APPROCHE DES REPRÉSENTATIONS SOCIOLINGUISTIQUES DANS UN GROUPE DE JEUNES LIBREVILLOIS

Karine Boucher
Université Paris III - Sorbonne Nouvelle

0. Introduction

Le Gabon est caractérisé par une situation diglossique (français/langues africaines) et par son hétérogénéité linguistique (une cinquantaine de langues essentiellement bantou). S’il semble exister des zones ethnolinguistiques1 où une langue s’impose en tant que langue véhiculaire de la région, la complexité linguistique est accrue par une forte immigration (20 % de la population locale2) qui apporte d’autres langues africaines et non africaines. Cette complexité s’accentue dans les centres urbains où le français devient la langue véhiculaire. Libreville, "point de convergence des migrations et donc des différentes langues" (L.-J. Calvet, 1994 : 11), concentrant les diversités régionales, culturelles et favorisant l’apparition de nouvelles attitudes linguistiques, est donc un "lieu privilégié d’observation" (ibid).
Nous avons donc décidé de mener une enquête par questionnaire en août 1997 auprès de la jeunesse librevilloise pour cerner les représentations que les jeunes Librevillois ont des langues en présence (cf. K. Boucher & S. Lafage, à paraître ; K. Boucher, 1998) : c’est-à-dire leurs "univers d’opinions" (P. Moliner, 1996 : 10). Cette étude nous paraissait intéressante car la langue, "comme tout système symbolique et comme tout fait de culture, est l’objet de multiples représentations et attitudes individuelles, collectives, positives ou négatives, au gré des besoins et des intérêts. Ces représentations qui trouvent leur origine dans le mythe ou la réalité du rapport de puissance symbolique, dictent les jugements et les discours, commandent les comportements et les actions" (G. Desbois & G. Rapegno, 1994 : 3-4). 59 jeunes Librevillois de 15 à 30 ans (31 hommes et 28 femmes) d’origine sociale diverse et représentant une dizaine d’ethnies ont été interrogés. Le dépouillement de l’enquête a fait ressortir des opinions récurrentes. Nous avons ainsi pu mettre en place des réseaux d’associations de mots et d’idées qui appartiennent à l’imaginaire linguistique3 des enquêtés et nous avons décelé un malaise : un conflit de langues.
Nous nous appuierons ici sur les réflexions de différents auteurs pour comprendre comment la notion de représentation initialement utilisée en psychologie sociale 4 peut être adaptée au domaine sociolinguistique en général.
Pour H. Boyer "les représentations de la langue ne sont qu’une catégorie de représentations sociales : même si la notion de représentation sociolinguistique,d’un point de vue épistémologique, fonctionne de manière autonome dans certains secteurs des sciences du langage" (1990 : 102). En cela, les théories et les études faites en psychologie sociale5 sont à prendre en compte pour l’étude des représentations en sociolinguistique, la démarche étant la même.
Mais, l’intérêt de l’étude des représentations des langues a été mis en évidence par J. Garmadi en 1981 qui les considère comme "partie intégrante de l’objet d’étude de la sociolinguistique" (1981 : 25). H. Boyer ajoute à ce propos que "la sociolinguistique est inséparablement une linguistique des usages sociaux de la/des langue(s) et des représentations de cette/ces langue(s) et de ses/leurs usages sociaux, qui repère à la fois consensuset conflits et tente donc d’analyser des dynamiques linguistiques et sociales" (1990 : 104).
Pour M.-L. Moreau, l’objectif de l’étude des représentations en sociolinguistique est double : "d’une part, les images associées aux langues se présentent comme des témoins de la manière dont sont perçues les situations sociales ; elles permettent d’autre part de mieux comprendre les soubassements et les enjeux de la non-diffusion des langues, de leur maintien ou de leur disparition" (1990 : 407).

1. Représentations des langues dans l’imaginaire linguistique des jeunes Librevillois

Ces représentations porteront d’une part sur le français et d’autre part sur les langues ethniques.

1.1. Représentations du français

1.1.1. Le français : langue d’intercompréhension

Le français est la langue permettant la communication avec le reste de la communauté gabonaise. Pour 25,4 % des personnes interrogées : c’est la langue de l’intercompréhension. Dans un contexte multilingue comme Libreville, le français devient une langue véhiculaire. De plus, la fréquence des mariages entre personnes de langues ethniques différentes explique que le français assure cette fonction de véhicularité, jusque dans la cellule familiale. Ainsi, l’avantage de la langue française réside dans la fonction première de la langue : permettre à des locuteurs d’échanger entre eux, d’entrer en contact avec les autres, pour les comprendre et se faire comprendre d’eux. Aussi, nos informateurs insistent-ils sur "la multitude des langues ethniques", "la diversité des langues" qui "empêchent la compréhension". Le français apparaît alors comme "le moyen le plus facile de communiquer" et "à part le français nous ne trouvons plus d’autres langues dans lesquelles on peut s’exprimer".6  Le français est aussi le moyen d’assurer une intercompréhension quand on s’adresse à un inconnu pour 100 % des interviewés.

1.1.2. Le français : langue de valorisation et de prestige

Le français peut aussi être le produit d’une recherche de positionnement social car il est aussi le médium privilégié de toutes les situations, de toutes les occasions dans lesquelles les jeunes peuvent se trouver entre eux : il apparaît comme une langue de première utilité. Les enquêtés évoquent notamment l’avenir et l’accès à une profession qui exigent la connaissance du français : il est alors souvent lié au travail et à la promotion sociale même si, pour cet aspect, l’anglais commence à gagner du terrain.
Mais, les personnes interrogées associent également le français au Savoir. À la question "de ces langues, dites laquelle vous semble la plus cultivée ?" les réponses sont significatives : la langue la plus cultivée est le français pour 47 % d’entre eux contre 13 % pour les langues ethniques. Ceci peut s’expliquer par un enseignement qui se fait en français à tous les niveaux. Le français est également la langue du monde intellectuel. Un jeune homme (H., Nzébi, 20 ans7), souligne que "le français n’est par excellence qu’une langue littéraire", montrant ainsi que la principale caractéristique (et la seule d’ailleurs !) du français est la culture. Pour lui "l’apprentissage de "la langue de Molière" est une question de prestige culturel mais  n’a plus beaucoup d’intérêt au point de vue business". Dans l’imaginaire linguistique des enquêtés, le français jouit donc d’un prestige certain. Ils le considèrent comme adapté aux Belles Lettres : c’est la langue de l’écriture littéraire et de l’écrit en général.

1.1.3. Le français : langue du colonisateur et langue colonisatrice

Cependant, le français est aussi, pour 28,8 % personnes interrogées, lié à la colonisation. Les termes utilisés sont d’ailleurs révélateurs d’un certain malaise. Nous avons relevé quelques réflexions exprimant ce sentiment :
- "Pour nous au Gabon (en particulier) et en Afrique (en général), le français est notre langue colonisatrice depuis belle lurettedans tous les sens. Aucune institution pour nous n’est à l’abri du français. [...]. Nous sommes atteints du ‘virus français’depuis des lunes ; et cela est très difficile de s’en passer. [...]. Le français maintient toujours sa côte à tous les niveaux. [...] Nous sommes infectés par le français et cela est difficile à s’en débarrasser"(sic.). (H., Pounou-Téké, 30 ans).
- "[...] le français qui est une langue colonisatrice".(H., Nzébi, 21 ans). 
- " La plupart des pays africains sont colonisés par la France. [...]. Toutes les structures gabonaises sont en possession des Français. C’est grave pour un pays ! ". (H., Nzébi, 21 ans). 
- "[...] une éducation héritée de la période coloniale et basée sur un système (ou sur une mode) occidental". (H., Fang, 21 ans).
- " La colonisation faite par les Français a agi sur les langues ethniques afin qu’elles s’éteignent ". (F., Fang, 19 ans).
- " Les liens séculairesentre la France et le Gabon garantissent la survie du français". (H., Obamba, 28 ans).
Ce relevé met clairement en évidence :
— le ressentiment par rapport à la France et à la période coloniale à travers la langue : le champ lexical de la maladie incurable avec "virus", "infection" est très significatif. Signalons l’emploi du présent dans l’énoncé "la plupart des pays africains sont colonisés par la France" qui prouve que la langue est un enjeu considérable puisqu’elle est l’un des facteurs de dépendance par rapport à la France : le fait de parler en français peut être considéré comme un des indicateurs de l’hégémonie française. Dans l’ensemble, les hommes sont nettement plus violents que les femmes dans leurs propos : la colonisation semble plus présente dans leur mémoire et la rancune par rapport à la France plus vivace. Certains sont moins violents et parlent de "liens séculaires" avec la France et la langue française.
— l’idée d’invasion de la langue française et celle d’extinction des langues ethniques à travers l’image de la guerre est bien la marque d’un conflit qui oppose le français et les langues ethniques, la culture occidentale et la culture traditionnelle, la modernité et les racines. C’est donc le problème de l’identité culturelle du peuple gabonais qui est exposé à travers la question des langues.

1.1.4. Le français : symbole de la culture occidentale

Pour 17 % des jeunes gens interviewés, le français est le symbole de la culture occidentale :
- "[...] la civilisation occidentale s’enracine chaque jour dans la mentalité du Gabonais et cela à une vitesse telle celle du TGV "(H. Nzébi de 20 ans).
- "La jeunesse de nos jours tend à s’identifier aux cultures occidentales et françaises presque à tous les niveaux "(F., Fang-Miéné, 15 ans).
"La langue [sous entendu le français] est omni-présente partout : à la télé, à la radio, les journaux" constate un de nos informateurs (H., Adouma, 22 ans) : En effet, les médias en français (presse écrite, radio, télévision) jouent un rôle non négligeable au Gabon, ce qui conforte cette langue comme médium de culture et d’accès à la culture. Plusieurs personnes nous ont fait remarquer que le français est la seule langue utilisée dans la presse nationale et que la place occupée par la presse internationale de langue française, quotidienne et hebdomadaire est très grande. Nous avons en effet pu constater que tous les magazines français les plus connus étaient en vente à Libreville.
L’usage du français est prédominant à la radio et est le médium exclusif de la télévision.


1.2. Représentations des langues ethniques
1.2.1. Les langues ethniques : des langues à tradition orale ou langues des Anciens, des Vieux8 et du village
 

Si le français est la langue de l’écrit et de l’oral, les langues ethniques sont essentiellement des langues à tradition orale : ces langues sont utilisées lors des veillées, au village par les Anciens.

En effet, c’est avant tout avec les grands-parents que l’on parle en langue ethnique et surtout s’ils vivent au village (79 % des informateurs). De nombreux jeunes ont développé leur réponse et montré l’utilité de ces langues dans les rapports avec la génération des grands-parents et avec les personnes âgées en général :
- "[...] nos grands-parents nous comprendraient plus facilement [...]" (H., 22 ans, Adouma).
- "[...] pour s’adresser aux vieux et aux anciens il faut obligatoirement les parler en langue ethnique pour qu’ils comprennent [sic]" (F., 20 ans, Fang).
Mais nous observons surtout l’association suivante : langues ethniques, vieux et village :
- "[...] nous pourrons communiquer sans problème, surtout avec les vieux qui sont dans les villages" (H., 19 ans, Nzébi).
- "En parlant la langue ethnique nous pouvons communiquer avec les vieux du village" (F., 15 ans, Fang).
En fait, la langue ethnique est la langue des racines, des sources : elle symbolise la culture traditionnelle par le biais de la figure des grands-parents, des vieux.

Trois de nos informateurs ont mis l’accent sur le fait que les veillées au village sont les moments privilégiés pour le récit des contes. Ceci nous ramène inexorablement à l’association entre langues ethniques et culture de l’oralité.

1.2.2. Les langues ethniques : langues des expressions imagées et de la culture traditionnelle

Aux questions "Au Gabon, pensez-vous qu’une des langues ethniques puisse jouer un rôle au niveau national ? au niveau provincial ?" et "A votre avis, les langues ethniques sont-elles menacées au Gabon ?", 10 % des jeunes ont senti le besoin de nous expliquer "une des grandes différences" entre le français et les langues gabonaises et africaines en général. Pour eux, les proverbes jouent un rôle très important dans les différentes sociétés africaines traditionnelles (et même dans les sociétés africaines modernes souligne l’un d’entre eux) : les maximes et dictons sont omniprésents dans les échanges langagiers entre les membres de ces sociétés (cf.J. F. Vincent & L. Bouquiaux, 1985 ; A. Raponda-Walker, 1993 a et b ; S. Bodinga-Bwa-Bodinga & L. J. Van Der Veen, 1995 ; J. T. Kwenzi-Mikala, 1997) et cette tradition des expressions imagées a des répercussions sur la langue française dans le sens où même dans cette langue elles abondent. P. Mérand écrit d’ailleurs à propos des langues africaines "l’Africain émaille sa conversation de proverbes. L’homme d’expérience en connaît une multitude adaptée à chacune des circonstances de la vie" (1980 : 47) et S. Bobinga-Bwa-Bodinga & L. J. Van Der Veen ajoutent qu’"en ceci, les sociétés africaines se distinguent nettement de la société occidentale moderne, où l’on a, surtout en milieu urbain, pour diverses raisons sociologiques et autres sans doute, de moins en moins recours aux expressions proverbiales et imagées" (1995 : 5). Une jeune femme de notre enquête (Fang, 23 ans) a également souligné le fait que, même au Gabon, cette tradition se perdait en ville et notamment dans les grandes agglomérations comme Libreville.
Quelles sont les fonctions de ces proverbes ? À cette interrogation, un jeune Fang nous explique que ces proverbes sont utilisés pour illustrer ou commenter presque tous les aspects de la vie individuelle et communautaire en milieu traditionnel et donc surtout au village. On s’en sert dans les conversations de la vie quotidienne, dans les contes, dans les rites d’initiation ou autres, lors des discussions organisées à l’occasion des retraits de deuil, dans les palabres, et aussi dans l’éducation des enfants où ils ont une fonction didactique. Ce jeune homme nous a confié qu’il avait beaucoup de difficulté à comprendre le sens de ces proverbes quand il était plus jeune et qu’il allait au village pour les vacances d’été. En fait, il nous faisait part, implicitement, des différences entre son système de référence sémio-culturel de type occidental et celui des Anciens et des personnes habitant en zone rurale en général plus ancré dans un contexte africain traditionnel. On peut donc se demander si ces proverbes et les valeurs traditionnelles qu’ils enseignent, "ces maximes généralement brèves et facilement mémorisables [...] servant à transmettre le savoir-vivre des ancêtres et à assurer ainsi une continuité entre le passé et le présent" (ibid. :5) vont résister longtemps encore à la pression de la culture occidentale.
Les langues ethniques sont donc à rattacher à une culture traditionnelle gabonaise et africaine en général. Les jeunes que nous avons interviewés ont d’ailleurs souvent associé clairement "culture traditionnelle" et "langues ethniques" quand il leur était demandé quel rôle pouvait jouer les langues ethniques aux niveaux national et provincial. Pour 30 % d’entre eux la promotion des langues ethniques gabonaises permettrait la sauvegarde de la culture traditionnelle gabonaise ou plutôt des cultures gabonaises.

2. Alors, "contact" ou "conflits" des langues en présence 

Pour H. Boyer, "tout bi ou plurilinguisme est [...] le cadre d’une dynamique sociolinguistique plus ou moins fortement et ostensiblement conflictuelle" (1997 : 15), la diglossie instaure une hiérarchie et donc une distribution inégalitaire des usages respectifs des langues en présence, [...], un déséquilibre " (ibid. : 13-14), autrement dit une concurrence "plus ou moins violente et déloyale où une langue en position de force [...] a tendu à occuper tous les secteurs de l’activité langagière au détriment d’une autre langue [ou de plusieurs] [...]" (1991 : 9). Les situations décrites par ce sociolinguiste (et bien d’autres, notamment en sociolinguistique périphérique) rappellent notre terrain d’étude : distribution inégalitaire des usages, position de force du français au détriment des langues ethniques, etc.. De nombreux enquêtés ont d’ailleurs exprimé cette coexistence conflictuelle, problématique entre une langue dominante, le français, et plusieurs langues dominées, les langues ethniques.

 

 
 
 
 
 
 
 

2.1. Langues dominées/langue dominante
 

Il est donc important de savoir comment sont représentées ces deux idées de domination et de minoration à travers l’imaginaire linguistique des jeunes gens que nous avons enquêtés. Nous leur avons donc proposé une série d’adjectifs qu’ils devaient associer à une des langues proposées (langue ethnique, français, anglais, ou autres langues de leur choix) ou à plusieurs s’ils le désiraient. Nous nous bornerons ici aux réponses concernant le français et les langues ethniques. Ils ont donc déterminé quelle langue selon eux est la plus belle, la plus utile, la plus cultivée, la plus pratique et la plus difficile. Le français est incontestablement en position de domination et les langues ethniques sont largement dominées :
— le français est considéré comme la langue la plus utile (62,5 %), la plus cultivée (54,5 %), la plus pratique (75,5 %) alors que les langues ethniques sont les moins utiles (8,9 %), les moins cultivées (14,5 %), les moins pratiques (11,3 %).
— On accorde tout de même aux langues ethniques une qualité : leur beauté (56,6 % contre 22,6 % pour le français).
Cette situation peut être résumée à travers les mots de Ph. Gardy et R. Lafont9 pour qui les représentations de la diglossie sont à double entrée :
D’un côté, elles enregistrent des dévalorisations entérinées par l’usage, d’un autre côté, elles engendrent, dans un mouvement de compensation d’autant plus fort que l’usage de la langue dominée est senti menacé, une mythologie flatteuse, qui accorde à la langue B des qualités (beauté, harmonie, [...]) bien sûr refusées à la langue A. Cette idéalisation de la langue dominée, paradoxalement, conforte la position de la langue dominante, l’usage, dans cet univers linguistique renversé, n’étant plus considéré comme une valeur, mais comme un fait, devant lequel on s’incline (1981 : 77).
Les remarques faites sur ce rapport langue dominante/langues dominées sont déjà révélatrices d’un certain avenir des langues en présence. Mais avant de développer ce sujet, il est intéressant de voir l’impact que peut exercer la nomination dans les imaginaires linguistiques des jeunes Librevillois et aussi comment cette nomination peut servir à la légitimation ou à l’illégitimation d’une langue.

2.2. Le statut des langues en présence : légitimation et illégitimation

En psychologie sociale, ces phénomènes de désignation, de nomination sont à rattacher à celui de la catégorisation : "étape de la connaissance d’un objet et processus qui permet de réduire la complexité de notre environnement et d’identifier des objets [...]." (Cf. P. Moliner, 1996 : 17-18). Dans notre enquête, nous avons été frappée par l’enjeu que constitue la nomination dans l’imaginaire linguistique des Librevillois quand on les questionne sur l’avenir des langues. Ainsi, aux questions. "les langues ethniques sont-elles menacées au Gabon ? "et "et le français, est-il menacé par l’anglais", 50 % des femmes citent un critère de catégorisation pour justifier leur réponse. Ce pourcentage est intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, seules les femmes répondent à ces deux questions par le critère de catégorisation.10 Enfin, il est assez étonnant d’obtenir un tel pourcentage à des questions ouvertes.
Selon les enquêtées, on peut classer les langues présentes au Gabon dans cinq catégories 

Le français est désigné par "langue internationale" et "langue officielle" alors que les langues ethniques sont désignées par "langues maternelles", "langues vernaculaires", "langues sans statut". Ainsi, le français au Gabon n’est pas menacé par l’anglais car il est la langue officielle (pour 28,6 % des femmes) et une langue internationale (pour 10,7 % d’entre elles). Quant aux langues ethniques, elles ne sont pas menacées par le français pour 10,7 % des femmes qui évoquent le fait que ce sont des langues maternelles et que cette condition suffit à expliquer qu’elles résistent à la pression du français, alors que pour 35,6 % des femmes, elles sont menacées par le français car ce sont des langues vernaculaires (17,8 % des femmes) et des langues sans statut (17,8 %). 
Ces désignations prouvent bien que le statut officiel d’une langue suffit à la légitimer et que l’absence de statut suffit à l’illégitimer, dans l’imaginaire linguistique de certaines enquêtées. Nous aboutissons alors au rapport de cause à conséquence suivant : le français est la langue officielle donc il n’est pas menacé et les langues ethniques n’ayant aucun statut officiel sont donc menacées d’extinction. La notion de "langue internationale" s’oppose aussi à celles de "langues vernaculaires" et "langues maternelles" quand on distingue les aires d’expansion de chaque langue : le français a une expansion internationale, les langues ethniques ont une aire limitée à une communauté ethnique voire à une sphère encore plus restreinte, la famille.

2.3. Les langues ethniques : des langues minorées

Les langues ethniques comportent donc tous les critères sociolinguistiques caractérisant toute langue minorée.11 Or, d’après H. Boyer (1991), lorsqu’il y a conflit entre une langue dominante et une langue dominée, deux issues sont possibles : la substitution ou la normalisation de la langue dominée (c’est-à-dire la généralisation de l’emploi de la langue). La question de l’avenir des langues est ici posée : les langues ethniques vont-elles survivre face au français qui tend à se  substituer à elles dans toutes les situations de la vie sociale ou bien vont-elles subsister pour enfin émerger, "reconquérir"12 certaines fonctions ?

3. Une domination menacée

Les langues ethniques ne répondant pas aux critères des langues de grande expansion, quel avenir auront-elles au niveau du Gabon ?
Que ce soit en Afrique ou dans le monde entier, le français a un grand rival : l’anglais qui devient ou plutôt est "la langue" des relations internationales. D’après nos enquêtés, le français est menacé par l’anglais au Gabon, en Afrique et dans le monde.

3.1. Les langues ethniques : un avenir incertain

3.1.1. L’apprentissage des langues ethniques

Nos enquêtés sont-ils prêts à sauvegarder leur culture ? Pour répondre à cette question, nous leur avons demandé s’ils aimeraient que leurs enfants apprennent une ou plusieurs langues ethniques. Les résultats sont clairs avec 93 % de "oui" :
— tous veulent que leurs enfants apprennent en priorité les langues de leurs parents (de leur père et de leur mère si ceux-ci ne partagent pas la même langue).
— 30 % d’entre eux sont également favorables à l’apprentissage d’autres langues gabonaises.
Cependant s’il leur semble important de conserver ces langues, symboles de leurs origines et de leurs racines, les 3/4 d’entre eux insistent surtout sur la nécessité de connaître au moins parfaitement une langue de grande expansion comme le français et encore mieux d’en maîtriser une autre, l’anglais
Si 32 % de nos enquêtés est favorable à l’apprentissage des langues ethniques pour leurs enfants, cet apprentissage n’a pas sa place dans le système scolaire pour 68 % d’entre eux.13
Pour ces 32 %, l’insertion des langues ethniques à l’école serait bénéfique car :
— la rupture avec le milieu familial serait moins brutale pour les enfants (10 % des femmes ayant répondu "oui"). Ces femmes évoquent ici l’idée que les langues ethniques pourraient être un tremplin entre la sphère familiale et l’école maternelle (elles ne parlent jamais d’un enseignement exclusivement en langues ethniques mais d’une sorte de complémentarité entre le français et les langues ethniques pour un meilleur développement psychologique de l’enfant).
— ce serait un lien entre la culture occidentale et la culture gabonaise pour 20 % des jeunes.
— elles seraient ainsi introduites dans la vie moderne, symbolisée par l’école (pour 12 % des enquêtés).
— cette insertion assurerait la survie et la sauvegarde de culture traditionnelle (pour 45 %).
— les langues ethniques seraient alors davantage considérées par les jeunes (pour 40 %).
Certes, l’enseignement des langues ethniques serait une bonne chose, mais sous certaines conditions :
— les langues ethniques ne doivent pas être des langues d’enseignement pour 80 % d’entre eux : seul le français peut assurer ce rôle. Elles seront tout au plus des matières enseignées.
— le choix d’une langue est contraire à l’idéal qui veut que chacun reçoive l’enseignement de sa propre langue ethnique pour 60 % des enquêtés. Par conséquent, toutes les langues doivent être enseignées. On peut déjà voir les limites imposées par de telles réponses.
Quant aux 68 % ayant répondu " non ", les raisons évoquées sont les suivantes :

— l’impossibilité de promouvoir l’enseignement de toutes les langues gabonaises, ce qui pose à nouveau le problème du choix des langues : sur quels critères certaines langues ethniques seraient retenues pour être enseignées ? pourquoi telle langue serait enseignée et pas telle autre ? quel dialecte, quelle variante d’une même langue ? etc. (pour 42 %).
— 15 % des jeunes insistent sur le fait que les langues ethniques sont des langues à tradition orale et que par conséquent, elles ne peuvent pas être enseignées à l’école.
— pour 50 % d’entre eux, c’est aux parents de transmettre les langues ethniques et la culture traditionnelle en général.
— le rôle de l’école est, pour 32 % des personnes opposées à l’enseignement des langues ethniques, de favoriser l’apprentissage des langues étrangères qui permettent d’accéder au marché de l’emploi contrairement aux langues ethniques qui ont un rôle réduit au niveau national et inexistant au niveau international.
— pour 25 % d’entre eux, l’école et le français appartiennent au monde moderne contrairement aux langues ethniques, symbole du monde traditionnel.
Nos enquêtés opposent donc deux univers : la modernité et la tradition. Cette dichotomie semble bien compromettre l’avenir des langues ethniques.

De plus, nous avons pu remarquer que les jeunes ne sont pas favorables à une standardisation des langues ethniques. En effet, les variantes dialectales sont souvent très importantes et l’enseignement des langues ethniques impliquerait inévitablement un choix parmi ces dialectes en vue d’une codification en une langue unique. Les jeunes Gabonais que nous avons interviewés ne semblent pas prêts à uniformiser leurs langues et préfèrent cultiver leurs différences.

3.1.2. Rôles des langues ethniques
 

À la question "au Gabon, pensez-vous qu’une des langues ethniques puisse jouer un rôle au niveau national", les résultats sont très partagés avec :

Pour les hommes : 45 % de "oui", 52 % de "non" et 3 % de "oui et non".
Pour les femmes : 36 % de "oui" et 64 % de "non".
Les femmes ont toujours tendance à accorder moins d’importance aux langues ethniques que les hommes. Seul un homme n’a pas pu répondre catégoriquement ("oui et non" : 3 %). Il s’explique ainsi : "je dis oui pour l’ensemble des langues ethniques gabonaises et non pour une seule langue ethnique. Aucune langue ne doit être lésée au Gabon [...]" (H. 27).
Les langues ethniques jouent un rôle culturel (préservation de la culture traditionnelle, de la civilisation gabonaise pour 40 %) et unificateur (les langues ethniques permettraient pour 30 % des jeunes interrogés l’unité de la nation). Pour 56 % des enquêtés, les langues ethniques ne peuvent jouer aucun rôle au niveau national à cause de la multitude des langues ethniques (tous ont mentionné cette raison), l’un d’entre eux (un Nzébi de 20 ans) précise que "cela susciterait des divisions au sein de la nation, des réactions tribalistes dans les grands centres urbains [...]. L’unité nationale serait menacée".
Ce qui est un avantage pour certains est considéré comme un inconvénient pour d’autres. Les pourcentages sont très partagés. Il est donc très difficile de tirer des conclusions concernant l’avenir des langues ethniques au Gabon à travers cette question.
Au niveau provincial, les pourcentages bougent légèrement en faveur du "oui" :

Pour les hommes : 68 % de "oui" et 32 % de "non ".
Pour les femmes : 39 % de "oui" et 61 % de "non".
La différence entre les hommes et les femmes est ici plus frappante : 68 % des hommes pensent que les langues ethniques ont un rôle à jouer au niveau des provinces contre 39 % des femmes.
Si les langues ethniques ont un rôle à jouer au niveau provincial, c’est pour les mêmes raisons que pour le niveau national. Une autre est également évoquée : l’unité linguistique de chaque province (45 % des réponses). Chaque province ayant une ou deux langues dominantes, le rôle de celles-ci est favorisé. Plusieurs enquêtés nous donnent des explications :
- "[...] on trouve des provinces composées parfois de 2 langues et par conséquent la langue majoritaire peut servir au niveau provincial.", (H., Adouma, 22 ans).
- "Si l’une des langues ethniques du Gabon est parlée au niveau provincial, elle peut jouer un rôle commercial. Pour être plus explicite, en prenant le cas du Woleu-Ntem, province du Gabon, on constate que plus de la moitié des habitants y résidant parle le fang. Ainsi, pour permettre des échanges économiques, parler fang sera très important d’autant plus que les commerçants sont des personnes âgées qui ne parlent et ne comprennent que le fang", (H., Fang, 21 ans).
- "[...] des provinces comme le Woleu-Ntem sont à 98 % composées de Fang. Tout comme les provinces de l’Ogooué-Lolo à 60 % Nzébi, le Haut-Ogooué à majorité Obamba, la Nyanga à majorité Pounou et Vili. ", (H., Nzébi, 27 ans).
- "Chaque région du Gabon est dominée par une langue ethnique. Haut-Ogooué : Obamba, Nyanga : Pounou, Ogooué-Lolo : Nzébi, Woleu-Ntem : Fang.", (H., Pounou, 24 ans).
- "Le rôle d’une langue ethnique peut être très important lors des campagnes électorales car il existe des provinces où il n’y a qu’une seule langue", (F., Adouma, 25 ans).
- "Chaque province a une ou plusieurs langues qui dominent donc elles peuvent jouer un rôle", (F., Oroungou, 20 ans).
- etc.
Si une ou deux langues ethniques dominent dans chaque province pourquoi leur rôle est-il si peu reconnu ? Une des principales raisons évoquées par nos enquêtés est le fait que le français envahit tous les domaines, tous les lieux de la vie quotidienne, que ce soit au Gabon, dans les provinces ou à Libreville.

3.1.3. Le français : langue glottophage

Nous avons donc demandé aux jeunes Librevillois si les langues ethniques étaient menacées au Gabon. Les réponses sont ici sans appel : pour 71 % des jeunes, les langues ethniques sont menacées à cause de l’hégémonie du français — le français est une langue "glottophage", dévorant toutes les autres langues ethniques. (Cf. L.-J. Calvet, 1974).
Pour l’ensemble des personnes interrogées, l’importance accordée au français est le résultat d’un rapport de force, d’une "guerre des langues" (ibid.) en quelque sorte consubstantielle au plurilinguisme. Le terme de "glottophagie" nous paraît particulièrement approprié aux messages que les Librevillois ont voulu faire passer à travers l’enquête et cette citation de L.-J. Calvet résume bien leur pensée :
La culture européenne des siècles passés avait construit un modèle des rapports entre les peuples fondés sur le principe de l’inégalité. [...]. Dans les pratiques sociales, ce principe de l’inégalité a donné naissance à une organisation des rapports fondée sur la domination, domination d’un peuple par un autre bien sûr, mais en même temps domination d’une culture par une autre, d’une langue par une autre. (1997 : 155).
Que l’on parle de "processus de substitution" (H. Boyer, 1991) ou d’"étiolement linguistique" (A. Valdman, 1997 : 144-150), les langues ethniques semblent bien menacées de disparition. Dans cette ‘guerre des langues’, elles sont déjà vaincues même si un espoir subsiste : beaucoup de jeunes, élevés en français et déclarant n’utiliser que rarement une ou plusieurs langues ethniques, souhaiteraient que leurs enfants en maîtrisent plusieurs même si l’école de demain doit être réservée à l’acquisition d’une ou plusieurs langues internationales.

3.2. Le français : un avenir compromis

3.2.1. L’avenir du français au Gabon, en Afrique et dans le monde entier et ses limite

Si "de nombreux facteurs sont en jeu dans le développement d’une langue, en terme de capacité (lexicale en particulier) à répondre aux nécessités techniques, scientifiques, économiques de la vie moderne, et de masse parlante comme de statut symbolique", le plus important en Afrique et dans le monde entier, "[...] aujourd’hui, [...], ce sont les lois du marché qui définissent les chances d’une langue, toujours liée à l’écosystème de ses locuteurs. Or les lois du marché parlent l’anglo-américain. Les langues menacées sont l’ethos tribal lui-même menacé [...] par la nouvelle libéralisation économique et la globalisation" (A. Montaut, fév. 1998 : 29). À partir de ce constat, nous nous demandons dans quelle mesure le français a des chances de résister à ce mouvement général. Nous avons donc tenté de répondre à ces différentes interrogations à partir des réponses obtenues dans notre enquête.

 

 
 




Nous avons déjà montré que le français est légitimé au Gabon par son statut de langue officielle : le français ne semble donc pas menacé au niveau gabonais pour 80 % des Librevillois interrogés. Pourtant, ces trois graphiques montrent nettement les limites de l’influence du français : il est menacé par l’anglais au Gabon pour 20 % des Librevillois interrogés, en Afrique pour 42 % d’entre eux et enfin dans le monde pour 71 %. Le grand rival gabonais et international du français est bien l’anglais.
Trois grands thèmes ressortent des explications données par les enquêtés :14
— la répartition géographique
— le paramètre économique
— l’engouement de la jeunesse pour les États—Unis d’Amérique

3.2.2. La répartition géographique : un atout pour l’anglophonie

Beaucoup de jeunes gens ont évoqué l’importance numérique des locuteurs de langue anglaise. Ils ont également souligné que sa répartition géographique est un atout puisque l’anglais est parlé sur les cinq continents et notamment en Afrique :
1— "Plusieurs Africains parlent l’anglais. Nous avons les Nigérians, les Camerounais, etc.", (H., Pounou, 21 ans).
2— "Les plus grands pays d’Afrique sont anglophones (Nigeria, Ghana, Afrique du Sud, ...). Présentement, il existe beaucoup plus d’anglophones que de francophones dans le monde",(H., Nzébi/Pounou, 21 ans).
3— "La pression des pays africains anglophones progresse", (H., Galoa, 21 ans).
4— "L’anglais est la langue la plus parlée dans le monde,[...].", (H., Adouma, 22 ans).
5— "Dans le monde, l’anglais est l’une des langues les plus parlées [...]", (H., Fang, 21 ans).
6— "Dans le monde, il y a plus de pays qui parlent anglais. Les Anglais ont aussi beaucoup colonisé",(F., Fang, 30 ans).
7— "Elle [l’anglais] est la langue la plus parlée dans le monde entier[...]", (F., Fang, 19 ans).
8— "L’anglais est la langue la plus parlée dans le mondeet la plupart des gens s’intéressent maintenant à l’anglais dans les pays africains", (F., Fang, 20 ans).
9— "Il y a plus de pays anglophones que francophones après la colonisation", (F., Fang, 15 ans).
10— "La plupart des pays peuplés dans le monde parle anglais",(F., Pounou, 30 ans).
Les références à l’influence de l’empire colonial britannique sont présentes dans ce relevé (exemples 6 et 9). Mais les jeunes Librevillois pensent surtout aux États-Unis quand ils évoquent l’importance numérique des locuteurs de langue anglaise : ils représentent à eux seuls aujourd’hui la majorité des anglophones et " leur puissance économique, technologique, militaire et culturelle (cinéma, musique…) est sans doute la locomotive principale de l’anglophonie. " (J.-P. Cuq, 1991 : 46).

3.2.3. Le paramètre économique : l’atout américain

Quand un journaliste du Monde de l’Éducation (" Francophobies ", entretien avec C. Hagège, J. Perrot et A. Taylor, fév. 1998) remarque que " l’Angleterre comme la France a été une grande puissance coloniale, [et que] pourtant l’anglais bénéficie aujourd’hui d’une position dans le monde que n’a plus le français ", C. Hagège rétorque " pas l’anglais, l’américain ! C’est la diffusion mondiale non pas économique et politique anglaise mais américaine qui a offert à l’américain sa place actuelle. " (ibid. : 43). C’est exactement ce que les Librevillois ont expliqué :
- " Depuis un certain temps, les Gabonais se disent que les États-Unis sont le modèle par excellence dans le domaine politique et économique (pour les adultes), dans le culturel (pour les jeunes), [...] ", (H., Nzébi, 20 ans).
- " La technologie américaine et son partenariat, voir le développement. ", (H., Galoa, 21 ans).
- " [...] la grande majorité des découvertes est publiée en anglais. Les termes techniques sont anglais. ", H. Adouma, 22 ans).
- " De plus en plus les transactions commerciales, d’accords économiques sont réalisées en anglais. L’anglais est pour nous la langue des affaires. ", (H., Nzébi, 21 ans).
- " [...] l’anglais est la langue commerciale et technique dans le monde entier [...]. ", (H.Fang, 21 ans).
- " Le français est menacé par l’anglais dans le monde entier et surtout au Gabon. Il est menacé parce que la plupart des pays s’intéressent à l’anglais parce qu’ils se disent que l’anglais est une langue des affaires (business !). [...]. L’anglais est langue nationale des États-Unis d’Amérique considérés comme une puissance industrielle, monétaire et militaire. ", (H., Miéné, 25 ans).
- "La langue commerciale, des affaires et de travail dans beaucoup d’organismes internationaux est l’anglais", (H., Pounou, 24 ans).
- "Tous les meilleurs objets que le monde nous montre sont fabriqués par les Anglais. Même sur le plan financier, ils ont la première place",(H., Nzébi, 21 ans).
- "L’anglais est la langue de la mondialisation et des échanges commerciaux.", (F., Nzébi, 28 ans).
- "L’anglais est la langue la plus parlée dans le commerce international",(F., Adouma, 25 ans).
- "L’anglais devient la langue la plus commercialement parléeet pour les relations internationales,il faut au minimum la parler",  (F. Fang, 19 ans).
- "L’anglais est la 1ère langue universelle du commerce,etc., et le français n’a jamais été une concurrence, il faut le dire ! ", (F., Fang/Miéné, 15 ans).
- " Elle [l’anglais] devient une langue très économique,c’est aussi la langue du business",(F., Fang, 20 ans).
- "Cette langue [l’anglais] est utile dans la société pour le commerce",(F., Benga/Miéné, 30 ans).
- "Les Américains et les Nigérians étant de grands fabriquants de produits cosmétiques,ils nous imposent l’anglais lors de l’utilisation de ces produits.",  (F., Nzébi, 25 ans).
- "Dans plusieurs pays on utilise beaucoup plus l’anglais : dans l’informatique, dans l’industrie", (H., Mandja/Pounou, 22 ans). 
Pour les jeunes enquêtés, la puissance économique des États-Unis est le vecteur du dynamisme de l’anglo-américain (technologie, produits cosmétiques, etc.). L’attraction exercée par le modèle économique américain est très forte au Gabon. On peut dire que l’anglais bénéficie ainsi dans les esprits des jeunes Librevillois du mythe de " l’american way of life ".

3.2.4. La jeunesse et l’engouement pour les États-Unis d’Amérique

Si les États-Unis sont un modèle au niveau économique, ils le sont d’une manière plus générale pour les jeunes qui voient dans ce pays le symbole de la réussite certes mais aussi le symbole de la vie moderne. Le rêve américain est exprimé ainsi par nos enquêtés :
1- "Il suffit de regarder dans le monde entier au sein des pays francophones comment l’anglais attire beaucoup de jeunes. Les États-Unis sont le porte flambeau de l’anglais [...]. Les 3/4 des jeunes qui représentent le Gabon de demain ont pris les habitudes américaines, surtout en ce qui concerne la langue anglaise. Mettez-vous au milieu des jeunes Gabonais un après-midi dans un complexe sportif et écoutez les parler ou un samedi soir dans les rues de Libreville même à l’intérieur du pays, vous n’écouterez que des ‘what’s that !’, ‘business’, ‘bread’, etc. ",(H., Nzébi, 20 ans)
2- "Les jeunes s’intéressent actuellement plus à l’anglais qu’au français", (H., Miéné, 25 ans).
3- "[...] c’est la langue la plus appréciée par notre génération",(H., Pounou, 21 ans).
4- "Les jeunes qui parlent français dans leur pays sont attirés par l’anglais", (H., Nzébi, 21 ans).
5- "[...] les jeunes apprécient l’anglais",(H., Miéné, 25 ans).
6- "Tous les jeunes désirent apprendre l’anglais, langue des États-Unis",(F., Benga/Miéné, 30 ans)
7- "[...] le français est menacé par l’anglais, surtout chez les jeunes attirés par la mode (habillement, musique, cinéma, ...)", (H., Nzébi, 20 ans).
Le modèle américain semble donc symboliser les diverses aspirations des jeunes qui rêvent à un mode de vie qu’ils imaginent flamboyant et la langue anglaise est selon eux un des moyens de se l’approprier même s’ils ne l’ont jamais apprise à l’école, s’ils ne la maîtrisent pas ou peu.
Le français est donc de plus en plus en concurrence avec l’anglais dans le cœur des Gabonais, mais ce " conflit " ne paraît pas encore menacer réellement le français puisque l’apprentissage de l’anglais n’est pas encore généralisé pour tous nos informateurs. De plus, les images associées à l’anglais ne concurrencent pas encore le français dans l’imaginaire linguistique des jeunes Librevillois :
 
L'anglais
Le français
La plus belle
24,5 %
22,6 %
La plus utile
32,1 %
62,5 %
La plus cultivée
31,5 %
54,5 %
La plus pratique
22,6 %
75,5 %
La plus difficile
47,3 %
5,5 %
Cependant, l’anglais semble bien une des langues de l’avenir, pour ne pas dire la langue de l’avenir. Et, si la plupart des jeunes n’ont pas pu apprendre l’anglais, ils souhaitent tous que leurs enfants le maîtrisent.

3.2.5. L’anglo-américain : la langue de l’avenir

Ainsi, à la question " À part les langues ethniques et le français, quelles langues aimeriez-vous que vos enfants apprennent ? (Inscrivez-les par ordre de préférence) ", les résultats obtenus révèlent bien que l’apprentissage de l’anglais est indispensable :
 
Langue 1
Langue 2
Langue 3
Anglais
84,7 %
5 %
11,8 %
Espagnol
3,4 % 
57,6 %
0 %
Arabe
0 %
5 %
11,9 %
Roumain
1,7 %
0 %
0 %
Chinois
0 %
1,7 %
3,4 %
Mandarin
0 %
0 %
0 %
Italien
0 %
1,7 %
3,4 %
Allemand
0 %
10,1 %
32 %
Portugais
0 %
1,7 %
3,4 %
Créole
0 % 
0 %
3,4 %
Malgache
0 %
1,7 %
0 %
Lingala
0 %
0 %
0 %
Latin
1,7 %
0 %
1,7 %
Si l’apprentissage de l’anglais est aussi important pour nos enquêtés, c’est peut-être aussi parce que cette langue est une des langues d’union envisageables pour l’Afrique.
Quand on interroge les Librevillois sur l’éventualité d’une langue d’union pour l’Afrique, les réponses mettent nettement en concurrence le français et l’anglais.

Ainsi à la question " Imaginez-vous qu’il y aura une ou plusieurs langues d’union pour l’Afrique ? ", sur les 52,5 % ayant répondu " oui ", les pourcentages des langues citées comme " langue(s) d’union " sont révélateurs :
Le français et l’anglais sont quasiment à égalité dans cette "guerre des langues", mais l’anglais semble bien gagner du terrain.

4. Conclusion

Ce travail se présente comme une "photographie" d’un groupe donné, 59 jeunes Librevillois de 15 à 30 ans, à un moment donné, août 1997. Autrement dit, il ne permet pas de tirer de conclusions quant à l’avenir des langues dans un pays en pleine mutation comme le Gabon, déchiré entre tradition et modernité.
Cependant, l’étude des représentations sociolinguistiques a révélé une hiérarchisation des langues, un double conflit opposant d’une part les langues ethniques au français et d’autre part le français à l’anglo-américain. Cette "guerre des langues" est inévitablement liée à une "guerre des cultures", une situation aussi complexe posant le problème de l’héritage culturel et de l’identité culturelle. Comment un jeune Librevillois se repère-t-il dans un tel contexte linguistique et culturel ? Aussi, cette hiérarchisation des langues et des cultures crée-t-elle sans doute des conflits au niveau personnel et au niveau social.
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1Cf. M. Guthrie (1948, 1953, 1962), J. Greenberg (1963), A. Jacquot (1978, 1983 et 1988).
2Cf. C. Laumonier (1995 : 10).
3Ce terme est emprunté à A.-M. Houdebine (1996, 1997). Sous cette appellation, elle regroupe en fait les notions de " conscience ", " idéologie ", "opinions", "sentiments", " attitudes ", représentations, etc., linguistiques. Elle explique d’ailleurs avoir " privilégié le terme imaginaire parce qu’il s’agit de représentations de constructions, d’une part pour évacuer le terme d’idéologie ? [...] ? d’autre part pour faire entendre une référence psychanalytique " (1996 : 16). En ce qui concerne notre travail, nous nous attacherons à une étude qui se cantonnera aux images, aux opinions qui se dégagent des réponses des personnes enquêtées mais nous n’aborderons pas le domaine de la psychanalyse.
4Cf. J.-C Abric (1976), D. Jodelet (1984, 1993, 1997), P. Moliner (1992, 1996), S. Moscovici (1976), G. Vergnaud (1985).
5Et plus précisément, J.-C. Abric (1976) et P. Moliner (1992).
6Nous citons ici différents informateurs hommes et femmes.
7À chaque fois que nous citerons un de nos enquêtés, nous l’identifierons par son sexe (H. : homme ou F. : femme) et son appartenance ethnique (s’il y a lieu).
8Vieux n’a pas le sens péjoratif que l’on connaît en France, au contraire il a une connotation méliorative.
9Ces deux auteurs travaillent sur la situation occitane.
10Ceci n’est pas sans nous rappeler les résultats de W. Labov (1976) qui montraient déjà que les femmes étaient plus sensibles que les hommes aux normes sociolinguistiques dominantes.
11(Cf. J.-M. Kasbarian, 1997 : 186) : absence de statut officiel, absence d’usages institutionnalisés, elles ne sont pas médium d’enseignement, diffusion essentiellement orale, accès aux médias audio-visuels marginal, acquisition dans le cadre familial et non à l’école, rentabilité sociale restreinte (sa connaissance restant sans profit pour le locuteur en terme de mobilité sociale, de promotion professionnelle), elles ne sont pas en distribution concurrentes avec d’autres langues mais en distribution complémentaire (puisque le français assure la fonction véhiculaire et que ces langues dominées n’ont que des fonctions emblématiques), les rapports fonctionnels des langues minorées avec la langue dominante sont stables dans la longue durée, la langue minorée ne connaît pas de processus de normalisation/standardisation.
12Terme emprunté à la sociolinguistique catalane.
13Notons que toutes les personnes interrogées travaillant dans le milieu éducatif ont répondu " non " à l’introduction des langues ethniques à l’école.
14Les explications sont les mêmes qu’il s’agisse de l’avenir du français dans le monde, en Afrique et au Gabon.