Isabelle
Anzorge Université de Paris III Ressenti
comme un instrument de pouvoir et une source de conflits sociolinguistiques
dans les années 70, le français s’est vu conférer
à partir des années 90, un rôle de contre-pouvoir puissant.
Nous tenterons ici de donner les raisons d’un tel renversement des valeurs
puis nous montrerons comment la presse et la littérature en langue
française se sont fait l’écho d’un tel bouleversement. 1. Le français des années 70 : la langue
du "moindre mal". Lorsque
le Togo accède à l’Indépendance, le 27 avril 1960,
le français est déclaré langue officielle par la Constitution.
Si le contact avec cette langue internationale n’est pas récent,
on peut néanmoins dire qu’à cette date, très peu de
Togolais peuvent être considérés comme francophones.
R. Cornevin dans une estimation sans doute généreuse dénombre
250 000 locuteurs de français sur les 1 102 967 habitants de ce
territoire. À
ce moment de l’histoire du Togo, le choix de la langue nationale s’avérait
délicat. Celui-ci aurait pu se porter sur le parler numériquement
le plus important. L’éwé semblait à priori correspondre
à ce critère. Mais les éwéphones, bien que
représentant la moitié de la population togolaise, sont en
réalité morcelés en ethnies de dialectes différents
malgré leur parenté. Quel dialecte choisir ? L’un d’eux,
l’anlo, avait déjà été érigé
au rang d’éwé standard dès le milieu de XIXe siècle
par le pasteur B. Schlegel de la Mission de Brême. D. Westermann,
missionnaire évangéliste allemand formé à la
Mission de Bâle en avait élaboré une grammaire (1907)
puis un dictionnaire (1910). Il aurait donc été facile de
faire de l’éwé standard la langue de la constitution togolaise. Cependant
l’instauration d’une langue nationale n’a pas que des implications linguistiques.
Le choix d’une langue du sud n’aurait fait qu’aviver les tensions existant
déjà entre le nord et le sud du pays. Par ailleurs, aucune
langue du nord, n’avaient reçu de description scientifique suffisante
pour pouvoir prétendre au rang de langue nationale. Il restait donc
à pratiquer la politique du "moindre mal" pour reprendre les termes
utilisés par S. Lafage (1985 : 27) en adoptant la langue importée,
la langue de la colonisation en qui on voyait un moyen d’affermir la cohésion
nationale en plaçant toutes les ethnies à égalité.
Le français permettait par ailleurs de préserver la communication
internationale et interafricaine. 2.
Le français, source de conflits linguistiques Au
nom de l'égalité et de l’union nationale, le gouvernement
togolais imposera une langue à tous ceux qui ne la possèdent
pas. Cet effort de planification linguistique s’est cependant limité
à une intervention sur les langues et n’a pas pris en charge une
intervention sur la langue. Le français imposé sur le territoire
est celui de la norme académique hexagonale propagé par le
biais de la scolarisation. Or, si de nombreux efforts ont été
effectués depuis 1960 pour démocratiser l’enseignement, peu
d’élèves dépassent encore dans les années 70,
le niveau primaire. Les échecs et redoublements sont encore très
nombreux. Cette situation de fait entraîne une classification sociale
par la langue. Le français devient l’apanage d’une classe supérieure
qui tente de marquer sa légitimité par l’utilisation d’un
"meilleur français possible", autrement dit, d’un français
le plus proche de la norme académique, entraînant un sentiment
de complexe chez les locuteurs peu ou pas lettrés, utilisant un
français considéré comme fautif. Cette diglossie "délimite
les couches supérieures de la société par rapport
au reste de la population monolingue" (Lafage, 1985, 56). Le
français ne devient pas pour autant la langue maternelle de la population
scolarisée. Son statut de langue officielle lui confère une
valeur administrative et le cantonne aux situations formelles. La préférence
est donnée à la langue locale pour les situations informelles
et plus exactement à une langue, dont la fonction véhiculaire
qui n’est pas encore accordée au français, semble remplir
son rôle. Le gen-mina, ou mina, variété d’éwé,
semble jouer un véritable rôle de cohésion sociale.
Son caractère de langue composite, et l’intégration au sein
de son lexique de termes anglais, lui confère une aptitude à
s’adapter à la vie moderne. Elle représente une espèce
d’"espéranto" du sud, ce qui lui permet de jouer un rôle de
lien interethnique dans la quasi-totalité du sud-Togo ainsi que
dans le centre du pays. Par ailleurs, elle est très vite devenue
une "lingua franca" utilisée lors des échanges commerciaux
entre le Nord et le Sud. Ainsi
se développe au Togo une situation de bilinguisme social français/éwé
restreint aux locuteurs qui ont été plus ou moins scolarisés.
Le français n’est ressenti que comme un outil de promotion sociale,
un instrument de pouvoir qui se limite au "bon français de l’école"
et ne peut donc pas engendrer chez l’ensemble des locuteurs togolais un
désir d’appropriation fort. C’est ce qui fait dire à S. Lafage
que "Contrairement à se qui se produit en Côte d’Ivoire où
un dialecte du français sert de véhiculaire interethnique,
dans le sud-Togo, les rôles de l’éwé et du français
sont complémentaires. Une variété du français
"intermédiaire" entre le français et la langue africaine
n’avait aucune raison de se développer." (Lafage, 1985 : 96) 3. Français et authenticité[1] La mise en place de ce projet n’a guère été
possible. Si l’éwé avait connu une standardisation, les travaux
sur le kabiyé en était à leurs balbutiements. Que
dire de la formation des enseignants, obligés d’enseigner une langue
qu’ils n’avaient souvent jamais apprise ! Pour finir, les Togolais eux-mêmes ne se reconnaissaient
pas toujours dans la langue imposée car si la situation linguistique
de ce pays peut paraître simple, la gestion linguistique de ces langues
est problématique. Dans le Sud les langues kwa recouvrent la région
maritime et une partie de celle des Plateaux ; dans la partie montagneuse
à l’ouest de la région des plateaux se trouve l’aire des
langues résiduelles, et au Nord les langues voltaïques
couvrent les trois régions économiques du Centre, de la Kara
et des Savanes, à l’exception d’un îlot kwa autour
de la ville de Mango. Compte tenu de l’intercompréhension relative
au sein des deux aires, on peut diviser le Togo en deux zones linguistiques
définies par la prédominance de l’éwé dans
le sud et du kabiyé dans le nord. Cet état de fait aurait
pu justifier le choix de l’éwé et du kabyé comme langues
nationales. C’était nier un facteur important : les Togolais se
sentent apparentés à une ethnie et non pas à une langue,
ce qui explique le monolinguisme de la plupart des Togolais. Ce choix mettait
en avant deux ethnies l’ethnie éwé et l’ethnie kabiyé,
et loin de calmer les tensions, l’imposition de ces deux langues nationales
n’a fait que réveiller des conflits interethniques déjà
à vif entre le Nord et le Sud depuis l’assassinat du premier président
du Togo, S. Olympio en 1963 et la prise de pouvoir par le président
Eyadéma en 1967. Cette situation est en partie responsable des conflits
qui règnent dans ce pays depuis lors. Ces derniers ont été
accentués par la mise en place d’un régime fort, unipartiste,
privilégiant la population du Nord. Dans ces conditions, on peut
aisément comprendre que les Togolais, loin de comprendre cette nouvelle
réforme comme un effort d’unité nationale, n’y ont vu qu’une
manœuvre politique supplémentaire ! On n’appliqua pas
exactement la réforme, on ne l’abrogea pas non plus. Depuis 1975,
le système éducatif togolais est dans une position de statu
quo. L’éwé et le kabiyé sont intégrés
dans le premier degré mais le français est resté,
malgré tout, la langue de l’enseignement. Force est de constater cependant que c’est suite à
cet essai avorté de retour aux langues nationales, que le français
s’est affirmé au Togo. Ewé et kabiyé étaient
deux langues trop connotées pour l’ensemble des Togolais. Le kabiyé
est perçu comme la langue du Président et d’un groupe dominant
pour les uns, l’éwé, comme la langue des opposants pour les
autres. Le français apparaît dans les années 80 et
plus encore dans les années 90, à nouveau comme le "moindre
mal". L’approche est cependant différente. Si le français
a été considéré comme le "moindre mal" imposé
par un pouvoir au lendemain des Indépendances, il devient de façon
consciente la langue d’un contre-pouvoir ou/et de la neutralité
au moment de l’éclatement de la politique du parti unique au Togo. En réalité, ce sont les conditions économiques et politiques de ce pays qui ont favorisé ce retournement de situation. Après le coup d’état avorté du 23 septembre 1986, le peuple et en particulier les intellectuels supportent de plus en plus difficilement la loi du silence, la censure rigoureuse et les troubles éclatent à Lomé dès octobre 1990. Les langues se délient mais cette fois-ci en français. 4. L’affirmation
de la langue française a. La presse La
presse togolaise qui s’est pendant longtemps limitée à la
Nouvelle Marche et à son correspondant Togo Dialogue,
tous deux soumis à la censure, va connaître depuis la libéralisation
une floraison de journaux tels que, pour n’en citer que quelques-uns, La
Tribune des Démocrates, Le Courrier du Golfe, Le Dérangeur,
Politicos, Forum Hebdo, Le Journal du Combattant, Kpakpa désenchanté,
Crocodile. Certains ont disparu depuis, d’autres naissent. Diffusés
dans la rue, ils sont centrés sur la politique, seul sujet qui intéresse
véritablement les lecteurs. Les titres des rubriques et des articles
donnent la tonalité satirique de ces journaux. : "Crocophobie" pour
les "coups de gueule" du Crocodile, "Légis-hâtive"
pour Kpakpa. Pour ne prendre que l’exemple du Kpakpa désenchanté,
la référence au Canard enchaîné est flagrante.
Par ailleurs, une des rubrique du journal Crocodile, "La mare au
crocodile" reprend de façon détournée la rubrique
"La mare au canard" de l’hebdomadaire français. Le sous-titre "machin
vitriolique paraissant le mardi" donne le ton à l’ensemble du journal. Les
journalistes ont pour la plupart la trentaine, et sont représentatifs
de la génération d’étudiants des années 80.
Contrairement à leurs confrères de l’ancienne génération,
il ne s’agit plus pour eux d’écrire dans le langue de Voltaire mais
d’affirmer une certaine "togolitude". La plupart de ces nouveaux journalistes
résolument frondeurs, provocateurs, optent pour une écriture
volontairement débridée, usant souvent d’un français
débraillé et familier. Les néologismes et créations
y sont nombreux. Pour reprendre les mots de Kossi Effoui, écrivain
togolais de la nouvelle génération, il s’agit de "faire péter
la langue" ! Certaines
rubriques font référence au français populaire dans
le sens donné par S. Lafage, à savoir un français
acquis de façon non guidée, non scolaire. Elle permettent
à leur auteurs d’avoir un regard critique sur la vie politique ou
sur des faits de société tout en jouant sur l’humour. Ces
rubriques, "Salut combattant" (Le Combat du Peuple), "Komivi Danyto"
(Forum Hebdo) marquent une volonté de rendre compte des particularités
morphosyntaxiques, lexicales et phonologiques de ces locuteurs de français
populaire. Tu
sais j’ai beaucoup causé avec elle. Elle est câlée
bien bon[2]
dans affaire démocratie-là[3]
hein !(Forum Hebdo, 06/05/92) À côté de cette variété
de français, on relève une variété représentative
de l’argot branché des intellectuels de l’âge des journalistes.
C’est un argot de connivence qui permet une certaine complicité
avec les lecteurs de cette catégorie. Le
général Ameyi (il paraît que c’est encore lui) et ses
hommes ont tapé sur les joues, les seins et sur les "gogo loto"[4]
des femmes de Lomé. (Forum Hebdo, 22/03/91) Moyennant
sûrement une pluie[5], nous
étions surpris de constater que parmi les étudiants, il y
avait des enfants des femmes avec des bébés au dos et des
quinquagénaires. (Le Courrier du Golfe, 23/01/91) On
relève par ailleurs des éléments représentatifs
de la norme moyenne locale. (.)
les femmes qui se plaignent de l’insécurité au grand marché
de Lomé du fait des militaires sans foi et qui menaçaient
de gréver[6]
et de descendre dans la rue. (Atopani Express, 12/07/91) Le
vendredi 10 mars L. Kouadio Noussiato se rend à la gendarmerie pour
annoncer la disparition depuis le 1er mars de son petit frère Kuami
Doukpo, pilote de zémidjan[7]
(Kpakpa désenchanté, 13/03/95) Ces
journaux rendent compte de la situation linguistique du pays, et attestent
une volonté affirmée d’exprimer une manière de penser
et de vivre au Togo à travers une langue neutre et démocratisée. b. La littérature
de langue française La
littérature de langue française semble quelque peu reprendre,
ou pour être plus juste, prendre vie. Il est vrai que contrairement
à d’autres pays de l’Afrique francophone, le Togo n’a pas été
très productif dans ce domaine. Le champ littéraire togolais
occupe une place tout à fait à part par rapport aux autres
pays francophones. Ce pays a depuis le XIXe siècle été
doté d’une langue africaine, l’éwé, qui, dès
sa standardisation ancienne, s’est inscrite dans la culture de l’écrit.
"Dans ces conditions, l’introduction du français, à partir
de 1929, créait une situation dans laquelle la relation éwé/français
était fort différente de la relation wolof/français.
En d’autres termes, le français se trouvait en concurrence avec
une autre langue qui remplissait déjà les fonctions qui sont
censées être les siennes en Afrique." (B. Mouralis, 1997,
59). Contrairement à l’éwé, le français langue
"intouchable" car élevée au statut de langue officielle sans
avoir été l’objet d’une planification linguistique propice
à l’intégrer dans son nouveau milieu, n’est pas perçu
comme une langue apte à traduire une réalité togolaise. Les
premiers essais d’écrits en langue française témoignent
de ce malaise dans l’utilisation littéraire de l’outil imposé.
F. Couchoro, auteur d’origine béninoise, Togolais d’adoption, exprime
ce sentiment dans la préface de L’Esclave publié en
1929 : "Nous avons essayé de rendre dans la langue étrangère
et cultivée les paroles et les idées de nos héros."
(F. Couchoro, 1929, 9). Cette phrase qui semble être une demande
de tolérance envers son œuvre et l’utilisation de la langue française,
montre à quel point cet auteur est empreint d’un fétichisme
marqué pour la langue qu’il a lui-même enseigné et
qui est le français de la norme, acquis à l’école
coloniale. Cinquante ans plus tard, S. Lafage constatera encore qu’"il
est actuellement tout à fait remarquable de voir combien la variété
de français utilisé par les lettrés d’âge mûr,
anciens scolarisés de l’époque coloniale, est proche de la
langue écrite châtiée" (Lafage, 1985, 550). F.
Couchoro sera cependant l’un des premiers à surmonter le conflit
linguistique en littérature. Utilisateur conscient de la langue,
il avait déjà pressenti ce que S. Lafage constate au cours
de ses enquêtes : "Le fait notable de ces quinze dernières
années, c’est, liée à tous les facteurs de développement,
et grâce à la scolarisation en particulier, la diffusion notablement
en expansion de notre langue dans les masses populaires. La conséquence
en est une appropriation du français par les peu ou pas lettrés,
phénomène pratiquement inconnu autrefois." (Lafage, 1985,
551). Couchoro va alors exprimer de façon consciente ce que les
Togolais avaient déjà pratiqué de façon inconsciente
: l’appropriation de la langue française. Il avait déjà
pressenti que pour se faire comprendre d’un public local, il ne s’agissait
pas de faire étalage de ses compétences mais bel et bien
de "montrer ce qu’il pouvait faire du français en le togolisant."
(A. Ricard, 1995, 235). Ses
romans, essentiellement publiés sous la forme de romans-feuilletons,
vont marquer un retour vers le public autochtone pour lequel il adopte
un langage populaire où le français entre en contact avec
l’éwé, le fon, l’anglais. Il a donc su régler le problème
de la diglossie en intégrant ce problème de façon
consciente dans son écriture. Cependant
jusque dans les années 90, exceptées les œuvres de Couchoro
ou de V. Aladji, la littérature en langue française n’a pas
laissé derrière elle un héritage important. L’idéologie
de l’"authenticité culturelle" et la politique de l’"animation"
n’avait guère laissé de place à l’imagination et à
l’expression. Par ailleurs, les auteurs se trouvaient confrontés
et sont encore confrontés pour certains à plusieurs problèmes.
Devaient-ils écrire en français ou en langue locale ? En
français hexagonal ou en français du Togo ? Et s’ils choisissaient
une langue locale, laquelle serait à même d’être comprise
par un large public ? Le
Togo a, nous l’avons vu, connu une littérature riche en langue éwé.
Le premier roman togolais Amegbetoa alo Agbezuge fe nuttiya de Sam
Obiadim, écrit dans cette langue en 1946, est aujourd’hui considéré
comme un classique de la littérature éwé si l’on en
juge par sa quasi permanence aux examens et aux références
que les Ewés y font dans leur vie quotidienne. Ce n’est cependant
pas un hasard si cet ouvrage a été traduit en 1990 en langue
française. Il s’agissait de répondre aux attentes de tous
ceux qui ne parlent pas cette langue. Choisir
d'écrire en français pose le problème de la variété
de français que l’on souhaite utiliser. Actuellement de nombreux
auteurs semblent avoir opté pour un français représentatif
du contexte togolais affirmant par ce biais un refus d’inféodation
à la norme franco-française. L’œuvre
de Zinzou, qui a été pendant quelques années responsable
de la troupe de théâtre du Togo, témoigne de cette
appropriation au sein du genre théâtral : "Ainsi la création
de la troupe a permis à la production théâtrale de
rester au contact de la créativité populaire ; festivals,
concours, tournées, recrutements d’artistes, tout cela a permis
les mises en scène et évité à son théâtre
de s’enfermer dans une français littéraire coupé du
français local." (A. Ricard, 1991, 27). Dans
la lignée de Zinzou le jeune théâtre togolais, déverrouille
la parole et redonne à la langue son naturel. Silence
bandécon[8]
! (Il s’arrête devant la cellule) Je ne suis pas ton gardien.
Je suis le caporal-chef-Cassecouille, matricule P.I. 999/304, incorporé
dans la police impériale de sa Majesté l’Empereur Kubalukuba.
(K. Alemdrodjrodo, 1991, 11) Libérés
de toutes contraintes, les auteurs des années 90 enrichissent la
littérature de leurs œuvres et de leur nouvelle appréhension
de la langue. Celle-ci reflète souvent l’ensemble de la réalité
sociolinguistique du français au Togo. Les exemples suivants contiennent
des particularités attestées au sein de mes enquêtes. Particularités désignant une réalité
locale : Dans
les concessions[9]
les greniers alourdis de la dernière moisson explosaient comme
des gousses de kapok . (Towaly, 1985, 42). Représentation
de la variété du français utilisé par les peu
ou pas lettrés : Après
tout Ancien, le métro au pays des Blancs-là.[10]
c’est longtemps-longtemps[11]!
(Towaly, 1985, 10) Représentation
de la norme locale : Kossi
était même très chaud pour cotiser[12]
et lui payer un cadeau (Towaly, 1985,48) J’ai
eu... un accident avec... une fille ![13]
J’avoue m’être attendu à une formulation de ce genre.
Je savais qu’il allait user du mot "accident" ! Et, de son côté
sans doute ne soupçonnait-il pas que je ne pouvais ignorer le sens
du mot ainsi employé. (Théo Ananissoh, 1992, 25) On
constate parfois comme dans ces dernier exemples que l’on valorise par
la mise entre guillemets ces éléments représentatifs
du français du Togo. C’est une sorte de clin d’œil au lecteur, une
norme partagée. La réflexion du personnage sur l’utilisation
de cette particularité représente de la part de l’auteur
une sorte de légitimation de ce français. Certains
auteurs comme K. Effoui n’hésitent pas à jouer sur ces particularités
comme nous le montre cet exemple tiré d’une nouvelle qui lui a valu
le premier prix RFI : Peu
à peu elle se laissait aller. Et, du boulevard de la République
où elle tenait boutique son cul [14]jusqu’aux
dix quartiers du village d’où elle était partie dix ans plus
tôt, hommes et femmes, toutes castes confondues, disaient quelle
honte. (K. Effoui, 1992, 12) Paradoxe
criant, le français revêt un statut grandissant de langue
interethnique face à une politique de plus en plus affirmée
d’authenticité. Autre paradoxe, c’est au moment où l’on constate
une déscolarisation massive que le français semble prendre
sa place dans l’univers linguistique des Togolais. Celui-ci n’est plus
seulement une langue "importée" mais prend peu à peu une
identité togolaise, se libérant de toutes les contraintes
normatives, intégrant par là même les réalités
culturelles du pays. Les
locuteurs de français pour reprendre les propos de Makouta Mboukou
(1973, 126), ne "subissent plus une langue qui leur est étrangère",
ne sont plus "les simples et mauvais consommateurs de langue française"
mais la "recréent pour la rendre accessible à leur mode de
vie et à leur manière de penser". Le
conflit langue importée/langue nationale que connaissait le Togo
semble s’être quelque peu atténué par l’utilisation
du français en tant que langue de la neutralité. La nécessité
d’effacer une diglossie conflictuelle, et l’impossibilité politique
de privilégier une langue ou deux langues locales ont amené
les participants de la Conférence Nationale à modifier le
statut des langues nationales au Togo. Depuis 1992, le français
est la seule langue inscrite au sein de la Constitution. Il n’en reste
pas moins que si les Togolais se sont approprié le français,
on ne peut nier l’existence du mina qui permet la quasi intercompréhension
sur l’ensemble du territoire. La reconnaissance de cette langue au sein
de la Constitution permettrait peut-être un bilinguisme non conflictuel,
permettant au français et à une langue locale de s’épanouir
sans conflit. Mais c’est oublier l’existence d’un éwé standard,
légitimé par sa codification, son Académie et sa littérature
dont la légitimité ne saurait être facilement détrônée
par celle d’une langue dont la codification est encore instable. Alors,
quelle sera désormais la nouvelle aventure de ce français
au Togo ? Je serais tentée ici de reprendre le proverbe éwé
qui clôt l’ouvrage de S. Lafage :
"Nul ne sait ce que demain apportera". Bibliographie ALLEMDROJRODO Kangni (1991). Chemins de croix,
NEA, Togo. AMEGBLEAME Simon (1991). "Génération Eyadéma,
Des écrivains et des langues : les Ewé qui écrivent",
in Le champ littéraire togolais, édité par
Janos Riez et Alain Ricard, Bayreuth, African studies, 23, pp. 107-120. ANANISSOH Théo (1992). Territoires du Nord,
Paris : L’Harmattan/coll. Encres noires. Collectif (1997) "Litterature togolaise", Notre librairie,
revue du livre : Afrique, Caraïbe, Océan Indien, 131. EFFOUI Kossi (1992). Les coupons de Magali, in
Les coupons de Magali et 13 autres nouvelles, Paris : Les Inédits
de RFI-ACCT. GAUVIN Lise (1997). L’écrivain francophone à
la croisée des langues, Entretiens, Paris : Karthala. LAFAGE Suzanne (1985). Français parlé
et écrit en pays éwé (Sud-Togo), Paris : SELAF. RICARD Alain (1991). "Génération Eyadéma,
Littérature populaire et culture d’élite", in Le champ
littéraire togolais, édité par Janos Riez et Alain
Ricard, Bayreuth, African studies, 23, pp. 21-28. RICARD Alain (1995). Littératures d’Afrique
noire, des langues aux livres, Paris : Karthala. TOWALY (1985). Leur figure-là, nouvelles,
Paris : L’Harmattan, coll. Encres noires. [3]
Désigne ici la notion large d’entreprise, de processus. Par ailleurs
on remarque ici le phénomène fréquentd’omission
du déterminant, dans cette variété de français
et la valeur démonstrative du morphème là. [4]
Les gogo loto désignent les fesses rebondies des femmes. [5]
La pluie désigne métaphoriquement, l’argent de la
bourse des étudiants de l’université. [6]
Signifie par dérivation suffixale "se mettre en grève, cesser
le travail". [7]
Emprunt au fon. Désigne les conducteurs de taxi-moto, mode de transport
qui s’est développé en cette période de crise économique. [8]
Terme d’insulte formé à partir de l’expression bande de
cons. Il est à remarquer qu’ici cette insulte est individuelle. [9]
Ensemble de cases ou habitations en dur occupées par une famille. [10]
Cf. note 3. [11]
Longtemps-longtemps, est un redoublement à valeur intensive
qui a la valeur ici de "très longtemps". [13]
Faire un accident avec une filleest
une locution verbale qui a le sens de "mettre une fille enceinte, être
l’auteur d’une grossesse involontaire".
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