INTERFÉRENCES DE LA LANGUE MATERNELLE SUR LE FRANÇAIS : 
PHRASÉOLOGIE ET CONFUSION DE SENS DANS L’EMPLOI DES UNITÉS LEXICALES CHEZ LES ÉLÈVES BAOULÉ1

Jérémie Kouadio N'Guessan
Université de Cocody-Abidjan

I. Introduction

La principale caractéristique de l’école en milieu africain c’est l’emploi exclusif (en tout cas dans la plupart des pays) d’une langue européenne que la majorité des élèves ne parlent ni ne comprennent. Cette situation est source de difficultés et est à l’origine de nombreuses fautes interférentielles consécutives à l’emploi dans la langue cible (désormais lg2) des structures et des significations provenant de la langue maternelle (lg1). Mais qu’entendons-nous par faute ? Nous considérons comme production fautive, un écart par rapport à la réalisation attendue de la norme dans un contexte donné. Mais il y a deux façons d’aborder ce problème des fautes lorsqu’un individu de langue maternelle A s’exprime dans une langue B. On peut voir la faute :

a) en tant qu’écart par rapport à la norme de la langue B ;
b) en tant qu’écart par rapport à l’intention communicative de l’énonciateur, c’est-à-dire qu’un locuteur de langue B accepterait l’énoncé émis, mais avec une interprétation différente du message que l’énonciateur désirait transmettre. Ainsi l’émetteur et le récepteur emploieraient les mêmes signifiants sans pour autant leur donner la même signification.
 
Dans cet article, nous nous proposons d’étudier les problèmes de calques relevant de la phraséologie en lg1 et les confusions de sens dans l’emploi des unités lexicales en lg2 (français). Nous nous intéresserons plus précisément
1) aux expressions et aux phrases utilisées par les élèves en lg2 (français) et qui ne sont que des calques d’expressions et de phrases en lg1 (baoulé) ;
2) aux mots et aux expressions dont l’emploi reste apparemment conforme à la norme du français, mais auxquels un locuteur natif de cette langue attribuerait des significations différentes de celles qu’ont désiré exprimer les élèves.

 
Dans le processus de la communication, les écarts consécutifs à ces phénomènes sont ceux qui perturbent le plus l’intercompréhension. Alors que la phrase fautive sur le plan grammatical apparaît en général au premier coup d’œil, la phrase défectueuse sur le plan lexical et sémantique est plus rarement détectable2. Des termes du lexique français soit se sont enrichis d’un sens nouveau plus ou moins dérivé de leur sens originel, soit sont employés avec des acceptions nouvelles en rupture avec leur sens premier sous la pression du vocabulaire de lg1. Une phrase construite à partir de mots et d’expressions issus de ces mutations reste en général acceptable, sur le plan grammatical s’entend, mais nous lui donnons souvent un sens qui n’est pas celui que voulait exprimer par exemple un élève. D’ailleurs le malentendu peut jouer dans les deux sens : quand l’élève émet un message et quand il déchiffre un message. Le phénomène d’interférence aboutit, dans ces cas, à des confusions sémantiques graves qui gênent ou rendent impossible la communication comme nous allons le voir avec les exemples qui vont suivre. Cette étude est menée à partir d’un corpus constitué de 170 copies de rédaction d’élèves baoulé de CM2 dont 120 copies proviennent de garçons (elles sont numérotées de H001 à H120) et 50 copies de filles numérotées de F01 à F50. Nous ferons allusion, le cas échéant, à leurs productions orales. Dans ce qui suit, nous utiliserons les abréviations suivantes
rés.  : aspect résultatif
déf.  : morphème du défini singulier
nég.  : morphème de la négation
acc.  : aspect accompli
thém.  : morphème de la théj


II. Cas où la sphère d’emploi d’un lexème baoulé, englobant plusieurs lexèmes français, aboutit en français à des confusions entre termes sémantiquement voisins

Le premier point étudié concerne l’existence, en français, de plusieurs lexèmes dont les sens correspondent au champ sémantique d’un seul lexème en baoulé. Ici, il n’y a donc pas univocité de correspondances, sémantiquement s’entend, entre un lexème baoulé et un lexème français.
Nous avons ainsi relevé dans le corpus un nombre élevé d’expressions et de phrases qui montrent que les élèves ne font pas la distinction entre entendre, écouter, comprendre et apprendre (au sens d’"être informé de quelque chose"). En témoignent les phrases suivantes :

 

 
 
 

(1) - elle(la radio) me faitentendrece que les gens de la ville font/elle m’apprend… (F09)
(2) - Parce que avec mon poste de radio, je peuxcomprendreles nouvelles de mon pays/je peux être informé des nouvelles… (H024)
(3) - je préfère le petit poste de radio pourcomprendreles musiques/..pour écouter de la musique (H033)
(4) - je pourraientendreles avis et communiqués3/je pourrai écouter… (H064)
(5) - je préfère le petit poste de radio parce qu’il me faitentendretoutes les affaires qui se passent dans mon pays (H085)
(6) - et en plusj'entendsrapidement le décès de beaucoup d’hommes qu’on annonce dans le poste/j’apprends rapidement… (H099)
Etc..

Ces confusions s’expliquent par le fait que l’aire sémantique couverte par les mots français comprendre, entendre, écouter, et apprendre (ou être informé de) correspond en gros à celle du verbe baoulé ti. En effet selon les contextes, ti peut signifier :

(7)      "écouter"
"entendre"
"apprendre"
"comprendre"
Le petit Baoulé, devant cette multiplicité4 de termes en français renvoyant, sur la base d’une certaine correspondance, à un seul terme dans sa langue, a du mal à percevoir les différences entre leurs sphères d’emploi. Cette explication vaut également pour les confusions partir/aller(un seul terme en baoulé kO signifiant "partir" et "aller") et payer/acheter.
Ce phénomène s’accompagne souvent d’un autre : un mot français, toujours sur la base d’une certaine correspondance sémantique avec un mot de la langue africaine, est utilisé pour rendre toutes les nuances qu’exprime le mot africain en question. L. Duponchel (1971) a constaté par exemple que dans la plupart des langues de Basse Côte d’Ivoire, le même mot s’emploie pour"demander pardon", "présenter des excuses" et "implorer une faveur". Ainsi, fait-il remarquer, dans le français des élèves, il pardonnepeut signifier :

(8)      -"il présente des excuses"
-"il demande pardon"
-"il sollicite une faveur ou un cadeau"
-"il marchande"
-"il accorde une faveur : je pardonne les 1.000 frs que tu me dois"

Le verbe, on le voit dans ces exemples, a rarement son sens exact de "accorder le pardon", de la même manière que le verbe baoulé yaki ("laisser", "pardonner", "présenter des excuses", etc.) dans les différents contextes où il apparaît, englobe tous les sens présentés en (8)
Il en va ainsi de l’emploi abusif que font les élèves baoulé du verbe gagner.Ce verbe traduit le baoulé nyan qui selon les contextes peut signifier "gagner", mais aussi "obtenir, acquérir, recevoir, atteindre, avoir", etc.. :

(9)"O"a ny"an sìk"a kpángb"an
/il/rés./gagner/argent/beaucoup/
"Il a gagné beaucoup d’argent" = "Il a beaucoup d’argent"

(10) màn ny"an mán wi"e
/je+rés./gagner/nég./aussi/
"Je n’en ai pas reçu"

Nous avons rencontré gagnerpour exprimer l’idée :
1°) "obtenir comme résultat de son travail, de ses efforts (attraper, gagner)". Exemples :

 

 
 
 

(11) - tout cela, j’ai dit à mon père que nousgagnonsaussi une bonne récolte (H057)/...nous avons.
(12) - tellement [on] gagnaitde poissons/ on attrapait..(H033)
(13) - nous péchions et nousgagnionsbeaucoup de poissons (H012)

2°)"obtenir comme résultat de recherche (se procurer, trouver..)". Exemples 

(14) - pendant les vacances les élèvesne gagnent pasde voiture pour voyager (H027)
(15) - je préfère le petit poste de radio parce que quand les dimanches on joue à Abidjan, jene gagnerai pasposte pour écouter (H033)
(16) - ce n’est [pas] comme je ne t’aime pas [c’est] parce que ici nousgagnonsmoins d’eau (H050).
 

On peut d’ailleurs signaler que l’emploi de gagner pour rendre l’idée d’acquérir et de posséder est assez généralisé en Afrique de l’Ouest. D. Creissels (1979) a relevé plusieurs emplois du verbe mandingue s`OrO-s`OtOqui recouvrent les mêmes champs sémantiques que le baoulé nyan.Il a relevé entre autres significations :

a) "obtenir comme résultat de son travail, de ses efforts : attraper, gagner"
b) "obtenir en échange de quelque chose"
c) "obtenir comme résultat de recherche (se procurer, trouver)"
d) "obtenir par hasard, ou du fait d’une autre personne (recevoir), attraper (une maladie)"
e) "engendrer, mettre au monde un enfant"
f) "atteindre l’âge de…"

III. Cas où le calque aboutit à des énoncés acceptables en lg2, mais provoque des contresens.

C’est par exemple lorsque dans la copie F35, une élève écrit :

(17) "je préfère le poste de radio[pour savoir] la façon de faire les bébés".
Quelqu’un de non averti, ignorant tout de la langue baoulé, prêterait bien des intentions à cette élève! Si elle a choisi le poste de radio, ce n’est pas pour écouter des émissions sur l’éducation sexuelle, mais plutôt des conseils pratiques de puériculture. Dans l’expression la façon de faire les bébés,elle traduit par fairele verbe baoulé ye~yoqui a, dans ses nombreuses acceptions, celle de "s’occuper de…", "prendre soin de...", "traiter", etc.. En fait, la façon de faire les bébéssignifie "comment on s’occupe des bébés", "quels sont les soins à apporter à un bébé",etc.
Dans cet ordre d’idée, nous pouvons également citer les énoncés suivants, qui, parce qu’ils sont directement traduits du baoulé, expriment autre chose que l’intention de leurs auteurs :

 

 
 
 

(18) quand ma maman vient à Toumodi, je la demande(= je lui demande) si mes frères sont là. (F07)Ÿ
 

L’expression être làet qui ne signifie nullement "être présent quelque part", est le calque du baoulé wo l`Eêtre/là/ qui signifie "être en bonne santé", "se porter bien". Les Baoulé l’utilisent souvent pour s’enquérir des nouvelles d’un tiers :

(19) kuàkú w"o l`E ?"Kuaku est-il là ?"="Kuaku va bien ?"

Ainsi… si mes frères sont làsignifie donc "si mes frères se portent bien" ou "comment vont mes frères"(H002)

(20) Et bien là où je suis,si je travaille pas, est-ce mon père va me récompenser?

L’expression là où je suisest la traduction du baoulé kÉ"n wò yÉ'n.../là où/je/se trouver, être/conj./. Cette expression est couramment utilisée dans la conversation et indique que le locuteur fait référence à lui-même soit pour se citer en exemple, soit pour attirer l’attention de son interlocuteur ou de l’auditoire sur lui. On peut la traduire approximativement par "moi, par exemple…", "quant à moi…", etc. On rencontre une variante de cette construction en français populaire où là, cette fois-ci, est postposé à l’élément thématisé :

(21) Et puis maintenantlà,on a besoin de faire travail de manioc
(22) Nouslà,il nous faut qu’on use d’abord un long métier avant d’avoir un peu d’argent
(23) je suis parti à Abidjan. J’ai fait un mois à Abidjan etj’ai demandé la route(H024)
 

Dans cette phrase, en dehors des emplois maladroits de partirpour alleret de faire un moipour passer un mois,le plus gros risque de contresens réside dans la séquence j’ai demandé la route.Il s’agit là d’un trait de civilisation baoulé et d’un phraséologisme qui lui est lié. Chez les Baoulé, la politesse exige qu’avant de quitter son hôte, on lui demande la route5selon l’expression baoulé srE aŸtîn/demander/route/ qui signifie qu’on sollicite la permission de pouvoir prendre congé de son hôte. Si l’hôte agrée votre demande, il vous dira m"an m"an `at^in/je+rés./donner/route/ "j’ai donné la route", "vous pouvez partir". Il peut dire également (ce qui revient au même) àtîn là n"u/oute/coucher/dedans/ la route est libre.Dans le cas contraire, il dira "n mán-mán àt"in/je/donner-nég./route/ je ne donne pas la route = restez encore un peu... Ainsi, notre j’ai demandé la routen’est que la traduction littérale de "n sr"E-l"i àt"in/je/demander-acc./route/. L’expression baoulé qui signifie demander à partircorrespond donc mot à mot au français demander la route,alors que le baoulé rend le sens de cette dernière expression par littéralement demander qu’on me montre la route,d’où le contresens constaté.

 
d) Un autre exemple montrera que souvent, l’écart peut être explicable à partir de l’action conjuguée de la langue maternelle et du "français populaire ivoirien"(FPI). Un élève, parlant du poste de radio qu’il venait de recevoir, écrit :

 

 
 
 

(24) Mais comme le petit posten’a pas encore duré,je n’ai jamais cessé de courir de temps en temps dans la case pour regarder mon poste (H064).
 

Cet élève, voulant exprimer l’idée que le poste de radio est encore neuf, qu’il n’y a pas longtemps qu’il l’a, a employé l’expression n’a pas encore duré.Le mot baoulé que vraisemblablement l’élève a traduit par durerest cEdurer,"rester longtemps", "s’user", "devenir vieux". On peut déduire le sens de "récent", "neuf" à partir de la forme négative du verbe cE et surtout iln'y a pas longtempsse rend en baoulé par "O"a cE`-mán/cela/rés./durer-nég./, littéralement cela n’a pas duré.Il y a également une autre possibilité d’explication à partir du "français populaire ivoirien" et même du "français local" ivoirien.6

 
Dans son Dictionnaire du français de Côte d’Ivoire,L. Duponchel écrit à propos de durer:

"Alors qu’en français central le verbe durera toujours pour sujet un inanimé (fête, congé, maladie, sécheresse…), en français de Côte d’Ivoire, il admet un sujet animé et prend les sens de "demeurer", "rester", "remonter à une date"…"Exemples :

(25a) - J’aiduréun mois à l’hôpital ("je suis resté un mois…")
(25b) - Tudurestrop sur ce devoir("tu traînes")
(25c) - Mais au fait, quand on enfant est-il né ? ça n’a pas tellementdurémon ami : deux mois seulement (Fraternité Matin du 27-12-1974)= "il n’y a pas tellement longtemps…" (Duponchel, 1975)
 

Cette deuxième explication n’entre pas en contradiction avec la première dans la mesure où "français local" et "français populaire" sont largement tributaires des langues ivoiriennes. Il semble d’ailleurs que d’autres langues africaines aient des verbes d’emploi analogue au verbe baoulé cE,ce qui explique le sort du verbe français durerqui en constitue l’équivalent approximatif et dont en conséquence les Africains tendent à calquer l’emploi sur celui des verbes en question. Par exemple le mandingue (mandingue occidental) connaît un tel verbe "durer" : í méeta le"tu as mis longtemps", littéralement "tu as duré"; `n méeta í bàtu la"nous t’avons attendu longtemps", littéralement, "nous avons duré à t’attendre"; à méeeta "il y a longtemps…", litt. "cela a duré"

IV. Cas où la traduction aboutit à des énoncés incompréhensibles, voire"illogiques"en lg2.
Le fondement de l’interférence ne réside pas dans la seule habitude de langue maternelle, mais aussi dans toute une suite de calculs sur l’invariabilité dans les langues, sur les chances que la langue à apprendre soit bâtie comme celle qu’on possède. Fort de ces présuppositions, souvent, on se contente de traduire des expressions ou des phrases entières de sa langue dans la langue à acquérir. Cette opération peut donner des résultats positifs surtout si les deux langues sont proches du point de vue génétique ou du point de vue des cultures qu’elles véhiculent. En effet dans des cas de proximité historique et culturelle entre deux langues, les ressemblances atteignent jusqu’aux signifiants arbitraires du lexique. On ne fera par exemple croire à personne qu’apprendre l’espagnol pour un Italien représente le même investissement d’efforts qu’apprendre le chinois ! Et, même pour une langue comme le hongrois radicalement différente des autres langues d’Europe par ses racines et par sa structure grammaticale, des siècles de contact avec les autres langues d’Europe ont modelé une phraséologie qui ne diffère plus essentiellement de celle du français ou de l’allemand et, dans le domaine de la phraséologie, la distance entre le hongrois et le français est sans commune mesure avec la distance entre le français et une langue africaine (en dépit du fait que dans le domaine grammatical, le hongrois peut différer du français autant qu’une langue africaine). De manière analogue, la traduction mot à mot entre deux langues africaines, même non apparentées génétiquement ou apparentées seulement de très loin, donnera beaucoup plus souvent des résultats positifs que la traduction mot à mot entre une langue africaine et le français. Lorsqu’il n’existe donc aucun lien de cette sorte (lien génétique ou lien de proximité culturelle) entre les deux langues, comme c’est le cas du baoulé et du français, la traduction servile donne en lg2 des énoncés incohérents, refusés par l’habitude, voire incompréhensibles pour un locuteur de lg2. Par exemple, décrivant une cérémonie de distribution de prix, un élève écrit :

 

 
 
 

(26) Le directeur de notre école tient dans ses mains des feuilles sue lesquelles est inscrit le nom des admis. Le classement commence, au CP et ainsi de suite arrive au CE2. Je suis triste.Pour nous est arrivé.Le maître appelle le premier et le second… (H095).
 

La phrase pour nous est arrivé est le calque du baoulé é liÉ'n"O à J"u/de nous/part/déf./elle/rés./arriver/, c’est-à-dire, littéralement "notre part est arrivée", d’où "notre tour est arrivé", "c’est notre tour".

 
Dans cette phrase c’est le syntagme complétif eÚ liEÚ’n/de nous/part/déf./ que nous avons traduit par notre. Le morphème liEŸest un pronom qui a pour particularité syntaxique d’exiger la présence d’un complétant. On peut le rendre en français par "part de…", "chose de…", "qui est destiné à…", "qui appartient à…". Lorsqu’il est combiné à la modalité "défini" (comme ici) il signifie "celui/celle de…" (D. Creissels et N. Kouadio, 1977).

 
Ce morphème peut également être employé en fonction de particule de thématisation du constituant nominal qui constitue alors syntaxiquement le complétant de liÉet qui est repris dans l’énoncé par un pronom occupant la place correspondant à sa fonction. Dans ce cas, il correspond assez bien pour son sens au français "pour ce qui est de…", "quant à…, en ce qui concerne..". Exemple :

 

 
 
 
 
 

(27)"ali"E dìw"a liÉ"O klò í d"an
/nourriture/manger/quant à./il/aimer/cela/beaucoup/
"Pour ce qui est de manger, il aime beaucoup cela"

(28) kòf^i liÉ"O w"o su$a'n n"u
/Koffi/quant à/lui/se trouver/maison-déf./dedans/
"Quant à Koffi, il est dans la maison"
 

L’énoncé (27) peut en un certain sens être décomposé en ence qui concerne la nourriture, il aime cela beaucoup. Du point de vue de la démarche sémantique sous-jacente à cette construction, on peut la rapprocher d’une des structures de thématisation en français qui, elle aussi, a son origine dans une construction possessive : pour ma part.

 
Cette construction est à l’origine de toute une série de phrases fautives commençant par Pour + déterminant + nom pour rendre des expressions comme : Avec + nom et Quant à + nom. Exemples :

 

 
 
 

(29) - Pour ma bicyclette,j’irai chez mes camarades sans marcher à pied (H038)/ Avec ma bicyclette…
(30) - Pour le poste de radio,je peux entendre ce qui se passe ici dans notre pays ou ailleurs (H045)/ Avec le poste de radio…
(31) - Pour mon père,il m’a donné des habits (H101)/ Quant à mon père…
(32) - Etpour le petit poste de radio,je m’en servirai pour entendre les nouvelles du pays (H066)/ Avec le petit poste de radio…..
(33) - Pour mon père,je lui donne un remerciement éternel (H107)/ Quant à mon père….
 

Les expressions soulignées dans ces phrases sont donc le résultat de la thématisation abusive du groupe nominal qu’elles renferment, thématisation qui débouche sur des constructions pour le moins insolites en français.

 
Dans certains cas la projection de lg1 sur lg2 peut donner des expressions ou des phrases qu’un locuteur natif de lg2 peut comprendre, mais qui restent malgré tout incorrectes. C’est le cas par exemple de :

 

 
 
 

(34) - le jour dimanche(H056)/le dimanche
(35) - les jours du dimanche(H004)/idem

Ces deux expressions, provenant de deux copies différentes, sont la traduction du baoulé m´4OnÉ c"En/dimanche/jour/, littéralement "dimanche-jour". Cette expression est en baoulé un syntagme complétif dans lequel m´4OnÉn"dimanche"complète c"En7"jour". C’est cette structure qui a été reproduite par les élèves dans les expressions ci-dessus.
 

Il est par contre des cas où l’interférence aboutit à des énoncés incompréhensibles, voire illogiques en lg2. Nous avons relevé par exemple :

 

 
 
 

(36) - il [le père de l’élève] a remercié le maîtrejusqu’à… (F23)
(37) - j’ai été à la chasse avec mon père etnous avons creusé un rat8 (F13)
 

Dans le premier de ces énoncés, l’élève a voulu exprimer l’idée qu’après son succès à l’examen de passage en classe supérieure, son père est allé témoigner beaucoup de reconnaissance à son instituteur. La phrase qu’il a employée est le calque du baoulé (38)"O y"e-lì mÉtr"i í kwlà l"elé/il/faire-acc./maître/à lui/merci/longtemps/. L’élément que l’élève traduit par jusqu’à (avec des points de suspension) est l’adverbe baoulé lélé. En effet, pour plus d’expressivité ou pour marquer la durée d’une action ou son intensité, lélé est prononcé [lé-lé-lé-lé…], chaque syllabe étant nettement détachée (ce que l’élève réalise ici par les points de suspension).
L’emploi de la préposition jusqueavec cette acception est courant en français de Côte d’Ivoire. Voilà ce qu’en dit L. Duponchel : "Ce mot sert à marquer la durée d’une action ou son intensité. Il se réalise avec un allongement très marqué de la dernière syllabe souvent prononcée avec une intonation haute. Il peut terminer une phrase ou être suivi d’un participe passé ou d’une proposition". Ex. :

 

 
 
 

(39) - Quand il vient chez moi il parlejusqu’à…/(= il parle beaucoup)
(40)- Mon mari hier il a tournéjusqu’à à à à à à il n’a pas trouvé l’argent (L.Duponchel, 1975).
 

Du point de vue syntaxique, il est important de noter que le mot baoulé léléa non seulement le statut d’adverbe, mais aussi le statut de conjonction, et dans ce cas, il correspond bien à la fois syntaxiquement que sémantiquement au français jusqu’à.

a) emploi de lélé comme conjonction :
(41)"O b"a-l"i lèl"e ´O J"u-"u w"a
/lui/venir-acc./jusqu’à ce que/lui/atteindre-acc/ici/
"Il est arrivé jusqu’ici"
b) emploi de lélé comme adverbe :
(42) m"an d"i Jùm"an lèl"e
/moi+rés./faire/travail/longtemps/
"J’ai travaillé longtemps"
 
Donc ici aussi l’emploi fautif de jusqu’à peut s’expliquer par la tendance à calquer entièrement la sphère d’emploi d’une unité de la lg2 sur celle d’une unité de la lg1 avec laquelle elle n’entretient en fait qu’une correspondance partielle.

 
Dans la phrase (37), nous avons l’énoncé nous avons creusé un rat.Pour arriver là, l’élève a procédé, comme en baoulé, par association d’images. En baoulé, on dit fu bu^E/creuser/trou/ qui donne en français creuser un trou. Mais on dit aussi fu wèté/creuser/rat/, littéralement creuser un rat. Cette expression dont la traduction en français donne un énoncé absolument incompréhensible pour un francophone (non Ivoirien ou non Africain), s’explique en baoulé de la façon suivante : le rat de Gambie vit dans des galeries. Toutes les fois qu’un chasseur découvre une entrée de galeries, il sait qu’il y a là un rat. Cette association fait qu’on en arrive à désigner les galeries elles-mêmes par le nom de l’animal qui y vit. Ainsi, voyant une entrée de galeries de rat, on s’écriera voici un rat, d’où l’expression creuser un ratqui signifie qu’on ouvre, à l’aide d’une pioche, les galeries du rat.

 
Cette autre phrase, apparemment contradictoire, s’explique si l’on se réfère aux réalités socio-culturelles de la Côte d’Ivoire. Un élève, racontant ses activités de vacances écrit :

(43) Pendant les vacances j’étais resté au village avec mes parents,mais moi j’ai passé mes vacances dans un campement avec mes amis(H041).
 
La contradiction dans cette phrase vient du fait que l’élève commence par dire qu’il est resté au village avec ses parents puis il ajoute mais moi j’ai passé mes vacances dans un campement avec mes amis. Dans la première partie de la phrase, en fait, l’élève oppose implicitement le villageà la ville,mais villageau sens large qu’on pourrait presque traduire par terroir, pays. Ensuite lorsqu’il dit avoir passé ses vacances dans un campement, il oppose là villageen tant qu’agglomération au campement,lieu où l’on séjourne pendant un laps de temps limité pour des travaux ponctuels. Ainsi sans avoir quitté son terroir où vivent ses parents, il n’est pas resté au village, mais dans un campement faisant partie de son terroir. Cette phrase s’éclaire si l’on sait que le mot baoulé kl$O"village" désigne à la fois le village en tant qu’agglomération, mais aussi le terroir, le pays.

 
Pour terminer, nous allons citer une phrase extraite du corpus oral, qui montre comment la traduction trop fidèle du baoulé au français que font les élèves en parlant, débouche sur un texte difficile, pour ne pas dire impossible à suivre. Il est question, dans cette phrase (dite par un élève au cours d’un débat sur les héros d’un téléfilm) d’un assassin qui dépouille sa victime de tous ses biens avant de l’abattre :

(44) Un homme qui a tous ses biens, un assassin quitte là-bas, il vient, il arrache ses biens et en plus il le tue. Ca c’est pas bien, c’est pas bien(corpus oral).
 
Il s’agit là d’un cas typique de la conduite du discours en baoulé qui est reproduite en français. Certes, on y relève le rytme propre à l’expression orale, faite d’énoncés sans présence explicite de morphèmes de liaison. Mais le plus important c’est que cette phrase est la traduction mot pour mot de la phrase baoulé qui aurait été dite dans cette même circonstance.

V. Conclusion
Cette analyse des "fautes" à partir d’une étude comparative baoulé-français montre que :

- le phénomène d’interférence est un fait général dans tout contact de langues, surtout lorsque le contact est généralisé et institutionnalisé dans le cadre de l’enseignement d’une langue officielle non maternelle, le substrat constitué par la langue maternelle étant négligé, alors qu’on peut estimer qu’une pédagogie tenant compte de ce substrat permettrait de limiter le phénomène ;
- à la limite, la fixation de telles"fautes"pose le problème de la constitution sur substrat africain d’un français superficiellement identique au français central, mais dont les locuteurs ne pourraient véritablement communiquer qu’entre eux et pas (en dépit des apparences) avec les autres peuples se considérant comme francophones. D’où les limites d’une linguistique appliquée aux problèmes d’enseignement des langues européennes en milieu africain, tributaire de la connaissance très faible que l’on a des langues africaines ou de la non prise en compte de celles-ci : elle ne peut pas poser les véritables problèmes, et si on peut critiquer les études faites jusqu’ici, on ne peut vraiment leur reprocher qu’une prise de conscience insuffisante de ce problème. Concrètement, on ne peut guère aller au-delà de telles études compte tenu de l’état actuel de la linguistique africaine et de l’insuffisance de linguistes véritablement formés à cette discipline

Bibliographie

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KOUADIO N. (1977). L’enseignement du français en milieu baoulé. Problèmes des interférences linguistiques et socio-culturelles,Université de Grenoble III, Thèse de 3e Cycle.
HATTIGER J.-L. (1983). Le français populaire d’Abidjan : un cas de pidginisation,Abidjan : ILA.
TIMYAN J. (1982). "L’interférence de la première langue au niveau des concepts mathématiques : le cas de la comparaison", Bulletin de l’Observatoire du Français Contemporain en Afrique Noire, 3.
CREISSELS D. (1979)."Acquisition, association, existence : le verbe manding sòro-sòto", Afrique et Langage, 11.
CANU, G, DUPONCHEL, L., LAMY A. (1971). Langues Négro-africaines et enseignement du français,Abidjan : ILA, vol.XXVII.
DUPONCHEL, L. (1975). Dictionnaire du français de Côte d’Ivoire,Abidjan : ILA, vol. LII.
MANESSY G. (1994). "Pratique du français en Afrique Noire francophone", Langue française, 104

1Cette enquête a été réalisée à Toumodi, ville peuplée en majorité de Baoulé. Le baoulé est une langue de la famille des langues kwa de Côte d’Ivoire
2On peut en général rétablir, à travers un énoncé grammaticalement fautif, l’intention communicative de celui qui l’a émis, c’est plus rarement le cas quand il s’agit de déviations relativement à l’emploi des unités lexicales et non relativement à la norme grammaticale.
3Les “Avis et Communiqués” sont le titre d’une émission radiophonique ivoirienne.
4Il serait faux de croire à partir de cet exemple et des suivants que la langue africaine est moins riche en lexèmes que le français. Si nous avons pris des exemples où lg2 a plus d’unités lexicales que lg1, c’est parce que cette situation est génératrice d’interférences.
5Cette expression qui existe dans beaucoup de langues ivoiriennes est passée en français ivoirien.
6Le “français local ivoirien” est la variété de français parlée par la couche intermédiaire entre l’élite et la population analphabète.
7Les modifications tonales qui se produisent sur les mots baoulé sont dues à des règles précises que nous n’avons pas présentées ici.
8Ou rat de Gambie: nom donné en Côte d’Ivoire à un gros rongeur dont la chair est estimée. Il vit dans des galeries qu’il creuse lui-même et où il dissimule ses vivres.