APPROCHE DES REPRÉSENTATIONS
SOCIOLINGUISTIQUES DANS UN GROUPE DE JEUNES LIBREVILLOIS
Karine Boucher
Université Paris III - Sorbonne Nouvelle
0. Introduction
Le Gabon est caractérisé par une situation diglossique (français/langues
africaines) et par son hétérogénéité
linguistique (une cinquantaine de langues essentiellement bantou). S’il
semble exister des zones ethnolinguistiques1
où une langue s’impose en tant que langue véhiculaire de
la région, la complexité linguistique est accrue par une
forte immigration (20 % de la population locale2)
qui apporte d’autres langues africaines et non africaines. Cette complexité
s’accentue dans les centres urbains où le français devient
la langue véhiculaire. Libreville, "point de convergence des migrations
et donc des différentes langues" (L.-J. Calvet, 1994 : 11), concentrant
les diversités régionales, culturelles et favorisant l’apparition
de nouvelles attitudes linguistiques, est donc un "lieu privilégié
d’observation" (ibid).
Nous avons donc décidé de mener une enquête par questionnaire
en août 1997 auprès de la jeunesse librevilloise pour cerner
les représentations que les jeunes Librevillois ont des langues
en présence (cf. K. Boucher & S. Lafage, à paraître
; K. Boucher, 1998) : c’est-à-dire leurs "univers d’opinions" (P.
Moliner, 1996 : 10). Cette étude nous paraissait intéressante
car la langue, "comme tout système symbolique et comme tout fait
de culture, est l’objet de multiples représentations et attitudes
individuelles, collectives, positives ou négatives, au gré
des besoins et des intérêts. Ces représentations qui
trouvent leur origine dans le mythe ou la réalité du rapport
de puissance symbolique, dictent les jugements et les discours, commandent
les comportements et les actions" (G. Desbois & G. Rapegno, 1994 :
3-4). 59 jeunes Librevillois de 15 à 30 ans (31 hommes et 28 femmes)
d’origine sociale diverse et représentant une dizaine d’ethnies
ont été interrogés. Le dépouillement de l’enquête
a fait ressortir des opinions récurrentes. Nous avons ainsi pu mettre
en place des réseaux d’associations de mots et d’idées qui
appartiennent à l’imaginaire linguistique3
des enquêtés et nous avons décelé un malaise
: un conflit de langues.
Nous nous appuierons ici sur les réflexions de différents
auteurs pour comprendre comment la notion de représentation initialement
utilisée en psychologie sociale 4
peut être adaptée au domaine sociolinguistique en général.
Pour H. Boyer "les représentations de la langue ne sont qu’une catégorie
de représentations sociales : même si la notion de représentation
sociolinguistique,d’un point de vue épistémologique,
fonctionne de manière autonome dans certains secteurs des sciences
du langage" (1990 : 102). En cela, les théories et les études
faites en psychologie sociale5
sont à prendre en compte pour l’étude des représentations
en sociolinguistique, la démarche étant la même.
Mais, l’intérêt de l’étude des représentations
des langues a été mis en évidence par J. Garmadi en
1981 qui les considère comme "partie intégrante de l’objet
d’étude de la sociolinguistique" (1981 : 25). H. Boyer ajoute à
ce propos que "la sociolinguistique est inséparablement une linguistique
des usages sociaux de la/des langue(s) et des représentations de
cette/ces langue(s) et de ses/leurs usages sociaux, qui repère à
la fois consensuset conflits et tente donc d’analyser des
dynamiques linguistiques et sociales" (1990 : 104).
Pour M.-L. Moreau, l’objectif de l’étude des représentations
en sociolinguistique est double : "d’une part, les images associées
aux langues se présentent comme des témoins de la manière
dont sont perçues les situations sociales ; elles permettent d’autre
part de mieux comprendre les soubassements et les enjeux de la non-diffusion
des langues, de leur maintien ou de leur disparition" (1990 : 407).
1. Représentations des langues dans l’imaginaire linguistique
des jeunes Librevillois
Ces représentations porteront d’une part sur le français
et d’autre part sur les langues ethniques.
1.1. Représentations du français
1.1.1. Le français : langue d’intercompréhension
Le français est la langue permettant la communication avec le reste
de la communauté gabonaise. Pour 25,4 % des personnes interrogées
: c’est la langue de l’intercompréhension. Dans un contexte multilingue
comme Libreville, le français devient une langue véhiculaire.
De plus, la fréquence des mariages entre personnes de langues ethniques
différentes explique que le français assure cette fonction
de véhicularité, jusque dans la cellule familiale. Ainsi,
l’avantage de la langue française réside dans la fonction
première de la langue : permettre à des locuteurs d’échanger
entre eux, d’entrer en contact avec les autres, pour les comprendre et
se faire comprendre d’eux. Aussi, nos informateurs insistent-ils sur "la
multitude des langues ethniques", "la diversité des langues" qui
"empêchent la compréhension". Le français apparaît
alors comme "le moyen le plus facile de communiquer" et "à part
le français nous ne trouvons plus d’autres langues dans lesquelles
on peut s’exprimer".6
Le français est aussi le moyen d’assurer une intercompréhension
quand on s’adresse à un inconnu pour 100 % des interviewés.
1.1.2. Le français : langue de valorisation et de prestige
Le français peut aussi être le produit d’une recherche de
positionnement social car il est aussi le médium privilégié
de toutes les situations, de toutes les occasions dans lesquelles les jeunes
peuvent se trouver entre eux : il apparaît comme une langue de première
utilité. Les enquêtés évoquent notamment l’avenir
et l’accès à une profession qui exigent la connaissance du
français : il est alors souvent lié au travail et à
la promotion sociale même si, pour cet aspect, l’anglais commence
à gagner du terrain.
Mais, les personnes interrogées associent également le français
au Savoir. À la question "de ces langues, dites laquelle vous semble
la plus cultivée ?" les réponses sont significatives
: la langue la plus cultivée est le français pour 47 % d’entre
eux contre 13 % pour les langues ethniques. Ceci peut s’expliquer par un
enseignement qui se fait en français à tous les niveaux.
Le français est également la langue du monde intellectuel.
Un jeune homme (H., Nzébi, 20 ans7),
souligne que "le français n’est par excellence qu’une langue littéraire",
montrant ainsi que la principale caractéristique (et la seule d’ailleurs
!) du français est la culture. Pour lui "l’apprentissage de "la
langue de Molière" est une question de prestige culturel mais
n’a plus beaucoup d’intérêt au point de vue business". Dans
l’imaginaire linguistique des enquêtés, le français
jouit donc d’un prestige certain. Ils le considèrent comme adapté
aux Belles Lettres : c’est la langue de l’écriture littéraire
et de l’écrit en général.
1.1.3. Le français : langue du colonisateur et langue colonisatrice
Cependant, le français est aussi, pour 28,8 % personnes interrogées,
lié à la colonisation. Les termes utilisés sont d’ailleurs
révélateurs d’un certain malaise. Nous avons relevé
quelques réflexions exprimant ce sentiment :
- "Pour nous au Gabon (en particulier) et en
Afrique (en général), le français est notre langue
colonisatrice depuis belle lurettedans tous les sens. Aucune institution
pour nous n’est à l’abri du français. [...]. Nous sommes
atteints du ‘virus français’depuis des lunes ; et cela est
très difficile de s’en passer. [...]. Le français maintient
toujours sa côte à tous les niveaux. [...] Nous sommes infectés
par le français et cela est difficile à s’en débarrasser"(sic.).
(H., Pounou-Téké, 30 ans).
- "[...] le français qui est une
langue colonisatrice".(H., Nzébi, 21 ans).
- " La plupart des pays africains sont colonisés
par la France. [...]. Toutes les structures gabonaises sont en possession
des Français.
C’est grave pour un pays ! ". (H., Nzébi,
21 ans).
- "[...] une éducation héritée
de la période coloniale et basée sur un système
(ou sur une mode) occidental". (H., Fang, 21 ans).
- " La colonisation faite par les Français
a
agi sur les langues ethniques afin qu’elles s’éteignent ". (F.,
Fang, 19 ans).
- " Les liens séculairesentre la France et
le Gabon garantissent la survie du français". (H., Obamba, 28
ans).
Ce relevé met clairement en évidence :
— le ressentiment par rapport à la France et à
la période coloniale à travers la langue : le champ lexical
de la maladie incurable avec "virus", "infection" est très significatif.
Signalons l’emploi du présent dans l’énoncé "la plupart
des pays africains sont colonisés par la France" qui prouve que
la langue est un enjeu considérable puisqu’elle est l’un des facteurs
de dépendance par rapport à la France : le fait de parler
en français peut être considéré comme un des
indicateurs de l’hégémonie française. Dans l’ensemble,
les
hommes sont nettement plus violents que les femmes dans leurs propos :
la colonisation semble plus présente dans leur mémoire et
la rancune par rapport à la France plus vivace. Certains sont moins
violents et parlent de "liens séculaires" avec la France et la langue
française.
— l’idée d’invasion de la langue française et celle d’extinction
des langues ethniques à travers l’image de la guerre est bien la
marque d’un conflit qui oppose le français et les langues ethniques,
la culture occidentale et la culture traditionnelle, la modernité
et les racines. C’est donc le problème de l’identité culturelle
du peuple gabonais qui est exposé à travers la question des
langues.
1.1.4. Le français : symbole de la culture occidentale
Pour 17 % des jeunes gens interviewés, le français est le
symbole de la culture occidentale :
- "[...] la civilisation occidentale s’enracine chaque
jour dans la mentalité du Gabonais et cela à une vitesse
telle celle du TGV "(H. Nzébi de 20 ans).
- "La jeunesse de nos jours tend à s’identifier
aux cultures occidentales et françaises presque à tous les
niveaux "(F., Fang-Miéné, 15 ans).
"La langue [sous entendu le français] est omni-présente partout
: à la télé, à la radio, les journaux" constate
un de nos informateurs (H., Adouma, 22 ans) : En effet, les médias
en français (presse écrite, radio, télévision)
jouent un rôle non négligeable au Gabon, ce qui conforte cette
langue comme médium de culture et d’accès à la culture.
Plusieurs personnes nous ont fait remarquer que le français est
la seule langue utilisée dans la presse nationale et que la place
occupée par la presse internationale de langue française,
quotidienne et hebdomadaire est très grande. Nous avons en effet
pu constater que tous les magazines français les plus connus étaient
en vente à Libreville.
L’usage du français est prédominant à la radio et
est le médium exclusif de la télévision.
1.2. Représentations des langues ethniques
1.2.1. Les langues ethniques : des langues à tradition orale
ou langues des Anciens, des Vieux8
et du village
Si le français est la langue de l’écrit et de l’oral, les
langues ethniques sont essentiellement des langues à tradition orale
: ces langues sont utilisées lors des veillées, au village
par les Anciens.
En effet, c’est avant tout avec les grands-parents que l’on parle en
langue ethnique et surtout s’ils vivent au village (79 % des informateurs).
De nombreux jeunes ont développé leur réponse et montré
l’utilité de ces langues dans les rapports avec la génération
des grands-parents et avec les personnes âgées en général
:
- "[...] nos grands-parents nous comprendraient
plus facilement [...]" (H., 22 ans, Adouma).
- "[...] pour s’adresser aux vieux et aux anciens il
faut obligatoirement les parler en langue ethnique pour qu’ils comprennent
[sic]" (F., 20 ans, Fang).
Mais nous observons surtout l’association suivante : langues ethniques,
vieux et village :
- "[...] nous pourrons communiquer sans problème,
surtout avec les vieux qui sont dans les villages" (H., 19 ans, Nzébi).
- "En parlant la langue ethnique nous pouvons communiquer
avec les vieux du village" (F., 15 ans, Fang).
En fait, la langue ethnique est la langue des racines, des sources : elle
symbolise la culture traditionnelle par le biais de la figure des grands-parents,
des vieux.
Trois de nos informateurs ont mis l’accent sur le fait que les veillées
au village sont les moments privilégiés pour le récit
des contes. Ceci nous ramène inexorablement à l’association
entre langues ethniques et culture de l’oralité.
1.2.2. Les langues ethniques : langues des expressions imagées
et de la culture traditionnelle
Aux questions "Au Gabon, pensez-vous qu’une des langues ethniques puisse
jouer un rôle au niveau national ? au niveau provincial ?" et "A
votre avis, les langues ethniques sont-elles menacées au Gabon ?",
10 % des jeunes ont senti le besoin de nous expliquer "une des grandes
différences" entre le français et les langues gabonaises
et africaines en général. Pour eux, les proverbes jouent
un rôle très important dans les différentes sociétés
africaines traditionnelles (et même dans les sociétés
africaines modernes souligne l’un d’entre eux) : les maximes et dictons
sont omniprésents dans les échanges langagiers entre les
membres de ces sociétés (cf.J. F. Vincent & L.
Bouquiaux, 1985 ; A. Raponda-Walker, 1993 a et b ; S. Bodinga-Bwa-Bodinga
& L. J. Van Der Veen, 1995 ; J. T. Kwenzi-Mikala, 1997) et cette tradition
des expressions imagées a des répercussions sur la langue
française dans le sens où même dans cette langue elles
abondent. P. Mérand écrit d’ailleurs à propos des
langues africaines "l’Africain émaille sa conversation de proverbes.
L’homme d’expérience en connaît une multitude adaptée
à chacune des circonstances de la vie" (1980 : 47) et S. Bobinga-Bwa-Bodinga
& L. J. Van Der Veen ajoutent qu’"en ceci, les sociétés
africaines se distinguent nettement de la société occidentale
moderne, où l’on a, surtout en milieu urbain, pour diverses raisons
sociologiques et autres sans doute, de moins en moins recours aux expressions
proverbiales et imagées" (1995 : 5). Une jeune femme de notre enquête
(Fang, 23 ans) a également souligné le fait que, même
au Gabon, cette tradition se perdait en ville et notamment dans les grandes
agglomérations comme Libreville.
Quelles sont les fonctions de ces proverbes ? À cette interrogation,
un jeune Fang nous explique que ces proverbes sont utilisés pour
illustrer ou commenter presque tous les aspects de la vie individuelle
et communautaire en milieu traditionnel et donc surtout au village. On
s’en sert dans les conversations de la vie quotidienne, dans les contes,
dans les rites d’initiation ou autres, lors des discussions organisées
à l’occasion des retraits de deuil, dans les palabres, et aussi
dans l’éducation des enfants où ils ont une fonction didactique.
Ce jeune homme nous a confié qu’il avait beaucoup de difficulté
à comprendre le sens de ces proverbes quand il était plus
jeune et qu’il allait au village pour les vacances d’été.
En fait, il nous faisait part, implicitement, des différences entre
son système de référence sémio-culturel de
type occidental et celui des Anciens et des personnes habitant en zone
rurale en général plus ancré dans un contexte africain
traditionnel. On peut donc se demander si ces proverbes et les valeurs
traditionnelles qu’ils enseignent, "ces maximes généralement
brèves et facilement mémorisables [...] servant à
transmettre le savoir-vivre des ancêtres et à assurer ainsi
une continuité entre le passé et le présent" (ibid.
:5) vont résister longtemps encore à la pression de la
culture occidentale.
Les langues ethniques sont donc à rattacher à une culture
traditionnelle gabonaise et africaine en général. Les jeunes
que nous avons interviewés ont d’ailleurs souvent associé
clairement "culture traditionnelle" et "langues ethniques" quand il leur
était demandé quel rôle pouvait jouer les langues ethniques
aux niveaux national et provincial. Pour 30 % d’entre eux la promotion
des langues ethniques gabonaises permettrait la sauvegarde de la culture
traditionnelle gabonaise ou plutôt des cultures gabonaises.
2. Alors, "contact" ou "conflits" des langues en présence
Pour H. Boyer, "tout bi ou plurilinguisme est [...] le cadre d’une dynamique
sociolinguistique plus ou moins fortement et ostensiblement conflictuelle"
(1997 : 15), la diglossie instaure une hiérarchie et donc une distribution
inégalitaire des usages respectifs des langues en présence,
[...], un déséquilibre " (ibid. : 13-14), autrement
dit une concurrence "plus ou moins violente et déloyale où
une langue en position de force [...] a tendu à occuper tous les
secteurs de l’activité langagière au détriment d’une
autre langue [ou de plusieurs] [...]" (1991 : 9). Les situations décrites
par ce sociolinguiste (et bien d’autres, notamment en sociolinguistique
périphérique) rappellent notre terrain d’étude : distribution
inégalitaire des usages, position de force du français au
détriment des langues ethniques, etc.. De nombreux enquêtés
ont d’ailleurs exprimé cette coexistence conflictuelle, problématique
entre une langue dominante, le français, et plusieurs langues dominées,
les langues ethniques.
2.1. Langues dominées/langue dominante
Il est donc important de savoir comment sont représentées
ces deux idées de domination et de minoration à travers l’imaginaire
linguistique des jeunes gens que nous avons enquêtés. Nous
leur avons donc proposé une série d’adjectifs qu’ils devaient
associer à une des langues proposées (langue ethnique, français,
anglais, ou autres langues de leur choix) ou à plusieurs s’ils le
désiraient. Nous nous bornerons ici aux réponses concernant
le français et les langues ethniques. Ils ont donc déterminé
quelle langue selon eux est la plus belle, la plus utile, la plus cultivée,
la plus pratique et la plus difficile. Le français est incontestablement
en position de domination et les langues ethniques sont largement dominées
:
— le français est considéré comme la langue
la plus utile (62,5 %), la plus cultivée (54,5 %), la plus pratique
(75,5 %) alors que les langues ethniques sont les moins utiles (8,9 %),
les moins cultivées (14,5 %), les moins pratiques (11,3 %).
— On accorde tout de même aux langues ethniques une qualité
: leur beauté (56,6 % contre 22,6 % pour le français).
Cette situation peut être résumée à travers
les mots de Ph. Gardy et R. Lafont9
pour qui les représentations de la diglossie sont à double
entrée :
D’un côté, elles enregistrent des
dévalorisations entérinées par l’usage, d’un autre
côté, elles engendrent, dans un mouvement de compensation
d’autant plus fort que l’usage de la langue dominée est senti menacé,
une mythologie flatteuse, qui accorde à la langue B des qualités
(beauté, harmonie, [...]) bien sûr refusées à
la langue A. Cette idéalisation de la langue dominée, paradoxalement,
conforte la position de la langue dominante, l’usage, dans cet univers
linguistique renversé, n’étant plus considéré
comme une valeur, mais comme un fait, devant lequel on s’incline (1981
: 77).
Les remarques faites sur ce rapport langue dominante/langues dominées
sont déjà révélatrices d’un certain avenir
des langues en présence. Mais avant de développer ce sujet,
il est intéressant de voir l’impact que peut exercer la nomination
dans les imaginaires linguistiques des jeunes Librevillois et aussi comment
cette nomination peut servir à la légitimation ou à
l’illégitimation d’une langue.
2.2. Le statut des langues en présence : légitimation
et illégitimation
En psychologie sociale, ces phénomènes de désignation,
de nomination sont à rattacher à celui de la catégorisation
: "étape de la connaissance d’un objet et processus qui permet de
réduire la complexité de notre environnement et d’identifier
des objets [...]." (Cf. P. Moliner, 1996 : 17-18). Dans notre enquête,
nous avons été frappée par l’enjeu que constitue la
nomination dans l’imaginaire linguistique des Librevillois quand on les
questionne sur l’avenir des langues. Ainsi, aux questions. "les langues
ethniques sont-elles menacées au Gabon ? "et "et le français,
est-il menacé par l’anglais", 50 % des femmes citent un critère
de catégorisation pour justifier leur réponse. Ce pourcentage
est intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord,
seules les femmes répondent à ces deux questions par le critère
de catégorisation.10
Enfin, il est assez étonnant d’obtenir un tel pourcentage à
des questions ouvertes.
Selon les enquêtées, on peut classer les langues présentes
au Gabon dans cinq catégories
Le français est désigné par "langue internationale"
et "langue officielle" alors que les langues ethniques sont désignées
par "langues maternelles", "langues vernaculaires", "langues sans statut".
Ainsi, le français au Gabon n’est pas menacé par l’anglais
car il est la langue officielle (pour 28,6 % des femmes) et une langue
internationale (pour 10,7 % d’entre elles). Quant aux langues ethniques,
elles ne sont pas menacées par le français pour 10,7 % des
femmes qui évoquent le fait que ce sont des langues maternelles
et que cette condition suffit à expliquer qu’elles résistent
à la pression du français, alors que pour 35,6 % des femmes,
elles sont menacées par le français car ce sont des langues
vernaculaires (17,8 % des femmes) et des langues sans statut (17,8 %).
Ces désignations prouvent bien que le statut officiel d’une langue
suffit à la légitimer et que l’absence de statut suffit à
l’illégitimer, dans l’imaginaire linguistique de certaines enquêtées.
Nous aboutissons alors au rapport de cause à conséquence
suivant : le français est la langue officielle donc il n’est pas
menacé et les langues ethniques n’ayant aucun statut officiel sont
donc menacées d’extinction. La notion de "langue internationale"
s’oppose aussi à celles de "langues vernaculaires" et "langues maternelles"
quand on distingue les aires d’expansion de chaque langue : le français
a une expansion internationale, les langues ethniques ont une aire limitée
à une communauté ethnique voire à une sphère
encore plus restreinte, la famille.
2.3. Les langues ethniques : des langues minorées
Les langues ethniques comportent donc tous les critères sociolinguistiques
caractérisant toute langue minorée.11
Or, d’après H. Boyer (1991), lorsqu’il y a conflit entre une langue
dominante et une langue dominée, deux issues sont possibles : la
substitution ou la normalisation de la langue dominée (c’est-à-dire
la généralisation de l’emploi de la langue). La question
de l’avenir des langues est ici posée : les langues ethniques vont-elles
survivre face au français qui tend à se substituer
à elles dans toutes les situations de la vie sociale ou bien vont-elles
subsister pour enfin émerger, "reconquérir"12
certaines fonctions ?
3. Une domination menacée
Les langues ethniques ne répondant pas aux critères des langues
de grande expansion, quel avenir auront-elles au niveau du Gabon ?
Que ce soit en Afrique ou dans le monde entier, le français a un
grand rival : l’anglais qui devient ou plutôt est "la langue" des
relations internationales. D’après nos enquêtés, le
français est menacé par l’anglais au Gabon, en Afrique et
dans le monde.
3.1. Les langues ethniques : un avenir incertain
3.1.1. L’apprentissage des langues ethniques
Nos enquêtés sont-ils prêts à sauvegarder leur
culture ? Pour répondre à cette question, nous leur avons
demandé s’ils aimeraient que leurs enfants apprennent une ou plusieurs
langues ethniques. Les résultats sont clairs avec 93 % de "oui"
:
— tous veulent que leurs enfants apprennent en priorité
les langues de leurs parents (de leur père et de leur mère
si ceux-ci ne partagent pas la même langue).
— 30 % d’entre eux sont également favorables à l’apprentissage
d’autres langues gabonaises.
Cependant s’il leur semble important de conserver ces langues, symboles
de leurs origines et de leurs racines, les 3/4 d’entre eux insistent surtout
sur la nécessité de connaître au moins parfaitement
une langue de grande expansion comme le français et encore mieux
d’en maîtriser une autre, l’anglais
Si 32 % de nos enquêtés est favorable à l’apprentissage
des langues ethniques pour leurs enfants, cet apprentissage n’a pas sa
place dans le système scolaire pour 68 % d’entre eux.13
Pour ces 32 %, l’insertion des langues ethniques à l’école
serait bénéfique car :
— la rupture avec le milieu familial serait moins brutale pour
les enfants (10 % des femmes ayant répondu "oui"). Ces femmes évoquent
ici l’idée que les langues ethniques pourraient être un tremplin
entre la sphère familiale et l’école maternelle (elles ne
parlent jamais d’un enseignement exclusivement en langues ethniques mais
d’une sorte de complémentarité entre le français et
les langues ethniques pour un meilleur développement psychologique
de l’enfant).
— ce serait un lien entre la culture occidentale et la culture gabonaise
pour 20 % des jeunes.
— elles seraient ainsi introduites dans la vie moderne, symbolisée
par l’école (pour 12 % des enquêtés).
— cette insertion assurerait la survie et la sauvegarde de culture
traditionnelle (pour 45 %).
— les langues ethniques seraient alors davantage considérées
par les jeunes (pour 40 %).
Certes, l’enseignement des langues ethniques serait une bonne chose, mais
sous certaines conditions :
— les langues ethniques ne doivent pas être des langues
d’enseignement pour 80 % d’entre eux : seul le français peut assurer
ce rôle. Elles seront tout au plus des matières enseignées.
— le choix d’une langue est contraire à l’idéal qui veut
que chacun reçoive l’enseignement de sa propre langue ethnique pour
60 % des enquêtés. Par conséquent, toutes les langues
doivent être enseignées. On peut déjà voir les
limites imposées par de telles réponses.
Quant aux 68 % ayant répondu " non ", les raisons évoquées
sont les suivantes :
— l’impossibilité de promouvoir l’enseignement de toutes les
langues gabonaises, ce qui pose à nouveau le problème du
choix des langues : sur quels critères certaines langues ethniques
seraient retenues pour être enseignées ? pourquoi telle langue
serait enseignée et pas telle autre ? quel dialecte, quelle variante
d’une même langue ? etc. (pour 42 %).
— 15 % des jeunes insistent sur le fait que les langues ethniques sont
des langues à tradition orale et que par conséquent, elles
ne peuvent pas être enseignées à l’école.
— pour 50 % d’entre eux, c’est aux parents de transmettre les langues
ethniques et la culture traditionnelle en général.
— le rôle de l’école est, pour 32 % des personnes opposées
à l’enseignement des langues ethniques, de favoriser l’apprentissage
des langues étrangères qui permettent d’accéder au
marché de l’emploi contrairement aux langues ethniques qui ont un
rôle réduit au niveau national et inexistant au niveau international.
— pour 25 % d’entre eux, l’école et le français appartiennent
au monde moderne contrairement aux langues ethniques, symbole du monde
traditionnel.
Nos enquêtés opposent donc deux univers : la modernité
et la tradition. Cette dichotomie semble bien compromettre l’avenir des
langues ethniques.
De plus, nous avons pu remarquer que les jeunes ne sont pas favorables
à une standardisation des langues ethniques. En effet, les variantes
dialectales sont souvent très importantes et l’enseignement des
langues ethniques impliquerait inévitablement un choix parmi ces
dialectes en vue d’une codification en une langue unique. Les jeunes Gabonais
que nous avons interviewés ne semblent pas prêts à
uniformiser leurs langues et préfèrent cultiver leurs différences.
3.1.2. Rôles des langues ethniques
À la question "au Gabon, pensez-vous qu’une des langues ethniques
puisse jouer un rôle au niveau national", les résultats sont
très partagés avec :
Pour les hommes : 45 % de "oui", 52 % de "non" et 3 % de "oui et non".
Pour les femmes : 36 % de "oui" et 64 % de "non".
Les femmes ont toujours tendance à accorder moins d’importance
aux langues ethniques que les hommes. Seul un homme n’a pas pu répondre
catégoriquement ("oui et non" : 3 %). Il s’explique ainsi : "je
dis oui pour l’ensemble des langues ethniques gabonaises et non pour une
seule langue ethnique. Aucune langue ne doit être lésée
au Gabon [...]" (H. 27).
Les langues ethniques jouent un rôle culturel (préservation
de la culture traditionnelle, de la civilisation gabonaise pour 40 %) et
unificateur (les langues ethniques permettraient pour 30 % des jeunes interrogés
l’unité de la nation). Pour 56 % des enquêtés, les
langues ethniques ne peuvent jouer aucun rôle au niveau national
à cause de la multitude des langues ethniques (tous ont mentionné
cette raison), l’un d’entre eux (un Nzébi de 20 ans) précise
que "cela susciterait des divisions au sein de la nation, des réactions
tribalistes dans les grands centres urbains [...]. L’unité nationale
serait menacée".
Ce qui est un avantage pour certains est considéré comme
un inconvénient pour d’autres. Les pourcentages sont très
partagés. Il est donc très difficile de tirer des conclusions
concernant l’avenir des langues ethniques au Gabon à travers cette
question.
Au niveau provincial, les pourcentages bougent légèrement
en faveur du "oui" :
Pour les hommes : 68 % de "oui" et 32 % de "non ".
Pour les femmes : 39 % de "oui" et 61 % de "non".
La différence entre les hommes et les femmes est ici plus frappante
: 68 % des hommes pensent que les langues ethniques ont un rôle à
jouer au niveau des provinces contre 39 % des femmes.
Si les langues ethniques ont un rôle à jouer au niveau
provincial, c’est pour les mêmes raisons que pour le niveau national.
Une autre est également évoquée : l’unité linguistique
de chaque province (45 % des réponses). Chaque province ayant une
ou deux langues dominantes, le rôle de celles-ci est favorisé.
Plusieurs enquêtés nous donnent des explications :
- "[...] on trouve des provinces composées
parfois de 2 langues et par conséquent la langue majoritaire peut
servir au niveau provincial.", (H., Adouma, 22 ans).
- "Si l’une des langues ethniques du Gabon est parlée
au niveau provincial, elle peut jouer un rôle commercial. Pour être
plus explicite, en prenant le cas du Woleu-Ntem, province du Gabon, on
constate que plus de la moitié des habitants y résidant parle
le fang. Ainsi, pour permettre des échanges économiques,
parler fang sera très important d’autant plus que les commerçants
sont des personnes âgées qui ne parlent et ne comprennent
que le fang", (H., Fang, 21 ans).
- "[...] des provinces comme le Woleu-Ntem sont à
98 % composées de Fang. Tout comme les provinces de l’Ogooué-Lolo
à 60 % Nzébi, le Haut-Ogooué à majorité
Obamba, la Nyanga à majorité Pounou et Vili. ", (H., Nzébi,
27 ans).
- "Chaque région du Gabon est dominée par
une langue ethnique. Haut-Ogooué : Obamba, Nyanga : Pounou, Ogooué-Lolo
: Nzébi, Woleu-Ntem : Fang.", (H., Pounou, 24 ans).
- "Le rôle d’une langue ethnique peut être
très important lors des campagnes électorales car il existe
des provinces où il n’y a qu’une seule langue", (F., Adouma, 25
ans).
- "Chaque province a une ou plusieurs langues qui dominent
donc elles peuvent jouer un rôle", (F., Oroungou, 20 ans).
- etc.
Si une ou deux langues ethniques dominent dans chaque province pourquoi
leur rôle est-il si peu reconnu ? Une des principales raisons évoquées
par nos enquêtés est le fait que le français envahit
tous les domaines, tous les lieux de la vie quotidienne, que ce soit au
Gabon, dans les provinces ou à Libreville.
3.1.3. Le français : langue glottophage
Nous avons donc demandé aux jeunes Librevillois si les langues ethniques
étaient menacées au Gabon. Les réponses sont ici sans
appel : pour 71 % des jeunes, les langues ethniques sont menacées
à cause de l’hégémonie du français — le français
est une langue "glottophage", dévorant toutes les autres langues
ethniques. (Cf. L.-J. Calvet, 1974).
Pour l’ensemble des personnes interrogées, l’importance accordée
au français est le résultat d’un rapport de force, d’une
"guerre des langues" (ibid.) en quelque sorte consubstantielle au
plurilinguisme. Le terme de "glottophagie" nous paraît particulièrement
approprié aux messages que les Librevillois ont voulu faire passer
à travers l’enquête et cette citation de L.-J. Calvet résume
bien leur pensée :
La culture européenne des siècles
passés avait construit un modèle des rapports entre les peuples
fondés sur le principe de l’inégalité. [...]. Dans
les pratiques sociales, ce principe de l’inégalité a donné
naissance à une organisation des rapports fondée sur la domination,
domination d’un peuple par un autre bien sûr, mais en même
temps domination d’une culture par une autre, d’une langue par une autre.
(1997 : 155).
Que l’on parle de "processus de substitution" (H. Boyer, 1991) ou d’"étiolement
linguistique" (A. Valdman, 1997 : 144-150), les langues ethniques semblent
bien menacées de disparition. Dans cette ‘guerre des langues’, elles
sont déjà vaincues même si un espoir subsiste : beaucoup
de jeunes, élevés en français et déclarant
n’utiliser que rarement une ou plusieurs langues ethniques, souhaiteraient
que leurs enfants en maîtrisent plusieurs même si l’école
de demain doit être réservée à l’acquisition
d’une ou plusieurs langues internationales.
3.2. Le français : un avenir compromis
3.2.1. L’avenir du français au Gabon, en Afrique et dans le monde
entier et ses limite
Si "de nombreux facteurs sont en jeu dans le développement d’une
langue, en terme de capacité (lexicale en particulier) à
répondre aux nécessités techniques, scientifiques,
économiques de la vie moderne, et de masse parlante comme de statut
symbolique", le plus important en Afrique et dans le monde entier, "[...]
aujourd’hui, [...], ce sont les lois du marché qui définissent
les chances d’une langue, toujours liée à l’écosystème
de ses locuteurs. Or les lois du marché parlent l’anglo-américain.
Les langues menacées sont l’ethos tribal lui-même menacé
[...] par la nouvelle libéralisation économique et la globalisation"
(A. Montaut, fév. 1998 : 29). À partir de ce constat, nous
nous demandons dans quelle mesure le français a des chances de résister
à ce mouvement général. Nous avons donc tenté
de répondre à ces différentes interrogations à
partir des réponses obtenues dans notre enquête.
Nous avons déjà montré que le français est
légitimé au Gabon par son statut de langue officielle : le
français ne semble donc pas menacé au niveau gabonais pour
80 % des Librevillois interrogés. Pourtant, ces trois graphiques
montrent nettement les limites de l’influence du français : il est
menacé par l’anglais au Gabon pour 20 % des Librevillois interrogés,
en Afrique pour 42 % d’entre eux et enfin dans le monde pour 71 %. Le grand
rival gabonais et international du français est bien l’anglais.
Trois grands thèmes ressortent des explications données par
les enquêtés :14
— la répartition géographique
— le paramètre économique
— l’engouement de la jeunesse pour les États—Unis d’Amérique
3.2.2. La répartition géographique : un atout pour l’anglophonie
Beaucoup de jeunes gens ont évoqué l’importance numérique
des locuteurs de langue anglaise. Ils ont également souligné
que sa répartition géographique est un atout puisque l’anglais
est parlé sur les cinq continents et notamment en Afrique :
1— "Plusieurs Africains parlent l’anglais. Nous avons
les Nigérians, les Camerounais, etc.", (H., Pounou, 21 ans).
2— "Les plus grands pays d’Afrique sont anglophones (Nigeria,
Ghana, Afrique du Sud, ...). Présentement, il existe beaucoup plus
d’anglophones que de francophones dans le monde",(H., Nzébi/Pounou,
21 ans).
3— "La pression des pays africains anglophones progresse", (H., Galoa,
21 ans).
4— "L’anglais est la langue la plus parlée dans le monde,[...].",
(H., Adouma, 22 ans).
5— "Dans le monde, l’anglais est l’une des langues les plus parlées
[...]", (H., Fang, 21 ans).
6— "Dans le monde, il y a plus de pays qui parlent anglais. Les
Anglais ont aussi beaucoup colonisé",(F., Fang, 30 ans).
7— "Elle [l’anglais] est la langue la plus parlée dans le
monde entier[...]", (F., Fang, 19 ans).
8— "L’anglais est la langue la plus parlée dans le mondeet
la plupart des gens s’intéressent maintenant à l’anglais
dans les pays africains", (F., Fang, 20 ans).
9— "Il y a plus de pays anglophones que francophones après
la colonisation", (F., Fang, 15 ans).
10— "La plupart des pays peuplés dans le monde parle anglais",(F.,
Pounou, 30 ans).
Les références à l’influence de l’empire colonial
britannique sont présentes dans ce relevé (exemples 6 et
9). Mais les jeunes Librevillois pensent surtout aux États-Unis
quand ils évoquent l’importance numérique des locuteurs de
langue anglaise : ils représentent à eux seuls aujourd’hui
la majorité des anglophones et " leur puissance économique,
technologique, militaire et culturelle (cinéma, musique…) est sans
doute la locomotive principale de l’anglophonie. " (J.-P. Cuq, 1991 : 46).
3.2.3. Le paramètre économique : l’atout américain
Quand un journaliste du Monde de l’Éducation (" Francophobies
", entretien avec C. Hagège, J. Perrot et A. Taylor, fév.
1998) remarque que " l’Angleterre comme la France a été une
grande puissance coloniale, [et que] pourtant l’anglais bénéficie
aujourd’hui d’une position dans le monde que n’a plus le français
", C. Hagège rétorque " pas l’anglais, l’américain
! C’est la diffusion mondiale non pas économique et politique anglaise
mais américaine qui a offert à l’américain sa place
actuelle. " (ibid. : 43). C’est exactement ce que les Librevillois
ont expliqué :
- " Depuis un certain temps, les Gabonais se disent que les
États-Unis sont le modèle par excellence dans le domaine
politique et économique (pour les adultes), dans le culturel (pour
les jeunes), [...] ", (H., Nzébi, 20 ans).
- " La technologie américaine et son partenariat, voir
le développement. ", (H., Galoa, 21 ans).
- " [...] la grande majorité des découvertes est publiée
en anglais. Les termes techniques sont anglais. ", H. Adouma,
22 ans).
- " De plus en plus les transactions commerciales, d’accords économiques
sont
réalisées en anglais. L’anglais est pour nous la
langue des affaires. ", (H., Nzébi, 21 ans).
- " [...] l’anglais est la langue commerciale et technique dans
le monde entier [...]. ", (H.Fang, 21 ans).
- " Le français est menacé par l’anglais dans le monde
entier et surtout au Gabon. Il est menacé parce que la plupart des
pays s’intéressent à l’anglais parce qu’ils se disent que
l’anglais est une langue des affaires (business !). [...]. L’anglais
est langue nationale des États-Unis d’Amérique considérés
comme une puissance industrielle, monétaire et militaire. ",
(H., Miéné, 25 ans).
- "La langue commerciale, des affaires et
de travail
dans beaucoup d’organismes internationaux est l’anglais",
(H., Pounou, 24 ans).
- "Tous les meilleurs objets que le monde nous
montre sont fabriqués par les Anglais. Même sur le
plan financier, ils ont la première place",(H., Nzébi,
21 ans).
- "L’anglais est la langue de la mondialisation et
des échanges commerciaux.", (F., Nzébi, 28 ans).
- "L’anglais est la langue la plus parlée dans
le commerce international",(F., Adouma, 25 ans).
- "L’anglais devient la langue la plus commercialement
parléeet pour les relations internationales,il faut au
minimum la parler", (F. Fang, 19 ans).
- "L’anglais est la 1ère langue universelle
du commerce,etc., et le français n’a jamais été
une concurrence, il faut le dire ! ", (F., Fang/Miéné, 15
ans).
- " Elle [l’anglais] devient une langue très
économique,c’est aussi la langue du business",(F., Fang,
20 ans).
- "Cette langue [l’anglais] est utile dans la société
pour le commerce",(F., Benga/Miéné, 30 ans).
- "Les Américains et les Nigérians étant
de grands fabriquants de produits cosmétiques,ils nous imposent
l’anglais lors de l’utilisation de ces produits.", (F., Nzébi,
25 ans).
- "Dans plusieurs pays on utilise beaucoup plus l’anglais
: dans l’informatique, dans l’industrie", (H., Mandja/Pounou, 22 ans).
Pour les jeunes enquêtés, la puissance économique des
États-Unis est le vecteur du dynamisme de l’anglo-américain
(technologie, produits cosmétiques, etc.). L’attraction exercée
par le modèle économique américain est très
forte au Gabon. On peut dire que l’anglais bénéficie ainsi
dans les esprits des jeunes Librevillois du mythe de " l’american way of
life ".
3.2.4. La jeunesse et l’engouement pour les États-Unis d’Amérique
Si les États-Unis sont un modèle au niveau économique,
ils le sont d’une manière plus générale pour les jeunes
qui voient dans ce pays le symbole de la réussite certes mais aussi
le symbole de la vie moderne. Le rêve américain est exprimé
ainsi par nos enquêtés :
1- "Il suffit de regarder dans le monde entier
au sein des pays francophones comment l’anglais attire beaucoup de jeunes.
Les États-Unis sont le porte flambeau de l’anglais [...].
Les 3/4 des jeunes qui représentent le Gabon de demain ont pris
les
habitudes américaines, surtout en ce qui concerne la langue anglaise.
Mettez-vous au milieu des jeunes Gabonais un après-midi dans un
complexe sportif et écoutez les parler ou un samedi soir dans les
rues de Libreville même à l’intérieur du pays, vous
n’écouterez que des ‘what’s that !’, ‘business’, ‘bread’, etc. ",(H.,
Nzébi, 20 ans)
2- "Les jeunes s’intéressent actuellement plus
à l’anglais qu’au français", (H., Miéné, 25
ans).
3- "[...] c’est la langue la plus appréciée
par notre génération",(H., Pounou, 21 ans).
4- "Les jeunes qui parlent français dans
leur
pays sont attirés par l’anglais", (H., Nzébi, 21 ans).
5- "[...] les jeunes apprécient l’anglais",(H.,
Miéné, 25 ans).
6- "Tous les jeunes désirent apprendre l’anglais,
langue des États-Unis",(F., Benga/Miéné, 30 ans)
7- "[...] le français est menacé par l’anglais,
surtout
chez les jeunes attirés par la mode (habillement,
musique, cinéma, ...)", (H., Nzébi, 20 ans).
Le modèle américain semble donc symboliser les diverses aspirations
des jeunes qui rêvent à un mode de vie qu’ils imaginent flamboyant
et la langue anglaise est selon eux un des moyens de se l’approprier même
s’ils ne l’ont jamais apprise à l’école, s’ils ne la maîtrisent
pas ou peu.
Le français est donc de plus en plus en concurrence avec l’anglais
dans le cœur des Gabonais, mais ce " conflit " ne paraît pas encore
menacer réellement le français puisque l’apprentissage de
l’anglais n’est pas encore généralisé pour tous nos
informateurs. De plus, les images associées à l’anglais ne
concurrencent pas encore le français dans l’imaginaire linguistique
des jeunes Librevillois :
|
L'anglais
|
Le français
|
La plus belle |
24,5 %
|
22,6 %
|
La plus utile |
32,1 %
|
62,5 %
|
La plus cultivée |
31,5 %
|
54,5 %
|
La plus pratique |
22,6 %
|
75,5 %
|
La plus difficile |
47,3 %
|
5,5 %
|
Cependant, l’anglais semble bien une des langues de l’avenir,
pour ne pas dire la langue de l’avenir. Et, si la plupart des jeunes n’ont
pas pu apprendre l’anglais, ils souhaitent tous que leurs enfants le maîtrisent.
3.2.5. L’anglo-américain : la
langue de l’avenir
Ainsi, à la question " À part les langues
ethniques et le français, quelles langues aimeriez-vous que vos
enfants apprennent ? (Inscrivez-les par ordre de préférence)
", les résultats obtenus révèlent bien que l’apprentissage
de l’anglais est indispensable :
|
Langue 1
|
Langue 2
|
Langue 3
|
Anglais |
84,7 %
|
5 %
|
11,8 %
|
Espagnol |
3,4 %
|
57,6 %
|
0 %
|
Arabe |
0 %
|
5 %
|
11,9 %
|
Roumain |
1,7 %
|
0 %
|
0 %
|
Chinois |
0 %
|
1,7 %
|
3,4 %
|
Mandarin |
0 %
|
0 %
|
0 %
|
Italien |
0 %
|
1,7 %
|
3,4 %
|
Allemand |
0 %
|
10,1 %
|
32 %
|
Portugais |
0 %
|
1,7 %
|
3,4 %
|
Créole |
0 %
|
0 %
|
3,4 %
|
Malgache |
0 %
|
1,7 %
|
0 %
|
Lingala |
0 %
|
0 %
|
0 %
|
Latin |
1,7 %
|
0 %
|
1,7 %
|
Si l’apprentissage de l’anglais est aussi important pour nos enquêtés,
c’est peut-être aussi parce que cette langue est une des langues
d’union envisageables pour l’Afrique.
Quand on interroge les Librevillois sur l’éventualité d’une
langue d’union pour l’Afrique, les réponses mettent nettement en
concurrence le français et l’anglais.
Ainsi à la question " Imaginez-vous qu’il y aura une ou plusieurs
langues d’union pour l’Afrique ? ", sur les 52,5 % ayant répondu
" oui ", les pourcentages des langues citées comme " langue(s) d’union
" sont révélateurs :
Le français et l’anglais sont quasiment à égalité
dans cette "guerre des langues", mais l’anglais semble bien gagner du terrain.
4. Conclusion
Ce travail se présente comme une "photographie" d’un groupe donné,
59 jeunes Librevillois de 15 à 30 ans, à un moment donné,
août 1997. Autrement dit, il ne permet pas de tirer de conclusions
quant à l’avenir des langues dans un pays en pleine mutation comme
le Gabon, déchiré entre tradition et modernité.
Cependant, l’étude des représentations sociolinguistiques
a révélé une hiérarchisation des langues, un
double conflit opposant d’une part les langues ethniques au français
et d’autre part le français à l’anglo-américain. Cette
"guerre des langues" est inévitablement liée à une
"guerre des cultures", une situation aussi complexe posant le problème
de l’héritage culturel et de l’identité culturelle. Comment
un jeune Librevillois se repère-t-il dans un tel contexte linguistique
et culturel ? Aussi, cette hiérarchisation des langues et des cultures
crée-t-elle sans doute des conflits au niveau personnel et au niveau
social.
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1Cf. M. Guthrie (1948,
1953, 1962), J. Greenberg (1963), A. Jacquot (1978, 1983 et 1988).
2Cf. C. Laumonier
(1995 : 10).
3Ce terme est
emprunté à A.-M. Houdebine (1996, 1997). Sous cette appellation,
elle regroupe en fait les notions de " conscience ", " idéologie
", "opinions", "sentiments", " attitudes ", représentations, etc.,
linguistiques. Elle explique d’ailleurs avoir " privilégié
le terme imaginaire parce qu’il s’agit de représentations de constructions,
d’une part pour évacuer le terme d’idéologie ? [...] ? d’autre
part pour faire entendre une référence psychanalytique "
(1996 : 16). En ce qui concerne notre travail, nous nous attacherons à
une étude qui se cantonnera aux images, aux opinions qui se dégagent
des réponses des personnes enquêtées mais nous n’aborderons
pas le domaine de la psychanalyse.
4Cf. J.-C Abric (1976),
D. Jodelet (1984, 1993, 1997), P. Moliner (1992, 1996), S. Moscovici (1976),
G. Vergnaud (1985).
5Et plus précisément,
J.-C. Abric (1976) et P. Moliner (1992).
6Nous citons ici
différents informateurs hommes et femmes.
7À chaque fois
que nous citerons un de nos enquêtés, nous l’identifierons
par son sexe (H. : homme ou F. : femme) et son appartenance ethnique (s’il
y a lieu).
8Vieux n’a pas le sens
péjoratif que l’on connaît en France, au contraire il a une
connotation méliorative.
9Ces deux auteurs
travaillent sur la situation occitane.
10Ceci n’est
pas sans nous rappeler les résultats de W. Labov (1976) qui montraient
déjà que les femmes étaient plus sensibles que les
hommes aux normes sociolinguistiques dominantes.
11(Cf. J.-M. Kasbarian,
1997 : 186) : absence de statut officiel, absence d’usages institutionnalisés,
elles ne sont pas médium d’enseignement, diffusion essentiellement
orale, accès aux médias audio-visuels marginal, acquisition
dans le cadre familial et non à l’école, rentabilité
sociale restreinte (sa connaissance restant sans profit pour le locuteur
en terme de mobilité sociale, de promotion professionnelle), elles
ne sont pas en distribution concurrentes avec d’autres langues mais en
distribution complémentaire (puisque le français assure la
fonction véhiculaire et que ces langues dominées n’ont que
des fonctions emblématiques), les rapports fonctionnels des langues
minorées avec la langue dominante sont stables dans la longue durée,
la langue minorée ne connaît pas de processus de normalisation/standardisation.
12Terme emprunté
à la sociolinguistique catalane.
13Notons que toutes
les personnes interrogées travaillant dans le milieu éducatif
ont répondu " non " à l’introduction des langues ethniques
à l’école.
14Les explications
sont les mêmes qu’il s’agisse de l’avenir du français dans
le monde, en Afrique et au Gabon.
|