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DES MIGRANTS EN QUÊTE D'INTÉGRATION :

LES EMPRUNTS DANS LES FRANÇAIS D'AFRIQUE

 

Ambroise Queffélec

Université de Provence. INaLF-UPRESA 6039

 

 

 

                Grande voyageuse elle-même, notre amie Suzanne a toujours passionnément aimé les mots-voyageurs auxquels elle a consacré une grande partie de ses recherches. Dans les années 70 alors qu'elle était à l'Institut de Linguistique Appliquée d'Abidjan, elle nous a d'ailleurs communiqué cette passion qui ne s'est jamais démentie. Il nous a semblé opportun, à l'occasion de l'Hommage qui lui est offert de réfléchir au statut des mots-voyageurs, de ces migrants qui ont enrichi les français d'Afrique, partagés entre la quête d'intégration dans la langue d'accueil et la fidélité à leurs langues d'origine. Nous limiterons ici nos analyses aux emprunts c'est-à-dire aux "forme(s) d'expression qu'une communauté linguistique reçoit d'une autre communauté" (Deroy, 1956 : 18), et plus spécifiquement aux emprunts lexicaux puisque ceux-ci sont les plus emblématiques[1] de ces transferts d'un système linguistique à un autre. Nous nous demanderons si dans le passage d'une langue-source L1 à une langue-cible L2 un lexème conserve dans son usage en L2 des marques de son idiome de provenance. Sans doute pourrait-on dire que dans la transplantation d'une langue à une autre il ne s'agit plus du même mot et notre questionnement serait sans objet. Si l'on pense, comme le sens commun et la tradition nous y incitent, qu'il y a bien continuité et identité, au moins partielles, du lexème translaté, on est en droit de se demander si le mot-voyageur a une mémoire et porte trace de ses origines. Nous nous intéresserons ici plutôt au signe linguistique lui-même qu'aux représentations auxquelles il donne lieu. Par ailleurs, nous focaliserons notre attention sur l'emprunt dans les situations de contact de langues chez des sujets bilingues et nous questionnerons en particulier les variétés de français régionales du Sud (essentiellement africaines) sur lesquelles nous travaillons depuis de nombreuses années. En outre, nous n'envisagerons que les emprunts intégrés[2] que nous différencierons essentiellement sur des critères de fréquence d'emploi dans la langue d'accueil[3] des simples "xénismes" ou "pérégrinismes", ces "mots sentis comme étrangers et en quelque sorte cités" (Deroy, 1956 : 224). Notre interrogation concernera la mémoire des mots empruntés aux différents niveaux où son intégration est censée s'effectuer : phonétique et phonologique, graphique, morphosyntaxique et sémantique.

 

1. Intégration phonologique et phonétique

                Trois hypothèses sont possibles quant au traitement de la face sonore de l'emprunt :

                - La première postule la totale intégration des emprunts par rapport au système phonologique de la langue d'accueil : cette intégration aux plans phonologique et phonétique constitue dans la lexicologie traditionnelle l'un des critères les plus pertinents pour différencier mots naturalisés (dont la forme sonore respecterait le système de la langue emprunteuse) et simples citations (conservant phonétiquement les traits de la langue d'origine). Ainsi, lorsqu'il étudie les emprunts au français du sango, Taber, 1964, prend comme principal critère de sélection de ces emprunts leur degré d'intégration au système phonologique de cette langue nationale et officielle centrafricaine. La tradition lexicographique va d'ailleurs dans le même sens puisque les dictionnaires, sauf exception, proposent pour les emprunts des transcriptions conformes aux règles phonétiques du code d'accueil. Dans le Dictionnaire sango-francais, L. Bouquiaux et alii, 1978 : 40, partant du principe qu' "en ce qui concerne les emprunts à une langue étrangère, il est bien connu qu'un locuteur, à moins qu'il ne dispose d'une excellente connaissance de ladite langue [étrangère], les adapte naturellement à la phonologie de sa propre langue", transcrivent et graphient ces emprunts conformément au système phonologique du sango sans se préoccuper de leurs éventuelles variations de prononciation en fonction du contexte énonciatif et de la maîtrise que les locuteurs possèdent du français[4]. Tel est encore le cas du Dictionnaire Universel francophone (1997) : qui, pourtant novateur sur de nombreux points, adopte pour certains emprunts une transcription phonétique en tous points semblable au système du français central, et ce de façon souvent artificielle[5].

                - Une deuxième hypothèse, symétrique de la première, affirme la totale indépendance de la forme sonore des emprunts par rapport à la langue d'accueil. Les emprunts conserveraient leurs propres jeux de phonèmes et leur représentation phonétique resterait conforme à la langue d'origine. Cette idée de systèmes phonologiques coexistants a été soutenue par Fries et Pike qui, à propos des emprunts du matazec à l'espagnol, relèvent par exemple que le mot siento conserve une représentation phonétique [siento] alors que les règles phonotactiques de la langue d'accueil exigeraient une forme [siendo]. Ce respect absolu de la prononciation de la langue d'origine est un phénomène rare dans les corpus de français en Afrique. Il s'observe surtout au Maghreb pour les vocables concernant le domaine religieux où l'adaptation à la langue-cible ne se produit que rarement, la déformation sonore de termes sacralisés par le Coran paraissant constituer un traitement irrespectueux de la langue de la Révélation, assimilable à un blasphème.

                - Une troisième hypothèse, enfin, "affirme un chevauchement partiel entre les phonologies du vocabulaire original et celui de la langue d'accueil, en sorte qu'un certain nombre de règles de cette dernière sont activées ou bloquées. Cette hypothèse présente l'avantage de rendre compte du fait que tous les mots susceptibles d'être empruntés ne le sont pas, ou que à "égalité de signifié", seuls certains signifiants peuvent être incorporés dans une langue d'accueil" (Durand-Deska et Durand, 1994 : 80).

                C'est cette dernière hypothèse qui fait une part assez belle à la mémoire du signifiant qui semble la plus conforme à la réalité de nos observations de terrain. Si l'on prend l'exemple des emprunts du français à l'arabe dans le contexte maghrébin, on observe que bon nombre de termes conservent dans le français local leur prononciation arabe. Ainsi Gaadi, 1995 : 146 observe que certaines lexies empruntées "ont une seule prononciation, conforme au phonétisme arabe : ce sont surtout les lexies qui contiennent le phonème [x] orthographié kh comme cheikh [hex], fekhar [fexar], khaddar [xaddar], makhzen [maxzen], mokhzani [moxazni]". D'autres vocables, selon le même auteur, adoptent "une double prononciation : l'une francisée, l'autre conforme au phonétisme de l'arabe" comme casbah [kasba] ou [qasba], cadi [kadi] ou [qadi]. Benzakour, 1995 : 71, en partant des mêmes observations, note cependant que pour certains mots au moins, "les phonèmes étrangers au système français cèdent peu à peu le pas aux phonèmes voisins, plus proches de la langue d'accueil, du point de vue du mode et/ou du point articulatoire. La consonne postpalatale uvulaire [q] de [qasida] ("poème chanté") ou de [moqadèm] ("chef de quartier") par exemple, commence à être remplacée par sa voisine postpalatale [k]. La consonne pharyngale [¿] et/ou [c] laisse place à la voyelle [a] ou disparaît (cf. adoul "notaire traditionnel" ou alem "savant en théologie")".

 

2. Intégration graphique

                Dans leur processus d'intégration dans la langue d'accueil, les emprunts se trouvent confrontés au choix d'une graphie : ici encore se pose la question de la mémoire de l'emprunt puisque la graphie adoptée peut témoigner ou non de sa forme première dans la langue d'origine. Lorsque L1 et L2 utilisent des systèmes de codage graphique sans rapport (par exemple langues européennes et arabe) la mémoire ne peut jouer ou ne joue que très indirectement (cf. cependant infra) ; en revanche, lorsque les systèmes de transcription graphique de L1 et L2 recourent à un code commun ou partiellement commun, comme l'alphabet latin, l'adoption d'une graphie dans L2 implique une prise de position par rapport à la graphie en usage dans L1. Divers traitements graphiques se rencontrent.

                - La graphie dans la langue d'accueil peut n'avoir aucun rapport avec son homologue dans L1 : tel est le cas, semble-t-il, pour l'orthographe officielle de la plupart des langues africaines de transcription graphique assez récente. Établi par des spécialistes et des linguistes, leur système orthographique est assez étroitement calqué sur leur système phonologique : Le rapport entre l'écrit et l'oral paraît surtout régi par la seule fonction phonographique puisque chaque lettre fonctionne comme un graphème phonogrammique représentant une réalisation phonique dans un rapport de bijection : la graphie est alors étroitement phonologique : comme le notent pour le sango Bouquiaux et alii, 1978 : 40, "pour la notation des emprunts faits au français par le sango, il me paraît donc nécessaire de les transcrire en se conformant à la réalisation du locuteur sango". La même idée est partagée par Diki-Kidiri, 1977 : 13-22 qui propose, pour les emprunts comme pour le reste du vocabulaire sango, de substituer une graphie phonologisante aux orthographes plus anciennes sous influence latine ou française instituées autrefois pour le culte par les clergés catholiques et protestants (qui adoptaient d'ailleurs des systèmes de transcription différents).

                - La graphie de la langue d'origine peut inversement être intégralement respectée : c'est par exemple le cas en français d'un certain nombre de termes d'origine anglaise comme week-end ou football (alors que foutebaul ou ouiquinde auraient été tout aussi valides) ou d'origine allemande comme schlague (auquel on eût pu substituer chlague). C'est à cette thèse que se rattache N'Sial, 1993 : 84 lorsqu'il affirme, de manière un peu trop abrupte à nos yeux, que "la plupart de ces lexies [emprunts du français zaïrois aux langues locales] ne subissent ni des modifications de sens ni des modifications de forme".

                - Le cas le plus fréquent est cependant celui d'une graphie mixte qui prend en compte à la fois la graphie de l'item dans la langue d'origine et le système de transcription de la langue d'accueil. Cette hybridation graphique est d'ailleurs le lot commun de la plupart des emprunts du français régional aux langues africaines en contact. Elle est à l'origine de la surabondance des variations observées dans la graphie en français de ces emprunts, variations qui ont été relevées par de nombreux commentateurs et dont une analyse fine a été amorcée dans le cadre du projet Orthaf (malheureusement avorté) par Delaporte, 1993, pour le français du Sénégal et par Edema et Nduku, 1993 pour le français congolo-zaïrois. Cette multiplicité graphique, outre les problèmes de normalisation qu'elle suscite pour la bonne intégration des emprunts, est parfois à l'origine d'erreurs et peut créer une insécurité linguistique chez le lecteur de L2 qui ne connaît pas le code L1 et ignore quel mode de lecture il doit adopter. Ainsi, après avoir relevé la multigraphie tiédo, thiedo, tyédo, ceddo du terme d'origine wolof passé en français, désignant le "guerrier, mercenaire, mécréant", Dialo, 1990 : 65, note qu'il y aurait sans doute lieu de chercher à réduire ce foisonnement formel anarchique qui peut être une source d'erreurs pour les "non-initiés" et relève "chez un coopérant français, des aberrations "de lecture", telles que par exemple [ksesal] pour xeesal ou [sedo] pour ceddo".

                Dans le cas des emprunts à l'arabe, Morsly, 1995 : 43-44, constate que la pratique graphique de la presse algérienne de langue française vis-à-vis des emprunts "semble caractérisée par un manque de systématicité et une hésitation impressionniste commandée par le libre-arbitre des journalistes". Les graphies adoptées, dans leur asystématicité, tiennent compte à la fois de la prononciation réelle (avec des variantes et des approximations liées à l'instabilité de la forme sonore) et de conventions qui avaient plus été plus ou moins officiellement prescrites à l'époque de la colonisation. Adoptées sous l'influence des premiers arabisants, ces conventions qui se sont imposées avec le temps se retrouvent "dans les transcriptions utilisées aujourd'hui : gh pour la fricative uvulaire sonore [d], kh pour la fricative uvulaire sourde [x], r pour la vibrante apicale [r]." Les recherches effectuées sur les autres variétés de français utilisées au Maghreb (Gaadi, Benzakour pour le Maroc, Ould Zein pour la Mauritanie, Naffati et Gheribi pour la Tunisie) confirment qu'ailleurs une identique chakchouka graphique prévaut pour la graphie des mots d'origine arabe.

                Pour les emprunts du français parlé en Afrique noire, les mêmes tâtonnements s'observent. Comme le montre le corpus de l'inventaire centrafricain de Queffélec, 1997, les scripteurs hésitent entre les graphèmes c, k, voire qu pour transcrire [k] (d'où coco et koko, cola et kola, kinkékiba et quinquéliba, etc.), u et ou pour transcrire [u] (d'où koundi et kundi, gbalukuma et gbaloukouma, etc.), s ou ss pour transcrire [s] intervocalique (d'où kissolo et kisolo, sissongo et sisongo, etc.).

 

3. Intégration morphologique

                Le problème de l'intégration des emprunts se pose aussi au niveau morphologique dans le choix des catégories morphologiques adoptées par le terme voyageur dans la langue emprunteuse. Comme la très grande majorité des emprunts sont des substantifs ou des adjectifs, ce choix est particulièrement probant pour ce qui est des catégories du genre et du nombre.

                Pour le genre, l'emprunt est doté d'une mémoire forte puisqu'il conserve généralement son genre d'origine ; ainsi, pour les emprunts à l'arabe du français parlé en Algérie, Smaali, 1994 : 31, relève que "le déterminant varie en fonction de la classe masculin/féminin à laquelle appartient le lexème en arabe : le darki, "gendarme", la wilaya, "département, préfecture", la daïra " sous-préfecture", la qacida "texte poétique ancien"". Mêmes constatations chez Benzakour, 1995 : 72, pour qui dans le français du Maroc, "le genre des emprunts correspond, dans la majeure partie des cas, à celui de la langue d'emprunt (cf. le wali "super-préfet", la fetwa "consultation juridique fondée sur la charia")". Cependant certains flottements sont possibles selon la même auteure qui relève des hésitations sur le genre (djellaba et caïdat employés indifféremment aux deux genres)[6]. Gaadi, 1995 : 148 confirme cette fidélité de l'emprunt au genre qu'il avait à l'origine et ne signale qu'une exception, califat qui "féminin en arabe, devient masculin en français". Le chercheur note d'ailleurs que pour les référents sexués les deux formes arabes, masculin et féminin peuvent coexister : chérif masculin "descendant mâle du Prophète", chérifa féminin "descendant de sexe féminin du Prophète"[7].

                En ce qui concerne le nombre, le choix de la langue emprunteuse est plus aléatoire : trois possibilités existent :

                - Elle peut respecter la variation morphologique de la langue d'origine : ainsi on relève des formes distinctes opposant singulier et pluriel pour les substantifs à genre unique : par exemple dans les français d'Afrique du Nord se rencontrent les oppositions empruntées à l'arabe du type un chahid/ des chouada "martyr(s)", une souika/ des souikat "petit(s) marché(s)". De même dans les français subsahariens, les affixes de classe spécifiques du singulier ou du pluriel de certaines langues africaines prêteuses pourront se maintenir : ainsi, pour le signifiant "Blanc(s)", on relèvera les oppositions : un muzungu/ des bazungu (fr. du Burundi, cf. Frey, 1996 : 25), un mundele/ des mindele (fr. du Congo, cf. Queffélec-Niangouna, 1990 : 219) un toubab/ des toubabou (fr. du Sénégal), etc. Pour les substantifs qui connaissent déjà une opposition de genres, quatre formes distinctes pourront distinguer masculin singulier, féminin singulier, masculin pluriel, féminin pluriel : ce paradigme se rencontre par exemple pour cherif et cheikh (masc. sing.)/ cherifa et cheikha (fém. sing.)/ chorfa et chioukh (masc. plur.)/ cherifate et cheikhate (fém. plur.).

                 - La langue emprunteuse peut faire fi de la langue source et distinguer singulier du pluriel conformément à ses propres règles : ainsi l'opposition -ç/-s servira à opposer singulier et pluriel dans certains mots empruntés à l'arabe dans les français du Maghreb : une mélehfa/ des mélehfas "voile(s) traditionnel(s) des femmes maures"; la médina/les médinas "quartier(s) populaire(s)", un tagine/ des tagines "préparation(s) culinaire(s)". L'oubli des règles de la langue d'origine peut conduire à prendre comme base la forme du pluriel de la langue d'origine, d'où l'opposition relevée en français de Mauritanie un abide/ des abides "esclave(s)", alors que abid est le pluriel de abd [8]. Cette mise en conformité de l'emprunt avec le système de la langue-cible est particulièrement fréquent chez les locuteurs qui ne connaissent pas les règles de la langue-source ou n'en ont qu'une connaissance réduite. Ainsi les emprunts à l'arabe relevés par Lanly, 1960 ou Duclos, 1991 dans leurs descriptions du français des Pieds-Noirs, adoptent une variation morphologique en genre et nombre ignorant presque toujours les pratiques de la langue d'origine.

                - Enfin le pluriel de l'emprunt peut adopter une forme hybride, compromis plus ou moins arbitraire entre les systèmes morphologiques des langues en contact. Les emprunts d'origine arabe peuvent adopter le pluriel arabe (ou plus exactement une transposition approximative de celui-ci) affecté à l'écrit du -s caractéristique du pluriel français. On aura ainsi des couples :

                                un alem /  des oulémas/ ulémas

                                un cheikh / des chioukhs

                                un chérif / des chorfas.

                Dans la pratique, certains mots peuvent combiner les trois possibilités de marquage du pluriel, en fonction de l'inspiration du locuteur ou du scripteur : Morsly, 1995 : 42, note que dans le français de la presse algérienne bon nombre d'emprunts à l'arabe emploient les trois systèmes de marquage selon le modèle :

 

 

les + plur. ar.

les + plur. fr.

les + plur. ar. + plur. fr.

wilaya

 wilay-ate

wilaya-s

wilay-ate-s

moudjahid

moudjahid-ine

moujahid-s

moudjahid-ine-s

ksar

 ksour

 ksar-s

ksour-s

souk

aswak

 souk-s

 aswak-s

fellah

fellah-ine

fellah-s

fellah-ine-s

               

                De même, en français d'Afrique subsaharienne, le pluriel de taximan, mot hybride[9] combinant le suffixe -man à la base taxi-, connaît les trois séries de formes taximen, taximans, taximens, tout comme toubab qui admet les trois pluriels toubabou, toubabs, toubabous.

 

4. Intégration syntaxique

                C'est sans doute dans le domaine syntaxique que les emprunts se révèlent les mieux intégrés puisqu'ils adoptent prioritairement les règles d'accord de la langue d'accueil.

                Par exemple, comme le note Gaadi, 1995 : 148, les adjectifs d'origine arabe empruntés par le français parlé au Maroc "s'accordent en genre et en nombre selon le système français" ainsi que l'attestent les exemples suivants :

un poulet beldi/ une poule beldie/ des poulets beldis ;

des genres badaouies ; des performances gnaouies, etc.

                De même, les emprunts d'origine substantivale s'intègrent dans le syntagme nominal en suivant les règles de combinaison de la langue d'arrivée : ainsi la très grande majorité des substantifs arabes employés dans les français du Maghreb adoptent le schéma canonique du SN de la langue d'accueil : actualisateur fr. + substantif d'or. ar., d'où en fr. de Mauritanie les moughataas, les kebbas, des hadiths, ces mélehfas, etc. Lorsque le substantif entre dans un syntagme plus complexe où il est régi par un autre substantif, les règles de la langue d'accueil s'imposent encore au détriment de celles de la langue d'origine : les enfants de chouhada ("de martyrs") la femme du wali ("du préfet"), etc.

                Cependant, il peut se faire que l'emprunt conserve quelques-uns des traits syntaxiques de la langue d'origine : par exemple, certains substantifs d'origine arabe peuvent conserver dans la phrase française les modalités (actualisateurs) de la langue de départ comme les articles el ou al : Gaadi cite des exemples de son corpus de presse francophone marocaine :

... la jalabia, el balgha et la barbe sont de rigueur (L'Opinion, 4:4/92)

Les pauvres pélerins ont dû dépenser l'argent qu'ils avaient mis de côté pour el héj (= "le pèlerinage") (L'Opinion, 19/5/92).

                Parallèlement dans son corpus de presse algérienne, Smaali, 1994, relève :

"El barani" est indésirable lorsqu'il n'a rien à proposer (= "l'étranger"). (Algérie-Actualité, 13/7/93)

il a commencé à travailler avec "el khaoua" (= "avec les frères"). (El Moujahid, 21/4/93)

"El daâwa" prêche la bonne parole (= "l'appel à l'Islam"). (Algérie-Actualité, 13/7/93)[10].

                Par ailleurs, certains emprunts peuvent concerner des unités supérieures au mot et conserver leur forme de la langue de départ. Tel est le cas de synthèmes comme souk-el-fellah, littéralement le "marché du paysan" qui désigne dans la réalité algérienne un grande surface commerciale, de aïd-el-kébir, littéralement la "grande fête" ou "fête du mouton" et des autres termes du même paradigme (aïd-el-adha, aïd-el-fitr, aïd-es-seghir), ou de hizb franca ("parti de la France"). En Afrique subsaharienne, on rencontre aussi de tels synthèmes, comme, en français de Centrafrique, koli-gala ("littéralement "homme du marché" d'où "commerçant sédentaire masculin") par opposition à la wali-gala (littéralement "femme du marché", d'où "commerçant sédentaire féminin"), kota zo ("grand homme", d'où "personnage important"), mama mokonzi ("femme chef", d'où "femme chef de quartier"), kongo yasika ("nénuphar") etc.

                Ces entorses au respect des règles de fonctionnement de la langue d'accueil restent cependant peu fréquentes, sauf peut-être pour les titres de journaux[11] : les emprunts dans l'ensemble se conforment aux règles de fonctionnement de la langue d'accueil.

 

5. Intégration sémantique

                Au niveau sémantique, les emprunts conservent dans les français régionaux d'Afrique une trace assez nette de leur sémantisme dans leur langue d'origine. Ce fort pouvoir de réminiscence tient au fait que les locuteurs de ces variétés sont dans leur grande majorité bilingues. La connaissance de la langue-source ne manque pas de donner aux emprunts une richesse sémantique qu'ils n'auraient pas chez des locuteurs monolingues. Ainsi, les emprunts à l'arabe dans les français d'Afrique du Nord conservent une partie au moins de la polysémie qu'ils possèdent en arabe. Un terme comme baroud garde par exemple en français du Maroc les différentes acceptions qu'il possède en arabe :

1."poudre à canon ou à fusil"

2. "canon"

3. "combat"

4. "combat désespéré mené pour l'honneur".

                De même bled cumule les divers sens de :

1. "village"

2. "zone reculée"

3. "terroir", "campagne", "région"

4. "pays", "nation".

                Le bilinguisme des locuteurs confère à ces emprunts une richesse dénotative que ne leur connaît pas le français central qui les a empruntés à date plus ancienne à l'argot des troupes coloniales (cf. Christ, 1991 : 205-210 et 236-243) et a réduit leur polysémie à une simple monosémie.

                D'ailleurs, même lorsque le terme a déjà été emprunté par le français hexagonal, il possède chez les bilingues des connotations spécifiques propres à la langue d'origine. Les mots d'origine arabe comme flouss "argent", kaouah "café", toubib "médecin", barda "bagage, sac" ou maboul "fou", ne possèdent pas dans l'usage maghrébin les connotations péjoratives, familières ou ironiques qu'ils véhiculent dans le français "de France". Ces différences de connotations rendent souvent délicat le maniement de ces termes par les locuteurs lettrés (en particulier journalistes) connaissant les connotations que leur attache le français de France. Ce double registre connotatif est souvent responsable du sentiment d'insécurité linguistique généré par leur usage.

 

Conclusion

                Notre interrogation sur les emprunts dans les français régionaux d'Afrique montre qu'en dépit de leur intégration dans la langue d'accueil, ils conservent une partie des traits qui les caractérisaient dans la langue d'origine. Aux plans sémantique et morphologique, ces réminiscences restent assez fortes et prouvent qu'au moins chez des locuteurs bilingues les emprunts gardent une certaine fidélité à leurs racines. Ce constat nous amène à nous interroger sur la pertinence des critères mise en place par la lexicographie traditionnelle pour opérer la distinction entre le xénisme et le "véritable emprunt" que cette lexicographie a trop souvent tendance à évaluer du seul point de vue de la langue emprunteuse sans prendre en compte le sentiment linguistique des locuteurs. Il nous incite aussi à nous interroger sur les raisons de ces emprunts dont bon nombre ne correspondent pas à une nécessité absolue. Il nous invite enfin à nous interroger sur les perceptions et les représentations que les usagers bilingues ont de ces emprunts puisque ce sont eux qui en sont les principaux usagers.

 

 

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[1] Sans doute la notion d'emprunt dépasse-t-elle le cadre limité du lexique, conformément à la définition de Dubois et alii, 1973 : 188 : "Il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B et que A ne possédait pas ; l'unité ou le trait emprunté sont eux-mêmes appelés emprunts". Deroy, 1956 : 21, note cependant dans sa thèse : "On entend par "emprunt" le seul emprunt de mot ou emprunt lexical. Il est en effet le plus fréquent, le plus apparent, le plus largement connu. On ne doit pas cependant oublier que les langues s'approprient aussi des sons, des façons d'accentuer, des traits morphologiques, des sens, des tours syntaxiques. Mais c'est de l'emprunt de mot que procèdent, en réalité, tous les autres, sauf peut-être certaines influences syntaxiques. Le mot emprunté apporte avec lui des éléments grammaticaux qui secondairement se développent de façon autonome. C'est pourquoi une étude de l'emprunt est et doit être, avant tout, lexicologique". Le même auteur, plus de vingt ans plus tard, réaffirme d'ailleurs "qu'on peut maintenir que tout emprunt est lexémique" (Deroy, 1980 : 12).

[2] Nous sommes évidemment conscient du caractère arbitraire et largement subjectif de cette différenciation entre "véritables emprunts" et xénismes à laquelle se heurte tout linguiste décrivant le lexique d'une langue en contact. Il existe en fait un continuum entre emprunts "naturalisés" et pérégrinismes qui rend toute distinction précaire et frappe de caducité toute critériologie permettant de les différencier. Ce flou distinctif explique partiellement les écarts que l'on observe chez les différents descripteurs dans le dénombrement des emprunts d'une langue à une autre. Pour ne prendre que le cas des emprunts du français central à l'arabe, il peut varier de 257 mots (Ben Smaïl, 1994 : 151) à 269 (Guiraud, 1965) ou 776 (Benhamouda, 1996 : 16).

[3] Nous mettrons ici entre parenthèses le problème de l'homogénéité de la langue d'accueil et de sa "pureté" chez des locuteurs africains bilingues pour qui le mixage de codes est la modalité d'expression la plus naturelle. Comme le note Garafanga, 1987 : 24 (et à sa suite Thiam, 1994 : 12) "... le code switching est le seul vernaculaire du bilingue, c'est-à-dire la variété dans laquelle le bilingue se trouve le mieux à l'aise, le passage à d'autres variétés, standards ou vernaculaires aux monolingues, étant dicté par la présence d'un élément étranger, i.e. la formalité de la situation ou la présence d'un monolingue". Cette existence prégnante de franwolof, franc-sango ou francarabe rend encore plus délicate l'identification des emprunts intégrés.

[4] De manière un peu abrupte, les auteurs (1968 ; 42) refusent "de s'aligner sur les propositions du Mémoire des Sociétés Bibliques qui établit une subtile distinction entre les emprunts qu'il considère comme totalement intégrés et ceux sont la prononciation varie en fonction du degré de connaissance du français". Pour justifier leur position, ils allèguent que dans ce dernier cas il s'agirait de simples citations de la langue d'emprunt ("celui qui a une bonne connaissance de cette langue les citant en quelque sorte") et évacuent de façon quelque peu sommaire le problème des multi-prononciations possibles des mots empruntés.

[5] Les incertitudes quant à la prononciation de mots comme khalife obligent les rédacteurs à proposer deux transcriptions [kalif] et [xalif]. La seconde transcription est plus conforme à l'usage africain mais introduit subrepticement un [x] étranger au français central (phonème non répertorié d'ailleurs dans les "principaux signes diacritiques" de la page XII de l'ouvrage).

[6] Même constat chez Ould Zein, 1995 : 171 qui note que certains emprunts sont employés aux deux genres : le/la jihad ; le/la guinze.

[7] On pourrait ajouter pour l'Algérie cheb masculin/ cheba féminin "jeune chanteur/chanteuse de raï". Cette dualité de formes correspondant à ses différences de sexe chez les référents soulève des problèmes complexes : ainsi, pour des raisons culturelles, cheikh substantif polysémique au masculin qui possède au moins quatre sens dans le français marocain "chef religieux, savant"/ "personne âgée vénérable"/ "fonctionnaire du Ministère de l'Intérieur responsable d'une tribu sur le plan administratif"/ "chef d'orchestre", ne connaît le féminin chikha que pour la dernière acception : "femme qui danse et chante avec un orchestre". Inversement negafa, substantif féminin arabe passé en français et évoquant un métier traditionnellement dévolue aux femmes qui font profession de maquiller et de vêtir les mariées pendant leurs noces, ne se masculinise dans la presse marocaine que sous la forme hybride (et peut-être humoristique) négafa-boy pour référer à l'homme accidentellement chargé des mêmes fonctions.

[8] Le français standard commet une "faute" semblable lorsqu'il oppose un Touareg/ des Touaregs en prenant comme base touareg qui est en fait déjà le pluriel de targui.

[9] On ne peut parler ici stricto sensu d'emprunt puisque taximan n'existe pas en anglais (qui utilise taxi-driver). -man fonctionne bien comme un suffixe emprunté à l'anglais, et se trouve attesté dans d'autres lexèmes de formation voisine comme mbaoman, roseauman (fr. Centrafrique). On relèvera que ce suffixe -man entre en concurrence avec des suffixes français plus usuels comme -eur (taxieur courant en Algérie) ou -iste (taxiste bien attesté en Tunisie).

[10] Ces trois dernières attestations posent cependant problème : si barani, daawa et khaoua sont par ailleurs entrés comme emprunts dans le français parlé en Algérie, comme le prouveraient d'autres contextes, les guillemets mis par les journalistes semblent signifier qu'il s'agit plutôt de citations de l'arabe dans un discours en français, procédés fréquents dans le discours mixte.

[11] Beaucoup de journaux francophones africains ont des titres empruntés à des langues en contact, par ex. El Acil, El Moujahid, El Watan, El Manchar (Algérie), Al Bayane, Al Maghrib, Al Asas (Maroc), Al Bayane, Al Joumhouriya, Al Moustaqbal, Chaab (Mauritanie), E-lè Songô, Be Africa Sango, Lisoro, Vouma (Centrafrique), Etumba, Mweti (Congo-Brazzaville), Elima, Salongo, Taïfa (Congo-Kinshasa), Jamana, Faso, Yeelen, Kabako (Mali), etc. Il y aurait lieu de s'interroger sur les raisons de ces choix, révélateurs selon nous d'une insécurité linguistique sur le statut de la langue d'écriture. Quoi qu'il en soit, ces titres fonctionnent comme des noms propres et à ce titre s'intègrent in extenso -y compris avec l'article arabe le cas échéant- dans la phrase française.