LE BERBÈRE (KABYLE) SERAIT-IL EN TRAIN D'EMPRUNTER LES MARQUES DU "NOMBRE" DU FRANÇAIS ?

Rabah Kahlouche
Université de Tizi-Ouzou
UPRESA-CNRS 6065, Rouen.



L'examen des interférences individuelles réalisées par deux locuteurs bilingues kabyle-français, dans leur discours en kabyle (corpus1 de deux heures), a montré que les 93 substantifs français relevés étaient accompagnés des déterminants la,laet les,à l'exception de huit qui sont employés avec les articles indéfinis unet des.

 
La marque du "défini" est de très loin plus usitée que celle de l’"indéfini". On observe également qu'à aucun moment ces vocables ne sont déterminés au moyen des "démonstratifs" et des "possessifs" du français. Les marques de ces modalités sont toujours kabyles. Le "nombre" en revanche, est exprimé en français et accompagne toutes les interférences. Exemples2 :
- atidafêti la ville n buseada
"Tu le trouves dans la ville de Bou Saada".

- as tswwisên les histoires
"Ils lui chercheront les histoires"
"Ils lui chercheront des noises".

- ad jttuVi la paye ni jinês
"Il va toucher la paye de lui"

- La périodeagi nVVêqwa…
"La période celle-ci d'hiver…"
"Cette période d'hiver…".

L'objet de cette étude est l'examen du statut de la modalité "défini" et des marques françaises du nombre dans le discours kabyle de bilingues, puis de monolingues.

 
Ainsi, les interférences lexicales gardent, apparemment, la modalité "défini" et les marques du pluriel d'origine, mais sont utilisées avec les "possessifs" et les "démonstratifs" du kabyle. Comme ces interférences sont employées avec les marques des modalités du français, ne faudrait-il pas y voir des syntagmes plutôt que des lexèmes ?

 

 
 
 
 
 

I — Le statut du "défini"

Dans les exemples :
- La famillennês fêrHon ukw
"La famille de lui sont contents tous"
"Toute sa famille est contente".

- La périodeagi nVVêqwa
"La période celle-ci d'hiver"
"Cette période d'hiver".

On constate qu'au monème "défini" la "la" s'ajoutent les "démonstratifs" et les "possessifs" du kabyle nnês "de lui" et agi"ci" .
 
Or,
1. — Si l'on considère que le "défini" est employé sémantiquement pour individualiser le lexème qu'il détermine, on peut dire que le "possessif" et le "démonstratif" le particularisent encore plus."Démonstratif" (ou possessif) et défini devraient donc s'exclure mutuellement. Ce n'est pas le cas. Il semble que l'un deux ait perdu sa valeur déterminative. Auquel cas, il ne peut s'agir que du "défini" du français, (on retrouve son signifiant, dans les emprunts codifiés, sans son signifié).
2. — Dans
- atsssêcruD iwaveaD les entrepreneurs
"Tu vas la louer à un quelconque les entrepreneurs"
"Tu vas la louer à un quelconque entrepreneur".
entrepreneursest employé avec le déterminant les"défini" alors qu'il est question d'un quelconque entrepreneur. Il s'agit dans l'exemple d'un contexte indéfini. Il en va de même pour les histoires dans :
- as tswwisên leshistoires
"Ils lui chercheront les histoires"
"Ils lui chercheront des noises".
Les exemples ci-dessus confirment la perte de la valeur déterminative "défini" des articles le, laet les.Par ailleurs, la modalité "défini" est inconnue du berbère. La relative absence de l'emploi de "l'indéfini" dans le corpus, exclut toute hypothèse de son emprunt.
Les marques le, la et les sont en voie d'intégration dans le système morpho-syntaxique du berbère. Nous avons affaire à des interférences semi-codifiées.

 

 
 
 

II. - Le statut du nombre
 

En revanche, les marques de la modalité de "nombre" (singulier et pluriel) se distribuent normalement. À l'inverse du "défini" les marques du "nombre" berbère ne se superposent pas à celles du français. Ces dernières ont bien, dans ces interférences, une fonction distinctive.
On se demande alors pourquoi elles se maintiennent dans la langue cible. L'hypothèse suivante peut être émise. Utiliser un substantif français - lorsqu'il n'est pas codifié — avec les marques du pluriel kabyle, entraînerait une transformation de sa structure morpho-phonologique au point de le rendre méconnaissable. Dans beaucoup de cas, le pluriel berbère s'obtient par alternance des voyelles du singulier.
Exemple : singulier  ¼t¼tavla"table", pluriel ¼t¼twavêl "tables".
L'interférence individuelle, du fait qu'elle relève de la "Parole", est un néologisme. Et, par sa nature néologique, elle impose des contraintes : adapter le substantif allogène pour l'employer avec les marques du "nombre" berbère, créerait un bruit, un trouble dans la communication. Or, ce qui compte avant tout pour les locuteurs, c'est l'efficacité dans l'interaction. Ils risquent en accommodant l'emprunt néologique de ne pas être compris. Voilà pourquoi, nous semble-t-il, les marques du nombre français résistent. Le "possessif" et le "démonstratif" kabyle n'impliquant pas une altération phonique du substantif, remplacent ceux du français et se substituent au "défini", modalité d'origine.
L'analyse des emprunts codifiés a montré qu'à un stade avancé de leur intégration, les morphèmes le,laet lesfusionnent et se réduisent à lque certains emprunts portent à l'initiale; exemples :
lbiru "bureau"
lbira "bière"
lmir  "maire"
Le l,à ce stade, perd toute valeur déterminative, y compris celle du singulier et du pluriel qu'il avait au début de son intégration, pour n'être plus qu'un son explétif nécessaire à l'euphonie.
Ce processus était probablement analogue à celui de l'appropriation des emprunts à l'arabe. Comme le français, cette langue a une modalité "défini" dont la marque à l'initiale du mot est êl.Mais contrairement à ceux de la langue française, les emprunts à l'arabe n'ont pas perdu les marques du nombre qui les accompagnaient. Ces formes, adoptées par le berbère sont réutilisées pour intégrer dans son système d'autres substantifs étrangers.
Les articles le,laet lesen voie d'intégration, nous l'avons vu chez les bilingues, n'entraîneront-ils pas avec eux la marque du pluriel du français et ne l'introduiront-ils pas, à l'instar de celle de l'arabe, dans le système berbère ?
Des emplois, certes limités, sont attestés chez des unilingues. La séquence suivante a été réalisée par une femme de ménage monolingue qui s'adressait à sa collègue.
laklasagi matVijin¶m… li klas im antaD i qama jin akin.
"La classe celle-ci n'est pas à toi… Les classes de toi sont du côté là-bas autre".
"Cette classe n'est pas à toi… Tes classes sont de l'autre côté".
L'opposition la kla¼s"la classe", singulier ~ likla¼s"les classes", pluriel est indiquée par l'alternance vocalique la"la" ~li"les". À l'évidence, la modalité "défini" a disparu puisque la kla¼s"la classe" est déterminé par le "démonstratif" agi"celle-ci", liklaspar le possessif im"de toi", "tes".
Autre exemple, une séquence produite par un jardinier monolingue de l'Université de Tizi-Ouzou.
li dusji niDên ukw ur aeriqên ara siwaadusji nuy!
"Les dossiers autres tous ne sont pas perdus, sauf dossier de moi !".
"Tous les autres dossiers ne sont pas perdus, sauf le mien !".
Le même emprunt dusji"dossier" est employé au singulier avec la forme berbère adusji(adjonction de la voyelle aà l'initiale du mot) ; au pluriel avec la marque du français li"les".
Il semble bien qu'on ait affaire, ici, à un début de pénétration de la marque du pluriel français dans le parler kabyle. Elle n'est bien évidemment usitée qu'avec des emprunts à cette langue.
Une question se pose cependant, celle de savoir si les deux informateurs (la femme de ménage et le jardinier) exerçant à l'université de Tizi-Ouzou, lieu où l'usage du français est très fréquent, sont de véritables monolingues. Car, il est indispensable de le préciser, les emplois de cette marque en kabyle sont rares.
Les définitions du bilinguisme en termes de compétence linguistique se situent entre deux pôles extrêmes. Pour certains, le bilinguisme consiste en la maîtrise parfaite des deux langues. Tandis que pour d'autres, sont bilingues même ceux qui n'ont qu'une connaissance passive de la seconde langue. "Cette extension du concept de bilinguisme provient de ce qu'on s'est rendu compte que le moment où celui qui parle une seconde langue devient bilingue est, soit arbitraire, soit impossible à déterminer" (Mackey, 1976 : 9). Il est, en effet, ardu de fixer la limite entre bilinguisme et unilinguisme dans les contrées où le plurilinguisme est relativement généralisé comme en Kabylie. La définition de Dalila Morsly (1976 : 10), "Est bilingue tout individu qui est en mesure de comprendre et de s'exprimer dans deux langues", semble opératoire dans la mesure où elle permet grâce à la condition "comprendre et s'exprimer", d'exclure du bilinguisme, la connaissance passive de l'une des deux langues. Aussi, considérons-nous comme unilingue tout individu qui ne peut s'exprimer que dans une langue, même s'il a une connaissance passive de cette autre langue. Ce qui nous conduit également à traiter l'unilinguisme comme un phénomène relatif et en termes de degrés. En effet, la presse parlée, les administrations auxquelles tout citoyen est confronté utilisent, en Algérie, le français et l'arabe. Ces deux langues ne peuvent manquer d'exercer leur influence sur les locuteurs monolingues. Il faut ajouter à cela un entourage de plurilingues, le rôle de l'émigration en France et surtout le prestige dont jouit le français chez les générations qui ont entre 30 et 50 ans. De ce fait, la plupart des unilingues kabyles ont quelque connaissance passive de l'arabe et principalement du français. Toutefois, certaines femmes âgées, sortant peu de la maison, ne subissant pas la pression linguistique des médias, peuvent être regardées comme de strictes monolingues. Ce type d'unilingues est très peu représentatif. Le monolinguisme des deux informateurs n'est donc pas intégral.
Quoi qu'il en soit, le processus d'emprunt des marques du "nombre" français par le kabyle est bel et bien engagé, mais n'a pas encore abouti. Son avenir sera tributaire de la place du français en Kabylie et du maintien de sa valorisation sociale actuelle.

 

 
 

Bibliographie

HAMERS, J.-F. et BLANC, M. (1983). Bilingualité et bilinguisme, Bruxelles : Mardaga, Coll. "Psychologie et sciences humaines".

KAHLOUCHE, R. (1993). "Diglossie, norme et mélange de langues" Cahiers de Linguistique Sociale, 22, pp. 73-89.

KAHLOUCHE, R. (1994). "L'emprunt lexical et son incidence sur les structures de la langue. Le cas du berbère (kabyle) au contact de l'arabe et du français", Actes du symposium linguistique franco-algérien de Corti (9-10 août 1993), Bastia : Studii Corsi Edition, pp. 11-23.

KAHLOUCHE, R. (1996). "Critères d'identification des emprunts en berbère (kabyle)", Cahiers de Linguistique Sociale, Bilans et Perspectives, pp. 99-111.

MACKEY, W.F. (1976). Bilinguisme et contact des langues, Paris : Klincksieck.

MORSLY, D. (1976). Interférences de l'arabe sur le français des travailleurs émigrés à Paris, Thèse de Doctorat de 3ème cycle, Université René Descartes, Paris V, (dactylographiée).

MORSLY, D. (1988). Le français dans la réalité algérienne, Thèse pour le Doctorat d'État es Lettres et Sciences Humaines, Université René Descartes, Paris V, (dactylographiée).

SAYAD, Abdelmalek (1977). "Bilinguisme et éducation en Algérie"in Éducation Développement et Démocratie. Paris-La Haye : Mouton, pp. 205-220.
 



1Quelques précisions sur la nature du corpus. Dans une étude antérieure (Kahlouche, 1993) destinée à montrer la différence d'attitude des bilingues à l'égard des interférences, suivant qu'ils parlent français ou kabyle, deux informateurs ont été enregistrés dans deux situations de communication dissemblables. Dans la première, les deux sujets étaient tenus de parler en français (la consigne est relativement respectée), dans la seconde en kabyle (le discours y est quasiment bilingue). La présente étude est fondée sur le corpus recueilli dans la deuxième situation de communication.
2Le berbère est noté avec les caractères de l'Alphabet Phonétique International (API).