Suzanne Lafage :
le cœur et l'intelligence, qui ne font qu'un.
Intelligence du cœur.
Il y a presque un quart de siècle que je connais Suzanne. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois, où était-ce ? en Afrique certainement, à Dakar probablement. Toujours aussi chaleureuse, expansive en même temps que merveilleusement discrète, fidèle dans ses souvenirs et ses amitiés, généreuse. En témoigneraient plus justement sans doute que moi, qui ne la voyais que par intervalles, ses élèves d'un peu toutes les latitudes, ses lycéens, ses étudiants d'Abidjan et de Paris III, ses doctorants de toutes origines, que réunissait un même amour de l'Afrique. Le plurilinguisme que l'enfant avait peut-être entrevu, l'adulte va en poursuivre et en approfondir l'expérience. En 1951, Suzanne est mariée, elle a un enfant. Le jeune ménage part pour l'Afrique du Nord, en pays berbère, précisément un de ces pays à la parole humiliée, maintenant plus que jamais. Et là naît ou mieux se déploie une vocation dont elle ne se déprendra jamais : celle d'enseignante. Ses élèves sont des jeunes berbérophones du bled ; elle s'essaie à l'apprentissage de langues orales (tamatchek, kabyle) et à l'intégration dans d'autres cultures. |
Cette initiation à l'Afrique
dure cinq ans. La guerre d'Algérie y met fin. Nouvelle direction :
l'Amérique du Sud. D'abord au Brésil, à Bahia, puis en Guyane. Là, elle est
engagée par le Bureau d'Installation des Personnes Immigrées en Guyane (BIPIG),
organisme de réinsertion des personnes déplacées d'Europe centrale. Nouveau
bain de multilinguisme et de multiculturalisme, nouveaux apprentissages.
Suzanne Lafage est chargée d'initier au français une population scolaire
bigarrée, faite d'enfants créoles, ukrainiens, polonais, hongrois, indiens,
javanais. Il semble être de son destin d'œuvrer parmi des groupes humains
mêlés, souvent déshérités aussi. Le cœur prend certainement une grande place
dans cette pédagogie.
1958, le BIPIG ferme ses portes.
Cette fois, c'est l'Afrique Noire qui attend Suzanne Lafage. Elle est engagée
dans le Nord-Togo. L'Afrique noire enfin ! L'Afrique qui ne la lâchera
plus.
C'est le début de la véritable
carrière africaine de Suzanne Lafage. En 1976, à l'Université de Nice, un
doctorat de linguistique, mené sous la direction du regretté Gabriel Manessy, vient
couronner son étude sur Le français parlé
et écrit en pays éwé (Sud-Togo), avec la mention très honorable et les
félicitations du jury à l'unanimité.
L'Afrique : « Tant que
je vivrai, dit-elle. » « C'est en Afrique que j'ai tout appris, sur
le terrain, avec les lycéens de Lomé, mes amis des villes, mes étudiants et mes
collègues d'Abidjan mais aussi dans les villages, avec les vieux et leurs merveilleuses
histoires ».
C'est que le cœur exalte l'intelligence.
Suzanne Lafage explore l'espace occidental de l'Afrique noire francophone
(Togo, Bénin, Mali, Burkina-Faso, Côte-d'Ivoire). Elle appréhende les divers
aspects de sa réalité linguistique et culturelle. Elle écoute la tradition
orale que conte le vent dans les savanes et les lagunes, ce qui donnera deux
beaux volumes de la collection « Fleuve et Flamme » du Conseil
International de la Langue Française ; elle inventorie les particularités
lexicales du français parlé et écrit, elle analyse les situations
sociolinguistiques souvent complexes. Elle s'intéresse notamment aux phénomènes
de continuum langues africaines/français, aux indices de l'appropriation du
français tant dans la classe intellectuelle que dans l'argot des jeunes
Ivoiriens ; elle est attentive à l'évolution de la particularité lexicale
en variante géographique. Les membres du groupe IFA savent quel rôle elle a
joué dans la constitution de cet énorme Inventaire
des particularités lexicales du français en Afrique Noire (UREF, 1988).
J'avoue éprouver une admiration
particulière pour ses études sur la « terminologie populaire et floristique
ivoirienne », qui démêlent d'incroyables écheveaux de synonymie et de
polysémie. un seul exemple : banane est
représenté dans la nomenclature par quatorze entrées !
Linguiste de terrain avant tout,
Suzanne Lafage a pu aussi aborder avec son acuité et sa précision coutumières
des problèmes de linguistique théorique, notamment dans le cadre de la
pragmatique et dans la perspective dictionnairique.
Enfin, l'ancienne institutrice
des débuts n'a jamais cessé de s'intéresser activement à la didactique des
langues, particulièrement à l'enseignement du français langue seconde ou
étrangère.
Si jamais l'Afrique ne l'a
quittée, elle a dû la quitter. Sa carrière en terre africaine s'arrête en
Côte-d'Ivoire en 1984. Il lui faut revenir en France occuper son poste de
maître-assistant à Paris III-Sorbonne Nouvelle. Elle y devient Professeur des
Sciences du Langage, avec la chaire de Sociolinguistique de la Francophonie,
et, à partir de 1990, directrice du Centre d'Études Francophones (lexicologie
différentielle), unité constitutive du Centre de Recherches sur le Français Contemporain.
Entretemps, dès 1980, elle avait
été nommée directrice du ROFCAN (Réseau des Observatoires du Français
Contemporain en Afrique Noire), dans le cadre de l'Institut National de la
Langue Française (INaLF), au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).
Ce qui l'aide particulièrement à
garder le contact avec l'Afrique, c'est l'édition du bulletin du ROFCAN, dont
onze numéros ont paru à ce jour. Mais peut-être plus encore, l'obtention en
1988 de l'habilitation à diriger des recherches sur le thème « Sociolinguistique
et Francophonie africaine », sous la direction du professeur Mary-Annick
Morel.
Ainsi sa carrière scientifique
africaine s'est-elle poursuivie sans arrêt malgré le retour en France. Quelques
95 publications, dont 14 livres, la jalonnent, sans compter l'édition du
Bulletin du ROFCAN.
Plusieurs distinctions
honorifiques, tant ivoiriennes que françaises, lui ont été décernées :
Officier du Mérite National français (1984), Chevalier du Mérite National
ivoirien (1984), Commandeur de l'ordre ivoirien des Palmes académiques (1984),
Commandeur de l'ordre français des Palmes académiques (1006).
Mais ni les charges ni les
honneurs ni l'éloignement ne décrochent Suzanne Lafage de l'Afrique, dont les
langues et les cultures ont émerveillé la vie. Aussi la surnomme-t-on « Maman
Afrique » en toute justesse. Mais à l'instar de tant de mères africaines,
Suzanne Lafage mérite aussi d'être nommée « Femme Courage ».
Pour le courage avec lequel elle
a accompli cette somme énorme de travail scientifique et pédagogique, qui fait
de l'Afrique occidentale l'une des régions les mieux connues au point de vue
linguistique de la francophonie d'Outre-Mer.
Mais aussi pour le courage avec
lequel elle a supporté et supporte, dans la plus grande discrétion, les peines
et la souffrance qui ne lui ont pas été épargnées, tirant en quelque sorte de
celles-ci un supplément de force pour l'œuvre à accomplir.
Suzanne Lafage, une grande
Dame.
Willy Bal
Professeur
de Linguistique Romane
à l'Université
Catholique de Louvain
Membre de
l'Académie Royale de
Langue et
Littérature Françaises de Belgique