Tunde Ajiboye Université d’Ilorin - Nigéria 1.
Introduction L’emprunt,
par définition, est le "processus par lequel une langue ou un dialecte
reçoit une unité linguistique d’une autre langue ou d’un
autre dialecte" (Phelizon 1976 : 75). D’après Georges Mounin (1974
: 124), il s’agit de "l’intégration à une langue d’un élément
d’une langue étrangère". Ce dernier va jusqu’à nous
faire sentir ce qui constitue l'intérêt même de notre
propos dans cet article : le comportement des emprunts dans le corps de
la langue emprunteuse. Il précise ainsi : "Les problèmes
linguistiques posés par l’emprunt sont surtout l’intégration
au système phonologique de la langue emprunteuse, les modifications
de sens et le réajustement des paradigmes lexicaux troublés
par le mot nouveau".Ce qui nous frappe
du point de vue de la définition est le trait du passage de l’élément
A0 dans la langue X à
la langue Y pour constituer l’élément A1.
Ce trait nous conduit à observer que l’élément emprunté
ne reste pas toujours fidèle aux traits qu’on lui reconnaît
dans la langue-source. Dans la plupart des cas, l’élément
emprunté essaie de s’assimiler tant bien que mal au système
de la langue emprunteuse, ce qui renseigne sur la forme et sur le contenu
de cet élément au cours de sa nouvelle vie. D’où des
modifications plus ou moins
subtiles que nous relevons à l’un ou
à plusieurs de ces niveaux : phonologique, morphologique, lexico-sémantique
et syntaxique. Cependant,
avant d’étudier ces modifications, il convient de préciser
qu’en matière d’opération définitoire, le terme "emprunt"
ne renvoie plus seulement au processus du passage du lexème d’une
langue à une autre, mais aussi au produit de ce processus. Deuxièmement,
cette précision étant faite, il est nécessaire de
faire la part des emprunts qui nous préoccuperont, à savoir
ceux qui, grâce à leur relative nouveauté, introduisent
des transformations spontanées de l’usage linguistique. Nous distinguerons
ceux-ci des emprunts devenus partie intégrante du patrimoine linguistique
de la langue dite emprunteuse. Nous cherchons ici donc à distinguer
entre les emprunts tels camouflage, restaurant, kilomètre,
enveloppe, (voir Grevisse 1980 : 51-2) qui contribuent au "fonds
primitif" de la langue française, et les emprunts dont la forme
et la structure frappent, grâce à leur singularité
: impasse, tête-à-tête, enfant terrible, protégé,
communiqué, coup d’état, etc. Une
hypothèse que l’on peut avancer, le comportement des deux catégories
d’emprunts ayant été globalement considéré,
est que pour la première, l’assimilation des éléments
au système prédominant est quasi-complète alors que
pour la deuxième, les éléments empruntés retiennent
encore des traces d’une confusion entre les contraintes du système
portent et celles du système nouveau. Nous constatons ces contraintes
aux niveaux phonologique, morphologique, orthographique etc. Comme nous
allons le voir bientôt, la presse nigériane semble offrir
des données significatives en matière du comportement de
ce second ordre d’emprunts que nous qualifierons d’emprunts subjectifs.
(Notons qu’ayant écarté le motif d’emploi comme critère
de classement, la justification d’un emprunt est tout d’abord son emploi). 2.
Objectif Notre objectif en nous penchant sur les emprunts français dans les médias anglophones au Nigéria est déterminé, dans une grande mesure, par le constat que, soit par snobisme soit par une volonté non-avouée de créer d’autres effets, les journalistes nigérians semblent avoir une prédilection pour cette classe d’emprunts. D’ailleurs, vu la variété qui caractérise les emprunts français utilisés dans les journaux nigérians d’expression anglaise, nous sommes en droit de nous interroger sur le devenir de tels emprunts. Il nous paraît important d’aller au-delà de constats sommaires pour :
3.
Données de base Les
données qui nous ont servi de cadre d’analyse proviennent des journaux
nigérians écrits en anglais. Sur une quinzaine de quotidiens
parus au Nigéria, cependant, seuls les cinq suivants ont
constitué les sources primaires de nos données : The Guardian,
The Punch, Daily Times, The Concord and Nigerian Tribune. Tous
les cinq sont considérés comme des publications régulières,
non-spécialisées et dotées d’un niveau de langue standard.
Deuxièmement, nous sommes d’avis que ces quotidiens traitent des
sujets assez variés pour stimuler l’exploitation d’un large éventail
d'éléments lexicaux. Par
ailleurs, nous nous sommes imposé un cadre temporel d’un an. Cependant
seuls ont été considérés pour l’analyse les
emprunts relevés entre le 20 septembre 1996 et entre le 20 décembre
1996, critère imposé seulement par la méthode manuelle
de repérer les données. Nous partons de l’hypothèse
qu’une période de 3 mois suffirait pour nous permettre d’avoir une
impression générale du modèle du langage employé
dans ces quotidiens. Toutefois des exemples de nature à étayer
davantage notre point de vue sont tirés parfois en dehors de ce
cadre restreint de 3 mois. 4.
Analyse des données À
partir des 39 emprunts proprement dits que nous avons retenus, il a été
possible de faire un certain nombre de commentaires. Tout d’abord, nous
avons trouvé que la proportion des emprunts dans les journaux diffère
selon les sujets traités et selon la source des informations qui
ont fait l’objet du reportage. Par ailleurs, nous nous sommes rendu compte
que le pourcentage des emprunts varie en général selon les
journaux. Par exemple, The Guardian en produit en moyenne 11 par
semaine alors que The Concord et Daily Times en comptent
chacun 6, Nigerian Tribune 4, The Punch 3. Il faut se rappeler,
à ce propos, que, dans la plupart des cas, les mêmes emprunts
se répètent que ce soit dans les parutions du même
journal ou dans des journaux différents. Par exemple, les emprunts
ayant une grande fréquence de parution, indépendamment des
journaux, sont dans l’ordre :
Un
autre trait des emprunts français employés dans la presse
nigériane est qu’il y a beaucoup plus de noms ou de nominaux que
d’autres catégories grammaticales. Sur les 39 emprunts couramment
employés, les nominaux représentent plus de 74%. Voici un
tableau récapitulatif de la répartition de ces emprunts :
Cette
observation ne fait que confirmer le point de vue de Joseph Donato (1980
: 312) qui note : ... le vocabulaire, directement lié aux transformations économiques et culturelles et à tous les échanges et au renouvellement, s’emprunte plus facilement que les structures grammaticales particulières. Parlant
des contextes favorisant l’emprunt, nous réaffirmons que tout emprunt
se justifie par son emploi. Néanmoins nous sommes frappé
par le fait que la source des informations (le texte d’une telle source)
est le facteur qui prédispose le plus à l’emprunt. Dans un
reportage où figure un sujet d’ordre international et inspiré
par un média français ou francophone, par exemple, il faut
s’attendre aux emprunts. C’est le cas du reportage du Guardian du
24/09/96 intitulé : Bénin deports more Nigerians où
on parle de Cartee de Resident (sic) et de charge d’affaires
(sic). Dans un autre quotidien - Nigerian Tribune du 15/10/96 –
nous avons retenu l’article ayant pour titre : "Senghor : 90 years strong."
Dans cet article, on trouve les emprunts suivants : Académie
française, négritude. De la même façon,
dans The Guardian du 25/9/96, l’auteur de l’article World airlines
run restaurants in the skies parle de haute cuisine. La même
condition, à savoir, la source francophone du reportage, prévaut
quand il s’agit de citation intégrale des mots et expressions recueillis,
condition qui favorise la parution de "c’est très magnifique" dans
le Daily Times du 4/10/96. Ici, le journaliste cherche à
reproduire exactement le message, comme nous le montre la phrase suivante
: "C’est très magnifique" observed Monsieur André-Patrick Jung, Deputy Managing Director of the Accar
Hotel Management Group. Quand
les titres des ouvrages, les adresses, les noms des compagnies et des sociétés
sont en français dans le texte d’origine, la presse a raison de
ne pas passer à la traduction. Après tout, ce sont des emprunts
imposés par le besoin de fidélité au texte d’origine.
C’est sous ce jour qu’il faut voir les incursions françaises attestées
par exemple dans le Nigerian Tribune du 4/10/96 où les publications
d’Agnès Perron ont fait l’objet de commentaires émaillés
de citations françaises. Lorsque
les emprunts du type identifié plus haut sont utilisés, il
y a, certes, peu d’intérêt suscité, peu de curiosité
stylistique provoquée. Car on sait que, contrairement à l’opinion
de R.W. Langacker (1973 : 180) selon laquelle "borrowing is never a linguistic
necessity", il est peu naturel de passer à la traduction directe
(par opposition à l’explicitation ouverte) des réalités
évoquées par ces emprunts. Ici on peut parler d’emprunts
obligatoires. Par contre, quand les emprunts tels coup d’état,
enfant terrible, esprit de corps, impasse, déjà vu etc.,
se rencontrent dans le texte anglais, texte librement rédigé,
l’attention éveillée est plus qu’ordinaire, la curiosité
provoquée plus que passagère. 5.
Effets des emprunts L’un
des faits marquants du devenir des emprunts est leur forme orthographique
qui tend à s’altérer par rapport à la forme d’origine.
C’est peut-être un développement à attendre lorsque
ces soi-disant emprunts conduisent à une assimilation généralisée
au système de la langue emprunteuse. Toutefois, dans le cas des
emprunts que nous étudions, l’altération à laquelle
nous assistons n’est ni homogène ni prévisible. Il est vrai
qu’il y a des emprunts qui conservent le visage orthographique des mots
d’origine (ex. bourgeoisie, faux pas, impasse, bureau etc.). Mais
il y en a beaucoup qui témoignent d’un certain éloignement
du système d’origine sans toutefois se faire complètement
intégrer au système d’accueil. Certains comme tête
à tête, raison d’être, chargé d’affaires, déjà
vu, rêverie, s’écrivent sans les accents caractéristiques
tandis que d’autres comme esprit de corps, agents provocateurs, au revoir,
s’écrivent avec des tirets. La
catégorie des emprunts qui sont employés sans accent nous
rappelle probablement que les emprunts ne se traduisent pas toujours en
une transposition fidèle des éléments d’une langue
à une autre, que lorsqu’une langue emprunte, elle en fait usage
à sa façon. Ce point de vue explique-t-il les maldonnes telles
liase (liasse) haute coutour (haute couture),
cartee de resident (carte de Résidence), fait accomplit
(fait accompli), force majeur (force majeure), force
vitali (force vitale). Nous sommes d’avis que la déformation
orthographique du français vient de l’incapacité de savoir
quand il faut "se méfier" de l’écrit du français en
matière du support de l’oral. Rappelons-nous que l’étude
du français n’est pas obligatoire au Nigéria et que ceux
qui peuvent se dire compétents en français n’atteignent pas
3% de la population de l’élite. Étant
donné le prestige et la popularité des emprunts français
dans la presse nigériane, on constate que leur usage est ouvert
aux gens de diverses formations et orientations. Il en résulte qu’à
part le remaniement orthographique dont nous venons de parler, la morpho-syntaxe
des emprunts paraît constamment l’objet d’exploitation, ce qui ne
manque pas de surprendre. Quelques exemples serviront à illustrer
notre observation à ce propos : 1."...
burrowing into the bureau de change..." 2."...
the various coup d’états in Africa..." 3."The government has no regrets executing
the coupists." 4."Healthmate (Magazine) debuts." 5."C’est fini for Guinea." 6."This is welcoming tourists à
la Nigeria." À
partir de ces données, nous verrons que la langue française
s’est abreuvée à une source plutôt nouvelle, sinon
inattendue. L’exemple 1 révèle que le mot bureau normalement
[bjuarou] ou [byRo]
s’est doté d’un timbre phonétique peu habituel. Il semble
que ce mot se couple maintenant avec le mot bien anglais burrow
[bUrou] pour créer un
effet (bien qu'approximarif) d’assonance. C’est dans "...various coup d’états..."
que nous voyons mieux peut-être le devenir morpho-syntaxique des
emprunts dans la presse anglophone au Nigéria. Étant donné
le peu d’attention qu’on accorde au comportement des mots en français,
langue-source, la presse a tendance à traiter le système
lexical des emprunts à l’image de la structure morpho-syntaxique
reconnue au système lexical anglais. Par conséquent, voilà
les règles de pluralisation en français qui changent en faveur
de celles de l’anglais. On voit donc justifier coup d’états
au lieu de coups d’état. Le
mot coupists dans l’exemple 3 ne peut pas échapper au commentaire,
car ce mot n’existe ni en anglais ni en français. Mais cela ne signifie
nullement qu’il n’est pas sans origine ou motivation, car on sait qu’il
est dérivé de coup d’état. L’emploi régulier
que la presse en fait suggère, une fois de plus, que l’emprunt est
voué à toute une variété de péripéties
à la fois étrangères à la langue emprunteuse
et hors de son contrôle. Healthmate (magazine) debuts (voir
exemple 4) est clairement à l’image de notre toute dernière
assertion : début que l’on connaît comme un substantif
même dans le contexte d’emprunt est maintenant investi d’un statut
verbal. Alors
que c’est fini for Guinea, une légende parue dans un quotidien
peu après la défaite de la Guinée après un
match de football avec le Nigéria, traduit, en plus du penchant
poétique des journalistes, la volonté de se livrer à
l’évasion linguistique et aussi de démontrer une ouverture
en faveur de la francophonie. C’est d’ailleurs l’un des rares cas où
l’emprunt s’est intégré à la structure anglaise sans
avoir une incidence sur cette structure. L’expression
à la dont l’emploi est d’après les enquêtes,
dérivée de à la carte est probablement l’emprunt
le plus ingénieusement exploité, laissant l’impression (plutôt
fausse) que les utilisateurs auraient reçu une bonne formation en
français. Dans la plupart des cas, ce que les utilisateurs ont reçu
est une claire information que l’expression veut dire : "à la façon
de". Dans d’autres cas, on constate que ceux qui se servent fréquemment
de l’expression sont ceux qui ont appris le français et qui, le
cas échéant, le pratiquent. C’est ce genre d’aisance vis-à-vis
du français qui expliquerait l’usage dans le Nigerian Tribune
du 1er mars 1996 de la phrase franglaise suivante : Functionally the work*
is engagée. ou
l’emploi de restaurateurs dans le numéro du Daily Times
du 25/9/96. La tendance à attirer l’attention et à rechercher
une élégance stylistique mise à part, c’est aussi
la tendance à se faire valoir en français qui expliquerait
la formule de publicité : But ce n’est pas panadol qui était
à la mode (à la radio et à la télévision)
à un moment donné dans le pays. Conclusion Il
convient d’admettre que les emprunts d’origine française semblent
être extrêmement bien perçus chez les journalistes nigérians.
En dépit de l’utilité (de tradition) du latin par rapport
à d’autres langues étrangères au Nigéria, les
emprunts latins ne figurent que dans les textes spécialisés
(par exemple les textes juridiques). Par ailleurs, selon les commentaires
des enquêtés, l’emploi des emprunts français n’est
pas toujours le résultat d’une volonté claire d'infléchir
leur langage en faveur du français. C’est plutôt par désir
de sound new (sonner nouveau) qu’ils font appel aux expressions
peu familières. En fait, il s’est trouvé qu’en dépit
de cela, très souvent les gens ne savent pas la différence
entre les emprunts d’origine française et ceux provenant d’ailleurs,
si bien que sine qua non, scenario, aluta continua sont diversement
classés : français, latin, autres. Les
difficultés d’appréhender comme il faut les origines des
emprunts ne sont pas assez identifiées pour réduire l’attraction
des emprunts français même en dehors de la presse locale.
La vie sociale des Nigérians semble être imprégnée
singulièrement de ce phénomène xénophile. Considérons,
pour preuve, les suivants : Hotel de Jordan, Club de Concorde, La Villa
Barbing Salon, Iwuanyanwu Nationale (club de football), C’est la
vie (nom d’un restaurant nigérian où on ne parle pas
français), Eko Hotel le Méridien, etc. Or, il serait erroné de croire que les faits qui se révèlent positifs pour les emprunts français dans la presse nigériane justifient l’espoir de trouver la même ambiance dans un autre milieu anglophone. Pour montrer que d’autres milieux anglophones (même africains) envisagent les emprunts français d’une autre façon, nous avons examiné les numéros du Ghanaian Times. Ce ne fut pas une petite surprise de constater que sous la plume ghanéenne, il n’y a rien qui suggère l’attachement aux emprunts, même français. Autres lieux, autres mœurs. Maintenant, pour ce qui est du Nigéria, les emprunts français justifient-ils par leur fréquence ou par leur quantité qu’on puisse parler d’un indice local de l’esprit de Fachoda ? Le débat est ouvert.
AJIBOYE
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