LE FRANÇAIS EN ALGÉRIE :
LANGUE EMPRUNTEUSE ET EMPRUNTÉE
Yacine Derradji
Université de Constantine

                L’observation des pratiques langagières en situation des locuteurs algériens montre une transgression "relative" du code de la langue française aussi bien au niveau de l’écrit que de l’oral. Transgression relative parce qu'elle est dans bien des cas régulée par les modalités d'emploi de la langue française dans un espace sociolinguistique traversé par des tensions et des rapports conflictuels qu'entretiennent quatre langues présentes sur le marché linguistique. Se disputant le système éducatif, les administrations de l’État, les médias et l'économie du pays, l'arabe standard et la langue française subissent les aléas de l'incohérence du discours officiel en matière de politique linguistique et culturelle d'une part et des mutations sociopolitiques qui secouent le pays depuis l'avènement du multipartisme d'autre part. L'arabe dialectal et le berbère dans leurs diverses variétés sont disqualifiés par le discours officiel, cependant ils se frayent tranquillement un chemin, s'accaparent bien des domaines d'emplois initialement réservés aux langues académiques, bousculent par leur fonctionnalité l'officialité de l'arabe standard et égratignent au passage la langue de Voltaire par leur vitalité et particularisme. L’ouverture démocratique de 1988 a libéré la parole et la créativité du sujet parlant algérien et l'a mis en condition d'exploitation de toutes les ressources et de toutes les possibilités mises à sa disposition par le système linguistique français et par sa compétence de communication en langue maternelle. Cette expression "nouvelle" se particularise dans sa forme et dans son contenu par un net décalage par rapport à la norme exogène du français standard. Notre description examinera les deux aspects qui caractérisent la langue française en Algérie : c'est une langue emprunteuse mais en même temps c'est une langue empruntée et cela lui confère une place privilégiée sur le marché linguistique algérien. Si les échanges entre le français et l'arabe obéissent à une dynamique sociale en dépit des interdits de types historiques et institutionnels qui affectent la langue étrangère, l'emprunt dans un sens comme dans l'autre semble être déterminé par les impératifs de l'interaction sociale, il se réalise dans le respect mutuel des formes du système d'accueil et offre de nouvelles possibilités d’expression aux locuteurs algériens. Nous examinerons successivement pour l'une comme pour l'autre langue, la typologie des emprunts à partir de l'I.P.F.A.1  et d'un corpus de conversation, leur protocole d'intégration et d'adoption. et leur rôle dans la constitution d'une interlangue.
 

1. Le français langue emprunteuse

                 Pour exprimer un vécu culturel, social, économique, religieux spéci-fique, le locuteur utilise les mots de sa langue arabe ou berbère dans le système linguistique français et leur applique pour les circonstances de la communication toutes les ressources de la langue d’accueil notamment les règles de dérivations morphologiques, syntaxiques, lexicologique et sémantique (préfixation / suffixation / composition / adjonction d’actualisateurs et de déterminants, de marque de genre et de nombre… ). Les lexies employées ainsi apparaissent dans le discours oral ou écrit (presse et littératures) et désignent l’univers référentiel du sujet parlant algérien. Quelques exemples de l’emprunt du français à l’arabe montrent une intégration qui semble être réussie :
bourak: "Pâtisserie traditionnelle en forme de petit cigare frit farcie de viande hachée et de légumes servie comme entrée (farcie de noix et de fruits secs et arrosée de miel, elle est servie comme dessert ou gâteau)" : Vous pouvez suivant votre fantaisie servir ces bouraks avec une jardinière de légumes ou arrosés de sauce tomate.(El Acil, 20/12/1992).
hidjab: "voile traditionnel porté par les femmes musulmanes" : Pourtant nous les femmes aussi nous étions là-bas, avec ou sans hidjab.Le Jeudi d’Algérie, 16/07/1992)
                 Tous les emprunts que nous avons relevés font référence à plusieurs univers référentiels propres au sujet parlant algérien tels que la civilisation arabo-islamique, la religion musulmane, la culture algérienne, la politique, la gastronomie… L’emprunt résulte d’une longue coexistence de deux communautés culturelles et linguistiques bien distinctes l’une de l’autre. Quelle que soit la nature de cette coexistence ? pacifique et/ou conflictuelle, imposée par une colonisation ou par un contact culturel ? il se produit un échange bilatéral de traits culturels spécifiques aux deux entités qui sera exprimé par "des emprunts réciproques plus ou moins nombreux" comme le souligne S. Lafage (1985 :495). Dans notre cas, la langue française et les idiomes locaux se sont enrichis mutuellement d’apports nouveaux et le français tel qu’il est utilisé en Algérie intègre de nombreuses lexies arabes ou berbères employées quotidiennement dans le discours des locuteurs pour exprimer et dénoter un vécu ou une réalité qui ne peuvent pas être désignés par une lexie appartenant à la langue française.
 

1.1. La typologie des emprunts du français à l'arabe

                 Les caractères dominants des emprunts relevés dans notre corpus sont :
- certains emprunts expriment et dénotent une "réalité" spécifique à l’algérien, c’est-à-dire une réalité ignorée des locuteurs natifs de français central mais aussi "relativement" méconnu des locuteurs marocains, tunisiens et mauritaniens, ils sont donc nécessaires pour l’expression de la réalité socioculturelle algérienne ;
- certains emprunts spécifiques à l’univers référentiel de la religion et de la civilisation arabe semblent communs à la communauté maghrébine avec cependant quelques nuances sémantiques que l’on distingue pour quelques unités lexicales ;
- d'autres emprunts relevés "peuvent" cependant recevoir un équivalent en langue française, mais dans certains cas observés, l’équivalent de langue française ne reflète que de manière très imparfaite la réalité désignée ou le référent dénoté. L’équivalent de langue française est, comme le souligne S. Lafage (1985, 487) "... un mot (…) peu précis… peu satisfaisant car il est souvent ambigu…" nous ne citerons que deux exemples pour illustrer notre assertion :
moussebel ---->"maquisard" ;  fellaghas----> "partisan", "résistants", leurs équivalents de langue française n’expriment pas de manière parfaite et exacte ce qui est dénoté par les lexies arabes : moussebel comprend les deux sèmes "sacrifice" et "don de soi", alors que pour fellaghas,le sème "combattant pour la liberté et l’indépendance" est évident pour le natif arabophone. Signalons que pour fellaghasla connotation péjorative induite par le sème "coupeur de route" (Dictionnaire Petit Robert,1987, p. 78) limite et réduit de façon très significative l'usage de cette lexie par le locuteur algérien qui préférera alors l'emploi de la lexie moudjahidou fidaï.Si ce type d'emprunt est considéré par les linguistes comme "facultatif" pour notre part nous estimons que l’emprunt est une entité lexicale qui ne peut apparaître et s’intégrer dans la langue d’accueil que lorsque la nécessité de son utilisation pour les circonstances de la communication et de l'intercompréhension sont évidentes,autrement dit s’il n’y avait pas cette nécessité de désigner l'élément référentiel par le mot arabe, l’emprunt n’existerait pas. La notion d’emprunt facultatif est ambiguë. Sur cette base, nous ne partageons pas l’opinion de D. Gaadi (1995 :134) sur les emprunts facultatifs dans le français en usage au Maroc.
              L’essai de typologie des emprunts à l’arabe du français en Algérie montre donc un réseau de plusieurs champs sémantiques qui, souvent, se superposent et s’interpénètrent tant les emprunts couvrent pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne. La réalité dénotée par les emprunts relève d'une manière générale de la civilisation arabo-musulmane surtout en ce qui concerne les domaines de la religion et de la culture mais comprend aussi des spécificités à l’Algérie, spécificités qui peuvent être "plus ou moins partagées avec les autres pays maghrébins" en tant que particularités sociales, domestiques, économiques et même politiques inhérentes à chaque pays…
               Notre classification des emprunts spécifiques à la réalité algérienne s'inspire de la typologie de D. Morsly (1988) tout en procédant à des aménagements qui s’articulent autour des pôles communs à la nation arabe et à la particularité géographique algérienne subordonnée à plusieurs champs sémantiques qui sont : la religion, la politique, l’économie, la culture et les arts, la gastronomie et le vestimentaire. Ce découpage peut paraître arbitraire mais néanmoins il nous permet, à l’intérieur de chacun de ces champs de distinguer des réseaux significatifs qui dénotent de tous les aspects la vie quotidienne du sujet parlant algérien. On distingue donc :
a/ les emprunts qui relèvent de la dimension religieuse ou "arabo-musulmane", l’Islam étant un trait commun entre diverses populations. Nous ne citons que quelques exemples d’emprunts qui dénotent de cette dimension religieuse partagée : Aïd-el-Kébir, Aïd-el-Adha, Aïd-el-Séghir, Aïd-el-Fitr, mouloud, mouloud al nabi, zakat, zaouïa, ouléma, fetwa, iftar, asser, ichâa, fatiha, ramadan, hadith, hadji, chariâa, Coran, fetwa, fardh, souna, cheikh, rassoul, mehdi, imam, mesdjid, minbar, hadj, achoura, sourate, ayat, oumma, idjtihad, taouba… 
b/ les emprunts appartenant au domaine institutionnel et politique, c’est-à-dire qui désignent et décrivent les éléments constitutifs des institutions algériennes ainsi que les diverses modalités de fonctionnement de celles-ci ; on peut même envisager une sous-classification dans cette catégorie pour rendre compte avec exactitude des diverses classes sémantiques qu’elle englobe:
l’éducation et l’enseignement : el ilm, cheikh, taleb, médersa, m’cid, ousted, achbal, adab, moualim,
l’administration et les institutions de l’État : baladia, daïra, wilaya, darki, darak el watani, djoundi, wali, raïs baladia, cheikh, baladia, chaouch, djamarek, chourta,
la politique : hizb, hizb frança, kasma, mandoubia, sanafir, dawla, houkouma,
l’économie : souk, dinar, draham, flouss, dariba, khazina,
la justice : adel, cadi, caïd, ‘adl, fredha, mahkama,
l’espace et les lieux : dar, haouch, souika, casbah, médina, douar, kef, bled, derb, gourbi, sebkha, châaba, fondouk, aassima, dachra, gharb, mechouar, mechta, medjles, haouch...
c/ les emprunts qui relèvent du domaine des arts et de la culture dans un sens très large : açala, raï, malouf, ksentini, châabi, nouba, khlas, haouzi, oud, kanoun, quacida, bendir, zorna, derbouka, meddah, berrah, cheikh, aladjia,
d/ les emprunts qui s’inscrivent dans les divers registres couvrant la réalité quotidienne tels que :
les comportements : radjel, aïcha radjel, rahma, hogra, nif, derguaz, aafsa, açabiya, afrit, ahbib, khô,
la gastronomie algérienne : douara, mechoui, aïch, chorba, tadjine, tamina, bourak, makroud, degla, ghribia, aghroum, dioul, makroudh,
la tenue vestimentaire : abaya, djellaba, burnous, abrouk, gandoura, seroual loubia, chech, mlaya, haïk, chéchia, kachabiya,
les outils et objets divers de la réalité quotidienne locale : afniq, canoun, guerba, guitoun, h’chicha, kab-kab, legmi, manchar (propre et figuré), meïda.
               Pour le sujet parlant algérien, ces lexies sont "locales" mais elles peuvent être communément partagéespar les autres populations du Maghreb. L’adoption de l’emprunt dans la langue d’accueil est conditionnée par l’usage fréquent et doit satisfaire à plusieurs critères d’intégration.
 

1.2. Les critères d’intégrations des emprunts du français à l'arabe

L’intégration et l’adoption des emprunts sont conditionnées par un processus d’adaptation et de mise en conformité aux différentes caractéristiques phonologiques, morphosyntaxiques et lexicologiques de la langue d’accueil.
1.2.1. L’intégration phonologique : l’écart qui sépare la phonie arabe de la phonie française pour certains sons est tel que l’adoption est rendue difficile par une prononciation et une graphie très souvent fautives comme pour le aïn dealem,le ha dehada, le x de cheikh. La tendance générale est pour la francisation de ces phonèmes donc de les remplacer par des sons proches qui existent en français. Le critère phonologique induit automatiquement la standardisation orthographique de l’emprunt intégré. Cependant on remarque qu’un nombre relativement important de lexies empruntées ont une graphie qui n’est pas stable, la lexie possède deux ou trois graphies différentes : cela dénote que le processus d’intégration est encore en cours alors que pour les lexies dont la graphie et la phonie sont stabilisées, le processus d’intégration et d’adoption dans la langue d'accueil est achevé.
1.2.2. L’intégration morphosyntaxique : Elle est observée lors du processus dérivationnel morphologique qui affecte les emprunts. On distingue :
la dérivation : l’intégration est réalisée lorsque, comme le souligne L. Guilbert (1975 : 97) "un mot étranger, dès le moment où il sert de base à une dérivation selon le système morphosyntaxique de la langue française est véritablement intégré à notre langue"
hitt---> hittiste ---> hittisme ; nahda ---> nahdiste;  houma ---> houmiste ; hidjab---> hidjabisme ---> hidjabiser ---> hidjabisation ; charria ---> charisation ; fetwa ---> fetwitiste ; wilaya ---> wilayisme ; baroud ---> baroudeur ; amazigh---> amazighité---> amazighophone,
- la composition : la composition nominale prend la forme de construction syntagmatique du type nom arabe + caractérisant français : Allah le grand / Allah le tout puissant / baroud d’honneur/  babor Australie / fête du ramadhan,ou du type syntagme français + lexie arabe : la revendication amazighe, le divisionnaire de la wilaya, la femme en hidjab,
- l’adjonction du genre : les marques du genre qui caractérisent l’emprunt à l’arabe sont conformes au système de la langue française. Très souvent l’emprunt conserve son genre dans la langue d’origine : la charria, la baladia, la dawla islamiya, une fitna, le gourbi, la cachabiya, le burnous, le caftan, le darki, le chahid, la wilaya...Le genre de l’adjectif est le plus conforme aux règles d’accord de la langue d’accueil : un arrêté wilayal---> une décision wilayal;  ladawla islamiya --->l e rite islami ;
- l’adjonction du nombre : la diversité des marques du nombre des emprunts fait que l’on distingue une redondance dans le marquage du nombre de certains emprunts :
un pluriel marqué par le sde la langue française : fetwa ---> fetwas ; cheikh ---> cheikhs darki ---> darkis ; caftan ---> caftans ; meddah ---> meddahs ;gourbi ---> gourbis ;
un pluriel doublement caractérisé par les marques des deux systèmes linguistiques : l’emprunt reçoit les marques de pluriel de l’arabe avec "facultativement" la marque sdu pluriel français : ainsi l’emprunt à la langue arabe est susceptible de recevoir le pluriel du système arabe et simultanément le pluriel du système français : un cheikh ---> des chouyoukh ---> des chouyoukhs ; un moudjahid  ---> des moudjahidine ---> des moudjahidines ;une moutahadjiba ---> les moutahadjibate ---> les moutahadjibates ; un alem  ---> des ouléma ---> des oulémas ; une fetwa ---> des fetwas ---> des fetwates;un chahid ---> des chouhada ---> des chouhadas.
- la détermination : en règle générale les emprunts sont actualisés dans le discours par le système des déterminants de la langue d’adoption, néanmoins on relève que la détermination peut être réalisée par les marqueurs de la langue arabe (standard ou dialectale) : selon le genre de la lexie empruntée on rencontre les déterminants masculin/féminin spécifique à la langue d’adoption : le bourak, une moutahadjiba, la baladia, la daïra, une fetwa, une derbouka, une quacida.Lorsque la détermination d’origine est marquée par les déterminants arabes alet el,l’emprunt n’est pas actualisé par le système linguistique et peut conserver la détermination d’origine : el amir, darak el watani, al watan, el bourak, el hikma, al hidaya, al idjtihad, al riba..
                Le degré d'adoption de l’emprunt dans la langue d’accueil est évalué non seulement par sa plus ou moins grande adaptation aux caractéristiques du système linguistique d’accueil mais aussi par sa fréquence plus ou moins grande dans l’usage du français en Algérie. Nous avons observé que les journalistes et écrivains francophones algériens ont à l’égard de l’emprunt à l’arabe standard ou dialectal un nouveau comportement, ils ne marquent plus l’emprunt par des signes typographiques : l’italique, le soulignement ou les guillemets sont de moins en moins utilisés et ceci dénote que l’emprunt arabe dans le français des journalistes surtout connaît une intégration de plus en plus prononcée de par sa fréquence d’emploi. Pour l’Algérien francophone, notamment les locuteurs de niveau acrolectal et/ou mésolectal, les mots empruntés à l’arabe resteront des lexies arabes - des emprunts - même si leur distance interlinguistique par rapport à la langue d’accueil est très réduite et quelle que soit leur fréquence d’emploi dans le discours. L’absence de commentaires et d’explications sur les emprunts relevés dans les écrits corrobore notre position sur l’intégration réussie de la plus grande partie des emprunts relevés dans notre corpus. Or pour le locuteur étranger, natif de français standard, lecteur de la presse et de la littérature algériennes d’expression française, l’identification et l’adoption de l’emprunt à l’arabe sont conditionnées par la présence de commentaires et d’explications des termes arabes utilisés par les auteurs. Ainsi on voit apparaître l’insuffisance "méthodologique" des critères d’intégration tels qu’ils ont été développés, il nous semble que l’identification du public destinateur de cette presse et de cette littérature constitue un critère parmi d’autres qui peuvent intervenir pour préciser le degré d’intégration et d’adoption de l’emprunt. En d’autres termes nous supposons que, dans le contexte algérien, les échanges interculturels et interlinguistiques ont été si intenses entre les deux communautés qu’ils ont favorisé l’intégration, de part et d’autre, de nombreux termes arabes dans la variété locale du français d’une part et stimulé l’intrusion de nombreuses lexies françaises dans la variété dialectale de l’arabe d’autre part. Le recours à l’emprunt à l’arabe chez les Francophones locaux relèverait non seulement de cette interculturalité mais beaucoup plus de la nature du rapport à la langue française et des stratégies et pratiques discursives et langagières adoptés pour l’expression d’un vécu quotidien. Dans une situation de post-indépendance l’idiome laissé par le colonisateur ne peut être que traversé par les mots de la réalité culturelle qu’il était supposé exprimer. Ces mots qui sont en fait étrangers à la langue française de l’Hexagone ne seront pas perçus comme empruntni comme xénismepar le natif arabophone local. Leur perception en tant qu’emprunt ou xénisme ne se réalisera qu’à travers un discours produit à l’intention de sujet parlant non natif arabophone. Ainsi dans le français endogène algérien les mots arabes n’apportent aucune "couleur d’exotisme" pour reprendre une expression de S. Lafage (1985 : 485) mais contribuent à donner, comme le souligne D. Morsly (1996 : 50-51), à la langue française un aspect "national" et "algérien", "un refus de la réduire à une langue étrangère". Par le recours à l'emprunt à l'arabe le locuteur algérien colonise à son tour la langue française.
                Si la cohabitation du français avec l’arabe demeure par le jeu politicien chargée d’une symbolique où le français est à la fois la langue de la modernité mais aussi du colonisateur et l’arabe la langue du Coran mais aussi du sous-développement, l’emprunt du français à l’arabe tel qu’il est pratiqué contribue à donner au français une dimension algérienne qui tire sa substance de la réalité quotidienne et à dessiner les contours d’une pratique langagière basée surtout sur l’alternance codique et le code-switching arabe dialectal / langue française. En effet cette forte tendance à l'emploi des mots arabes dans les pratiques linguistiques des locuteurs algériens francophones est contrebalancée par une prédominance de mots français, surtout au niveau de l'oral, lors des conversations spécifiques aux locuteurs arabophones lettrés unilingues et locuteurs analphabètes tant en français qu'en arabe. L'emprunt de l'arabe à la langue française constitue ainsi le deuxième volet de notre étude.
 

2. Le français : langue empruntée

                L’observation du corpus des conversations que nous avons enregistrées ou que nous avons relevées au vol a montré que l’apport du français aux langues locales se réalisait en direction de l'arabe dialectal, de l’arabe standard et du berbère. Nous ne considérons dans cette étude que l'emprunt du dialectal arabe au français.2
                Le phénomène de l’alternance codique conversationnelle n’est pas comme le souligne Gumperz (1989) spécifique aux locuteurs bilingues, nous avons relevé dans le contexte algérien une alternance conversationnelle aussi chez les monolingues /arabe dialectal/ analphabètes en français et en arabe standard mais ayant une parfaite maîtrise de l'arabe dialectal. Dans les énoncés concernant ce public on a relevé une forte présence de mots "français" qui s’enchâssaient dans leurs discours assumant des fonctions linguistiques mais aussi sociales comme le montrent ces quelques exemples :
habith n'reservi placa li dzaye"je veux réserver une place pour Alger"
khouya djit n’sselek l’abonnment tâa a’téléphone bach mâtkossouhoulich"mon frère je suis venu payer l’abonnement téléphonique pour éviter une coupure"
maintnant rahou martah oua mathani fi hadh a’charika c'est bien !"maintenant il est en bonne santé et en paix dans cette entreprise"
c’t-à-dire rak nadjah fi had lemtihan koulchi mabrouk mon frère"c’est-à-dire tu es admis à cet examen, meilleurs vœux mon frère"
demain rani rayah n’voti âla l’R.C.D."je vais voter pour le R.C.D."
louled tàa l’batima fassdou l’ascenseur comme toujours !"les enfants du bâtiment ont cassé l’ascenseur"
rahoum sarkou l’antine tâa la parabole hier"ils ont volé l’antenne de la parabole"
oui habit t'sabotini ?"tu veux me saboter"3
bonjour ! rayah endir l’analiz tâa e’dem"je vais faire l’analyse du sang à l’hôpital".
                Ces exemples nous montrent que l'emprunt au français ne concerne que des unités lexicales et non des unités phrastiques supérieures au mot qui sont le fait de locuteurs bilingues. Les termes "français" se réfèrent souvent à une réalité ou un objet que le locuteur analphabète ne peut désigner par un terme en arabe dialectal tel que téléphone, abonnement, ascenseur. parabole, antenne, voter, bâtiment, saboter… On remarque aussi une référence à des indicateurs de temps, de lieu, de personnes, de civilités, de négation et d’approbation, de rapport de possession, de modalités diverses et de termes dits conjoncturels appartenant au discours scientifique et technique de la langue française. La prononciation à la française est souvent respectée mais pose souvent problème lorsque le son prononcé s’éloigne plus ou moins de la phonologie de la langue arabe dialectale : n’votipour voter,barabolepour parabole,l’antinepour l’antenne,l’batimapour le bâtiment.C'est ce que nous laissent entrevoir les procédures d'intégrations des emprunts à la langue française et l'essai de typologie que nous mettons en évidence.
 

2.1. La typologie des emprunts à la langue française 

                L'essai de typologie des emprunts de l'arabe dialectal au français montre une répartition des unités lexicales sur deux axes, l'un grammatical qui concerne les termes articulateurs de discours alors que le second axe - socioculturel - ne comprend que les termes qui sont liés à la représentation des divers aspects de la réalité quotidienne du locuteur.
2.1.1. Les articulateurs de discours
- les indicateurs de personnes : les pronoms personnels : je, moi, lui, nous, vous,
- les indicateurs d'approbation : d'accord, c'est bon, bien, c'est juste, bien sur,
- les indicateurs de négation : non, jamais, pas,
- les indicateurs de rapport de possession : mon, ma ; notre, votre,
- les indicateurs de temps et de lieu : maintenant, demain, tout à l'heure, ici,
- les indicateurs de marques de civilités et appelatifs : monsieur, madame, s'il vous plaît, à demain, bonjour, bonsoir, au revoir, comment ça va, à bientôt, merci,
- les indicateurs de modalités diverses : bon courage, au plaisir,
2.1.2. La réalité socioculturelle
- la politique : politique, démocratie, multipartisme,
- l'économie : F.M.I., Banque Mondiale, pétrole, rente,
- la culture et les loisirs : journal, télévision, parabole, ordinateur, théâtre, cinéma, parc, plage, complexe (pour "complexe touristique"),
- les commodités de la vie quotidienne : objets concrets, éléments référentiels
                a/ transport : ticket, car, avion, train, taxi, vélo, V.T.T.,
                b/ communication : radio, poste (pour le "transistor"), télévision, cd, cassette, micro, téléphone, portable, télécopie, fax,
                c/ électroménager : frigidaire, cuisinière, chauffage chauffe-bain, cumulus, transformateur, chargeur,
                d/ santé : scanner, radio (pour "radiographie"), analyse, plâtre, opération, pharmacien,
                e/ économie : chèque, visionneuse, micro, mandat, caisse, banque, guichet…
                f/ courrier : timbre, carte-postale, fax, télécopie, télex,
                Bien que faisant partie de son environnement social et culturel les référents désignés par les mots français qu’utilise le sujet parlant n’ont pas de signifiant équivalent en arabe dialectal mais une traduction en arabe standardque le locuteur ne connaît pas ou n'emploie pas parce qu'ils ne sont pas d'usage courant. L'intrusion des lexies françaises dans les pratiques linguistiques des locuteurs arabophones chevauche l'alternance codique qui caractérise ce type de public. Cette alternance codique ou code-switching/mixing est spontanée, naturelle, profondément culturelle comme l’ont souligné certains locuteurs à propos de leur usage des deux codes, relevant par là le caractère inconscient de cette pratique. Le locuteur demeure convaincu que le mot /l’batima/est arabe, tout comme téléphoneainsi qu’analiz.Cette interpénétration des deux systèmes linguistiques est actuellement très forte dans le parler des jeunes algériens qu'ils soient lettrés ou analphabètes comme le montre notre public. Les récents travaux de D. Morsly4  et K.T. Ibrahimi5  sur le parler des jeunes confirment cette prédisposition du locuteur algérien à l'alternance avec le français dans l'usage qu'il fait de la variété dialectale de l'arabe. La situation plurilingue de l’Algérie favorise ce phénomène d’interpénétration entre tous les idiomes en contact. Sont concernés surtout l’arabe dialectal et le français (le berbère aussi comme le montrent les travaux de R. Kahlouche) si l’on tient compte du grand nombre d’analphabètes qu’il y a dans le pays, le discours de cette frange de la population, quels que soit l'âge, le sexe et l’activité économique, constitue un lieu de prédilection pour une étude de la fonction sociétale du code-mixing arabe dialectal/langue française. L’observation des comportements linguistiques des locuteurs algériens arabophones montre qu’en dépit de sa symbolique liée à l’histoire de la colonisation du pays, la langue française jouit d’un prestige qui la valorise, elle est très souvent caractérisée comme langue de la promotion sociale, langue du savoir et de la science, c'est-à-dire la langue de la modernité. Ce qui explique et justifie son emploi par le public cité dans diverses situations de communication informelles et formelles.

2.2. Les critères d'intégrations de l'emprunt de l'arabe dialectal au français
                L’interpénétration des deux langues est totale, elle est signalée par beaucoup d'auteurs : D. Morsly (1988, 1997), Y. Cherrad-Bencheffra (1990), M. Benrabah (1993), K.T. Ibrahimi (1995 et 1997) et Y. Derradji (1998). Le processus d'intégration se fait dans les registres

  • phonétiques : l’absence du [p] de parabole en arabe est compensée par un son qui lui est proche le [b] et donne à baraboletoute l’originalité de ce mixage, cependant pour cet exemple précis le son [p] est de plus en plus assimilé et l'intégration de paraboleest totale. Ce qui corrobore ce type d'intégration phonétique c'est l'existence d'un grand nombre de lexies de langue française intégrées : [p] au lieu de [b] : Peugeotau lieu et place de bigeot; [é] au lieu de [i] : télévisionau lieu de tilivision ;le son [v] au lieu de [f] : vacancesau lieu de facances...
  • morphologiques : pour n’reservile verbe réserverest conjugué au présent à la première personne du singulier, le pronom personnel ana("moi") réalisé par le n;pour t’sabotini saboter,ce verbe qui a pour sens "détruire, priver de, enlever" est conjugué à la forme pronominale arabe évidente avec la postposition du pronom personnel complément anacontracté en niadjointe à la finale du verbe. On remarque que les verbes français intégrés dans le système morphologique du dialectal sont conjugués tout comme les verbes de la langue arabe avec l'adjonction des différents pronoms personnels, des particules suffixales et des affixales : ma t'circuliche ala la pistepour t'circulichele verbe circulerest employé avec le pronom personnel anta contracté en t'et précédé de la négation doublement marquée par le sonma à l'initiale et le sonche adjoint à la finale du verbe qui peut indiquer aussi le sens de la restriction en plus de la négation… 
  • syntaxiques : les marques du genre et du nombre de la variété dialectale de l'arabe sont appliquées intégralement aux lexies intégrées : le genre féminin est marqué par la finalea adjointe aux noms intégrés : l'batima, l'cassrola, l'machinaet le nombre de ces emprunts intégrés donne par l'adjonction de etqui est la finale du féminin-pluriel arabe l'batimet, l'machinet, l'cassrolet.Pour les emprunts de genre masculin tel que frigidair, moteur, réservoirleur pluriel en arabe est au féminin car marqué par le sonet en finale frigidérét, motoretet réservowret.La langue française est bien présente dans le discours des locuteurs algériens, elle se conforme aux règles de l’arabe dialectal. Sa présence dans le parler quotidien des jeunes lycéens et étudiants a été l’objet de plusieurs enquêtes menées de manières systématiques ou par des observations indirectes de locuteurs en conversation. L’intégration on ne peut plus parfaite de cette langue dans le système linguistique de l’arabe dialectal lui enlève le caractère de langue étrangère. Les locuteurs ne la perçoivent pas en tant que telle.

3. Vers l’émergence d’une interlangue ? d'un français endogène ?

                L’emprunt du français et au français en Algérie, par son usage fréquent, assure plusieurs fonctions. Les plus importantes par rapport au contexte algérien sont que l’emprunt marque les contours d’un espace linguistique commun aux langues présentes et permet aux locuteurs de disposer à l’intérieur de cet espace d’outils de communication et d’intercompréhension. En outre par la dynamique des interpénétrations culturelles sous-jacentes aux échanges linguistiques il permet d’éluder sinon d’atténuer la charge négative liée à la symbolique du français en Algérie.
                Favorisée et stimulée par une situation de contact permanent, chacune des variétés se sert de cet espace commun qui emprunte et dispose des capacités communicatives des autres langues pour s’assurer l’interaction sociale. Si les locuteurs bilingues arabe/français effectuent des ponctions dans les différents registres de la langue française en fonction des contraintes de la situation de communication, les locuteurs analphabètes procèdent au même type de prélèvement dans le système linguistique du français. Dans les deux cas on peut parler d’emprunt mais si pour les bilingues il s’agit d’alternance codique, pour les monolingues arabophones c’est l’emprunt de l’arabe au français. L’emprunt pour ce public compense un manque dans la variété dialectale de l’arabe alors que dans l’alternance codique du bilingue, l’emprunt du français s’inscrit surtout par rapport à des stratégies individuelles de communication. En d’autres termes l’emprunt au français chez le locuteur analphabète n’est pas un emprunt dans le sens linguistique du terme car très souvent le terme étranger n’est pas perçu comme tel. 
                L’emprunt de l’arabe dialectal au français est très fréquent dans toutes les pratiques langagières des sujets parlants, dans toutes les situations de communication de la vie quotidienne. Le français est donc présent dans l’arabe dialectal, la langue de la communication sociale, la langue de la première socialisation linguistique du locuteur et, enfin, la langue de travail de notre public. Qu’elle soit citadine ou rurale, bien que cette opposition ne soit plus pertinente tant les mutations sociales et économiques ont favorisé un véritable brassage des populations et l’apparition de grandes agglomérations urbaines où domine un parler basé essentiellement sur l’arabe dialectal, la variété dialectale de l’arabe semble se structurer comme le souligne D. Morsly (1996 :50-51) à l’aide de ces emprunts à la langue française et montre des prédispositions à la standardisation. Les mots français empruntés recouvrent un très large éventail des aspects de la vie quotidienne. Ce type d’emprunt est certainement l’expression de l’impact d’une ouverture de la société algérienne aux valeurs "étrangères" qui ont été surimposées d’abord par la colonisation française puis par les médias et la perméabilité de l’Algérie aux apports et échanges avec l’étranger depuis l’indépendance du pays et cela en dépit d’une politique linguistique et culturelle très favorable à l’arabisation. Ce désir manifeste de la société algérienne d’accéder à la modernité malgré des pesanteurs idéologiques certaines est plus fort et alimente sans cesse la dynamique de l’arabe algérien qui garde ainsi toute sa vitalité intacte.
                Si l’emprunt du français à l’arabe, dans le contexte algérien, induit une procédure de "naturalisation" de la langue française à la dimension algérienne, il contribue à perpétuer la présence de cette langue et à faire de l’interpénétration culturelle et linguistique sa principale fonction. L’emprunt de l’arabe à la langue française est l’expression d’une algérianité structurelle du pays dont l’ancrage dans l’espace francophone méditerranéen est irréversible. Beaucoup d’indicateurs sociologiques et linguistiques contribuent à préciser l’existence de cette algérianité vécue comme une culture propre dont le mode et le moyen d’expression est l’arabe algérien qui se caractérise par le recours à l’emprunt à la langue française.
                Ainsi la langue française en Algérie est emprunteuse et empruntée. Cela lui confère dans la situation sociolinguistique du pays une place et des attributs particuliers. C’est un espace commun, partagé, traversé et travaillé par les variétés linguistiques locales. De part et d’autre de ce face à face emblématique, l’emprunt cristallise cet espace partagé et lui donne par le jeu de la dynamique sociale et linguistique les contours d’une nouvelle forme d’expression qui emprunte à l’hétérogénéité ce qu’elle a de plus expressif mais nécessairement ce qui doit être partagé avec l'autre.

Bibliographie

I.P.F.A. : Inventaires des particularités de la langue française en Algérie,(à paraître).
               Queffelec Ambroise, Cherrad-Bencheffra Yasmina, Debov Valéry, Derradji 
               Yacine.
MORSLY, D. (1996)."Génération M6, le français dans le parler des jeunes algérois". 
            Plurilinguismes,12.
TALEB IBRAHIMI, Khaoula (1995). Les Algériens et leur(s) langue(s),Dar El Ikma, 
               Alger.
TALEB IBRAHIMI, Khaoula (1996)."Remarques sur le parler des jeunes de Bab en 
               Oued", Plurilinguismes,12.



 1I.P.F.A., Queffélec Ambroise, Cherrad-Benchefra Yasmina, Debov Valéry et Derradji Yacine, Inventaire des particularités de la langue française en Algérie, à paraître, 
2En ce qui concerne l'emprunt du berbère au français nous renvoyons à Kahlouche, Rabah, 1993, " Diglossie, norme et mélange de langues : études de comportements linguistiques de bilingues berbères (kabyles)-français ", Minoration linguistique au Maghreb, in Cahiers de linguistique sociale, 22, pp. 71-91.
3Journal Le Matin, 490, du 5 déc. 1993 ; exemple cité par Wadi Bouzar, 1995, " Langages de crise en Algérie ", CIRELFA, A. C. C. T., pp. 237-272.
4D. Morsly, 1996, "Génération M6, le français dans le parler des jeunes algérois", Plurilinguismes, 12, pp. 111-122.
5K. Taleb Ibrahimi, 1996, "Remarques sur le parler des jeunes de Bab el Oued", Plurilinguismes, 12, pp. 195-211.