Gisèle Prignitz,
Université de Pau et des pays de l'Adour
Depuis 1980, où je
suis en relation épistolaire d'abord, puis de travail et d'amitié avec Suzy
Lafage, elle n'a cessé pour moi d'être un modèle. En venant en Haute-Volta, je
ne pensais pas reprendre le flambeau lexical qu'elle porta haut dans son Premier Inventaire des particularités
lexicales du français en Haute-Volta. Ce qui m'intéressait, c'était le
contact des langues, la dynamique du français[1] dans un contexte où il n'était tenu
que comme un phénomène superposé, voire cantonné à l'enseignement, et très peu
considéré par les chercheurs en linguistique, essentiellement orientés vers la
description des langues africaines (phonologie, mais aussi sémantique, avec
notamment A. Delplanque). Les sociologues, quant à eux, pensaient que le
domaine des représentations était à explorer (autour de Jean Capron et du
Laboratoire Universitaire des Traditions Orales, le LUTO). C'est au cours d'un
deuxième séjour que je suis venue à la fois à consacrer au lexique une place
centrale et à tenter de dépasser la "simple" description linguistique
du français oral et écrit.
Ce que le lexique
nous apprend reste inestimable ; à travers le dépouillement des écrits,
l'écoute et la transcription des documents oraux, on s'imprègne des parlures
locales et on peut ainsi poser les questions pertinentes aux enquêtes
épilinguistiques. Le travail exemplaire que Suzanne Lafage a mené au Togo et en
Côte d'Ivoire déborde largement le seul "inventaire". Son enquête sur
les opinions des lettrés en Côte d'Ivoire[2] a été pour moi une sorte de
"chemin de Damas", et m'a incitée à explorer le monde des
représentations. Nul doute que mon enquête auprès des francophones panafricains de l'École inter-états de
Ouagadougou lui doit beaucoup (Prignitz, 1993 ; enquête commencée en 1982,
inspirée aussi du travail sur la norme mené en France par Nicole Gueunier -
1978.).
Pendant un mois, en
juillet - août 1997, je me suis trouvée à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso pour
y commencer une enquête sur la compétence en français de locuteurs ciblés de
façon empirique, mais citadins. La parution du livre de Nicole Gueunier sur la
francophonie au Liban (1993) m'a décidée à entreprendre seule - et sans
financement, faute de temps pour monter un dossier qui mériterait peut-être
d'être repris - un travail de terrain déjà entamé, mais plus systématique[3]. "L'évaluation des compétences
linguistiques en français"[4] est à l'ordre du jour au
Laboratoire de Sociolinguistique (créé par Francis Manzano en 1983 et dirigé
par André Batiana) de l'université de Ouagadougou depuis de nombreuses années,
mais n'a pas encore été menée de façon extensive. Cela nécessite des ressources
humaines et financières… disproportionnées avec les moyens existants.
Le texte que je
dédie à Suzy est plutôt un état des lieux (et des pistes) qu'un véritable
résultat de recherches. Mais la femme de terrain qu'elle représente pour nous
tous comprendra l'intention : faire connaître les multiples voies qui
s'offrent au chercheur quand il entame une recherche, la richesse du matériau
recueilli, l'exaltation de la rencontre, la nécessité de trier les informations
sans se départir d'une vision d'ensemble qui inclut les données sociologiques,
ou plus généralement "humaines". Ici je m'en tiendrai à des
interlocutrices, bien que je ne sois pas persuadée qu'il existe une problématique féminine de la
francophonie. Certes les études sur le "genre" sont bien installées
chez les sociologues (le numéro 65 de Politique
africaine sur les femmes le montre, encore que les éditorialistes - au
féminin - se défendent de céder à "l'engouement[5] qui a saisi les organismes de
développement" pour "la priorité à donner aux actions en faveur des
femmes"). Il est probable qu'une enquête affinée sur les activités
strictement féminines montrerait une appropriation différente de l'outil
d'insertion sociale que constitue le français. Il reste que les femmes sont un
exemple des stratégies de
"recomposition urbaine" dans un monde mouvant, qui s'opèrent avec
le français.
Depuis mon départ
du continent en 1993, les progrès sont sensibles, comme l'attestent des
ouvrages récents consacrés à la ville africaine. La découverte d'activités
nouvelles dans la ville, en 1997, m'a amenée à interroger les acteurs de ces
zones émergentes. L'analyse des
discours permet de travailler au plan de l'expression (le "français tel
qu'on le parle"[6], domaine lexical, morpho-syntaxique
et discursif) et au plan de ce qui est dit[7] (énonciatif : "il se
parle, il se dit") ou du contenu (le réel sur quoi l'on parle, auquel on
réfère) et permet de recueillir les opinions sur l'attitude du locuteur
vis-à-vis de sa propre pratique (épilinguistique).
à
Ouagadougou : Valérie I. (15 ans, mossi[8]), "carteuse" ; K.
Lucie (21 ans, gourounsi), bras droit de la P.D.G. d'une entreprise de
nettoyage ; Alice D (27 ans, peulh), P.D.G. d'une entreprise de séchage de
fruits ; Madeleine (32 ans, mossi), veuve précocement, "se débrouille" ;
Ramatou (30 ans, mossi), a été employée dans un jardin d'enfants et tente
"les concours" ; Mme G. (48 ans, mossi), agent de la
poste ; Madame Thérèse (55 ans, gourounsi), brodeuse ; Mme Tass (44
ans, mossi) ; Mme Di, ménagère, ancienne JOCiste (44 ans, bissa).
à Loumbila : Marie
(22 ans, mossi), bras droit d'un couple de chevriers français (production de
fromage de chèvres)
à
Bobo-Dioulasso : Mme Ko. (35 ans, dafing), commerçante
occasionnelle, ; Léontine (25 ans, mossi), vendeuse de billets de PMU'B et
de la LONAB ; Aissata (31 ans, siamou), hôtesse dans une agence de
tourisme.
Je n'ai pu
exploiter d'autres interviews réalisées à Ouahigouya et à Dori. Les noms ont
été masqués pour ne pas dévoiler l'identité des participantes, qui se sont
pliées avec une bonne grâce débordante de gentillesse à mes questions
saugrenues.
Les entretiens ont
été menés avec questions-guide autour d'un thème général qui est la crise
urbaine et les stratégies de recomposition (inspiré par un séminaire
transversal organisé à l'U.P.P.A., avec des historiens, des géographes et des
sociologues[9]). La question centrale fut "ce
qui a changé dans votre ville, votre quartier, votre vie quotidienne, depuis 10
ans" (ou moins). J'avais choisi
dix ans car cet intervalle correspondait à la fin de la période révolutionnaire
et le début de l'ère actuelle, de désengagement progressif de l'État au profit
de l'initiative privée et de pluralisme politique, économique, une sorte de
libéralisme à l'africaine. On se reportera utilement à l'ouvrage d'Otayek, Sawadogo
et Guingané (1996)[10] pour les aspects économiques et
politiques de cette période.
Sur le plan
sociolinguistique, c'était la période charnière de l'expansion du français, en
particulier auprès des couches de population peu concernées avant la révolution
(de son avènement en 1983 jusqu'à la mort de Sankara, quatre ans plus
tard) : les femmes spécialement. Une des difficultés de la question
résidait dans l'interprétation du mot changement,
qui a pu être pris uniquement dans le sens positif d'"amélioration".
Une réponse négative n'était pas forcément objective, mais au contraire la
manifestation d'une déception. On aurait eu le même problème en utilisant le
terme évolution. On connaît du reste
la connotation de l'adjectif évolué
en Afrique (opposé de sauvage et
synonyme de civilisé).
-
l'approvisionnement : ce qu'on trouve aujourd'hui au marché, la proximité
(ou non) des boutiques, des lieux de vente, le mode de vente (secteur informel ;
les diverses formes qu'il prend).
- les ressources du
ménage (y a-t-il l'appoint d'un commerce…) ; qui alimente la
"popote", alias le nansongo ? Quels sont les apports
de la "grande famille" ?
- la mobilité pour
trouver un emploi (flexibilité) ; l'enquêté a-t-il connu des
déménagements ? Une expatriation ? Quelle est l'image des villes
connues, de la province, de l'étranger ?
- la nécessité du
français par rapport à d'autres langues dans la vie courante ; dans
quelles situations de communication : y a-t-il eu évolution ?
- les difficultés à
se soigner, se maintenir en bonne santé ; les questions d'hygiène ;
l'impact du sida, d'autres maladies devenues courantes (par exemple l'épidémie
de méningite en 1996, qui a frappé 2000 personnes) ;
- l'éducation, la
formation de base et continue ; l'apprentissage d'un métier ;
l'expérience acquise "sur le tas".
- les
infrastructures : eau, électricité, gaz (problème de l'approvisionnement
en bois, les foyers améliorés) ;
routes, viabilité urbaine. Inégalité des quartiers.
- le climat
social : enrichissement des uns, appauvrissement des autres (dévaluation).
Les attitudes face à l'argent, au pouvoir ; politique et notabilité…
- sur le plan
politique, la mort de Sankara remonte à 10 ans : quelle a été l'évolution ?
Je tenterai ici de
donner un aperçu de l'appropriation de
l'identité urbaine à travers des activités "modernes", qui
passent presque nécessairement par le français. Je ne prétends pas que ces
entretiens soient représentatifs, étant le fruit de rencontres - qui n'ont pas
été tout à fait aléatoires. Du fait de mon mode de procédure, je ne pouvais que
me trouver en face de femmes qui souhaitaient cette rencontre, soit qu'elles
fussent attirées par l'"exotisme" que je représentais, soit qu'elles
eussent déjà un intérêt pour l'image que j'offrais : une Française, une
possible "correspondante", la mère d'une de leurs amies, une
"ancienne" de Ouaga, une cliente éventuelle, une amie de la famille…
J'ai rarement mis en avant mon statut de professeur, mais celui
d'"intellectuelle" allait de soi. Néanmoins, il y eut de vraies
rencontres, fortuites et lumineuses, imprévues, sinon imprévisibles[11]. Les points suivants représentent
la synthèse de ces entretiens :
Dans les entretiens
les femmes ont toujours eu à cœur de m'expliquer en détail, de façon très
concrète, en quoi consistait leur travail :
la technicienne de surface (nettoyage de bureaux) /si c'est pour la nettoyage tu viens le matin à 5 h du matin tu viens nettoyer + à midi tu nettoies puis tu attends demain matin/ (Lucie)
la petite commerçante /tu as ta petite table devant chez toi avec un peu de potasse de piment quoi quoi ça ne rapporte pas beaucoup mais ça te permet d'avoir au moins dix francs quand on dit de faire cotisation pour mariage ou baptême tu mets au lieu d'aller demander à ton mari/ (Mme G)
De ce point de vue
leur utilisation du français est très fonctionnelle, puisqu'elle
leur permet de décrire les tâches prescrites, ce qui rejoint le
"test" que le patron est susceptible d'effectuer lors de l'embauche.
C'est le cas de Lucie qui a subi un test d'embauche sous cette forme :
/il a demandé ton âge, tu as quelle école, quelle classe, tu as lequel niveau, après elle a demandé amène le balai français tu prends après amène la monobrosse, tu amènes, tu montres tout ce qu'elle te demande -- après le test il y a eu dix femmes elle a pris les dix et laisser les autres/
C'est d'ailleurs
sur la base de la compétence en français qu'elle a été
retenue comme personne de confiance d'une directrice de société de nettoyage de
bureaux (malienne) :
/elle m'a mis au bureau parce que j'étais la plus jeune femme qui comprenais français quand j'arrive je fais la nettoyage tout tout je suis assis maintenant j'entends le téléphone/
On est loin de la
représentation masculine dont se fait l'écho cette réflexion reproduite par C.
Roth (1996 : 221) : dans une histoire de séduction à Bobo, un jeune homme
fait sa cour en ne parlant "qu'en français", en prétendant venir de
Côte d'Ivoire. Le français est censé éblouir la jeune fille peu familiarisée
avec cette langue. Il y a quelques années, lors d'une enquête sur la norme
(1994), j'avais noté cette fonction du français. On peut parler d'évolution en
ce sens.
Le facteur religieux entre en ligne de
compte, non pour une libération[12] de la femme, qui n'est pas plus
évidente chez les chrétiennes que chez les musulmanes, mais pour une gestion
plus moderne de leur ménage : le rapport à l'argent y est peut-être plus
autonome. Il n'est pas rare que la femme gère l'argent dans le ménage,
lorsqu'elle est chrétienne, alors que les femmes musulmanes se plaignent que
l'homme ne donne rien (cf. le chapitre 10 "l'argent entre conjoints",
de Roth, 1996).
Tout fonctionne
comme si la superstructure religieuse, donc "importée" sur la culture
africaine, confortait des schémas dont sont fortement imprégnées les femmes.
Comme le dit Roth, la modernité socio-éconmique n'a rien changé aux
fonctionnement traditionnels, en particulier la séparation des sexes.
L'alternative à la
crise peut, dans quelques rares cas, porter sur le mode de vie espéré, rêvé
plus que réaliste, conforme à l'idéologie dominante : la femme
"bourgeoise", entretenue, qui n'est pas obligée de "sortir"
pour gagner sa vie.
/si tu n'as pas les moyens tu ne peux pas faire mon mari ne me donne rien je me débrouille je fais les dépenses à la maison avec la maman il faut que je sors pour faire le commerce ; or pourtant la religion ne demande pas ça ; tu restes à la maison c'est pour les richards ; en tout cas moi quand les musulmans dit que c'est pas pour les riches si tu n'as rien il faut que tu sors si ton mari ne donne pas, tu es obligée de sortir/
Mais ce discours
émane d'une femme déçue par son mariage et n'est pas le fait des jeunes filles
qui appréhendent la vie comme une entreprise où il faut "faire quelque
chose".
Que devient le français dans tout cela ? D'abord le
premier constat est la facilité avec laquelle il m'a été possible de
m'entretenir avec ces femmes, de diverses conditions sociales, en français.
C'eût été à peine pensable il y a une quinzaine d'années, non qu'elles fussent
moins instruites en français (j'ai eu affaire, outre les jeunes filles, à des
femmes de ma génération, c'est-à-dire entre 35 et 55 ans), mais parce qu'elles
n'ont pas peur de s'adresser à une étrangère, fruit des médias peut-être (ne
m'a-t-on pas dit que je ressemblais à l'une des protagonistes d'un feuilleton
brésilien, tellement prisé ?) -en tout cas signe d'une familiarisation
avec le français. Dans deux cas seulement, j'ai été gênée par la présence du
mari, qui s'est cru autorisé à intervenir alors qu'il était clair que je venais
voir la femme. Ont-ils eu peur qu'elle parle trop librement ? Il
s'agissait de femmes qui étaient entièrement dépendantes de leur mari :
l'un ne voulait pas qu'elle travaille, l'autre ne s'exprimait pas très
clairement sur ce sujet, sa femme ayant interrompu ses études pour le suivre.
La scolarisation est un élément important :
les filles ont tout à fait conscience que c'est un moyen de progresser dans
l'échelle sociale. Plus "loin" elles "pousseront", moins
elles seront assujetties à la vie de leurs mères, dont le sort était d'enfanter
et d'être exposées aux dures tâches ménagères (corvées de bois, d'eau). Elle
veulent aussi planifier les naissances :
/mieux ne pas faire beaucoup d'enfants et bien les élever, pas comme nos parents qui n'ont pu nous mettre tous à l'école / (Lucie) - un ou deux ça suffit, dit-elle-.
et s'assurer d'un revenu en dehors de leur mari. Elles le ressentent de
toute façon comme une nécessité.
L'État, encouragé
par la campagne de l'Unesco en faveur de l'instruction des filles, favorise les
entrées en 6e de filles :
/si tu gagnes le CEP et tu veux aller en 6e l'État paye par mois pour les filles mais pour les garçons il ne paye pas/.
Les parents ont
tout à fait intégré ce raisonnement, puisque dans la pratique, en ville et chez
des personnes dynamiques, ouvertes, c'était déjà leur point de vue. De nombreuses
personnes, à qui je faisais part, au jour le jour, de mes découvertes, ont été
étonnées de cette constante dans mes enquêtes. Pour ma part, je pense que ce
n'est pas un hasard si j'ai rencontré précisément ce type d'attitude. Je me
garderai bien bien d'en tirer des conclusions statistiques évidemment. Mais ce
qu'elles disent, c'est qu'il y a eu progrès :
/pour qu'une femme ouvre un livret d'épargne il fallait l'autorisation de son mari - avant même si une femme ouvrait un livret pour son enfant elle pouvait pas enlever c'était le mari qui enlevait maintenant on a supprimé - je crois que on a beaucoup fait pour la femme/ (Mme G)
Pour cette
interlocutrice, comme pour d'autres, c'est grâce aux prises de position de
Thomas Sankara. À l'époque révolutionnaire (1984-87) en effet, il avait imposé
des mesures décisives envers les femmes. Ultérieurement le code de la famille a
rénové beaucoup de pratiques coutumières, comme la spoliation des veuves (hélas
encore en vigueur, comme la pratique du lévirat qui lui est liée ;
ci-dessous le témoignage de Madeleine) : cet acquis actuel a été préparé
par la rupture avec l'"ancien régime".
/on m'a donné un mari mais j'ai refusé + vous n'aidez pas mes enfants et vous voulez que je fais des enfants encore + puisque j'ai refusé de me marier là de quitter la maison + si je ne me marie pas dans la famille il faut que je quitte la maison + et si je me marie je vais beaucoup souffrir là-bas + la maison ils ont vendu 4 millions ils n'ont même pas donné 5 francs à leurs enfants + ils n'ont même pas payé les fournitures des enfants, c'est moi qui me débrouille/
Sans vouloir céder
à la tentation d'une interprétation œdipienne, l'éloge des pères chez mes
interlocutrices laisse à penser qu'ils ont joué un grand rôle :
/mon père elle voulait que j'apprends beaucoup à parler le français et puis aussi que je gagne quelque chose comme boulot/ (Marie) /c'est mon papa qui m'a envoyé à l'école (Mme Ko)
Elle me retrace le
raisonnement de son père- dit-elle- qu'ont intégré toutes celles à qui je me
suis adressée : la fille est handicapée par la nécessité de se marier et
d'apprendre son rôle de femme. Le garçon vit sa jeunesse comme un moment de
liberté. La fille doit donc profiter de cette occasion - limitée dans le temps
-d'assurer son avenir. On peut dire aussi que les parents investissent sur les
filles : le rapport est plus sûr, mieux rentabilisé ; les études
consenties à une fille sont un acquis pour les parents et elles s'occuperont
mieux d'eux dans leur vieillesse. Un garçon traditionnellement prend en charge
sa femme et ses enfants. Quand la femme a une rémunération, elle en
"détourne" une part pour sa famille. C'est du moins l'interprétation
des hommes et donne lieu à d'infinies discussions, voire de polémiques.
L'aspect politique n'est pas absent
non plus : il n'est que de lire quelques extraits de lettres que m'ont
adressées ces femmes - cela faisait partie de l'enquête (voir annexes infra). Par ailleurs certaines femmes se
débrouillent en constituant des associations, pour revendiquer le lotissement
de leur zone, cotiser pour une pompe, etc. Or elles se heurtent parfois à une
incurie, une irresponsabilité de voisins qui ne se sentent pas totalement
concernés, du fait de l'implantation précaire de certains co-locataires ;
Lucie, à qui j'ai demandé ce qui la poussait à imaginer une solidarité de
quartier pour les "mal-lotis"[13] :
/c'est la souffrance qui te fait penser, si tu manges[14], tu n'as rien à penser + à partir du moment où tu passes la nuit à te demander "pourquoi il y a ça un tel a ça et moi je n'en ai pas" tu vas te demander comment faire pour en avoir + toujours en te demandant tu vas trouver la solution, mais si tu n'as pas les moyens pour en faire sortir c'est mieux de se grouper/
Ce sujet est
d'ailleurs très porteur, car il soulève l'indignation des gens ;
l'incapacité du gouvernement à régler ces problèmes est source d'insatisfaction
pour les "petits" qui manifestent leur grogne :
/les grands ils ont leur villa là ils s'en fout de quelqu'un toi tu n'as rien tu prends ton fond fond tu construis on vient te dire de partir tu vas aller où chercher l'argent/ (Lucie).
Les hommes
politiques sont-ils susceptibles de les défendre ?
/Il y en a mais ils ne veulent pas parler la vérité un tel a l'argent ? ils vont le suivre même s'il ment ils vont pas dire la verité donc c'est l'argent seulement que les gens veulent alors que tu vas bouffer l'argent l'argent va finir et si ton pays n'avance pas ça ne sert pas/
Bien que le
discours politique n'ait pas fait l'objet de questions précises de ma part, il
semble que les femmes aient une conception plus pragmatique que les hommes.
Mais en dehors des femmes engagées en politique, n'est-ce pas la réaction du
commun de la population, même en occident ? Ce qui est clair, c'est que le
clivage social l'emporte sur des schémas idéologiques. Même les religions ne
parviennent guère à canaliser les sensibilités.
Avec la révolution,
disent les unes ; avec la crise pensent les autres, le rôle de la femme
s'est accru, affirment-elles.
Ce qui ressort des
entretiens, c'est que le temps des études est l'occasion offerte aux jeunes
(filles en particulier) d'accéder à un capital
social ; passée cette "chance", elles espèrent améliorer
leur condition féminine par le commerce, ce mirage miraculeux, si elles
n'obtiennent pas les concours, autre
objectif qui reste en ligne de mire. Le mariage en soi n'est pas un objectif
pour les jeunes filles, à moins qu'il ne recouvre un projet :
/il faut que moi et mon mari on s'aide ; c'est pas lui seul qui va faire toutes les dépenses/ (Valérie).
Sur le chapitre de
la polygamie, elles sont curieusement très réservées, alors
qu'intarissables sur les bienfaits de la solidarité féminine… de leurs mamans.
Grâce à leur père, cela se passait bien… autrefois. Cette réflexion est
éloquente :
/ma mère m'a dit que ça c'était toujours bien passé avec sa coépouse qu'elles s'entendaient à merveille demandez à une jeune aujourd'hui/ (Ramatou).
Elles rêvent toutes
d'un "vrai" boulot car
elles savent très bien que l'image du travail féminin est dévalorisée, que ce
soit l'activité domestique ou les petits revenus de subsistance : ce que
caricature bien ce propos d'un jeune Bobolais rapporté par Roth (1996 :
124) :
Bien sûr les femmes travaillent plus. Elles se lèvent les premières, coupent le bois, font chauffer l'eau, réveillent le mari pour la première prière matinale… puis elles partent faire leur commerce. Mais ce n'est pas du vrai travail, car elles n'ont pas de salaire. Elles gagnent peu. Elles n'ont pas un revenu comme les hommes. C'est pourquoi je dis que ce que font les femmes n'est pas un vrai travail.
Marie : /d'autres qui s'est abandonné[15] comme moi et puis s'est mariées, qui sont à la maison comme moi, qui n'ont rien à faire[16].
À l'image d'une
ville en mutation, les individus se sentent en mouvement, et accueillent la
nouveauté comme un mal nécessaire, les plus dynamiques avec frénésie, les plus
âgés avec résignation. Que ce soient des fonctionnaires, des ménagères, des
commerçantes, toutes les femmes sont fascinées par la "débrouille",
maître-mot de la transformation économique et sociale. Récemment, le
développement du téléphone a répandu l'usage du circulaire (cellulaire), baptisé à l'instar d'une autre nouveauté,
la "rocade" qui relie les quartiers périphériques de Ouaga. Ce sont
les affiches du progrès.
Les avis sont
unanimes (chez les femmes) : Vive la femme !
/ Il était temps qu'on sache aussi que la femme elle est intelligente hein c'est qu'on lui laisse pas les moyens de s'exprimer / quand tu veux parler que tu n'es qu'une femme/ (Mme G).
/dans notre société actuellement les filles valent mieux que les garçons ; elles ont pitié de leurs parents et puis elles subviennent à leurs besoins plus que les hommes ; c'est même pas comparable ; le garçon c'est tout simplement une succession quoi/ (Léontine).
/je vois que dans certaines familles il n'y a que des filles mais c'est bien si elles réussissent ces filles là/ (Mme G).
Bien sûr les
motivations ne sont pas toujours angéliques : si les femmes reprochent aux
hommes de mal gérer leur argent, elles reconnaissent aussi que parfois leur
ambition est de rivaliser avec les autres femmes. Amasser les pagnes leur donne
le sentiment qu'elles sont "posées" :
/mais si les hommes ils trouvent cinq mille francs dix mille francs ils vont gâter – je peux dire que c'est les femmes qui travaillent plus que les hommes pour faire du thé ou quoi quoi quoi pour bavarder – si une camarade elle porte un habit trente cinq mille francs je vais me débrouiller pour acheter aussi – plus que les hommes c'est une concurrence quoi / (Mme Ko).
Parmi les activités modernes ouvertes aux femmes, je retiendrai deux exemples qui sont
intéressants parce que "voyants" : les carteuses et les nettoyeuses. Ces activités sont emblématiques
parce qu'elles sont publiques : les femmes sont soudain sur le devant de
la scène. Les cohortes de Compaoré (le maire de Ouagadougou) circulent avec une
blouse portant les initiales de la commune, un petit balai, des gants de ménage
et balaient les artères de la ville, entre deux passages de flots de voitures
arrêtées par les feux de circulation. Mais un travail précaire de ce genre
n'est pas indéfiniment supportable, et la condition de salarié n'est pas
enviable : Lucie en sait quelque chose, comme les ouvriers qui travaillent
sur les chantiers qui fleurissent un peu partout en ville :
/on peut travailler deux mois sans être payé, il vaut mieux faire la commerce /
Elle parle de se
mettre à son compte pour vendre du savon (savon en boules) ; du reste, on
lui a proposé d'apprendre à faire le savon en carreaux pour apprendre mais
"cinq jours c'est 20 000 F" - formation sur le tas.
Comme les bureaux
de poste (peu nombreux) disposent seuls de cartes
de crédit téléphoniques, il existe des points de vente informels qui les
revendant avec une marge importante (plus de 50 %). Il semble qu'il y ait une
convention avec les Télécom (ONATEL) pour cette revente, qui en fait ne
rapporte que fort peu aux gardiennes de
cabine[17], qui assurent aussi un gardiennage.
Leur rôle est triple : elles aident le service public en assurant une
surveillance (contre la dégradation, bien qu'il n'y ait pas de vitre) ;
elles dépannent l'usager qui n'a pas de carte, en lui "louant" des
unités, et enfin elles créent un emploi, puisqu'elles retirent un revenu de
cette location, et un faible pourcentage de la revente des cartes. À elles
d'attirer le client. Elles représentent un certain pôle d'attraction dans la
rue, la station immobile (à l'inverse des petits commerces ambulants, qui
supposent circulation) les assimilant aux vendeuses qui stationnent devant les
magasins ou aux carrefours. Quand la cabine est à proximité d'un parking, il y
a une certaine complémentarité entre le parkeur
et la carteuse - qui peut être aussi
un handicapé dans sa petite voiture (devant la maternité St Camille par
exemple).
On pourrait
conclure ce rapide aperçu des activités féminines (je n'en ai choisi que deux
car le cadre de ce texte ne permet pas de m'y attarder) en disant que de
"mineure institutionnelle", la femme est passée à une autre étape, et
témoigne, par son attitude, de sa conviction que "le travail est son
premier mari" (Mme G), ou, en paraphrasant cette boutade sur la guerre,
que l'argent est trop sérieux pour être confié aux hommes. Ce qui ne va pas
sans heurter la conception masculine que l'homme doit subvenir aux besoins de
la famille. Mais force est de reconnaître que, bien souvent, la
femme fait face ; les hommes, eux, perdent la face.
Les éditorialistes
du numéro 65 de Politique africaine,
Gerti Hesseling et Thérèse Locoh, évoquent la situation de "nombreux
ménages" qui "se sont retrouvés soudain entretenus uniquement par un
revenu féminin que l'homme considérait jusqu'alors comme négligeable". Les
hommes reconnaissent alors que "c'est parce qu'elles sont là que nous
pouvons encore être là" (p. 16).
S'ils ne peuvent plus satisfaire leurs obligations prescrites à l'égard de la famille, leurs obligations de prestige, c'est leur statut qui se trouve profondément remis en cause. En fait, la prise de parole des femmes, leur dynamisme économique, voire leur éventuel accès à une meilleure maîtrise de leur fécondité, peuvent apparaître à certains comme une menace. (p. 17).
On assisterait
alors à une redéfinition des rôles féminins dans la vie domestique, où deux
modèles émergent : l'un, "déjà très présent dans les sociétés
africaines", renforce "l'individualisation des stratégies des
femmes", chefs de famille de fait, même dans un régime polygamique (p.
18) ; l'autre tend à voir se renforcer "des relations plus solidaires
entre hommes et femmes", notamment au niveau de la gestion du budget, qui
investit dans l'avenir des enfants, dans un "projet de descendance"
(p. 19).
La prise de parole des femmes, pour des
raisons faciles à comprendre dans un contexte sociolinguistique où la
distribution des rôles est fortement codifiée, sera d'autant plus libre dans
cette langue "neutre" que constitue le français. D'où la tendance qui
se confirme à l'appropriation de l'outil connoté positivement (ou marqué de
manière non restrictive) qu'il représente. Pour ce qui est des aspects linguistiques,
la fluidité du discours et l'aisance à
s'exprimer (malgré les dénégations) :
/mon français n'est pas si clair mais comme j'ai arrêté tout ce qui fait que je ne parle pas/ (Marie)
masquent une compétence qui reste liée au niveau scolaire ;
cependant c'est davantage l'attitude positive "sans gêne" (Wald,
1994) - que les écarts à la norme qui apparaissent ; une expérience
répétée montre que dans une conversation, si les interlocuteurs n'ont pas été
présentés selon leur profession, il peut y avoir illusion complète (déjà noté à
propos de certains protagonistes des TPR : PM in Prignitz, 1998). Ainsi la confusion entre le masculin et le
féminin, (genre grammatical du pronom, flexion de l'adjectif) très fréquente et
signe d'une maîtrise du français correspondant au niveau basilectal ne se
remarque-t-elle qu'à peine :
/la quatrième elle ne fait rien/ (il ne veut rien faire) ; l'autre garçon, elle fait la mécanique, elle a dix-huit ans, elle a quitté en 5e et la sixième ma petite soeur elle fait le CM2/ (Valérie) // mon père elle voulait que j'apprends beaucoup à parler le français/ (Marie) // /parfois si je suis content, je fais la prière des musulmans, après je fais pour les catholiques" (Lucie) /faire la commerce/ /au temps de Sankara on a eu la lotissement après ça s'est fini/
De même ces écarts
phonétiques : troncation par aphérèse (très fréquent) ou accidents
phonétiques divers :
/le français je l'ai pris (appris) à l'école/ (Marie) // quand on a voulu construire Ouaga 2000 on a saché (chassé) les gens / on a des gens qui-z-ont payé leur parcelle/
L'indifférence à la
transitivité apparaît dans ces emplois absolus (de niveau mésolectal)
j'ai passé mon CEP et puis j'ai eu (Marie) /j'ai fait le BEPC une fois, j'ai laissé/ (Léontine) / je peux faire deux mois sans aller (Mme K).
Relevant davantage
du niveau de langue, la propension à former des dérivés assez librement se
retrouve ici :
/tout est développé à Ouaga par rapport à Bobo ; les jeunes sont plus mouvementés/ (Aissata) = en mouvement, dynamiques (non "assis") // c'est vrai qu'on a des problèmes surtout avec les universitaires ce sont des gens qui disent qu'ils sont plus instruits que toi/ (Mme G).
[il s'agit d'étudiants : ce dernier exemple d'ailleurs a causé un
quiproquo dans la conversation, car j'avais interprété "enseignant à la
fac"].
Sans vouloir
détailler ces faits de langue par ailleurs recensés, versons au chapitre de l'appropriation du français populaire[18] par les femmes : des
constructions verbales (diathèse en particulier), les tours du discours
indirect, le recours à la série verbale, etc. On peut les considérer comme des
"marqueurs" de la norme
endogène :
/si tu vas empêcher la femme de ne pas faire ça par finir ça ne va pas marcher // d'après que ça a débuté // j'ai demandé qu'est-ce qu'on peut faire pour lui peut faire pour lui - que rien // Je vais à Abidjan, je fais deux jours trois jours et je me retourne (Mme K) // après elle a marié elle nous a accouchés (Valérie) // elles accouchent uniquement des filles (Mme G) // des gens qui venaient confier leur enfant jusqu'à ils se marient // j'entends parler l'école l'école (Aissata) // même si je prends exemple sur la poste là (Mme G) // /il peut se lever aller dans les cabarets boire ; le reste il s'en fout / on ne peut que voir et puis se taire/ (Lucie).
Enfin cet usage de
la comparaison avec le seul outil que
(en corrélation lointaine ici avec un plus) :
/si elles réussissent ces filles là le plus souvent elles pensent à leur famille que les garçons parce qu'une fois que les garçons ont leur femme tu n'as qu'à te chercher/ (Mme G).
Ces entretiens sont
aussi des sources de contextes intéressants dans la collecte lexicale :
ex. polysémie et glissement sémantique de finir,
d'enlever. On a également
confirmation de l'approximation des emplois entre écrire et inscrire, parler et dire…
/tu vas bouffer l'argent l'argent va finir (Lucie) ; /par finir ça ne va pas
marcher/(Lucie) ; /au temps de Sankara on a eu la lotissement après ça s'est
fini/(Lucie) ; /c'est trop large, tu ne peux pas finir la ville/
(Marie) ; /les 15 F là ça finissait
pas / donc le mois pouvait terminer et puis l'argent restait toujours/
(Aissata).
Ses parents "faisaient un petit élevage de chèvres mais ils n'enlevaient pas le lait" (Marie) /on enlève l'eau et on met dans la douche il n'y a pas l'eau en haut (Valérie) /si une femme ouvrait un livret pour son enfant elle pouvait pas enlever c'était le mari qui enlevait/ (Mme G).
On peut
constater aussi l'emploi de termes désignant des realia :
/à l'école il y avait des filles mossi, d'autres peulh, à peu près quatre races, entre nous on parlait en français/ (Marie).
/Chez mon papa, nous sommes 40, il y avait six mamans/ ma maman elle a sept ; sa rivale, elle n'a pas eu d'enfants ; l'autre, elle a quatre, il n'y a pas de problèmes en tout cas, en tout cas ils sont tous d'accord/ (Léontine) /j'ai une co-épouse elle a trois enfants à Banfora/ (Mme K.) (on trouve aussi marâtre dans le corpus, avec la même absence de connotation péjorative ou archaïque)
/un franc là on pouvait diviser en plusieurs parties et puis il y avait les sous, un tanka il y avait poporo et puis il y a avait quatre ou cinq comme ça/ il avait tout du vivre à la maison ses popotes l'argent de poche tout et tout/ (Aissata)
/présentement c'est la seule cour qu'on a/c'est une très très grande cour/ (Aissata).
Le principe d'univocité permet d'employer le verbe
sans préciser le complément donnant le domaine où il s'applique.
/les gens qui ne priaient pas (des animistes) [ceux qui prient = musulmans] (Aissata) /il me donnait à fumer et puis il croquait (la cola) également ; il me donnait aussi à croquer/ (Aissata) /les jeunes ceux qui ont eu à fréquenter/ (Mme G).
Dans ce dernier cas
on remarquera aussi la périphrase, variante de "ceux qui ont fait les
bancs", qui dénote le référent "instruits", opposé à
celui-ci :
/[les femmes même si] elles ne sont pas parties loin à l'école/(Mme G).
/toi tu n'as rien tu prends ton fond-fond tu construis on vient te dire de partir/ (Lucie) exprimé en français standard "racler ses fonds de tiroir" /moi j'ai commencé à faire le commerce un peu un peu pour gagner à manger/ (Madeleine) / la couture je fais un peu un peu elles se débrouillent / ils fait le tout petit petit commerce (Mme K) // ils ont commencé à se cogner dur dur jusqu'à la police est intervenue / (Léontine) // ma grand'maman me donnait tout pour partir à l'école tout ce que je voulais elle me donnait tout tout tout // une graine -- donc on écrase ça maintenant -- en jula on appelle tamba-kumba c'est vert-vert comme ça mais c'est très bien contre les méningites aussi - (Aissata : le baya).
le distributif et l'emploi de gagner :
/donc on écrase les noix et puis on fait des boules-boules maintenant et puis on perce avec l'aiguille -- on porte/ (Aissata : le baya) //si tu gagnes le CEP et tu veux aller en 6e l'État paye par mois pour les filles mais pour les garçons il ne paye pas/ (Madeleine). (la CAP = cap d'État) quand on gagne maintenant on fait le second tour à Ouaga // quand j'ai fait le second tour je ne savais même pas si j'avais gagné ou pas (Aissata).
ellipses : une paire [chaussures] c'est trop par rapport ici (Mme K).
les termes qui proviennent du langage des étudiants, les termes
"branchés" :
/Le mossi c'est un fonceur, un chercheur/ terme qu'elle définit ainsi /Je suis debout, je cherche, je gagne pas tant pis, je cherche encore/ (Léontine) /une fois que les garçons ont leur femme tu n'as qu'à te chercher/ (Mme G.)
L'analyse du
discours oral soulève maintes questions de sémantique :
telle interlocutrice oppose le foyer et la maison /c'est le foyer
il faut encaisser plutôt que d'aller à la maison : (= chez ses parents)
(Mme K) ; telle autre distingue la concurrence (forcément déloyale, où l'on
casse les prix) du commerce régulier et déontologique (même s'il pratique un
crédit sans intérêt auprès de fonctionnaires dans les bureaux - assez dangereux
du reste, car les clients "ne payent pas").
La réflexion métalinguistique apparaît avec ce goût
de la joute (ici sur l'emploi d'un mot - Mme G) :
/elle peut avoir ses propres fonds sans compter sur le mari c'est l'autosuffisance en elle-même quoi je ne sais pas si le mot est bien employé/
et le commentaire épilinguistique
s'ensuit :
/moi même je parle du tout le mooré le français je mélange le tout/
Sans compter le
"sport national" que représente cette forme de sagesse pratiquée sans
restriction et à consommer sans modération : la plaisanterie parentale.
Ici elle s'applique aux relations entre Mossi et Samo et se passe dans un
bureau de poste :
/d'après que les Samo veulent faire PMUB avec les chiens : et ils ont dit "gare aux non-partants on les abat sur place"[19]. Donc même s'il vient fâché, il est obligé de sourire/ (Mme G).
La modernité semble
avoir intégré ces marques de régulation sociale. Mais un signe de possible
dégradation réside dans le faits que les intellectuels (comme les professeurs
Badini, Nyamba) revendiquent haut et fort cette "exception"
burkinabè.
La citadine, au
cœur de nos entretiens burkinabè, est fière de l'être et malgré ses
difficultés, a le sentiment d'avoir conquis une place au soleil, et de la
maintenir pour ses filles, à l'instar de ces néocitadins venus des campagnes
qui progressent insensiblement dans les quartiers périphériques : ce qui
caractérise les quartiers spontanés, non plus villages, mais secteurs ;
l'électricité y manque, et parfois l'école, mais l'implantation d'un marché est
un signe de l'accession à la citadinité :
/ils essaient de créer leur marché qu'est-ce qui manque ? si vous partez là-bas ce n'est pas le dolo qui manque, ce n'est pas la viande ce sont des gens qui viennent de la campagne, ils font des petits boulots ils font des briques/ (Mme G).
La ville n'est pas
qu'un mirage, elle induit aussi ses problèmes, comme celui de la paupérisation
des classes moyennes (d'où des difficultés à scolariser ses enfants, d'autant
que le public, de plus en plus inaccessible sans relations, rend le passage
presque obligatoire par le privé) ; celui du SIDA, "la maladie du
siècle" ou la maladie tout court, pour lequel on espère un répit :
/maintenant tout le monde se cherche depuis que la maladie est déclenchée à Ouagadougou il suffit seulement que tu tombes malade alors les gens vont dire que voilà on commence déjà à avoir peur // le docteur qui va venir nous aider avec le médicament là mais on va le porter au dos mais peut-être que bientôt il y en aura (Mme B).
Le secteur informel
est également le vecteur d'un espoir illimité, sur lequel se fondent les illusions
de "situation" pour ceux qui justement n'en ont pas. La ville est
devenu un immense marché où tout se vend et s'achète, avec plus ou moins de
bonheur. C'est le règne du gagne-petit mais un gage d'indépendance, qui parfois
d'ailleurs fait enrager les maris :
/ça ne rapporte pas beaucoup mais ça te permet d'avoir au moins dix francs quand on dit de faire cotisation pour mariage ou baptême tu mets au lieu d'aller demander à ton mari/
Quand aux femmes,
si elles ne revendiquent guère, c'est qu'elles ont déjà pas mal obtenu ;
en tout cas on ne peut leur dénier le titre de francophone… n'en déplaise à
tous les baromètres de tendance ou de compétence !
Bibliographie
BADINI Amadé (1996). "Les relations de parenté à plaisanterie : élément des mécanismes de régulation sociale et principe de résolution des conflits sociaux au Burkina Faso", in R. Otayek, F.-M. Sawadogo, J.-P. Guingané dir., Le Burkina entre révolution et démocratie (1983-1993), Karthala, pp. 101-116.
Batiana André (1998). "Le français populaire à Ouagadougou", Dynamiques sociolangagières n° 1 coordonné par A. Batiana et G. Prignitz, "Francophonies africaines", Rouen - à paraître.
Canut-Hobe C. (1996). "L'imaginaire linguistique en question", in Le questionnement social, Cahiers de linguistique sociale, 28-29, pp. 341-344.
Chaudenson R. (sous la direction de) (1997). L'évaluation des compétences linguistiques en français, Le test d'Abidjan, Paris : Didier-Érudition.
Gueunier Nicole, Émile GENOUVRIER & Abdelhamid KHOMSI (1978). Les Français devant la norme, Contribution à une étude de la norme du français parlé, Paris : Champion.
Gueunier Nicole (1993). Le français au Liban : cent profils linguistiques, Paris : Didier-Érudition.
Houdebine A.-M. (1993). "De l'imaginaire des locuteurs et de la dynamique linguistique, aspects théoriques et méthodologiques, CILL 19, 3-4, pp. 31-40.
Lafage Suzanne (1979a). "Rôle et importance du français populaire dans le français de Côte d'Ivoire", Le Français moderne, 43, pp. 208-219
Lafage Suzanne (1979b). "Esquisse d'un cadre de référence pragmatique pour une analyse sociolinguistique en contexte africain", in Manessy-Wald, Plurilin-guismes : normes, situations, stratégies, Paris : l'Harmattan, pp. 30-40.
LafagE Suzanne (1986). Premier inventaire des Particularités du français en Haute-Volta, R.O.F.C.A.N., CNRS- INaLF.
Manessy Gabriel. "Normes endogènes et normes pédagogiques en Afrique noire francophone", in Baggioni, Calvet, Chaudenson, Manessy, de Robillard, Multilinguisme et développement dans l'espace francophone, Paris : Didier-Érudition, pp. 43-81.
Politique Africaine n° 65, "L'Afrique des femmes", Karthala, mars 1997.
Prignitz Gisèle. "Le normal et le normatif", n° spécial de mars 1994 du Bulletin du CEP, IDERIC, Nice, "Le français en Afrique : Questions de normes", pp. 59-87.
Prignitz Gisèle (1998). Aspects lexicaux, morphosyntaxiques et stylistiques du français parlé au Burkina Faso (période 1980-1996), thèse pour le doctorat sous la direction de S. Lafage et de M.-A. Morel, Lille : P.U. du Septentrion, 501+276 p.
Roth Claudia (1996). La séparation des sexes chez les Zara au Burkina Faso, Paris : l'Harmattan, 254 p.
Tarrab G. avec la collaboration de Chris Coëne (1989). Femmes et pouvoirs au Burkina Faso, Paris : Vermette & Cie, l'Harmattan.
Wald Paul. "L'appropriation du français en Afrique noire : une dynamique discursive", Langue française 104, pp. 115-124.
1) Fiche
individuelle : nom, prénom (s)
âge, profession
/ état civil (origine, filiation
éventuelle, état matrimonial)
confession
/ formation
langues parlées : conditions, circonstances de leur
acquisition ?
2) Entretien : sujet
central de la crise urbaine, mais recentrée ou déplacée sur les événements
personnels, familiaux, politiques, urbains, "locaux", et les
préoccupations de santé, d'éducation, de logement
3) Écrit : la lettre
avez-vous des correspondants ? réguliers ? occasionnels ?
Quelle est la fréquence des échanges ? / Vers quelle destination ?
De quelle provenance ? / En quelle
langue ?
4) Application :
Pour ceux qui écrivent :
écrivez
à un parent ou un ami qui a quitté le B.F. (depuis plus ou moins dix ans) ce qui a changé dans votre ville, votre
quartier, votre environnement, votre vie quotidienne
Pour ceux qui recourent à un intermédiaire (le
déterminer : écrivain public, élève, "petit frère", voisin,
fonctionnaire…) : racontez ce que
vous écririez. Cela peut se dire dans la langue maternelle.
Le but est de mimer la démarche réelle, et d'obtenir un texte clos.
Mme G.
Mais le cas de figure c'est dans le social en particulier un grand changement, non une révolution chez la femme. La femme n'est plus confinée à ses tâches d'antan - main d'œuvre ; - procréation ; - la grande muette.
En effet même dans le fin fond des provinces les plus reculées, les travaux champêtres se sont adoucis ou s'ils se sont intensifiés c'est au profit de la femme ; En effet avec certaines structures (ONG-Caisse populaire), la femme a accès au crédit pour exercer des activités rénumératrices : champs de coton, d'arachides, bref les cultures de rente ne sont plus les seuls apanages des hommes en ville avec ces crédits soit par groupement ou individuellement. Elles ont une certaine autonomie financière.
Surtout après "Bejging" les femmes ont pignon sur la rue c'est ensemble que les décisions depuis l'avènement de la R.D.P. (Pt Thomas Sankara) sont prises. Les mutilations sexuelles odieuses de la femme sont combattues vigoureusement même les chefs coutumiers sont entrés dans la chasse pour qu'on l'interdisse.
Le mari n'est plus le "maître" le tocsin de l'égalité fait son petit bonhomme de chemin. Dans la politique la femme émerge. De la première à la deuxième législative de (4 à 9)[20] Les femmes sont appelées à des postes de responsabilité, ministres directrices. Cette année scolaire les filles ont été les seules bénéficiaires de la bourse pour étude au niveau secondaire.
On pousse, on pousse… comme tu vois
sans être féministe tu vois il n'y a que la montagne qui ne change pas et là
aussi si les bulldozers de Oumarou Kanazoé ne s'aventurent vers leur direction.
Tu dois te poser la question à savoir comment on arrive à s'en sortir. Nous
nous sommes adaptés et ça va.
Christine
je constate que toutes les voies sont goudronnées ; par exemple la voie de Ouaga 2000, la cité Ouaga 2000 elle même qui n'existait pas, le chemin de fer Ouaga-Kaya, la cité An 3 l'avenue Kouamé Nkrouma et beaucoup d'autres voies telles que la voie qui longe le barrage de Tanguin, et celle qui longe l'église de Koolg-Naba est. Depuis que Mr Simon Compaoré est nommé maire de Ouaga tous les monuments ont été refaits (le monument Naaba koom) les jardins publics dans certains secteurs de Ouaga et le balayage des rues de Ouagadougou. Présentement à l'occasion de la Can 98, beaucoup de stades sont en construction dans les secteurs. Ensuite il y a beaucoup d'écoles primaires et de collèges qu'en 1985.
Madeleine
les femmes souffres beaucoup ici la vie de chez nous est très dur et les divorces aussi sont tellement beaucoup, les hommes ne veut plus les femmes qui ne travail pas, ou qui ne fait pas le comairce si tu fait le ménage chez ta famille ta vie est dur.
Aissata
Tu te rappelles des quartiers Pissy
et Patte-d'Oie qui étaient réputés pour être des quartiers des marginaux ?
Eh bien c'est dans ces quartiers que tu trouvera les meilleures constructions
d'habitation de Ouagadougou, avec les nouvelles villas construites par les
nouveaux riches. Le quartier "Ouaga 2000" Comment te décrire ce
quartier ? Eh bien pense tout simplement à un quartier résidentiel
européen avec des villas de style européen.
Pour te parler du transport
maintenant, Ouagadougou qui est appelée la capitale des 2 roues change un peu
de figure car on voit une augmentation de véhicules à 4 roues et tu
t'étonnerais de voir les nombreuses voitures de luxes qui sillonnent la ville.
Les programmes de télé sont devenus plus variés car nous avons 3 chaînes à
notre disposition parmi lesquelles TV5. C'est pour te dire que Ouaga a beaucoup
évolué.
C'est une ville qui veut être vu et
vécue et j'espère que tu viendras toi-même constater ce que je ne peux te dire
sur le papier.
[1] À l'instar des travaux de Wald et
Manessy, et de leur équipe de Nice (dont S. Lafage faisait partie également).
[2] S. Lafage, 1979a, et 1979b.
[3] Dans son rapport sur le projet
CAMPUS, "Le français au Burkina Faso", C. Caitucoli souligne que la
mise en place de ce vaste travail a nécessité presque cinq ans de préparation.
[4] Titre du "Test d'Abidjan"
publié par Chaudenson (1997).
[5] "L'amélioration du statut des
femmes, l'égalité à promouvoir entre hommes et femmes sont devenues des
passages obligés de tous les discours, programmes et déclarations sur la
question du développement", p. 3.
[6] Rappel évident du fameux titre de
l'ouvrage - épuisé, hélas - de Manessy et Wald qu'il n'est pas besoin de mentionner
ici.
[7] Voire du non-dit, ce qui est
implicite, comme le fait A.-M. Houdebine (1993) à propos des normes et de
l'insécurité linguistique, et pour l'Afrique, C. Canut-Hobe (1996).
[8] Je note les noms d'éthnies telles
qu'elles m'ont été données par les locutrices (mossi en français et non moaga,
par exemple).
[9] Sous la direction de MM. Constantin
(droit) et Thibon (géographie). Un colloque s'est tenu à Pau en novembre 1997.
[10] [En bibliographie à Badini].
[11] Malheureusement pas toujours
enregistrables, ce qui est une des frustrations de l'enquête.
[12] Notamment dans le mariage mixte
entre chrétien et musulman, la chrétienne doit se soumettre au moins aux signes
extérieurs de la religion de son mari - si elle ne "prie" pas pour
autant - comme la prohibition de la consommation de dolo (bière) ou de viande
de porc. En principe, le chrétien doit se convertir à l'islam pour épouser une
musulmane. Mais cela dépend beaucoup de sa situation sociale.
[13] On parle de quartiers lotis
(viabilisés, aux parcelles répertoriées et bâties) destinés à recevoir des
équipements, dont l'adduction d'eau, voire d'électricité /et non lotis (sans
ces caractéristiques)
[14] Manger
est élargi à toute consommation de bien ; de même bouffer, (infra) avec souvent un sens critique.
[15] Comprendre : qui ont abandonné
les études - et partant - ont renoncé à "tenter leur chance".
[16] Je me récrie qu'elle a fort à faire,
mais c'est ainsi : le travail féminin et domestique n'est pas
évalué ; cf. remarque de ce jeune bobolais enregistré par Roth.
[17] (= "Celles qui regardent la
cabine", traduction du mooré ;
il ne semble pas y avoir encore d'appellation populaire)
[18] Batiana, A. (1998) - à paraître dans
Dynamiques sociolangagières "le
français populaire à Ouagadougou".
[19] "Cette forme de parenté… crée
une atmosphère de décrispation de tension sociale" et permet "un
règlement à l'amiable" des conflits (Badini, 1996 : 114). Selon l'auteur,
"une connaissance rigoureuse" de ces mécanismes traditionnels devrait
être préservée.
[20] On est passé de 4 à 9 femmes
députées.