LES EMPLOIS DE PRONOMS PERSONNELS EN FRANÇAIS ORAL AU CAMEROUN

Gérard Marie Noumssi
Université de Yaoundé I - Cameroun





00. Introduction

01. L'appellation pronom représentant désigne tout morphème employé comme substitut d'une partie du discours dite prédicative : nom, verbe, adjectif, adverbe ou proposition. Aussi le pronom personnel assurera—t—il une représentation d'un antécédent éventuel dans le système de la personne en corrélation avec le groupe verbal au sein d'un énoncé. Comme les pronoms personnels constituent une catégorie complexe de morphèmes à cause de leurs contraintes morpho-syntaxiques, leur usage peut donc être révélateur de la compétence grammaticale d'un locuteur en français.

02. Les constructions pronominales au Cameroun révèlent, sans doute, un processus de dialectalisation en cours, à travers différents types d'appropriation chez les locuteurs de niveaux différents. Afin de cerner cette question, nous présenterons d'abord notre cadre méthodologique. Ensuite, partant d'une structuration guillaumienne en termes de prédicativité et de non-prédicativité dans la catégorie des pronoms, on procédera respectivement à une analyse des constructions fautives et des différentes valeurs expressives.

1. Le cadre méthodologique

1.1. Du corpus

               Le corpus a été constitué à l'aide d'une série d'interviews enregistrés sur le poste national de Radio-Cameroun (années 1985 et 1986). Des citoyens, d'origine souvent rurale ou appartenant à n'importe quel groupe socio-culturel, sont à la recherche de leurs membres de famille disparus et sollicitent l'aide de la Radio-diffusion, afin qu'elle lance des messages de détresse sur l'ensemble du territoire camerounais. La technique utilisée repose sur une série de questions/réponses, où l'intervieweur amène son informateur à spécifier autant que possible la personne recherchée, aux fins d'une éventuelle identification par des auditeurs. Les informateurs se font quelquefois accompagner de traducteurs, quand ils ne peuvent pas s'exprimer directement en français.
               On a donc des informateurs de différents niveaux socio-culturels :
               — Une première catégorie constituée de citoyens ayant appris le français sur le tas ou dans la rue. Leur niveau en français est au-dessous du seuil standard.
               — Une deuxième catégorie est constituée de fonctionnaires moyens, de jeunes employés subalternes — ayant au moins obtenu leur Certificat d'Études Primaires et Élémentaires — et dont la langue est"un"français comportant des emplois de pronoms personnels marqués par le substrat linguistique.
               — La dernière catégorie est constituée par des locuteurs ayant franchi le seuil de la classe terminale de l'enseignement du second degré.
Le corpus a été transcrit selon le protocole du GARS d'Aix-en-Provence ou L1 = l'intervieweur, L2 = l'informateur et L3 = le traducteur éventuel.
               Chaque exemple cité est référencé par un code renvoyant à la version transcrite du corpus (Laboratoire du français parlé, Université de Provence, 1997).
               Le corpus paraît sans doute ancien, mais, quelle que soit l'évidence des évolutions linguistiques en français langue camerounaise, il demeure incontestable que sa composante morpho- syntaxique jouit d'une certaine stabilité.

1.2. Les principes théoriques

               D'après Moignet (1967 :76), "Un pronom est un substantif purement formel, dépourvu de matière notionnelle particulière que le discours peut requérir. C'est une forme vide de matière d'expérience d'univers, qui, parce qu'un substantif serait impossible ou inopportun, en tient la place en recevant de la situation ou du contexte une charge notionnelle de circonstance". Le pronom personnel remplacera donc la désignation d'un être par sa situation dans le système de la personne ; mais il faudra en outre que son interprétation, dès le plan de la langue, s'effectue dans le système de la prédicativité.
               On aura donc des pronoms prédicatifs se caractérisant par leur capacité à véhiculer des contenus notionnels, ce qui n'est pas le cas pour les pronoms non-prédicatifs. D'où deux états du pronom :
               — l'état prédicatif où la formalisation du pronom se fait dans la catégorie du genre (être virtuel agent = animé/être virtuel patient = inanimé)
               — l'état non-prédicatif où la formalisation se fait dans la catégorie du cas d'emploi (être virtuel agent = cas sujet/ être virtuel patient = cas régime)
               Tels sont les principes à partir desquels nous analyserons les constructions pronominales en français oral du Cameroun ainsi que leurs emplois.

2. Les constructions fautives

2.1. En guise de rappel

               La pronominalisation est une opération syntaxique de substitution grâce à laquelle un nom est remplacé par un pronom, mais suivant un processus où ce pronom sera déterminé par les variations morpho-syntaxiques du substantif pronominalisé. La pronominalisation permet d'éviter la redondance et de créer des liens anaphoriques dans l'énoncé.
               Dans la transformation syntaxique de pronominalisation, Maurice Gross (1962 : 71) a introduit le concept de projection qui opérera entre le pronom et son antécédent nominal, afin de préserver leurs connexions sémantico-syntaxiques.
               Sorin Stati (1979 : 205), reprend le même concept en précisant davantage son processus ; "le lexème dénotatum est dénommé d'abord par un mot MY, qui est sa désignation la plus appropriée et ensuite dans un énoncé suivant par MX, l'archi-lexème de MY. On a donc affaire à la projection du sème de MY à l'aide de MX". La projection intervenant au niveau de la sémantique syntaxique, l'objet d'un verbe sera incorporé dans ses sèmes sur le plan paradigmatique projeté syntaxiquement dans l'ordre syntagmatique.
               Le français oral du Cameroun ne respecte pas toujours les contraintes de projection, ce qui engendre des constructions fautives aux niveaux syntaxique ou sémantique.

2.2. Les confusions dans la catégorie des clitiques

               Certaines fautes dans la pronominalisation, à l'instar des confusions de genres grammaticaux (masculin/féminin) sont courantes en français oral du Cameroun. Mais elles ne présentent pas un intérêt majeur. Aussi abordons-nous directement les fautes de cliticisation.

2.2.1. Les clitiques sont des formes faibles de pronoms qui précèdent (proclitiques) ou suivent (enclitiques) immédiatement le verbe. Ils n'ont pas d'autonomie syntaxique par rapport aux prédicats verbaux qui sont leurs supports. Le français oral présente au Cameroun des constructions approximatives en la matière. Type : Ce qui lui fait énerver:

Il fait l'informatique et puis il est venu chercher mon frère ce qui lui fait énerver qu'il ne doit pas m'écrire un mot. (L2, 1)                La locutrice semble manifestement ignorer les distributions des clitiques dans la combinatoire verbale, ce qui peut encore se traduire par des constructions du genre doit la donner pour "doit lui donner": Si elle est sage la personne doit la donner l'argent elle paye le taxi ou bien on vient la laisser à la maison de la radio (L2, 136).              En effet, c'est surtout la rection verbale qui détermine la nature des clitiques, selon que le verbe est transitif direct ou indirect.
             En d'autres termes, une dépendance syntaxique doit déterminer le type de pronom clitique requis par la catégorie lexicale du verbe, ce que souligne Jose Delofeu (1991 : 21) en ces termes :"la notion de rection par une catégorie grammaticale suppose qu'il existe des contraintes de forme imposées par l'unité rectrice sur l'unité régie (…) L'élément recteur contraint le régi en le faisant entrer dans un certain paradigme : être régi par le verbe, c'est être affilié par lui à une organisation paradigmatique."

             Ainsi, à partir de sa catégorie lexicale définissable (en termes de traits paradigmatiques), un verbe sélectionnera les éléments pronominaux qui entrent dans sa réalisation syntaxique.
             Les locuteurs de niveau basilectal ignorant ces éléments de valence verbale procèdent à des constructions inédites. Ainsi, même lorsque les clitiques sont bien sélectionnés, le résultat se traduit souvent par des énoncés de type redondant, parfois avec généralisation des constructions transitives :

Mais je ne pense pas qu'elle a non elle n'en avait pas de projets (L2, 153).

Et sa camarade là elle loue avec avec moi ensemble alors c'est celle que elle sort avec lui (L3, 104).

Je n'ai pas donné l'enfant avec mon mari là j'ai donné un seul l'enfant à la maison (L2, 30)

Les constructions : elle n'en avait pas de projet ;celle qu'elle dort avec luisont redondantes alors que donner l'enfantpour "accoucher" est une pseudo-construction transitive.

2.2.2. Du reste, face aux contraintes de cliticisation déterminées à partir des valences verbales, le français oral a continuellement simplifié la déclinaison pronominale, en remplaçant les morphèmes déclinables requis par des pronoms invariables, offrant des virtualités référentielles approximatives. Ce sont des morphèmes tels que ça, cela.
             Le pronom ça représentera ainsi des éléments de natures et de dimensions variables : syntagme, proposition ou énoncé. Ainsi en va—t-il de ces occurrences où il évoque successivement une référence situationnelle et contextuelle :

Euh il sont partis faire euh les mani-manifestations et auxquelles il avait euh voulu la présence de son papa ou une personne de la famille + alors : de : à partir de ce point personne de la famille ou le papa ne s'est présenté + c'est ça qui fait à ce que : il ait peut-être une mauvaise pensée (L2, 163).

Voilà la grand'mère de ta femme est morte je lui ai donc dit ça d'attendre je m'en vais seul (L2, 98).

             Remy Porquier (1972 : 14) fait valoir que"ça opère un changement de catégorie : genre et nombre deviennent neutres, c'est-à-dire morphologiquement singulier et masculin. Il peut y avoir changement de catégorie sémantique également entre générique et spécifique, animé et inanimé". Ces simplifications conviennent parfaitement aux locuteurs de niveau basilectal à l'oral. Le pronom cela neutralise aussi les contraintes grammaticales. Il peut évoquer un prédicat ou traduire une valeur sémantique contextuelle. Ainsi en va-t-il, respectivement, de ces énoncés : L'oncle disait que comme il allait d'habitude au Nigéria il est reparti là-bas il a été arrêté + bon on s'est rendu chez son beau son beau père connaît + ayant des connaissance alors au Nigéria à partir de l'ambassadeur a pu faire un coup de fil l'ambassadeur lui avait confirmé cela + après cela. (L2, 58).

Alors qu'est ce qu'il raconte au sujet de la manière dont Amandja Isidore a disparu + Cela s'est passé concrètement comment (L2,56).

2.2.3. On note encore, en français oral du Cameroun une prédilection (à cause de la loi du moindre effort) pour la locution pronominale il y a. Il s'agit d'un gallicisme qui peut être à n'importe quel temps ou mode, mais le français oral le conjugue souvent au présent pour suggérer une simple idée d'existence : J'ai besoin de lui à partir de avant décembre pour passer Noël (…) s'il y a quelque chose qu'il qu'il peut apprendre il nous dit (L2, 79). 2.2.4. Il est une classe de clitiques, les pronoms adverbiaux y (à + substantif) et en (de + substantif), que le français oral tend à gloser par des équivalents morpho-syntaxiques ne présentant aucune contrainte normative : à cela, en cela, de ça,…
             Dans les exemples suivants, le pronom adverbial y  "ycroire" est glosé par en ça tandis que le pronom adverbial enne figure que dans des constructions agrammaticales. Est-ce que les personnes qui vous ont dit qu'il était devenu fou est-ce que vous croyez en ça dans la famille (L2, 13).

Je prie à mon mari de rentrer à la maison (…) je lui en prie de venir pardon s'il ne vient pas il vient quand même chercher les enfants (L2, 119).

             Ces constructions de fortune contribuent sans conteste à une vernacularisation du français au Cameroun. Carole de Feral (1994 : 37-38) en parle comme d'une "utilisation du français, qui est en train de devenir la langue principale du répertoire verbal d'un nombre croissant de citadins dont l'acquisition, pour certains, a commencé "dans la rue", avant même d'aller à l'école — dans des situations informelles où la vigilance métalinguiste n'a pas lieu d'exercer une forte pression normative en direction du français standard entre les locuteurs qui partagent des sentiments d'intimité et de solidarité…"

2.2.5. Enfin, il existe des constructions plus surprenantes qu'on trouve chez des locuteurs de niveau basilectal, car certaines rections sont carrément absentes de la combinatoire verbale et laissent paraître des incomplétudes syntaxiques :

J'ai vu seulement ses amis qui montaient la voiture et ses amis m'ont dit si c'est comme ça, ils vont d'abord aller fouiller aujourd'hui euh mardi + s'ils ne trouvent pas ils vont aller à la gendarmerie et ils ont fouillé là ils n'ont pas trouvé (L2, 33). Un mari a disparu et ses amis l'ont cherché à travers toute la ville. Mais la locutrice, son épouse, qui s'exprime, ignore la rection verbale dans son énoncé ; aussi peut-elle construire des verbes en termes de : Ils vont aller fouillerau lieu de : "ils vont aller le chercher"; s'ils ne la trouvent pas au lieu de : "s'ils ne le trouvent pas"; ils n'ont pas trouvépour : "ils ne l'ont pas trouvé".
               La même incomplétude syntaxique se note avec les omissions du pronom en. Il en est ainsi de cet exemple où la forme j'en aifait défaut à l'énoncé. Ah vous avez combien d'enfants Madame ?
J'ai : Six. (L1 et L2, 131.)
             Ces constructions incomplètes du système verbal induisent à des interprétations sémantiques particulières ; mais surtout l'incapacité de certains locuteurs africains à employer des pronoms serait révélatrice des particularités prédicatives de certaines langues africaines où les pronoms objets ne connaissent pas nécessairement de déclinaison explicite en terme d'objet immédiat ou médiat, selon leurs places de rection. Sans doute pourra-t-on y relever un fait d'interférence et de compétence linguistique.

2.2.6. Anne Dagnac (1996 : 201-206) a abordé cette question en étudiant l'ellipse pronominale dans le français journalistique en Afrique de l'Ouest. Dans ce type d'énoncé, la question majeure n'étant pas la recherche d'une référence spécifique, "l'absence de complément spécifié suggère peut-être que là, justement, n'est pas l'important, c'est l'information nouvelle qui est mise en exergue".
             À en croire également Prignitz (in Dagnac, 1996 : 203), dans le français d'Afrique, on peut se passer du complément d'objet dans à peu près n'importe quel énoncé oral "parce que le verbe contient dans la langue maternelle une intentionnalité à l'égard du nominal qui n'a pas besoin d'être exprimé autrement".
             Observation corroborée d'ailleurs par Gabriel Manessy (1994 : 16) pour qui"de nombreux indices témoignent de la prédominance (…) de l'intention sémantique sur la mise en œuvre automatique des mécanismes grammaticaux. En témoigne l'habituelle "contextualisation"du discours ; ce qui est connu de l'auditeur (…) n'a pas à être dit ; l'utilisation des pronoms anaphoriques connaît ainsi de nombreuses lacunes". C'est le cas dans notre dernier exemple.
             On en conclut alors qu'il s'agit d'un processus de dialectalisation en cours, puisque ce fait d'interférence amène de plus en plus le français à prendre en Afrique une forme (dans la catégorie des pronoms) nettement différenciée du français central. Toutefois, on ne saurait parler de dialectisation quand les fautes remettent en question les structures fondamentales de la langue, à l'instar des valences verbales.

2.2.7. Dans notre approche théorique, nous avons rappelé, avec Moignet, les deux opérations successives dans la genèse du pronom personnel français :
             Une première opération puissancielle livre l'idéation de substance qui permet de distinguer un être virtuel agent et un être virtuel patient. A la suite de cette opération, le contenu sémantique du pronom étant défini, il entre dans le système de la prédicativité où l'on peut désormais avoir un état prédicatif et un état non-prédicatif. A cette étape, on s'est surtout intéressé à la formalisation du pronom à l'état non-prédicatif. Il apparaît que cette formalisation, qui se manifeste dans le cas d'emploi, permet d'opposer un cas-sujet et un cas-régime.
             Dans le cas-sujet, les constructions fautives mettent en cause des confusions sur le genre grammatical alors que dans le cas-régime on a relevé des confusions dans l'emploi des clitiques.

             De plus, Moignet (1973 : 377) a fait état, dans la déclinaison pronominale (reflet de l'incidence verbale), des deux types d'incidence à l'effection. "on y distingue l'objet primaire et l'objet secondaire (…). On a ainsi : Cas-régime 1 et cas-régime 2 : me, te, se ;en face de : Cas-régime 1 : le, la, les ;Cas-régime 2 : lui, leur".

             Il est logiquement fondé que, d'un point de vue syntaxique, l'objet évoqué (objet direct) tout comme l'objet invoqué (l'objet indirect) soient en affinité sémantico-syntaxique avec l'être invoqué au préalable par la sémantèse verbale, même si cette affinité n'est pas totale. C'est ce que l'on relève en principe dans le français central. Mais en français oral basilectal, ces contraintes logico-syntaxiques de projection ne sont pas respectées. En revanche, le français oral du Cameroun — en fonction de la compétence linguistique des locuteurs — a développé un véritable système des effets de sens, grâce à plusieurs valeurs expressives.

3. Les valeurs expressives

             On se propose à ce niveau d'analyser les emplois prédicatifs des pronoms, à partir des différentes valeurs expressives auxquelles ils se prêtent.
             Comme le souligne Édouard Pichon (1937 : 32) il s'agit d'examiner"les faits linguistiques en tant que ceux-ci recèlent constamment une signification psychique et essayer patiemment de dégager cette signification".

3.1. Le pronom d'intérêt personnel

             Il s'agit d'un emploi particulier du pronom personnel objet secondaire que l'on appelle"explétif d'intérêt personnel". Ainsi employé, le pronom personnel (de première ou de deuxième personne) permet de marquer l'intérêt que le sujet parlant prend à l'objet de son énoncé. Ainsi de cet exemple où les pronoms moi/mesont des datifs d'intérêt, car une fillette est invitée à exécuter certaines tâches domestiques au profit de sa mère :

Je l'appelle maman pardon fais-moi ce que : ce qui puisque je m'en vais vendre la route tu reste me laver les habits + (…) tu restes me puiser l'eau et laver la maison laver les marmites et : fais tout (L2, 135).              Du point de vue syntaxique, le pronom d'intérêt personnel se place avant le pronom objet quand ce dernier existe. C'est le cas ci-dessous avec le pronom le. Est-ce que vous pouvez nous le décrire un peu peut-être que ça pourrait aider les auditeurs (L1, 35). 3.2. Les constructions avec pléonasme

             Ces constructions présentent certains caractères contraires à la norme puisque le représenté et le représentant figurent dans la même proposition. Le syntagme ainsi placé en extraposition est souvent détaché du reste de la phrase par une pause. Même si le français oral ne présente pas de construction typique, le résultat reste toujours la production de pléonasmes. C'est le cas de cet exemple où l'antécédent et le pronom anaphorique sont employés dans la même proposition, afin de traduire un effet d'insistance.

J'ai écouté l'émission SOS Solidarité hier matin alors je me suis vite aperçu que la fille là elle reste à côté de chez moi.              Il est aussi des cas d'emphase où l'on note un emploi du pronom prédicatif (moi, toi, lui, eux ...) juxtaposé au pronom non-prédicatif je. Dans la mesure où moi relève du plan spatial (celui des pronoms prédicatifs) et jedu plan temporel (celui des pronoms non-prédicatif), ce type d'emplois reflète la conscience que le sujet parlant a de sa double présence : présence à l'espace et au temps. C'est ce qui fait de lui un être capable d'inscrire ses actions dans le temps, mais engagé par des comportements. L'exemple suivant illustre ce double mouvement avec les expressions moi-jeou eux-ils : Bon moi je suis allée au village je me suis renseignée chez les membres de la famille que moi je connaissais : eux ils m'ont fait comprendre qu'ils n'ont pas vu la maman. (L23, 149).              Abordant des énoncés de ce genre dans le Français parlé,Claire Blanche Benveniste, (1990 : 80), tout en discernant les cas d'emphase, cerne des propositions qu'elle qualifie de double marquage. "Nous appelons"double marquage" la situation où un élément associé a exactement la forme qui conviendrait à la rection du verbe auprès duquel il se trouve, alors que la rection du verbe est déjà assurée par un pronom clitique ; il y a en ce cas deux réalisations simultanées de la rection (…) par deux réalisations appartenant à des catégories différentes".
             C'est le cas ci-dessous. Le pronom il est doublement marqué grâce à l'anaphorique lui ; Qu'est-ce qu'il disait lui lorsqu'ils habitaient ensemble il n'y avait pas : ça ne marchait pas entre eux (L2, 56).              Néanmoins, en français oral, le double marquage donne lieu à des dérapages syntaxiques. Ainsi en est-il du prédicat connaisavec double objet (que, le),dans cet exemple : Vous connaissez au moins ses ami(e)s ?
J'ai déjà demandé à l'un(e) de ses ami(e)s que je le connais il me dit qu'il ne lui sent pas… (L1 et L2, 131).
3.3. Emploi des pronoms à la cantonade

             D'après Georges et Robert Le Bidois (1935 : 142), on parlera de ce type de valeur expressive, chaque fois que le pronom personnel est employé d'une manière telle qu'il "ne s'applique pas à une personne déterminée, mais est dit comme à la cantonade pour prendre en quelque sorte le lecteur lui-même à témoin".
             Ainsi en va-t-il de cet exemple où le locuteur (un époux), remettant en question le comportement de son épouse, prend à témoin tout auditeur potentiel (toi/tu)

Voici ce qu'on fait quand on est mal à l'aise avec son épouse et surtout que toi, tu habites loin (…) alors si tu ne veux plus ce mariage voici ce que tu dois faire si tu n'as pas l'argent va au quartier même s'il faut demander de maison en maison + je cherche du travail je cherche du travail tu auras du travail encore tu es jeune là n'est-ce pas ?… (L2, 95). 3.4. Les renforcements pronominaux

             Il existe en français oral des expressions telles que : même, seul, en personne, qui permettent d'obtenir des renforcements de pronom.
             Même,ayant un pouvoir de détermination ou d'insistance sur le pronom personnel, permet de le mettre en valeur. Ainsi en va-t-il du pronom vousci-dessous :

Est-ce que vous-même vous n'avez pas pu soupçonner : parce que il ne va pas venir vous montrer sa femme (L1, 114)              Georges et Robert Le Bidois (1935 : 160) estiment que, "placé après un nom, mêmeindique qu'il s'agit précisément de ce qui est signifié par ce nom (et pas d'autre chose) ; il suffit donc qu'il s'applique à un pronom personnel pour en faire ressortir toute la vertu d'identification ; le tiret qui l'y réunit indique aux yeux qu'il ne fait qu'un alors avec ce personnel …".
             En français oral, l'expression en personneou personnellementjoue le même rôle. C'est le cas ci-dessous : Elle me voyait de temps en temps et puis elle me disait quelque chose (…) parce qu'elle même en personne ne voulait pas faire du mal à papa (L2, 152).              Le français oral emploie aussi une construction originale : Pronom + de son côté, ce qui permet de mieux traduire l'altérité. L'occurrence suivante illustre ce cas de figure. Alors depuis cette date est-ce que vous de votre côté vous n'avez pas cherché (...) à avoir les nouvelles de votre grand frère Nkengue Vincent de Paul … (L1, 3).              Enfin, il existe un adjectif indéfini, autre, qui, ajouté aux personnels nous, vous, les renforce d'une façon particulière. On exprime de ce fait une nuance d'opposition : Peut-être encore qu'il rompe ses relations avec son aîné mais avec vous autres qui êtes : ses sœurs + papa et maman je crois qu'il doit continuer à entretenir des relations avec la famille (L1, 4). 3.5. Pronom et enallage de personne

             La langue offre la possibilité d'employer les déictiques avec une valeur décalée par rapport à leur valeur usuelle ; c'est ce phénomène qu'on désigne "enallage", ce qui permet, d'après Catherine Kerbrat-Orecchioni (1981 : 64), "aux shifters de déraper et d'effectuer leur ancrage sur "des points de référence" décalés par rapport aux coordonnées énonciatives effectives. Toutes les unités déictiques qui s'organisent en fonction du locuteur et de son inscription spatio-temporelle sont dans certaines conditions susceptibles de venir graviter autour de l'allocutaire ou d'une tierce personne actant de l'énoncé".
             Le français oral présente ces types d'effets de sens, quels que soit le nombre et le rang du déictique. Toutefois, le phénomène d'enallage au niveau basilectal reposera davantage sur le pronom on, notionnellement indéfini. Ce pronom d'origine substantivale a conservé en langue un trait prédicatif (dénotatum) très riche. Il dispose de ce fait d'une matrice de virtualités référentielles d'indétermination qu'exploite le français oral. On peut acquérir ainsi une valeur déictique proche du pronom jeou nous, ou encore vous.C'est le cas de ces exemples :

On s'entend bien pour mon frère cadet Nkengue Vincent de Paul quand il vient je prend même par de causer avec lui (L2,7)
Mais qu'est-ce qu'on se dit (…) au sein de la famille depuis qu'on a perdu trace de votre frère … (L2, 64).
             De fait, comme l’a relevé Edith Le Bel (1991 :98),"on ne comporte pas de détermination référentielle, de sorte que l’absence de marque de genre et de nombre lui confère une grande mobilité ou flexibilité : il peut ainsi être employé à la place de tous les pronoms personnels, acquérant alors une détermination référentielle, une valeur stylistique aux connotations psychologiques contradictoires qui modalisent le discours…".
             Enfin, le pronom ça demeure également prédicatif dans la mesure où il s’emploie pour toutes les catégories de référents. Comme le pronom on,il n’implique pas une délimitation précise dans les situations de discours : Dans une région comme ça et puis depuis Camsuco il était il avait fait tout pour tout. On avait compris les nouvelles qu’il est déjà en Libreville (L2,6). 3.6. Au terme de cette analyse, on aura remarqué la grande potentialité signifiante des pronoms prédicatifs (moi, toi, lui / elle, nous, vous).
               Opérant sur le plan spatial, ils traduisent la perception de l’être agissant, en mouvement. Prédicatifs dès la langue, ils sont virtuellement en discours, selon la formalisation, agents ou patients ; c’est pourquoi, leurs valeurs signifiantes ne peuvent être que très variées. À juste titre, ils peuvent même être précédés d’une préposition ou du présentatif c’est,puisqu’ils sont semblables aux substantifs, grâce à leur prédicativité.
               Le français oral exploite pleinement ces potentialités à des fins expressives, quelle que soit l’échelle d’appropriation (vernaculaire ou fonctionnelle). On est sans doute au cœur d’un processus de dialectalisation, à cause de l’incidence des interférences linguistiques. À ce niveau, le français oral réussit sans ambages à intégrer les substrats sémantico-stylistiques des dialectes camerounais.

Conclusion générale

               Nous avons étudié les constructions fautives des pronoms personnels en français oral du Cameroun. En interprétant les fautes d’un point de vue sémantico-syntaxique, nous avons mis en lumière l’incapacité des locuteurs de niveaux basilectaux à structurer la combinatoire verbale à partir des distributions des formes clitiques. Dans certains cas, afin d’éviter des fautes grossières, les locuteurs africains ont recours aux pronoms-valises, à vaste capacité de référentialisation. Ces particularismes contribuent sans doute à un processus de dialectalisation en cours, car ces pronoms-valises transcendent la bipartition prédicatif/non-prédicatif, à des fins d'expressivité. En ce qui concerne ces valeurs expressives, nous avons essayé de les organiser en systématique d’effets de sens. Il en ressort que le substrat sémantico-stylistique a été pris en charge avec une grande souplesse par le français, ce qui prouve, explique aussi, qu’il y a une dynamisation du français, à l'œuvre, sur le continent noir.
 
 

Bibliographie

AUTHIER, J. et MEUNIER, A. (1972). "Norme, grammaire et niveau de langue" Langue Française,16, pp. 49-61.
BENVENISTE, Cl.-Bl. (1975). Recherches en vue d’une théorie de la grammaire française. Essai d’application à la syntaxe pronominale, Paris : Champion, 426 p.
BENVENISTE, Cl.-Bl. et JEANJEAN C. (1987). Le Français parlé. Transcription & Édition, Paris : Didier Érudition, 264 p.
BENVENISTE, Cl.-Bl. (1990). Le Français parlé. Etudes grammaticales Paris : Éd. du CNRS, 292 p.
BENVENISTE, E. (1966). Problèmes de linguistique générale (tome 1), Paris : Gallimard, 345 p.
COOK, A. (1997). "Francophonie au Cameroun indépendant : discours politique et mise en pratique au Cameroun Oriental", Francophonie : mythes, masques et réalités. Enjeux politiques et culturels,sous la direction de Bridget Jones, Arnaud Miguet, Patrik Corcoran, Londres : Publisud, pp. 151-174.
CORBLIN, F. (1987). "Ceci et cela comme formes à contenu indistinct", Langue Française, 75, pp-75-92.
DAGNAC, A. (1996). Français d’Afrique, Norme Variation : le cas de la presse écrite en Côte d’Ivoire et au Mali,Université de Toulouse le Mirail, (Thèse dactylographiée).
DELOFEU, J. (1991). "La notion de dépendance syntaxique dans l’approche pronominale", l’Information Grammaticale,50, pp. 19-23.
DUBOIS, J., et alii (1994). Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage,Paris : Larousse, 514 p.
DUMONT, P. (1989). "Français, langues nationales et développement en Afrique Noire francophone",Lengas,26.
FERAL, C. de (1994)."Appropriation du français dans le Sud Cameroun", Langue Française,104, pp. 37-49
FREI, H. (1982). La grammaire des fautes, Paris et Genève : Slaktine Reprints, 317 p.
GREVISSE Maurice (1980). Le bon usage,Paris et Gembloux : Duculot, 1519 p.
GROSS Maurice (1986). Grammaire transformationnelle : 2-/ Syntaxe du nom,Paris : Cantilène, 225 p.
JEANJEAN, C. (1982)."Qu’est-ce que c’est que ça ?", Recherches sur le Français parlé,4, pp. 117-157.
JOLY, A. (1987)."Sur le système de la personne", Essais de systématique énonciative,Lille : P.U, pp. 59—97.
KERBRAT—ORECCHIONI, C. L’Enonciation - De la subjectivité dans le langage,Paris : Armand Colin, 290 p.
KERBRAT—ORECCHIONI, C. (1996). La conversation,Paris : Le Seuil, 92 p.
LAGANE, R. (1963). "On pronom indéfini ou pronom personnel ?", Le Français dans le monde, 21.
LE BEL, E. (1991). "Le statut remarquable d’un pronom inaperçu", La linguistique,27, 2, pp. 90-109.
LE BIDOIS G. et R. (1935). Syntaxe du Français Moderne,(Tome 1), Paris : Auguste Picard, 546 p.
MANESSY, G. (1978). "Observations sur un Corpus de Français Oral recueilli dans le Sud Cameroun", Bulletin du Centre d’études des plurilinguismes (IDERIC), 5.
MANESSY, G. (1994). Le Français en Afrique Noire. Mythes, stratégies, pratiques,Paris : l’Harmattan, 244 p.
MANESSY, G. (1994). "Pratique du Français en Afrique Noire francophone", Langue Française,104, pp. 11-20.
MOIGNET G., (1967). "Le système du Paradigme qui/que/quoi",TRALILI, V, 1, pp. 75-95.
MOIGNET, G. (1973). "Incidence verbale et transitivité", TRALILI,XI, 1, pp. 363-379.
PICHON, E. (1937). "La personne grammaticale dans le français d’aujourd’hui", le Français Moderne,V, pp. 17-32.
PINCHON, J. (1972). "Histoire d’une norme, emploi des pronoms lui, eu, elle(s), en, y", Langue Française,16, pp 74-87.
PINCHON, J. (1986). Morpho-syntaxe du français. Étude de cas,Paris : Hachette, 300 p.
QUEFFÉLEC, Ambroise (1955). "Le Français en Afrique Noire : 1914-1945"in Antoine, G., Martin, R. (eds) Histoire de la langue française 1914-1945Paris : CNRS-Editions, pp. 823-860.
QUEFFÉLEC, A. (1994). "Appropriation, normes et sentiments de la norme chez les enseignants de français en Afrique Centrale", Langue Française, 104, pp. 100-115.
STATI, S. (1979). "Une catégorie de connexions sémantiques : les projections", TRALILI XVII, 1, pp. 196-206.