ABSOUTE POUR UN LOCUTEUR NATIF
Patrick Renaud
Université
de Paris III - Sorbonne nouvelle
1. Un locuteur
natif pour quoi faire ?
Le moins que l'on attende d'une
linguistique de terrain est qu'elle livre des données fiables,
c'est-à-dire, s'il s'agit de vernaculaire, qui soient produites par un locuteur
dit natif, seul représentant légitime
de sa langue[1]. L'accord là-dessus est unanime : l'un et
l'autre sont en effet considérés comme mutuellement constitutifs, tout ce que
dit le premier devant être rapporté à la seconde et la seconde trouvant dans la
pratique du premier les conditions satisfaisantes de sa manifestation. Les
formes recueillies sur les lèvres du locuteur
natif sont authentiques, fiables et représentatives dira Florian Coulmas (1981).
L'accord est plus délicat s'il
s'agit d'un véhiculaire dont les locuteurs ne sont au mieux que des locuteurs
"seconds", au pire des locuteurs balbutiants, jamais des locuteurs natifs. Le détour par ces derniers
n'étant plus possible, qui définira alors les critères de validité des formes
relevées de variétés dites populaires du français en Afrique par exemple, du
bambara urbain du Mali, du dyula véhiculaire en Côte d'Ivoire, du peul kambariire de Ngaoundéré (Cameroun), du
sangö de Centrafrique, du swahili au Rwanda ou du juba arabic du sud du
Soudan ? Et pourtant, comme en témoigne Suzanne Lafage (Lafage,
Gadet : 1995)[2] et comme on l'entend déclarer sur le terrain, il y a
de "bons", il y a de "vrais" locuteurs de tel parler réputé
"populaire", "makro", "dépenaillé" ou pidgin
d'autre "façon" ; et bien sûr il y a aussi des locuteurs que
personne ne songera à proposer en modèles quand ceux-là ne se dénient pas à
eux-mêmes la qualité de locuteur. Bref, il y a locuteur et locuteur, certains "très
bons", d'autres moins ou pas du tout[3]. La disparition du trait natif chez les locuteurs condamne-t-elle l'enquêteur à se détourner
d'eux pour s'en remettre à l'arbitraire de seuils de fréquence s'il faut
décider, parmi les formes circulant dans les interactions, de celles qui seront
représentatives de la langue sinon
des locuteurs, pour autant qu'il y ait langue ? Ou bien, précisément,
faut-il aborder la description des véhiculaires en termes de variétés d'un type
particulier, instable dans ses items et
très variable dans leur distribution sociale (Hudson 1980) faute de locuteurs natifs précisément pour fonder en une
"forme sociale" (Poche 1994) des pratiques généralement données comme
une approximation plus ou moins lointaine de leur achèvement
vernaculaire ? Est-ce cela que l'on affirme implicitement lorsque l'on
oppose un type véhiculaire de langue, sans locuteurs natifs, à un type vernaculaire, toujours doté de son volant de
locuteurs natifs et de cette fonction
groupe (Stewart 1977) dont serait
privé le type véhiculaire ?
Quel linguiste de terrain
pourtant osera soutenir qu'un véhiculaire est privé de tout enjeu identitaire,
de toute fonction groupe ? Qu'il
suffise de citer ici Gabriel Manessy à propos de la structuration des
"parlers urbains" :
(...) l'urbanisation en matière de langage peut être
décrite comme résultant de l'opération simultanée de deux ensembles de
processus antagonistes : les uns sont liés à la transformation du tissu
social qui réduit le domaine d'efficacité des comportements langagiers
traditionnels et étend démesurément le champ de la communication
interethnique ; les autres attestent la structuration de la masse
cosmopolite des usagers du parler urbain en une communauté citadine où la
langue redevient un moyen d'identification et de catégorisation, mais par
référence à des valeurs qui ne sont plus celles de la tradition. (...) L'image
la plus satisfaisante, pour rendre compte d'un tel état de choses, est celle
d'un continuum inscrit entre la représentation qu'on se fait communément du bon
usage et le jargon des immigrés récents. Chaque citadin inclut dans son
répertoire un segment plus ou moins étendu de ce continuum et plus ou moins
proche de l'un des pôles précités (Manessy 1990 : 23).
Autrement dit,
confronté à un nouvel espace social débordant démesurément celui que couvre son
vernaculaire, le citadin de plus ou moins fraîche date construit et signale, à
travers une réorganisation linguistique et sociale toujours en "fond de
tâche" de l'ensemble de ses ressources verbales, non pas une absence d'identité mais une autre identité que celle signalée et
prise en charge par son vernaculaire. Le locuteur
natif, support d'une idéologie indéfendable de locuteur omniscient garant
de la pure langue (Rajagopalan 1997)
du vrai et unique groupe dont sa nativité le constitue représentant
légitime n'est plus évidemment d'aucune utilité s'il s'agit de décrire et de
rendre compte de l'émergence d'identités et de langues mixtes (Rampton 1995). Nous sommes là dans un espace social où le
linguistique se configure sans recours possible à une "nativité" qui
en postulerait et en garantirait l'authenticité. Allons plus loin : que
vient faire cette nativité, problématique en Afrique comme ailleurs (Auer
1988), quand tant de facteurs plus accessibles à l'observation peuvent rendre
compte du degré variable de compétence de locuteurs "bons" ou moins
bons ? D'un point de vue pragmatique nous sommes en effet, en
communication véhiculaire comme en communication vernaculaire, dans un contexte
social de régulation endogène des activités verbales, entre locuteurs ne
faisant appel à d'autres processus de structuration de leur activité que ceux
développés et coordonnés dans son accomplissement même ; bref entre
locuteurs d'appartenances diverses au sein d'un groupe situé, faisant de la
mise en circulation et du réglage des formes une part de leur activité verbale,
chacun affichant dans ses façons de faire les limites de son répertoire et
reconnaissant éventuellement chez telle et tel des ressources
"meilleures", plus "vraies", mieux "courbées" qui
mèneront peut-être chez ceux-là un(e) linguiste en quête de "bons"
témoins. C'est le cas dans toute activité langagière, véhiculaire ou non. La
différence entre réseaux ouverts de la communication dite véhiculaire et réseaux fermés de la communication dite vernaculaire impliquant, comme le fait
remarquer ci-dessus G. Manessy, la maîtrise d'espaces sociaux sans commune
mesure ainsi qu'une activité de référenciation radicalement différente opposant
le tout-à-dire au déjà-dit a sans doute plus d'effets sur
la cristallisation linguistique et sociale différente de répertoires verbaux
différemment organisés que la magie d'une nativité qui fait bon ménage, au sein
du groupe, de la diversité des itinéraires linguistiques, de l'inégalité des
compétences et des appartenances multiples de chacun. Et si ce n'est pas un
degré de compétence que garantit le trait natif
chez le locuteur alors de quoi s'agit-il ?
En voilà suffisamment pour
justifier que nous nous arrêtions, le temps de ces quelques pages en hommage à
Suzanne Lafage, sur la catégorie même de locuteur
natif, sur sa nécessité, sur ses pré-supposés. Il faut essayer de
comprendre pourquoi une catégorie dont chacun s'accorde à reconnaître qu'elle
ne correspond à rien "dans la réalité" continue sa carrière envers et
contre tout dans les discours savants et ordinaires. Quels services
irremplaçables rend-elle donc et à quoi S. Lafage a-t-elle bien pu consacrer
tant d'années sans jamais en appeler ne fût-ce qu'à l'ombre d'un locuteur natif
?
2. Que risque-t-on à tuer le locuteur natif ?
2.1 Comment entendre natif ?
Avec Thomas Paikeday (1985) on
peut s'étonner de la sélection du trait natif
pour caractériser un locuteur. Pour être locuteur natif il faut en effet qu'il soit né locuteur. Mais personne n'est jamais né locuteur : on devient
locuteur. D'ailleurs, dans quelles autres activités humaines sélectionne-t-on
le caractère natif des acteurs ?
Les professeurs de langue, "natives only" comme l'affichent les
écoles de langues, ne le sont que par raccourci discursif : ils n'ont été
embauchés comme "professeurs natifs" de la langue affichée qu'après
avoir établi leur qualité de locuteurs
natifs. Or, s'agissant d'activités d'ordre culturel, apprises par conséquent,
c'est le niveau de capacité atteint qui, pour nombre d'entre elles sinon pour
toutes, retient en général l'attention. Quant aux dispositions, naturelles ou
sociales, qui ont permis au sujet d'atteindre au niveau qui est le sien, sauf
exception on ne s'y arrête guère. Alors pourquoi, en matière de langage, introduire
une "disposition de naissance" permettant de construire deux classes
de locuteurs : les natifs et les
autres ? Que perdrions-nous en renonçant à cette distinction ?
On peut se demander de quelle
tradition le terme natif nous fait
hériter, nous linguistes. D'où nous vient-il, lié à quels implicites derrière
cette naissance difficile à
comprendre ? Faut-il remonter à l'invention de notre
"terrain" et à ce qui en est résulté pour la linguistique, tant pour
ses méthodes que pour ses objets et son rapport à l'observation ? On peut
penser par exemple aux enquêtes des débuts de la dialectologie par notables
interposés de l'Abbé Grégoire (1790-1792), de l'Académie celtique (à partir de
1804), aux enquêtes de la parabole de l'enfant prodigue des Coquebert de
Monbret (1806-1812) ou, plus tard en 1876, d'un Georg Wenker (par instituteurs
interposés) ; aussi, dans la tradition française, à la relation
hiérarchique Paris/Province où les données venaient du terrain nourrir un
discours qui les avait devancées[4]. Plus près de nous, pensons à ces années où le
principe d'ignorance préférentielle
qui voulait que moins un linguiste en sût sur une langue, plus objective fût sa
description, a poussé un certain nombre vers ces territoires d'Outre-mer,
constitués en terrains de chasse naturels pour commerçants, missionnaires,
administrateurs des colonies et, finalement, pour chercheurs et thésards.
Ceux-ci ont appelé leurs natifs des
"informateurs"[5], disant bien par là leur mission : répondre aux
questions de l'enquêteur et lui laisser l'entière propriété des réponses
produites ainsi que toute liberté dans leur interprétation et dans leur
utilisation. Il n'est que de voir la légèreté des traces qu'ils ont laissées
dans les rapports, les recueils, les publications et les thèses : le plus
souvent une mention parmi des remerciements. Le reste ne leur appartient plus
la langue étant, au terme du travail, littéralement extraite du terrain et
pétrifiée en un objet que l'on peut tourner et retourner de discours en
discours entre gens de laboratoire. On voit là réduit à l'épaisseur de la
taille d'une mouche maçonne le lien qui unit la linguistique à son terrain à
travers ses informateurs. La linguistique descriptive, tout comme la
dialectologie à ses débuts, entretiendrait-elle avec le locuteur natif ce rapport paradoxal qui faisait
des indigènes "primitifs" dans leurs territoires exotiques, comme des
"rustiques" paysans descendants des anciens Celtes de nos forêts, les
héritiers de trésors, véritables monuments des origines que l'Histoire à la fin
du siècle dernier s'était donné pour mission d'exhumer ? Gardiens
ignorants, il faut convaincre les indigènes de laisser passer chez eux la
science venue récupérer son bien. Ces pépites à dégager de leur gangue humaine
n'appartiennent aux natifs que comme
une mine appartient à son gisement : il faut y aller pour extraire et
ensacher le minerai. Pas de minerai sans mines, pas de parlers sans natifs.
Sans forcer le trait outre
mesure, on peut au moins faire l'hypothèse que le terme natif hérite une partie de son sémantisme et de sa nécessité de ce
"sauvage" à la fois barbare et nanti de richesses qu'il ignore. Il
faut admettre, si cela est bien le cas, que la catégorie du natif, héritière d'une tradition entretenue par un espace colonial
accessible, fonde dans les sciences humaines et sociales le double mouvement
d'extraction et de déplacement des données. Il est constitutif de la démarche
scientifique qui consiste à se rendre sur le territoire du phénomène repéré
pour en extraire les données qui le manifestent, puis à déplacer celles-ci du
terrain au laboratoire (Mondada 1998) dont elles deviennent la propriété.
2.2 L'authenticité du locuteur natif : engendrer une limite
Cela dit, et quelle que soit la
conscience qu'ils peuvent avoir de l'impact de leur relation à l'informateur et
de leurs méthodes d'extraction sur la forme et la validité de leurs données,
les linguistes ne sont pas toujours d'accord sur ce qu'ils doivent extraire de
ce que recèle leur locuteur natif :
prendra-t-on ce qu'il dit, pour
tenter de découvrir les invariants permettant de produire une description
systématisée des formes recueillies ? Retiendra-t-on plutôt ce qu'il connaît de sa langue pour tenter de
le formaliser aux niveaux différents de succès auxquels peuvent prétendre des
descriptions grammaticales respectivement nanties de la théorie linguistique
adéquate (Chomsky 1965) ? Ou bien encore sélectionnera-t-on ce qu'il fait en parlant, en épousant le point
de vue fonctionnaliste d'un Malinowski ? Extraire ce que le locuteur natif
dit, ce qu'il connaît, ce qu'il fait,
autant de traitements différents où celui-ci apparaît très vite comme autre
chose qu'un robinet à données auquel chacun viendrait remplir sa gourde avant
d'attaquer l'ascension des versants abrupts que dominent les majestueux sommets
de la théorie.
À travers les discussions dont
on peut trouver un bon écho chez F. Coulmas (op. cit.), trois traits semblaient caractériser le locuteur natif
au regard des intérêts de l'enquêteur : authenticité, fiabilité, représentativité. Chacun d'eux mérite
examen mais c'est sur l'authenticité que nous nous arrêterons, renvoyant pour
les deux autres tant à F. Coulmas (op.
cit.) qu'à Paikeday (op. cit.)
qui se plaît à constituer en espace de colloque les réponses qu'il a obtenues de
ses divers correspondants là-dessus.
L'authenticité du locuteur natif garantit l'authenticité des données
qu'il produit. Tous les linguistes sont en effet d'accord pour dire qu'il faut interroger des locuteurs natifs,
c'est-à-dire des locuteurs ayant acquis la langue au cours de leur première
socialisation. Que faut-il saisir derrière ces affirmations ? En quoi une
première socialisation engendre-t-elle une marque indélébile d'authenticité
dans les façons de faire d'un individu ? Risquons la proposition suivante :
la catégorie d'authenticité, constitutive du natif, postule l'existence d'espaces clos, les fameuses communautés linguistiques que l'on a
renoncé à définir empiriquement (Dua 1981, Chevillet 1991-1993), avec pour
chacun par conséquent un intérieur et un extérieur ; l'authenticité
conférée à une "réalité" attesterait qu'elle a été produite à l'intérieur de cet espace clos, de façon
endogène nécessairement, sans l'intervention de quelque agent extérieur que ce
soit, l'observateur notamment. Tout trait déclaré authentique impliquerait sa
production endogène, son appartenance à l'"intérieur" du groupe que
sa limite – sa membrane d'organisme
vivant et autonome en quelque sorte (Varela 1989) – protège de la destruction qu'entraînerait sa rupture. Le terme de socialisation renvoie à ces méthodes
internes de formation endogène de la compétence sociale à laquelle se
reconnaissent mutuellement les membres d'un "même" groupe, aptes en
retour à le maintenir dans son "identité" tout au long d'une histoire
qui, pour eux, n'est que celle de son adaptation permanente à un environnement
extérieur caractérisé, lui, comme changeant. L'individu "socialisé"
tient du groupe l'identité qu'il exhibe à travers ses façons de dire et de
faire : il est né du groupe qui lui a donné forme et
substance. Pour l'observateur tenant du discours d'authenticité, voilà donc le natif représentant de son groupe par la vertu de l'espace
intérieur qu'engendre à partir de lui son authenticité.
C'est cette membrane, cette limite cernant l'espace intérieur du groupe que
nous semble construire la catégorie de l'authenticité.
Reste la mention de la première socialisation, celle qui
concerne la petite enfance et l'actualisation de la faculté de langage dans une
première langue, dite maternelle dans
notre langage ordinaire. Deux interprétations sont possibles : c'est au
cours de sa première socialisation que se constitue le locuteur natif,
c'est-à-dire qu'est développée irréversiblement (Labov 1992) sa compétence
langagière authentique de membre du groupe ; interprétation difficile à
défendre quand on sait que cette compétence ne se fixera qu'autour de
l'adolescence (Labov, ibid.), sans
préjuger d'une évolution possible tout au long de la vie. L'autre
interprétation consiste à remarquer que première
pré-suppose une virginité pure de
toute inscription, libre de toute trace antérieure qui viendrait, comme on le
constate sur le produit des apprentissages seconds, brouiller le trait de cette
socialisation. En choisissant de dire première
mise en forme de la faculté de langage on affirme implicitement qu'elle est
la plus pure qui se puisse concevoir : le locuteur né de son groupe en est le pur produit, exempt de tout stigmate de
mélange avec une inscription antérieure ou allogène. Le groupe est par conséquent
totalement et singulièrement présent dans le locuteur né de lui. Dans la mesure
où la naissance marque l'extrémité initiale du segment de temps que toute vie
humaine aura à parcourir de sa naissance à sa mort, on peut dire que le sème premier, déjà présent dans natif, est thématisé dans première socialisation. Nanti de son
authenticité, le locuteur natif évolue dans l'espace clos du groupe, avec sa
pureté première et, bien sûr les promesses de déformation que lui réservent ses
contacts à venir avec l'extérieur. Déformation : nous voilà au cœur de
l'expression de la différence entre langue au sens propre, vernaculaire homogène à l'abri derrière son
authenticité ; et vernaculaire débordant sa limite en une déformation
véhiculaire, ouverte à toutes les hétérogénéités des répertoires plurilingues.
C'est de langue au sens large qu'il
s'agit ici, c'est-à-dire instable, engagée dans une passe étroite entre deux
dynamiques, l'une d'élaboration – langue alors en gestation dans un intérieur
mal délimité – l'autre de délitement, sur la pente dangereuse des langues en
voie de pidginisation. C'est précisément dans ces eaux "troublées"
que S. Lafage a jeté son filet.
Cette seconde interprétation est
plus intéressante que la première car elle nous livre l'accès à l'idéologie qui
sous-tend le couple du locuteur natif et
de sa langue. Elle éclaire
l'instruction faite de choisir toujours un locuteur natif. Entre un locuteur
chez qui la langue enquêtée a statut de L2 et un locuteur chez qui elle a
statut de L1, il n'y a pas à hésiter : il
faut choisir le natif car il "connaît mieux la langue"[6]. Ce n'est pas tant qu'il connaisse mieux la langue (expression qui confère à la langue une autonomie qui la rend indemne
et libre de ce que peuvent en faire ses
locuteurs) ; c'est plutôt qu'il apparaît comme le principe d'engendrement
de l'espace "intérieur" délimitant la langue et la communauté du
même nom, co-extensives et toutes deux encloses en lui. L'abus, ou l'illusion,
consistent à confondre ce principe de cohérence de la référence ainsi
construite avec une réalité empirique : tous les efforts ont bien sûr été
vains pour trouver pareil spécimen de locuteur dans la nature, même éliminés
les locuteurs bilingues témoins des effets déformants du contact avec
l'extérieur (Weinreich 1966), même réduit le groupe des locuteurs monolingues à
un individu moyen, statistiquement construit sur des jeunes de sexe masculin
uniquement[7], au répertoire strictement limité à leur parler
vernaculaire, siège encore, après tout cela, d'une variation irréductible que
William Labov, en l'étiquetant inhérente,
met au compte d'une langue-communauté qu'il
faut donc imaginer variable (Labov 1972).
Autre évidence : dans cet
espace intérieur d'authenticité, locuteur natif et langue apparaissent
mutuellement nécessaires l'un à l'autre. Pas de langue sans l'inscription
"première" indélébile exhibée dans sa pratique par le locuteur
natif ; pas de locuteur natif sans langue-communauté
dont il puisse naître. S'agit-il là d'une construction théorique
originale ? ou la linguistique n'a-t-elle fait qu'emprunter à une démarche
du sens commun ?
2.3 La production sociale de locuteurs natifs
On peut reprendre la question
que se pose W. Labov (1971) à propos des données linguistiques extirpées à des
informateurs dociles ou produites sur la base de leur intuition par les
linguistes : "À quelles conditions pourraient-elles être
valides ?" et répondre qu'elles le seraient à condition de coïncider
avec le parler ordinaire des gens, au degré zéro de la surveillance de leur
discours ; or il y a beaucoup de gens et, parmi eux, un bien petit nombre
de linguistes. Autrement dit, ou bien les théories intéressent les pratiques du
plus grand nombre, "les gens", ou bien elles ne concernent que les
exemples produits par les linguistes-locuteurs natifs, bons serviteurs de leurs
théories. Quand c'est le cas il faut reconnaître à pareilles
"données" et aux discours qu'elles documentent un intérêt limité à
une communauté bien réduite. Éliminer semblable locuteur natif ne serait pas
d'un coût exorbitant pour l'espace d'interprétation de la théorie. Il en va
autrement de figures de locuteurs natifs socialement construites comme celles
que livre Alan Davies (1991), d'autant plus intéressantes qu'elles naissent
justement dans le contexte de la forme standardisée de langues étrangères par
définition dénuées de locuteurs natifs proprement dits.
Voici les faits. On constate,
dans les pays du Tiers-monde et plus particulièrement dans les villes, une
demande très forte envers ces langues écrites, normalisées, que sont l'anglais,
le français, l'espagnol etc. On constate également que les parents réclament un accès de plus en plus
précoce à ces langues pour leurs enfants, car ils voient en elles un puissant
levier de sélection des élites. Quant à ceux qui font partie des élites, ils
souhaitent voir leurs enfants leur y succéder ; ils font donc tout pour
les maintenir dans ces langues qui en sont à la fois le symbole et le support,
"socles sur lesquels sont bâties nos forteresses politiques et culturelles"
comme l'écrivait l'un d'entre eux (Tabi-Manga 1993). Ainsi, le français, pour
ne considérer que lui, devient l'un des moyens les plus sûrs de sélection pour
l'accès aux fonctions supérieures dont les élites ont le monopole : on le
constate couramment dans les pays d'Afrique noire francophone, tout en vient à
se passer comme si on faisait de la forme normalisée du français la langue
première des élites. Il en résulte un
double effet : 1- l'existence de la langue normalisée, hors de l'espace de
la population considérée, sous forme de documents disponibles (livres,
matériaux pédagogiques, dictionnaires, documents "authentiques" audio
et vidéo), a pour effet sur ses locuteurs "seconds" – tant
enseignants qu'apprenants par exemple – de leur faire subir une sorte de standardisation,
de réduction de la variation ordinaire, de les pousser à ressembler à l'ombre
projetée du locuteur de ces documents ; 2- cette uniformisation induite
peut avoir un effet réel de réduction des écarts, de convergence entre les
pratiques en usage soumises à la visée des formes prescrites par le standard.
Il en résulte que le locuteur
qui la considère comme sa langue,
celle dans laquelle il va s'exhiber pour en tirer tous les partis qui peuvent
lui sembler bons, en vient à se voir attribuer le rôle de natif. On peut dès lors parler des locuteurs communs du standard comme de locuteurs natifs ou quasi-natifs, sans préjuger de l'homogénéité de leurs pratiques, ce
qui rejoint pour le coup l'expérience la plus ordinaire. C'est le cas par
exemple de ce que nous appelions le français
commun au Cameroun, sur lequel nous semblaient converger un certain nombre
de traits réunissant la diversité des locuteurs dans une appartenance
camerounaise du fait qu'ils apparaissaient indifféremment chez chacun (Renaud 1979,
1987, 1991). En retour, ce standard configurait en Camerounais éduqué celui
qui l'exhibait dans le cours d'une interaction verbale, quel que fût par
ailleurs son niveau d'éducation, mesurable à l'aune de ses écarts à la forme
standard visée et revendiquée. Somme toute, le fait pour le standard d'être
explicité dans des grammaires, des dictionnaires, des documents divers appelle
et définit par contrecoup son locuteur attitré, légitime, bref natif : c'est celui qui s'approprie
ces formes, ne serait-ce que dans ce qu'implique une dépendance affichée à leur
égard, ce qui revient à les prétendre siennes quand bien même on les utilise
peu. On peut donc dire que l'un des effets du processus d'imposition de la
forme standard d'une langue étrangère en fonction officielle dans une société
est d'amener ses locuteurs seconds – témoins ordinaires d'une forme, il est
vrai, objectivée dans un discours écrit de codification prescriptive – à
construire la place d'un locuteur natif
ou légitime pour tenter de l'occuper
et de passer pour tel quand le jeu en vaut la chandelle. Autrement dit, tout discours sur une langue quelconque
construit automatiquement une place pour son
locuteur. Le discours de la linguistique ne diffère pas, de ce point de
vue, du discours ordinaire.
Ne doit-on pas alors se demander
si le locuteur natif des discours de
la linguistique comme celui que construisent les discours du sens commun, ne
correspondrait pas à l'une seulement des deux
places nécessaires à toute activité sociale, langagière notamment, pour se
rendre reconnaissable ? Le discours du locuteur
natif, pur ou légitime, serait révélateur d'une place
"extérieure" correspondant à l'espace occupé par les auteurs des
discours descriptifs et/ou prescriptifs proposant une version
"objective", authentifiée par conséquent, d'une forme désormais
"sociale" thématisée en langue ; l'autre place,
"intérieure", correspondrait à l'espace développé par les
participants eux-mêmes se rendant mutuellement intelligible leur participation
pratique à l'activité en cours ; espace intérieur modifiable au gré des
interactions, qui ne se voit assigner de limites "objectives" que des
discours de description et/ou prescription extérieurs. Peut-être tient-on là
l'espace d'interactivité engendré par ces deux places, nécessaire à l'activité
langagière pour prendre forme sociale entre pratiques langagières
"internes" et leurs re-présentations discursives
descriptives/prescriptives "externes" en relation d'interaction dans
ce nouvel intérieur. Plus vaste et plus complexe que celui enfermant le locuteur natif dans sa clôture
d'authenticité pour n'en faire que le miroir de la langue, il met en relation de réflexivité pratiques internes du faire et pratiques externes du dire qui sortent ainsi du rapport
d'exclusion mutuelle dans lequel on les maintient le plus souvent. Nous allons
y revenir.
3. De la circularité entre dire et faire
3.1 De la
communication exolingue
Le champ de l'acquisition est un
champ où il semble particulièrement difficile de se passer de la notion de locuteur natif, qu'il s'agisse de
définir l'apprenant, le non-natif, ou
d'évaluer sa compétence, l'état de son interlangue (Vogel 1995) sur une échelle
dont le sommet a pour repère la compétence du locuteur natif. L'opposition entre natif et non-natif, par
ailleurs, a été mise en situation si l'on peut dire avec le concept de communication exolingue (Porquier 1984)
dans le champ de la communication interculturelle. L'exolinguisme caractérise
une situation de communication asymétrique entre des participants ne maîtrisant
pas de manière égale la langue qu'ils utilisent pour agir ensemble.
C'est une situation très
répandue, observable dans des phénomènes aussi divers que les migrations, le
tourisme, les relations internationales, la vie transfrontalière ou encore l'enseignement
et l'apprentissage des langues étrangères (Py 1997). On peut poser un axe
continu allant du pôle endolingue au pôle exolingue et considérer que
"l'exolinguisme commence seulement là où l'asymétrie s'impose (aux
locuteurs) comme un problème incontournable et exige un traitement discursif
spécifique, observable à travers les formes du discours. Une des conséquences
de cette définition est qu'une même interaction peut passer et repasser la
frontière au gré des obstacles rencontrés en cours de route et de l'humeur des
partenaires". Ce qui signifie que la limite développée de l'extérieur par
le discours de l'authenticité du locuteur natif ne s'impose pas en tant que
telle aux participants. Ce sont eux qui sont maîtres de la thématiser en fonction
du déroulement, fluide, cahotant ou empêché, de leur activité. On pourrait dire
que l'on est en situation de communication exolingue quand l'interaction induit
l'occupation, par l'un des participants, de la place extérieure d'où il peut
développer son activité d'"informateur" fournissant à l'apprenant les
formes à produire pour entrer dans l'espace de l'interaction. La demande
implicite ou explicite du locuteur en panne de ressources et la réponse offerte
constituent son "destinataire-répondeur" en locuteur compétent aux yeux du demandeur, occurrence en quelque
sorte du locuteur natif des
linguistes.
La communication exolingue,
comme les situations de langue officielle étrangère observées par A. Davies (op. cit.), embrasse donc un espace où se
rend particulièrement visible l'interaction entre les deux pôles interne et
externe de l'activité langagière dans sa globalité. Dire que toute
communication peut comporter des séquences exolingues observables en cas de
négociation interactive des ressources linguistiques entre participants permet
de reconsidérer la notion de locuteur
natif en opposant des places internes de locuteur endolingue à des places externes où s'entr'aident locuteur
endolingue acceptant le rôle d'informateur et locuteur exolingue accédant de l'extérieur à la "langue" ainsi
rendue visible. Pour notre propos, c'est dire que le locuteur natif ne peut se comprendre que comme
une place construite sur une relation
d'interaction entre pôle interne et pôle externe de l'activité langagière,
au cœur des procédures de réglage des répertoires verbaux par les participants.
La caractéristique du rôle de natif,
dans l'activité langagière, est de revenir toujours à un locuteur capable de
construire dans une activité de référenciation (Kallmeyer 1987 ; Mondada
1995) le versant linguistique de l'activité en cours, c'est-à-dire de fournir
au locuteur exolingue une description/prescription des formes linguistiques qui
lui font défaut pour signifier l'activité en question, description/prescription
qui configurera en retour sa pratique.
3.2 Entre interprétation
et participation, la nature sociale du langage et des
langues
Il nous faut donc distinguer
l'espace extérieur du discours d'interprétation
d'un observateur qui constitue l'activité verbale de locuteurs en un objet "langue",
de l'espace intérieur de participation
que maintiennent les participants dans la coordination de leurs activités et la
co-construction de leur intelligibilité. Ces deux espaces, nous venons de le
suggérer, semblent inséparablement mêlés dans l'espace de circularité qui fait
communiquer intérieur et extérieur et organise notre activité langagière à
partir du moment où elle devient pratique sociale,
c'est-à-dire à partir du moment où elle assume une fonction de distinction – style, genre, parler dotés de leur
signification sociale – et où elle devient transmissible dans un mode
quelconque d'éducation. Il est difficile d'imaginer cette reconnaissance et
cette transmission sans la médiation d'une activité verbale d'interprétation se
donnant comme miroir d'une pratique qui accepte d'y trouver réfléchie son
image.
L'ensemble des discours
d'interprétation, de ceux qu'échange l'adulte avec l'enfant qu'il accompagne
dans sa découverte du langage à ceux de la linguistique descriptive en passant
par les réglages de répertoire, le guidage des apprentissages et les discours
prescriptifs, ne construisent leur place qu'au pôle extérieur, celui de l'interprétation comme nous l'appelons
maintenant. L'autre pôle est celui du "faire" langagier, de la participation interactive.
Ces deux pôles vont nous
permettre de repérer trois types d'activité langagière : les situations
sans pôle d'interprétation, les
situations sans pôle de participation,
enfin les situations disposant d'un espace de circularité entre pôle de participation et pôle d'interprétation.
Seules ces dernières relèvent d'une activité de nature sociale stricto sensu, du fait qu'elles sont
dotées d'une signification sociale informant les stratégies de communication
des participants. Les premières, sans pôle d'interprétation, correspondent à
des pratiques sans signification sociale, sans social meaning, au sens que John J. Gumperz (1971) donne à cette
expression ; le sens commun parle de charabia,
de jargon, de sabir, la linguistique, par la plume de Stewart par exemple (op. cit.) de pidgin. Mais étant donné que certains pidgins, au Nigeria, donnent
lieu à production théâtrale (Fatunde 1996), il faudrait parler de pidgin à l'état naissant, c'est-à-dire
privé de toute fonction de groupe
(Stewart ibid.). C'est une situation
par nature éphémère, rencontres sans lendemain de sujets sans beaucoup de
ressources convergentes dans leurs répertoires verbaux respectifs, c'est-à-dire
interactivement reconnaissables. Les secondes situations, sans pôle de
participation, correspondent à ce que l'on appelle les langues mortes. Nous disons bien langues mortes car en l'absence de pôle de participation on ne
dispose plus dans ce cas que des traces des discours d'interprétation, de
description/prescription, plan fixe arrêté sur une pratique de participation
disparue. Les situations du troisième type sont celles de l'activité langagière
ordinaire qui se déploie entre pôle d'interprétation et pôle de participation
dans l'espace ainsi ouvert où les deux pratiques se constituent mutuellement
dans leur relation de réflexivité.
Ces situations du troisième type
trouvant place entre situations de pidgin à l'état naissant et situations de
langues mortes on peut penser qu'elles s'ordonnent en nombre non défini depuis
un pidgin en début de cristallisation, reconnaissable à l'émergence de
pratiques réflexives d'interprétation, d'apprentissage, de transmission, de
désignation de "bons locuteurs", d'esquisse de repérage d'un espace
social d'appartenance (on aura reconnu les situations de "structuration
des nouveaux parlers urbains" (Manessy, op. cit.) jusqu'aux situations maximalement orientées vers leur
pôle d'interprétation par l'institution d'un discours prescriptif soumettant
les pratiques de participation à une réalité extérieure aux locuteurs,
idéalement confondue avec lui (c'est par exemple la situation qu'ont connue les
locuteurs de français en France et dans la plupart des États d'Afrique
francophone, tout le temps de la domination de la surnorme académique du
français écrit. Il semble aujourd'hui, en France, perdre de son attraction au
profit du pôle de participation avec pour effet de modifier en retour le
discours de son interprétation, comme on a pu le voir à propos de la querelle
du genre variable du mot ministre
récemment : ce sont les "sujets" – le Premier ministre et son
gouvernement, et derrière eux les médias – qui ont modifié "l'objet",
c'est-à-dire la langue française produite dans les discours prescriptifs. En
Afrique francophone au contraire, il semble que ce soit l'inverse aujourd'hui.
Après le foisonnement ivoirien par exemple du français de Moussa, du nouchi,
du zouglou, c'est le pôle
d'interprétation prescriptive du français standard qui semble reprendre le
dessus avec la disparition des médias des chroniques qui se faisaient l'écho
des pratiques populaires[8]). Les situations à forte polarité
"participative" caractérisent les cultures d'oralité où les discours
d'interprétation thématisent activité verbale et registres discursifs plus que
l'ordre grammatical des répertoires ; les situations à forte polarité
"interprétative/prescriptive" caractérisent plutôt, on l'aura
compris, les cultures de littératie.
Il résulte de ces polarités que
le locuteur natif et sa langue sont des objets produits par
un discours d'interprétation, sans effet de réflexivité sur un quelconque pôle
de participation quand celui-ci appartient à la linguistique. Ce sont des
constructions "de l'extérieur", qui ne préjugent ni ne rendent compte
de la forme qu'adopte la réalité qu'elles prétendent représenter, produite dans
l'interaction avec un pôle de participation. Il va de soi qu'une activité
d'interprétation d'une "réalité" produite par extraction d'un
locuteur de son aire de participation, puis par extirpation de formes
linguistiques dans un cadre interprétatif ne valant que dans l'univers d'un
laboratoire et de ses pratiques de production d'objets n'a aucune prise sur la
réalité sensée authentiquement représentée par le locuteur constitué en
informateur. On peut dire que la situation ainsi construite est une situation
du deuxième type, situation que nous avons dite de langue morte. S'il ne s'agit que de cela, on peut alors sans
crainte de rien perdre, déclarer mort conjointement le locuteur natif... et
l'absoudre de ses fautes.
4. Conclusion
Au terme de cette réflexion, il
semble que l'univers des objets, des divers types de langue produits en
laboratoire par les discours de la linguistique soit sans rapport, sans commune
mesure avec celui qui réunit les conditions de possibilité d'une activité
langagière entre des sujets sociaux. La linguistique évoluerait-elle dans une
abstraction suffisante pour pouvoir faire l'économie dans ses descriptions et
dans ses analyses de toute la substance sociale du langage et des
langues ? Ce n'est pas sûr.
On ne peut pas prétendre en
effet que les discours de la linguistique et la forme qu'elle dessine à ce que
nous appelons nos langues soit sans effet sur notre activité langagière :
il n'y a pas entre linguistique générale et linguistique appliquée un fossé,
entre description/prescription et pratiques langagières – ne serait-ce que par
leur prise en charge par les activités pédagogiques – une coupure telle que les
deux univers ne se doivent rien l'un à l'autre.
Réfléchissant sur ces questions
avec en tête le terrain de la parole africaine, c'est d'elle que nous avons
parlé, plus que des situations que nous connaissons en Europe où la culture de
littératie pèse de tout son poids sur nos pratiques. Il est intéressant
d'achever cette réflexion en mettant en contraste les deux cultures. Nous
disions en remontant aux pré-supposés inscrits dans le trait natif caractérisant le locuteur dans la
linguistique occidentale qu'ils se trouvaient thématisés dans l'expression première socialisation où première prenait en charge l'expression de
la pureté du locuteur et de sa langue à l'issue d'une socialisation s'achevant
dans la naissance du locuteur au
groupe. Le parcours de socialisation du locuteur va, là, de l'individu au
groupe qui se reconnaît en lui à ses façons de dire et de faire. Dans la
culture africaine du verbe, il semble que le cheminement soit exactement
inverse, non pas le temps d'une première
socialisation, mais tout au long d'une lente socialisation, marquée de
passages, d'initiations successives,
où les membres du groupe passent d'un état non-individualisé, générique,
confondu avec le groupe dont chacun manifeste la substance indifférenciée, à un
état individualisé, manifestation accomplie d'un modèle incarné référant à la
communauté des ancêtres disparus. Autrement dit, s'il fallait trouver dans la
culture africaine du verbe un équivalent du locuteur natif de la linguistique occidentale, ce serait à un
"ancien", blanchi sous le harnais de pratiques, tant véhiculaires que
vernaculaires, à l'un de ces vieux
qu'il faudrait penser, avec toutes les connotations du mot en français
d'Afrique, telles que les a décrites S. Lafage (1984), tout autant qu'à ces
"vieilles" qu'en ‘maman Afrique’ comme on l'appelle à Abidjan, elle
mentionnait dans son entretien avec F. Gadet (op. cit.), se trouvant pour une fois dans le rôle d'informatrice,
au pôle d'interprétation induit par l'interview.
Reste l'opposition entre
véhiculaire et vernaculaire. La perdons-nous en renonçant au locuteur
natif ? Certainement pas : nous ne perdons qu'un critère de distinction
théorique qui n'a jamais permis de distinguer entre deux espaces d'activité
langagière dont l'ouverture – véhiculaire – ou la clôture – vernaculaire – sont
de nature sociolinguistique et dépendent des participants et de leurs
stratégies, comme le rappelait B. Py (op.
cit.) à propos de la communication exolingue. Ce qu'il faut retenir c'est
que le trait de nativité est
illusoire et pervers : il opacifie et réifie de part et d'autre du mur
d'authenticité qu'il installe pour les séparer, activités de participation où
s'investissent les répertoires verbaux et activités d'interprétation où se
construisent et s'exhibent "à toutes fins pratiques" différences et
convergences entre participants, avec leurs enjeux identitaires. Il faut donc
repenser l'opposition entre vernaculaire et véhiculaire et en chercher
éventuellement les sources, comme nous l'avons suggéré, dans les conditions
socio-culturelles qui configurent en situations diverses, entre pidgin à l'état
naissant et langue morte, l'espace social de l'activité langagière.
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[1] On sait la circularité de la définition du locuteur
natif par sa langue maternelle et de celle-ci par le
locuteur natif précisément. Suzanne Romaine (1995 : 19-22) souligne
l'instabilité et donc l'incapacité où l'on est de définir de façon générale la langue maternelle, catégorie socialement
construite et par conséquent toujours socialement située dans les divers cas
illustrant son emploi. Voir aussi J.C.P. Auer (1988).
[2] Dans cet entretien avec Françoise Gadet,
S. Lafage signale les bonnes locutrices que sont les femmes,
"notamment les "vieilles" (...). Beaucoup d'entre elles (...)
maîtrisent fort bien ce que l'on appelle le FPI [français populaire ivoirien]
en particulier les maquisardes, les
revendeuses". Acceptée parmi elles, S. Lafage avait tout loisir d'observer
du "vrai", du "bon", bref du FPI authentique.
[3] On aura remarqué que l'on entend dire exactement la
même chose de locuteurs natifs. Il y a aussi des locuteurs natifs qui ont perdu toute compétence dans leur langue maternelle et qui sont pris pour
des étrangers chez eux ; que l'on pense aux enfants de migrants partis
jeunes locuteurs natifs qui retournent adolescents muets au pays. Mais, plus
intéressant, il y a dans l'histoire du répertoire verbal de ces enfants
"bougés" d'un pays à l'autre, d'une région à l'autre, de la campagne
à la ville, des disparitions et des résurgences de la langue maternelle suivant
l'âge du locuteur et la vitalité de la culture de sa société. Ainsi, il n'est
pas rare de voir les jeunes générations urbaines de certains groupes ethniques
n'accéder à leur langue maternelle qu'à travers un apprentissage commençant aux
alentours de la puberté : nous pensons particulièrement aux Fe'efe'e du
Cameroun mais on pourrait citer les jeunes Portugais ou les jeunes ‘Beurs’ des
cités en France.
[4] Voir la querelle entre le Baron de Tourtoulon et
Octave Bringuier soutenus par la Revue
des langues romanes (1870) et Gaston Paris qui crée le contre-feu de la
revue Romania (1872) à propos de la
limite oc/oïl et de l'interprétation des données dialectales relevées dans la
zone du croissant (Simoni-Aurembou 1997 ; également Pasquini 1994). Il
faut à ce propos souligner la remarquable exception constituée par le couple
Jules Gilliéron/Edmond Edmont où Paris, en la personne de Gilliéron, s'était
fait une religion des données que lui faisait parvenir Edmont du terrain.
[5] "The informant is not a teacher, nor a linguist,
he is simply a native speaker"
(Robins 1964)
[6] L'expression, en signalant une différence qualitative entre données fournies sur L
en tant que L1 et données fournies sur la même L (?) en tant que L2 par ses
locuteurs respectifs, pré-suppose d'elle-même une définition non triviale,
définition qui devient problématique dès que l'on tente de la formuler
(Coulmas, ed., op. cit. ;
Paikeday op. cit.).
[7] On en pensera ce que l'on voudra mais c'est
ainsi : leur insécurité linguistique prive les filles de style
vernaculaire.
[8] S. Lafage, communication personnelle.