Gontier 1979. Il y a en effet une forte probabilité pour que des mots non répertoriés dans ces ouvrages et fréquemment usités à l’heure actuelle n’aient pas encore été des emprunts à la fin des années 70. Nous pouvons citer ici, par exemple, béthio (W beeco) "pagne court servant de jupon", W boudiouman "fouilleur d’ordures", colts (A colts "revolvers") "hanches rebondies", conjoncture et conjoncturé, dibétou, djembé, fakhman (W fàqman) "enfant des rues", Po hal poular "toucouleur", Ar khassaïde "poème de leur fondateur que psalmodient les mourides", louma (W luuma) "marché hebdomadaire", mbalakh (W mbalax) "rythme wolof typique", nana-Benz, ndigueul (W ndiggël) "consigne", ndokette, (opération) set-setal (W setsetal) "opération de nettoyage des lieux publics", simb (W simb) "jeu du faux lion", soum-soum "boisson alcoolisée obtenue par distillation du vin de palme".

                Enfin, les dépouillements effectués par notre équipe d’écrits parus depuis 1980, et concentrés notamment sur la presse depuis 1992, nous permettent de constater l’apparition de certains mots devenus des emprunts et l’extension de leur emploi. Ainsi, les textes montrent que gorgorlou (W goorgoorlu) "homme vivant au jour le jour", apparu au début des années 1990, a connu une véritable fortune à partir de 1994, année de la dévaluation du franc CFA qui a paupérisé beaucoup de Sénégalais. deuxième bureau, connu comme employé au Zaïre dans le sens de "maîtresse", commence à s’employer au Sénégal sans référence à son pays d’origine à partir de 1993.

                Ces quelques observations sur la datation des emprunts en FS, qui nous ont permis de situer dans le temps seulement le tiers de notre corpus, montrent une fois de plus l’ampleur de la tâche à accomplir pour la connaissance de l’histoire du lexique français au Sénégal et en Afrique.

 

3. Comparaison avec les autres pays francophones d’Afrique

                Nous avons disposé, grâce à Équipe IFA (1982-1988) et aux lexiques existants pour certains pays, de données assez fournies pour la plupart des 16 pays francophones d’Afrique subsaharienne, les exceptions étant la Mauritanie et la Guinée, pour lesquelles nous n’avons que des informations fragmentaires, et le Gabon, pour lequel nous n’en avons aucune. Nous devons cependant, dès le départ, faire la remarque suivante : le fait que nous n’ayons pas trouvé telle lexie dans nos données sur tel pays ne signifie pas forcément qu’elle y soit inconnue, soit qu’elle ait échappé aux chercheurs, soit qu’elle soit devenue obsolète. Il convient donc de considérer ce qui suit comme indicatif et provisoire.

                Sur le total des emprunts de notre corpus (325), un peu plus du tiers est signalé dans au moins un autre pays.

                Comme il paraît évident, les emprunts à l’arabe (18%) sont nombreux dans les pays où l’islam est dominant. Le nombre élevé de mots mandingues (20%) n’est pas surprenant, puisqu’il s’agit de langues d’une famille qui s’étend sur une vaste zone géographique. On pourrait s’étonner en revanche de l’importante proportion d’emprunts au wolof (33%), langue essentiellement sénégalaise. Cependant, le fait que le Sénégal soit le pays sahélien et musulman avec lequel les contacts de la France sont les plus anciens explique que le wolof ait fourni de nombreuses désignations, concernant en particulier la nature et l’islam.

                Le poular, qui est aussi une langue répandue dans plusieurs pays de l’Afrique francophone, fournit quelques unités, ainsi que le portugais, ancienne langue de communication sur toute la côte africaine. L’anglais fournit quelques unités très répandues, dont wax, l’emprunt apparaissant dans le plus grand nombre de pays (13). On trouve également, dans ce patrimoine commun, harmattan (7 pays), du fanti, foufou (7), de l’éwé, et des mots d’origine non identifiée : taximan "chauffeur de taxi" (11), mango (6).

    

                Près de la moitié de ces emprunts peuvent être identifiés comme anciens, s’échelonnant du XVIIe (P griot, lougan, pagne, tapade ; W sanglé, serigne, tabaski, toubab ; M balafon ; Ar alcati, salam) au XVIIIe (W benténier, boubou, ronier, sotiou ; Ar almamy, talibé ; Po guib ; S karité ; fanti harmattan), au XIXe (P secco "lieu où l’on entasse les arachides livrées par les producteurs" ; W caïlcédrat, cram-cram, hilaire, kadd, korité, moutmout, navétane, niébé, tata ; M banco, daba, dolo, fonio, magnan, quinquéliba, sanio, tara ; Ar beydane ; Po gueule-tapée, cob, koba, laobé, ainsi que gonaquier et mango), et au début du XXe s. (W larbish ; M bougnat ; A boy ; Ar samara).

 

                L’étude de l’extension de chacun de ces emprunts selon les pays permet, dans la mesure où nos données sont fiables, de distinguer, en Afrique francophone, deux grandes zones, dont la première regroupe le Cameroun, le Congo, le Burundi, le Rwanda et le Congo démocratique (auxquels il faudrait probablement ajouter le Gabon), où aucun pays n’a plus de dix emprunts communs avec le Sénégal (de 4 pour le Burundi à 10 pour le Congo), la seconde réunissant les dix autres pays, où le nombre d’emprunts partagés avec le Sénégal va de 24 (Centrafrique) à 93 (Mali).

                Dans la première de ces zones, on ne relève qu’un seul emprunt au wolof : boubou. L’ensemble Burundi-Rwanda-Congo dém. se distingue de la paire Cameroun-Congo par l’absence de tout emprunt au mandingue, les seules lexies communes à ces deux groupes étant boubou, foufou, pagne, taximan et wax.

                Dans la seconde zone apparaissent quatre sous-ensembles : 1. le Mali, qui a le "score" le plus élevé : 93 emprunts partagés avec le Sénégal ; 2. le Niger, le Burkina-Faso et la Côte-d’Ivoire, avec 56 à 59 emprunts communs, puis 3. le Bénin et le Togo : 41 et 42, et enfin 4. deux pays de l’ancienne Afrique-équatoriale française : la Centrafrique et le Tchad : 24 et 26. Nos données incomplètes ne nous permettent pas de situer avec certitude la Guinée et la Mauritanie dans ces sous-ensembles, mais leur proximité géographique avec le Sénégal donne à penser qu’elles pourraient se placer dans les deux premiers. Les emprunts au wolof et à l’arabe sont nettement moins nombreux dans les deux derniers sous-groupes et les emprunts au mandingue dans le dernier.

                L’étude des emprunts dessine ainsi une "dialectologie" du français en Afrique, qui est en congruence avec les données de la géographie et de l’histoire de ces pays et notamment de l’histoire de leur colonisation et de l’introduction du français dans chacun d’entre eux.

 

Abréviations et symboles

 

A         anglais

Ar      arabe

B          occlusive bilabiale sonore glottalisée (en Po)

D       diola

FS       français du Sénégal

M       mandingue

P          portugais

Pl.      pluriel

Po       poular

S          soninké

Se       sérère

Sing.       singulier

W       wolof

 

 

Bibliographie

 

BLONDÉ Jacques, DUMONT Pierre et GONTIER Dominique. (1979). Inventaire des particularités lexicales du français du Sénégal. Coll. Le français au Sénégal. Enquêtes et recherches n° 5, Dakar : CLAD, 268 p.

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KOBES Mgr. (1923). Dictionnaire wolof-français. Nelle éd. revue par le R. P. O. ABIVEN, Dakar : Mission catholique, 383 p.

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LAFAGE Suzanne (1985-1986). Premier inventaire des particularités lexicales du français en Haute-Volta (1977-1980). in Bull. de l’Observatoire du Français contemporain en Afrique noire. 6, 299 p.

MAUNY Raymond (1952). Glossaire des expressions et termes locaux employés dans l’Ouest africain. Catalogues, Dakar : IFAN, 69 p.

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[1] À la première occurrence d’un emprunt dans le présent texte, nous donnons la langue d’origine (en abrégé), la forme du mot dans cette langue lorsqu’elle nous est connue et le sens approximatif de l’emprunt lors de sa première apparition dans le texte. Ces informations ne sont pas reprises lors des apparitions suivantes.

[2] Pour ce mot, Le Nouveau Petit Robert donne une étymologie malinké : bubu, qui désigne "un singe et, par métonymie, sa peau". À notre avis, boubou vient plutôt de W mbubb, qui désigne ce genre de vêtement.