Cécile B. Vigouroux
Université
Paris III
L’Afrique du
Sud connaît depuis quelques années une proportion croissante de migrants venus
du continent africain et particulièrement des pays communément appelés
francophones. Les difficultés rencontrées pour l’obtention de visas vers les
zones traditionnelles d’immigration, la France et la Belgique, ainsi que les
changements politiques récents intervenus dans le paysage sud-africain – la
libération de Nelson Mandela puis son accession au pouvoir en 1994 – font
désormais de l’Afrique du Sud un pays d’élection pour bon nombre d’Africains. À
cela s’ajoute les bouleversements politiques qui continuent à secouer l’Afrique
Centrale (Congo et Congo Démocratique) et la région des grands lacs ainsi que
les difficultés économiques croissantes de certains pays, notamment depuis la
dévaluation du franc CFA. L’absence de données officielles ne nous permet pas
d’évaluer avec justesse l’ampleur du phénomène. On estime entre 25000 et 50000[1]la présence
d’Africains francophones en Afrique du Sud. Il nous est également difficile de
connaître la proportion des migrants par communauté d’appartenance géographique
mais on peut avancer sans peur de se tromper que la communauté Congolaise
Démocratique (ex Zaïre) est la plus nombreuse en Afrique du Sud.
Notre étude
qui procède d’un premier travail de terrain mené entre Juin et Septembre 1997
dans la région du Cap, à l’extrémité ouest du pays, s’intéresse
particulièrement aux ressortissants issus de l’Afrique de l’Ouest (Sénégal,
Mali), d’Afrique Centrale (Cameroun, Congo, Congo Démocratique[2]), de
l’Afrique des grands lacs (Rwanda, Burundi). Cette enquête repose sur un
échantillon d’une vingtaine d’immigrés africains francophones qui ont bien
voulu se prêter à nos interviews et nous raconter leur parcours et leur
expérience. La représentation entre les deux sexes a été pour des raisons
inhérentes au terrain, quelque peu disproportionnée. En effet sur l’ensemble
des personnes interviewées nous n’avons pu recueillir que le témoignage de 5
femmes. L’âge n’a pas constitué un critère déterminant pour ce premier travail.
Nous nous sommes intéressée en priorité aux migrants exerçant des emplois non
qualifiés en Afrique du Sud. Tous possèdent au moins le baccalauréat et
résident dans le pays depuis plus de deux ans.
Dans im-migrer
est contenu l’idée de rupture, rupture avec un espace géographique, une
histoire personnelle, des pratiques, des habitudes, tout ce qui constitue un
être dans sa singularité mais qui aussi en traduit son appartenance à un tout
social, culturel. Immigrer c’est apprendre une nouvelle langue, déchiffrer des
codes, les interpréter, savoir les utiliser. C’est une oscillation incessante
entre une volonté de se fondre à la société d’accueil, d’y être reconnu comme
légitime et de s’en affranchir pour préserver sa différence, son étrangeté. Ce
double processus s’inscrit directement, nous le verrons, dans la pratique de la
Langue. Analyser ces pratiques ne peut se faire sans une compréhension de la
situation d’immigré telle qu’elle est vécue par les Africains eux-mêmes dans un
pays qui a, pendant longtemps, construit sa politique sur l’exclusion des Noirs
et le dénigrement de la culture africaine. Par la suite, nous nous
intéresserons plus précisément au rapport qu’entretiennent les migrants
africains francophones à la langue française. Nous verrons comment le français
est vécu sur un mode identitaire, une revendication de sa différence à la fois
d’étranger et de noir dans le contexte particulier de l’Afrique du Sud. Nous
montrerons également la valeur discriminatoire - sociale, culturelle - que peut
avoir la compétence du français au sein des diverses communautés africaines et
comment celle-ci en conditionne les relations ou l’absence de relations des
communautés entre elles.
Le caractère
plurilingue de l’Afrique du Sud n’en fait pas un pays à part sur le continent
africain mais c’est plutôt le statut de langues officielles donné à ses onze
langues (isiXhosa, isiZulu, Sepedi, Sesotho, isiNdebele, Setswana, Siswati,
Xitsonga, Tshivenda, Anglais, Afrikaans) qui en fait une particularité.
Plurilingue l’est aussi le migrant africain francophone qui en plus de sa
langue maternelle possède une ou plusieurs des langues véhiculaires de son pays
ainsi que le français appris au cours de sa scolarité.
L’immigration
est une situation particulière de contact, à la fois de langues et d’individus ; ces contacts s’établissent souvent - nous le verrons - sur un mode hiérarchique. La
langue est le lieu où s’inscrivent ces relations de pouvoir mais aussi elle en
témoigne. À s’en convaincre la connotation péjorative du terme même d’immigré.
Le séjour
prolongé en Afrique du Sud rend très vite nécessaire l’apprentissage d’une
langue locale, le plus souvent l’anglais, choisie non seulement en vue
d’assurer les échanges quotidiens mais aussi pour le prestige international
dont elle jouit. Certains migrants nous ont d’ailleurs dit avoir choisi
l’Afrique du Sud à cause de l’anglais : "Je désirais un pays anglophone pour
être bilingue, l’avantage de l’anglais est très important, rester dans un pays
pour approfondir une langue" (Michel, Rwandais).
Terre d’élection, l’Afrique du Sud apparaît néanmoins chez beaucoup d’Africains
francophones comme un pays de transition, un tremplin vers une autre terre de
migration la plupart du temps les États-Unis ou le Canada. Le pays devient
alors un laboratoire de langues, le lieu où l’on se prépare à partir. Il serait
intéressant de voir si cette volonté de partir ailleurs est déjà inscrit dans
le projet même d’immigrer en Afrique du Sud ou si elle n’intervient qu’a posteriori, comme une issue aux difficultés
rencontrées dans le pays.
En effet, la
forte animosité – on peut parler même de rejet - dont sont fréquemment l’objet
les immigrés africains (francophones ou non)[3] – rend la vie
dans le pays difficile et les rapports avec les Sud Africains complexes.
Nombreux sont ceux à nous avoir relaté les violences verbales ou physiques dont
ils ont été témoins ou directement l’objet et le climat de peur dans lequel ils
vivent. Le sentiment d’insécurité inscrit le rapport à l’autre dans un mode
conflictuel où tout ce qui peut traduire sa différence, son appartenance à un
ailleurs est vécue comme une menace : "Dans
le train si on se met à parler notre langue ou le français, les gens pensent
qu’on dit du mal d’eux et commencent à être méfiants" (Jean, Congolais
D.). Paranoïa ou triste réalité peu importe. C’est avant tout le discours qui
nous intéresse ici, celui du migrant sur sa propre condition d’immigré en
Afrique du Sud.
La langue
révèle au migrant sa singularité mais elle lui rappelle au même moment sa
situation d’immigré. La peur de se "trahir", de montrer sa différence
peut conduire à un état mutique. Beaucoup de personnes interrogées nous ont dit
ne pas parler dans certaines situations comme les transports en commun pour ne
pas éveiller l’attention sur eux. Cette mise sous surveillance de sa langue
s’accompagne parfois d’un refus de parler la langue de l’autre comme une
revendication symbolique de sa propre identité, revendication qui passe par un
processus d’annulation d’autrui : "Je ne
suis pas intéressé au Xhosa parce que je n’aime pas l’Afrique du Sud"
(Gilbert, Sénégalais) ou encore "Je ne veux pas apprendre l’anglais parce
que je ne veux pas rester ici" (Pierre, Congolais D.).
Il est
intéressant de relever que c’est par un terme faisant directement référence à
la langue que les Noirs d’Afrique du Sud appellent les migrants africains
qu’ils soient francophones ou non. Ils sont en effet désignés par le terme très
péjoratif de "kwerekwere", onomatopée traduisant l’étrangeté des sons
que produit la langue des immigrés africains aux oreilles d’un Sud Africain
noir. Au delà de la langue, c’est l’individu qui est dénigré dans sa condition
d’immigré mais aussi de noir. Le terme "Kwerekwere" ne s’applique en
effet qu’aux Africains.
La
dévalorisation dont sont l’objet les migrants peut se traduire par une tendance
au repli vers la communauté d’appartenance nationale qui devient alors un
refuge, un espace où les langues se délient. La langue peut devenir à l’envers
un "pouvoir clandestin", le lieu où va s’exercer pour l’immigré
africain francophone la bataille de sa différence et de sa reconnaissance.
C’est le français qui va assurer ce rôle.
Le français
est une langue très peu pratiquée en Afrique du Sud bien qu’enseignée depuis
longtemps dans l’institution scolaire anciennement blanche et depuis une
dizaine d’années dans les écoles métisses de la province du Cap[4]. Isolé
culturellement, le migrant africain francophone l’est aussi linguistiquement et
le fait d’avoir en commun avec d’autres l’usage de la langue française peut
susciter chez lui un désir de communication :
"Quand tu rencontres quelqu’un qui parle français tu es intéressé car
c’est comme une langue maternelle. C’est quelque chose qui peut faire que tu
parles à quelqu’un" (Antoine, Rwandais). La langue française rendra - au
sens premier du terme - la parole à bon nombre de migrants qui se trouvent
souvent en situation d’exclusion linguistique de par leur compétence
approximative (tout au moins au début) de l’anglais.
Pourtant
nombreux sont ceux qui reconnaissent l’inutilité de cette langue dans le
contexte sud-africain : "La
langue française ne m’a aidé qu’avec le Camerounais avec qui je reste ensemble
sinon je n’en ai pas besoin. Même avec mon patron belge, je parle anglais.
Parler français n’aide rien" (Stéphane, Rwandais). Certains se sentent
même presque dévalorisés de la parler "Je sens que c’est une honte de
parler français car ça ne sert à rien ici" (Laurent, Congolais). Cette dernière
remarque est intéressante et ne peut être comprise qu’à la lumière du contexte
plus large du français en Afrique et de son statut hérité de la colonisation.
Le terme "honte" employé par Laurent fait écho aux notions de
privilège et de langue de prestige auquel le français est souvent associé en
Afrique francophone. On assiste à un renversement des valeurs où le français,
langue de pouvoir pour bon nombre de ses locuteurs africains, est d’un seul
coup "désacralisé", détrôné au profit de l’anglais. De telles
considérations dépassent largement le cadre linguistique et à les regarder de
plus près sont éminemment politiques. Nous ne pensons pas extrapoler à outrance
en disant qu’à travers le désaveu d’une langue c’est plus largement le désaveu
d’une politique menée par la France en Afrique[5], désaveu qui
conduit à des réflexions comme : "la
France est en train de perdre l’Afrique" (Bruno, Congolais). Nous avons
d’ailleurs souvent été prise à parti au cours de notre enquête, parfois avec
véhémence, sur la politique menée par la France en Afrique.
Désavouée d’un
côté, la langue française va néanmoins constituer de l’autre le lieu de
réappropriation d’une identité sociale dont les migrants ont été dépossédés par
leur condition même d’immigré et surtout d’immigré africain : "Les
Sud-Africains considèrent que les Africains francophones sont extraordinaires
car nous parlons français. Quand ils voient un Noir parler français, ils pensent que tu viens de la France et que tu
n’es pas africain" (Stéphane, Rwandais). On assiste ici à une
revalorisation du migrant par la langue en s’appropriant le prestige qui
entoure le français, considéré comme langue de culture. C’est pour lui une
façon de se "blanchir", de marquer clairement sa différence par
rapport au Noir sud-africain avec lequel il n’entend pas être confondu[6].
Beaucoup
parlent du français comme d’une "ouverture sur le monde" et voient
dans le fait d’être francophone un avantage. On pourrait dire que
symboliquement l’étranger est en soi un autre monde, celui qui nous invite à
repenser notre propre monde. Mais dans le contexte sud-africain la notion
d’ouverture prend un écho particulier, dans un pays qui s’est pendant longtemps
construit son propre monde. Est-ce réellement le français qui donne aux
migrants cette ouverture ou le fait de ne pas avoir grandi en Afrique du Sud,
pays de tous les replis ? Certainement
un peu des deux à en croire des remarques comme :
"Je me méfie des Sud-Africains, je ne les sens pas très ouverts"
(Brigitte, Congolaise D.).
Le
fait de considérer le français comme une langue maternelle : "Le français est notre langue
maternelle, celle qu’on a apprise à l’école"
(Thérèse, Congolaise) peut être entendu comme une ré-action par rapport à la
situation diglossique dans laquelle se trouve le migrant francophone qui, à la
toute puissance de l’anglais, oppose comme contre-pouvoir symbolique la seule
langue - parmi toutes celles qu’ils possèdent - en mesure de faire le poids, le
français. Plus encore est le sens donné par Thérèse de la langue maternelle,
celle "apprise à
l’école". Il nous
semble intéressant ici que ce soit une langue étrangère – le français – qui
soit vécue comme langue maternelle. Le locuteur s’identifie à cette langue -
par fantasme, nostalgie ou stratégie - se l’approprie et en revendique une
filiation.
Langue de
culture, le français est perçu par les migrants eux-mêmes comme une arme de
séduction auprès de la gent féminine sud-africaine : "Les femmes ici [il est fait ici
référence aux femmes noires] quand elles savent que tu parles français, O, c’est
toute une histoire. Elles veulent prendre des cours mais en fait c’est pas le
français qui les intéresse" (Simon, Congolais D.). Est-ce réellement la
langue française qui est ici un atout ou n’est-ce pas plus largement l’attrait
de la différence, le fantasme de l’exotique ?
N’assiste t-on pas à un déplacement sur l’autre de ses propres représentations
de la langue ? Certes,
l’image du français langue (de) romantique(s) est presque un lieu commun même
en Afrique du Sud. Pourtant il conviendrait de voir si cette représentation est
commune à l’ensemble des couches de la population sud-africaine, notamment chez
celle - la noire - qui a été le moins exposée à cette langue.
Langue de
revendication identitaire ou de rapprochement entre des groupes nationaux différents,
le français est aussi le terrain sur lequel vont se décliner les dissemblances.
Les dynamiques
identitaires s’opèrent à plusieurs niveaux à la fois par rapport au contexte
mais aussi aux termes de l’échange. La langue - et plus particulièrement le
français - va être, tour à tour, objet et sujet d’une recomposition constante
des identités.
Dire que
parler n’est pas seulement échanger ou transmettre des informations relève du
truisme et la remarque suivante vient en tous points corroborer cette idée : "On reconnaît le niveau
intellectuel de l’interlocuteur par le français qu’il parle ou la langue qu’il
parle" (Laurent, Congolais). L’interlocuteur et par là même son discours
vont certes être jugés en fonction des compétences linguistiques mais les
rapports hiérarchiques qui s’installent au cours de l’échange procèdent souvent
d’une pré-construction que l’on a déjà de l’autre :
"Quand des Ouest-Africains parlent français, tu prends du temps pour
comprendre qu’ils parlent français. Même chez nous quelqu’un qui n’est pas allé
à l’école, il se débrouille mieux qu’un Ouest-Africain" (Stéphane,
Rwandais). Ces remarques sont récurrentes chez les locuteurs originaires de
l’Afrique Centrale et de la région des grands lacs, interrogés au cours de nos
enquêtes. Elles traduisent les représentations qu’ils se font de ce qu’ils
appellent sans distinction "Ouest-Africain", le plus souvent associé
au vendeur de cuir ou d’étoffe, peu scolarisé, qu’ils ont croisé à Poto-Poto ou
au marché central de Kinshasa. Les modes d’identification des communautés entre
elles sont très différents. Le français n’intervient pas comme un critère
premier de distinction chez les Africains de l’Ouest interrogés. Un Sénégalais
parlera davantage du Kinois en terme d’"escroc" qu’il ne fera
référence à sa pratique du français.
On remarquera
que les affinités linguistiques - en français notamment - correspondent souvent
à une proximité géographique, un Congolais (D.) nous disant se sentir plus
proche d’un Camerounais que d’un Ouest-Africain. La pratique du français
s’inscrit alors dans un champ plus vaste de pratiques culturelles, de
contingences géographiques et historiques. Cela conduit à l’émergence de
clivages au sein de la population migrante francophone où le fait d’avoir en
commun la langue française ne permet pas de transcender les différences liées à
l’appartenance culturelle : "Je
n’ai que des relations d’affaire avec les Ouest-Africains. Nous sommes de
culture très différente et le fait de parler français ne suffit pas"
(Jacques, Congolais D.)
De plus les
difficultés de vivre au quotidien la condition d’immigré (problèmes de papier,
difficultés de trouver un logement, en emploi etc.) ne sont pas sans incidence
sur les relations que peuvent avoir les migrants entre eux. Beaucoup déplorent
d’ailleurs le manque de solidarité et l’absence d’entraide entre les Africains
francophones : "Il n’y
a pas de solidarité chez les Africains francophones car la pauvreté fait que ça
réduit la solidarité. (...) Les relations
entre nous sont très différentes de ce qu’elles pourraient être dans un autre
pays africain." (Philippe, Rwandais). Elles ont également une influence
sur les rapports du migrant à sa propre communauté d’origine : "Mon mari ne voulait pas aller
dans une église de Zaïrois pour éviter les problèmes" (Viviane, Congolaise
D.). Ces quelques remarques montrent que la notion de "communauté
africaine francophone" est toujours à manier avec une extrême prudence et
que son emploi au singulier relève souvent plus d’un fantasme politique que
d’une réalité significative.
Le jugement
porté sur la compétence linguistique procède, nous l’avons vu, de la
pré-construction que l’on a de l’interlocuteur mais, nous ajouterons aussi, de
la représentation que l’on se fait de la langue et du "bien parler". Pour beaucoup de migrants
africains francophones l’accent est, plus que la syntaxe ou le lexique,
l’indicateur d’une bonne compétence du français. Bien parler français c’est
d’abord savoir le prononcer. L’accent est aussi un critère de reconnaissance de
l’origine d’un locuteur : "Je
remarque quelqu’un de l’Afrique de l’Ouest et du Zaïre à l’accent différent. À
part l’accent, c’est comme ça que nous les reconnaissons" (Rémi,
Rwandais).
Certains comme
Stéphane, Rwandais, insistent sur les problèmes d’intercompréhension entre deux
locuteurs francophones d’origine différente :
"Quand un Camerounais rencontre un Rwandais, quand nous parlons français,
l’un a peur de l’autre car la langue est différente. Tu es bloqué quelque part
quand tu parles". Est-ce la peur de ne pas être compris ou celle d’être
jugé ? Dans certains cas ce n’est pas
directement la pratique de l’interlocuteur qui est remise en cause mais plutôt
la langue française, jugée trop difficile. Le recours à la langue maternelle
est alors expliqué comme une stratégie de substitution visant à contourner les
difficultés du français : "La
langue française est trop difficile, les gens aiment mettre leur langue
maternelle et ça pose des problèmes" (Stéphane, Rwandais). Le locuteur en
palliant ses propres difficultés en crée d’autres pour son interlocuteur !
La langue
révèle aussi des partitions entre francophones africains issus des anciennes
colonies belges et ceux originaires des colonies françaises. C’est parfois avec
moquerie que les Ouest-Africains ou les Camerounais relèvent les belgicismes
qui émaillent le discours des Rwandais ou des Congolais (D.) comme dans une
volonté d’affirmer un plus haut degré de "francophonéité", une plus
grande filiation à la France. C’est donc au delà d’un discours sur la langue,
un discours sur autrui qui, dans un effet de miroir, renvoie toujours à soi.
La situation
d’immigré africain telle qu’elle est vécue en Afrique du Sud montre que c’est
au migrant de "gagner" sa légitimité qu’on ne lui reconnaît pas de
prime abord. C’est à travers le français, langue de sa différence, que le
migrant africain francophone va se réapproprier une identité sociale dont il
est symboliquement dépossédé. La langue va alors être le lieu d’une
recomposition constante d’identités à la fois par rapport aux Sud-Africains
mais également par rapport aux membres des autres communautés ayant le français
en usage.
Dépassant le
cadre de l’immigration, on peut dire que la relation à la langue dans le monde
francophone - France y compris - est tout à fait singulière. Les débats
politiques sur la langue française et la notion même d’un espace ayant en
commun la pratique d’une même langue comme le suggère le concept de
francophonie ne se retrouvent nullement dans les pays de langue anglaise, pour
ne prendre que cet exemple. Le français, davantage considéré comme une langue
de culture est d’ailleurs vu chez de nombreux Sud-Africains comme la langue des
"Blancs". Le fait qu’elle soit parlée par des Noirs peut susciter une
certaine admiration mais aussi peut être considéré comme l’expression d’une
aliénation.
Les débats que
pose l’immigration à la société sud-africaine nous semblent fondamentaux et
s’inscrivent dans une réflexion plus globale sur la place et la reconnaissance
des minorités, dans un pays qui fit de la majorité de sa population une
minorité politique, linguistique et sociale. C’est un réel pari pour l’ensemble
de la société sud-africaine d’apprendre enfin à vivre avec l’autre.
BOUILLON A. (1996). Les
Amagongo, Immigrants africains francophones en Afrique du Sud, IFAS,
Johannesburg, Septembre.
BOURDIEU P. (1982). Ce que parler veut dire, Fayard.
VIGOUROUX C. (1998). "La langue de l’autre, le français
en Afrique du Sud", à paraître in Cahiers
de Linguistique Sociale, Université de Rouen.
[1]
Nous reprenons l’ordre de grandeur donné par A. Bouillon (1996).
[2]
Nous désignerons par Congolais (D.) toute personne originaire du Congo
Kinshasa, ex-
Zaïre.
[3]
On assiste au niveau national à une réelle diabolisation de l’immigré africain
dans la presse et dans certains discours politiques.
[4]
Cf. Cécile B. Vigouroux (1998).
[5]
L’enquête menée en Afrique du Sud (Juin - Septembre 1997) a correspondu à
une période intense de troubles, particulièrement en Afrique centrale avec la
chute de Mobutu et la guerre civile au Congo Brazzaville où la France a été
directement incriminée dans le conflit. Le soutien qu’a apporté jusqu’au bout
le gouvernement français au régime mobutiste a eu un impact fort sur les
populations et a contribué à ternir l’image de la France en Afrique.
[6]
Nos entretiens avec les migrants africains francophones ont révélé le rapport
très ambigu qu’ils entretiennent avec les Sud-Africains noirs, rapport fondé à
la fois sur la compassion – le fait d’avoir en commun d’être noir – et le
dénigrement, sorte de ré-action par rapport au rejet dont ils sont l’objet.