PLANIFICATION ET CONFLIT LINGUISTIQUE,
LE CAS DE LA TUNISIE MULTILINGUE :
ASPECTS STRUCTURELS, VARIATIONS LINGUISTIQUES ET IMPLICATIONS SOCIOCULTURELLES.
Résumé de thèse
Ali Gadacha
Université de Nice-Sophia Antipolis
Cette étude se propose d’examiner la politique
linguistique en Tunisie et d'évaluer la gestion du multilinguisme.
Dans le cas présent, la planification linguistique s’entend comme
la recherche et la mise en œuvre de moyens nécessaires à
l’application des choix conscients effectués dans les domaines des
rapports entre langue et vie sociale, et plus particulièrement entre
langue et vie nationale. Il ne s’agit pas simplement d’exposer le nombre
de décisions ou d'actes sur lesquels sont fondées les différentes
politiques linguistiques en Tunisie. Il s’agit plutôt d’évaluer
les différentes prises de position visant à définir
la/les fonction(s) et le statut attribué à chaque langue
et de préconiser les solutions les plus adaptées à
la réussite scolaire et à une égalité des chances
tant sur le plan social qu’économique. Cela engage plusieurs domaines
et implique diverses activités d’autant plus que les enjeux sont
multiples.
Il s’agit donc de trancher des questions difficiles
sinon décisives. La survie de la/des langues nationales dépend
du choix du pays en matière de langue et de culture. En effet, l’orientation
générale de la Tunisie se manifeste dans sa politique linguistique
visant à établir en quelle(s) langue(s) est dispensé
l’enseignement aux différentes étapes du système éducatif,
en quelle(s) langue(s) sont publiés les actes administratifs, dans
quelle(s) langue(s) seront rédigées les lois et les décrets,
etc.
Il n’est pas étrange de constater que chaque
fois qu’il y a un remaniement ministériel en Tunisie, la question
des langues resurgit. En fait, les ministres tunisiens de l’éducation
sont amenés à intervenir en matière de langue pour
faire le point et pour proposer de nouvelles mesures. L'intervention in
vivo et la mise en œuvre des décisions en matière de langues
suscitent souvent des divergences d’opinions.
Les décisions d'ordre purement linguistique,
telles que la revalorisation de l’arabe à l’école de base
ou dans certaines matières, en l’occurrence les matières
littéraires, donne satisfaction aux ardents partisans de la politique
d’arabisation mais pas au groupe bilingue qui prône le maintien du
français1.
À travers cette thèse, on se rend compte
qu’il est nécessaire de savoir pertinemment les multiples enjeux,
notamment les facteurs sociaux qui sous-tendent la variation linguistique
et les rapports conflictuels que suscitent les mesures d’aménagement
linguistique. Force est d’intégrer de manière satisfaisante
la variation avec tous les aspects sociolinguistiques afférents
et de répondre aux questions de la place et du rôle des phénomènes
langagiers dans la société tunisienne.
C’est dans cet esprit que j’ai abordé la variation
linguistique en Tunisie en fournissant des exemples révélateurs.
Au préalable, j’ai examiné les modèles prototypes
de planification linguistique qui m’ont fourni le cadre théorique
et m’ont permis d’analyser les réformes linguistiques et l’action
des planificateurs tunisiens. J’ai tenté par la suite d’éclairer
les mécanismes qui régissent la conversation quotidienne
entre Tunisiens. Le but était de saisir l’ampleur de la variation
linguistique et de mesurer le degré de chevauchement et de croisement
entre les langues ou les variétés de langues en Tunisie.
Le locuteur tunisien dispose de six langues et/ou variétés
de langues, à savoir l’arabe classique, l’arabe moderne standard,
l’arabe intermédiaire (langue médiane), le dialecte tunisien,
le mélange arabe français ou sabir franco-arabe, et le français
(Maamouri, 1972). Il s’agit d’un bilinguisme arabe-français et d’une
situation diglossique, voire polyglossique du fait que l’arabe véhiculaire
est superposé à plusieurs variétés vernaculaires
(chapitre II, 49-50 et chapitre III, 187). La situation est donc très
complexe d’autant plus qu’il est impossible d’établir des frontières
entre ces langues ou variétés de langues qui sont en contact
permanent. Le locuteur tunisien fait alterner ces différentes variétés
et a recours à une ou à plusieurs de ces langues selon ses
besoins. De nombreuses variables interviennent et déterminent les
changements de code, de style, de registre, etc. La situation, l’espace
géographique et temporel, l’environnement physique et socioculturel,
le type de relation du locuteur avec son interlocuteur, le sexe de chacun,
l’affiliation sociale et idéologique, le sujet de la conversation,
les fins que le locuteur souhaite atteindre sont tous des paramètres
qui décident du choix du code linguistique aussi bien que du style
et de la forme du langage (pour des exemples sur les aspects sémantico-pragmatiques
de l’emprunt et de l’alternance codique, cf. chapitre II).
L’enfant tunisien s’intègre dans la société
et communique de manière proprement humaine à travers le
dialecte. Ses premières relations au sein de sa famille sont fortement
chargées d’affectivité, d’où l’attachement sentimental
des Tunisiens à l’égard du dialecte. La langue maternelle
permet d’acquérir l'ensemble des connaissances, des traditions,
des rituels, et des valeurs qui unissent les Tunisiens et les distinguent
des autres nations. Une grande partie de ce langage est faite de clichés,
de formules stéréotypées, et d’expressions figées.
C’est la société qui valorise les manifestations rituelles
du langage telles que le duel verbal, les joutes oratoires, les énigmes,
les comptines, les contes de fées, etc.
Le dialecte tunisien dispose de ses propres structures
et évolue normalement en tant que langue à part entière.
Bien qu’il partage plusieurs éléments avec l'arabe écrit
tant sur le plan syntagmatique que sur le plan paradigmatique et bien qu’il
soit riche en vocabulaire étranger (français, italien, etc.),
le dialecte a toujours le statut du vernaculaire (pour un échantillon
des emprunts en dialecte tunisien, voir p. 78). Les quelques tentatives
d'écrire en arabe tunisien ont suscité une forte polémique.
Les défenseurs de l’arabe classique ont accusé de telles
tentatives d’être une trahison de la Tradition Arabo-Musulmane et
une conjuration contre la pureté de l’arabe. On voit toute l’ambiguïté
des nostalgies puristes à l’égard de l’arabe classique saint
et rigoureux, des imams et des grands hommes de lettres classiques, lesquels,
en tout état de cause, ne sont pas la source principale de l’usage.
Il importe de préciser qu'il n’y a jamais eu ni détermination
ni effort suffisant de codification du dialecte.
Quant à l'arabe classique proprement dit, il
s'est avéré d’après les exemples donnés qu'il
est hors de question que cette variété dans sa forme rigide
soit reconnue comme la langue de l’enseignement. Manifestement, l'arabe
littéraire tel qu'on l'étudie dans la littérature
classique est inefficace que ce soit comme langue d’instruction ou comme
moyen de communication. Les Arabes se sont rendu compte qu'il est absolument
nécessaire de modifier leur langue écrite, de la moderniser
et donc de faire appel à la fois aux langues étrangères
et aux dialectes pour l’enrichir de vocabulaire, de sons, de modes d'expression
et de structures nouvelles. Mais jusque là, les efforts des organismes
chargés d'accomplir ces tâches ne répondent pas aux
besoins réels (voir le point sur le projet du ‘Fonds Lexical Commun’
des États du Maghreb, chapitre IV, 149).
Le dernier chapitre fournit l’esquisse d’un cadre d’expansion
et de modernisation lexicale de l’arabe écrit dans lequel les mass
média et la classe moyenne jouent un grand rôle. Comme ils
sont au courant de l’actualité et contraints de réagir immédiatement,
les journalistes ainsi que les ingénieurs, les professeurs, les
banquiers et les hommes d’affaires sont amenés à introduire
des néologismes et à emprunter des mots étrangers
qu’ils font ainsi passer dans la langue. Les journalistes sont aussi en
mesure de modifier des néologismes inacceptables dans la tradition
socioculturelle tunisienne (voir l’exemple de ‘prévision météorologique’
et de ‘planning familial’ dans le chapitre IV, 157-58). Leur sens de créativité
et de pragmatisme leur permet d’imaginer toujours un moyen d’en sortir
face à une situation délicate, par exemple face au décalage
entre le son et sa transcription en arabe écrit. Ils ont réussi
à représenter dans leurs écrits le son vélaire
sonore /g/, le son bilabial sourd /p/ et la labiodentale sonore /v/, grands
absents de l’orthographe arabe2. Ainsi,
le processus de modernisation de l’arabe écrit n’appartient plus
aux seules académies (‘les remparts institutionnels’). Il faut se
féliciter et non s’affliger de la contribution de la classe moyenne,
notamment des journalistes qui font preuve du dynamisme nécessaire
à l’évolution de l’arabe écrit.
Par ailleurs, la modernisation de l’arabe doit beaucoup
au contact avec le français. Les occasions de contact entre les
deux langues ne se réduisent pas à l’institution scolaire.
Le français est présent sur les lieux de travail et dans
la vie de tous les jours. Peu à peu, le français est devenu
partie intégrante du patrimoine linguistique en Tunisie. Les gens
ordinaires ne se rendent même pas compte de l'origine française
des mots qu'ils utilisent (les emprunts).
Que le français soit omniprésent implique
d’abord un certain niveau de connaissance et d’instruction chez les Tunisiens
et révèle aussi un certain attachement sentimental à
l’égard de cette langue. Souvent les emprunts de vocabulaire, mots
ou expressions, comblent un vide lexical. L’emploi du français peut
toutefois être un choix conscient et voulu. Certains mots français
revêtent une valeur esthétique ou poétique. Par exemple,
les intellectuels et étudiants tunisiens ont tendance à faire
la cour en français. Le mot français est le signe d’un discours
raffiné " poli " du locuteur (voir chapitre II, 87). Le français
incarne également des valeurs culturelles nouvelles (ex. le recours
à l’expression française chez les femmes tunisiennes peut
se définir comme un moyen d’émancipation et donc de revendication
d’une identité). J’ai démontré à quel point
le français est ancré dans la société. Il s'est
parfaitement intégré dans le langage quotidien et a même
influencé les structures du dialecte tunisien (voir exemples de
‘mixage linguistique’ dans chapitre II). Les formes d’expression incluent
aussi bien les phénomènes de contact que les modes de manifestations
discursifs. Dans ce sens, le français jouit d’une valeur pragmatique
: pour convaincre, dissuader, faire mieux passer le message, se faire entendre
ou se faire respecter, etc.
Tel est schématiquement l’état des langues
en Tunisie. La question primordiale à laquelle j’ai tâché
d’apporter des réponses claires est de savoir si cette mosaïque
de langues nuit au développement général du pays ou
s’il représente une source de richesse et de fécondité
linguistique. Pour ce faire, il faut examiner comment le pays gère
cette situation complexe de multilinguisme.
La politique linguistique en Tunisie est axée
sur deux orientations : l'arabisation et le maintien du français.
Les réformes se trouvent toujours confrontées du moins aux
deux questions suivantes : faut-il garder le français comme langue
d'éducation ? ou faut-il pour des raisons de patriotisme et de religion
s’en tenir uniquement à l'arabe3 et
si l'on doit apprendre aux enfants l'arabe, quel arabe faut-il utiliser
?
À l’issue du colonialisme, la marge de manœuvre
était restreinte. Les autorités tunisiennes étaient
en quelque sorte contraintes à marquer l’ère nouvelle. Pour
ce faire, elles ont attribué à la langue qui ralliait le
peuple à la cause nationale, c’est-à-dire à l’indépendance,
un rôle de langue officielle sans pour autant spécifier à
quelle langue arabe la constitution tunisienne se réfère.
L'arabe classique, avec un nombre abondant de documents et de textes, était
la seule variété prête à être enseignée4. On
a même instauré une section totalement arabisée (cf.
La réforme de 1958). La décision de créer une telle
section était prématurée et le système n’a
pas fourni aux élèves qui n'avaient étudié
que l'arabe des débouchés sérieux dans les secteurs
porteurs de l’économie. La politique d’arabisation a fini par réduire
le champ d’action du français au sein de l’école. Les résultats
catastrophiques du Baccalauréat en 1986 ont été un
point tournant dans la politique linguistique. Ils ont révélé
que la baisse du niveau était due à l’incohérence
du système scolaire. Il s’est avéré qu’on ne pouvait
pas négliger le français à l’école primaire
alors que dans le secondaire, dans les sections scientifiques, il était
le seul moyen de transmission du savoir.
Pour remédier à ce problème ‘d'incohérence’,
pour en finir avec des mesures qualifiées de 'thérapeutiques',
un nouveau dispositif a été mis en place visant à
réconcilier écoles primaires, secondaires et universités
(voir chapitre III). Le but est de créer un certain équilibre
entre les deux langues véhiculaires, i.e. l’arabe et le français.
La réforme profite aux langues étrangères d’une manière
générale. L’anglais est légèrement renforcé,
le français, reconnu comme indispensable à l’acquisition
du savoir, se voit attribuer un rôle transversal dans la mesure où
il est la langue par laquelle les Tunisiens accèdent aux autres
langues étrangères. Ainsi, le statut du français est
plus déterminé par la nature que par l’intensité de
son usage (c’est le cas de l’anglais dans les pays scandinaves). Enfin,
l’italien, l’allemand, et l’espagnol sont désormais enseignés
dans pratiquement tous les lycées.
Notons que cet afflux de langues étrangères
dans les lycées est souvent interprété comme un facteur
qui enfonce le pays encore plus dans le gouffre du multilinguisme. Avec
un menu copieux et varié de langues étrangères outre
le français et l'anglais, les Tunisiens ne risquent-ils pas une
indigestion ? Telle est la question que se posent certains intellectuels Tunisiens
aujourd'hui.5
Bien évidemment, une telle réticence relève
de l’étroitesse d’esprit, car il n’est pas judicieux de contester
l’apport fécond des langues étrangères. Parallèlement
au français, les langues étrangères, en particulier
l’anglais, permettront à la Tunisie de faire face aux nouvelles
exigences du monde du multimédia et d’accéder aux autoroutes
de l’information, de puiser le savoir à la source et d’entraver
toute démarche hostile au modernisme. C’est dans cet esprit que
s’inscrivent les décisions prises à la fin de l’été
98 pour traduire en anglais tous les documents que le gouvernement tunisien
met à la disposition du public sur internet.
Au terme de ce travail, nous constatons que le partage
entre l’arabe et le français est en quelque sorte en position de
statu quo. Certes, l’arabe s’impose à l’école de base mais
sans véritable menace sur la stabilité du français
au secondaire et à l’université. Le français monopolise
les sciences et l’arabe ne s’empare que des matières littéraires.
Par conséquent, il faut donner aux enfants la maîtrise du
français aussi bien que de l’arabe faute de quoi l’acquisition du
savoir sera entravée et le niveau médiocre.
Par ailleurs, il faut tenir compte davantage du décalage
énorme entre l’arabe de l’école et l’arabe de la vie courante.
Comme je l’ai fait remarquer un arabe intermédiaire, médian
est peu à peu en train de s’imposer. Malgré les oppositions,
il semble inéluctable qu’il devienne la langue de l’école
de base. S’y opposer, s’opposer au changement linguistique, revient à
s’opposer à la réalité. Les langues sont vouées
au changement, ce qui ne veut pas dire à la dégénérescence
: "ce à quoi les dictateurs de la langue s’opposent", écrit
T. Dyles6, "c’est
le changement linguistique, ou plutôt tout écart par rapport
à ce qu’ils approuvent pour des raisons d’esthétique, de
tradition classique ou de pur et simple caprice".
C’est aux experts de la langue qu’incombe de normaliser
cette variété médiane et de réduire ainsi l’effet
diglossique dont souffre tout locuteur tunisien de même qu’il appartient
aux responsables de l’éducation de la promouvoir.
1Les
divergences d'opinions relèvent du caractère conflictuel
que revêt forcémént la concurrence entre les langues
ou les variétés de langues en contact. À
partir du moment où un certain nombre de langues se côtoient,
un rapport de force entre partisans et détracteurs d'une même
politique linguistique s'établit parfois en dépit d'une volonté
unificatrice et égalitaire ouvertement affichée.
2Certes,
l'orthographe nous rattache à nos racines et structure notre appréhension
du langage écrit ; se doter d'une écriture sur des bases
phonétiques scientifiques, cependant, présenterait un avantage
considérable étant donné que les langues ne cessnt
jamais d'évoluer phonétiquement.
3Les
trois quarts des enseignants avaient été formés en
français. Par ailleurs, l'enseignement de la lecture en arabe posait
un problème pour deux raisons : l'arabe du Coran quelle que soit
sa beauté n'exprimait plus les besoins quotidiens. Seuls quelques
savants distingués ou Imams sont capables de l'utiliser. Le reste
de la population parlait le dialecte.
4La
domination de l'arabe littéraire comme seul moyen approprié
à l'écrit est une question de tradition. Que l'arabe littéraire
soit indispensable si l'on veut accéder à l'héritage
littéraire et culturel est indispensable.
5On
estime que l'enfant tunisien souffre déjà du fait qu'il parle
l'arbe dialectal à la maison et l'arbe littéraire à
l'école et que la réintroduction du français à
l'école de base va aggraver la situation. Bien qu'une minorité
d'intellectuels se divisent encore sur le maintien ou la suppression du
français, les autorités ont tranché et ce dont on
discute aujourd'hui est le nombre d'heures à réserver à
chacune des langues.
6In
Hagège C. 1987, Le Français et les Siècles. Paris
: Jacob. p.92. |