LES EMPRUNTS DANS DEUX ROMANS DE LITTÉRATURE MAROCAINE DE LANGUE FRANÇAISE :
Une enquête au pays et L’inspecteur Ali de Driss Chraïbi

Ilham Ouazzani
Université de Nice - Sophia Antipolis

Introduction

              À l’instar des pays du Maghreb, la diversité linguistique caractérise la situation des langues au Maroc. La constitution hétérogène de sa population et les différentes étapes historiques qu’a connues le pays ont favorisé la pénétration de courants venus de l’Occident qui se sont affrontés avec la culture indigène. Dans ce contexte plurilingue, le français, langue étrangère développée au Maroc en 1912 par le Protectorat, a pu conserver sa place privilégiée et est arrivé à concurrencer l’arabe même après l’Indépendance.
              La littérature marocaine de langue française se trouve dans une situation paradoxale où tout un groupe social s’exprime dans la langue de l’ancien colonisateur. Cette littérature, de par son nom, conçue à la fois comme une attitude esthétique et un fait social, est prise dans l’engrenage des crises politiques qui ont secoué le Maghreb. L’écrivain, s’exprimant en français en terre d’Afrique, est souvent victime d’une polémique qui constitue un véritable terrorisme intellectuel.
               Cette obsession du politique, du social et du culturel altère et brouille la cohérence interne du roman maghrébin. En effet si nous dépassons le niveau de l’infrastructure de la littérature, nous pouvons découvrir des corrélations significatives entre variables internes et variables externes au roman, notamment entre le social, le culturel et la langue d’écriture. Driss Chraïbi, reconnu par son engagement, son réalisme et sa contestation, illustre bien ces tensions.
              Partant de l’idée que toute langue n’est pas neutre mais que ses usagers la transforment, le travail sur la langue a une importance particulière dans la littérature où son élément constant, la fiction, permet à l’énonciateur une ouverture poétique sur la culture. Cette ouverture se manifeste entre autres, chez Chraïbi, par le foisonnement des mots de la langue maternelle, de l’anglais et de français déformés qui confèrent une certaine spécificité linguistique aux textes.
              Nous avons limité sciemment notre corpus à deux textes de la série des romans policiers qui témoignent du changement de l’écriture adoptée par Chraïbi, et où les mots étrangers atteignent des effectifs très élevés : Le premier paru en 1981, Une enquête au pays1  (E.P.) est l’histoire de deux policiers partis dans un village moyenâgeux du Haut Atlas marocain pour mener une enquête secrète. Le roman met en valeur l’écart entre le mode de vie et les mentalités citadins et ruraux. Le deuxième paru en 1991, L’inspecteur Ali2(I.A.), où l’écrivain Brahim devenu célèbre dans son pays natal par son personnage fictif, l’inspecteur Ali, nous raconte avec ironie le premier séjour de ses beaux-parents écossais chez lui, à El Jadida, et décrit des situations de confrontation de mœurs et de cultures différentes.
              Notre étude se propose de relever les emprunts à la langue maternelle et au français, d’en établir la typologie selon la forme et le niveau d’incidence, de voir le contexte de leur apparition, les moyens de leur insertion dans le texte français et leurs fonctions dans les deux romans retenus. Nous examinerons les occurrences de ces lexies grâce aux possibilités que nous offre le logiciel de traitement statistique des corpus textuels : Hyperbase.3
 

I. Description des mots "étrangers"

              Les éléments étrangers que nous avons relevés chez Chraïbi sont des segments lexicaux (mots et expressions). Les langues d’origine sont essentiellement l’arabe classique ou marocain, le français (quand il s’agit de mots d’origine française qui ont été intégrés au parler marocain) et l’anglais. Outre ces emprunts, les romans contiennent des néologismes, qui ne sont pas nombreux, et que Chraïbi a construits à partir de mots français, généralement des mots valises tels : Frankaouis, insectuels, klebs méditerranéen, restauroutes, touriskes, zéropéens… qui lui servent, à côté des emprunts anglais et français, à la dénonciation de la puissance technologique aliénante de l’Occident et ont une fonction cathartique et humoristique dans le discours romanesque.
              Nous avons choisi de ne pas intégrer les mots anglais et les néologismes à notre corpus qui comprend seulement les emprunts à la langue maternelle et les mots français intégrés au parler marocain, vu le statut de ces deux langues dans le pays d’origine de l’écrivain.
              Le corpus compte 178 vocables ou mots, (un mot correspond à un ensemble de lettres séparé d’autres ensembles de lettres par des blancs) dont 135 mots arabes et 43 français. Ces emprunts sont souvent signalés à l’attention du lecteur par l’un des moyens typographiques qui sont généralement l’italique et les guillemets. Le champ sémantique couvert par les mots et expressions d’origine arabe s’oppose à celui des mots français ou anglais désignant des objets et des notions de la civilisation occidentale.
              La dissémination dans le texte de mots arabes, naturalisés ou non dans le français, en plus de signaler la spécificité du texte marocain sert à montrer la prégnance de réalités socio-culturelles marocaines, et c’est dans ce sens que l’emprunt à l’arabe intervient. L’emprunt ne se fait pas uniquement pour combler des lacunes lexicales du français, mais aussi des lacunes culturelles (gandoura, burnous, hammam, muezzin, tagine, caïd, pacha, marabout)difficiles à décrire en français, et sert à faciliter ces descriptions. Ces emprunts sont des mots techniques désignant certains métiers, ou professions, certaines habitudes, certains mets… Toutefois d’autres items de l’arabe apparaissent dans les romans quoiqu’ils aient des équivalents français : leur fréquence est élevée, et leur contexte d’énonciation montre qu’ils ont dans le discours romanesque, une fonction stylistique plutôt que technique.
              Pour ce qui est des emprunts français ou même anglais, nous pouvons suivre Guilbert (1975, p. 91) en distinguant entre les emprunts dénotatifs et les emprunts connotatifs. Les premiers, selon lui, concernent la désignation de produits ou de concepts ayant été créés dans un pays étranger. L’introduction du terme s’effectue avec le référent "la chose" ; les emprunts proviennent le plus souvent de la langue d’un pays dominant économiquement et scientifiquement. Quant aux seconds, ils ne sont pas dûs à la motivation. Ils émanent d’une volonté d’adaptation à la conception de la société d’accueil sous la contrainte économique et culturelle exercée sur la société par le biais des films, par les contacts touristiques… Ils résultent d’un mimétisme et d’une fascination de l’Occident.
              Selon ces définitions, les emprunts à la langue anglaise émergeant dans E.P.dans le discours du commissaire qui a suivi des stages à l’étranger et qui se sert des "cartes : American express, Visa, Interbank" pour régler ses notes dans "les restaurants de la ville européenne" et les autres emprunts mis dans la bouche de Sophia et de ses parents écossais, du type : duty free, daily express, ginger bread, after shave en plus de ceux qui apparaissent dans le discours narratif, peuvent être classés dans la catégorie des emprunts dénotatifs.
D’autres anglicismes et mots français prononcés par un personnage surnommé Kifech, dans E.P., qui travaille comme portier d’un hôtel en ville, par Saadiya, la femme de ménage d’un couple mixte dans I.A., ou par l’inspecteur Ali sont des emprunts connotatifs du fait que les deux personnages fascinés par l’occident (le cas de Kifech), ou obligés d’employer ces emprunts afin de communiquer avec leur entourage (le cas de Saadiya et de l’inspecteur), essayent, en imitant les étrangers ou les instruits, de s’intégrer dans une classe sociale jugée moderne et cultivée. Donc, en plus de la volonté de nommer le référent occidental, il s’agit d’un côté, d’un désir d’intégration ou de communication. D’un autre côté, ces emprunts reflètent dans les deux romans l’aliénation culturelle et économique à l’Occident.
 

II. Les mots français déformés dans le discours des francophones peu scolarisés

1. Relevé et fréquence

boulitik(1),bousta(1),citidiot (1), chif (26), chimanes di fir (1), cipaça (1), cititat (2), citun (2), coulire (1), coummencement (1), crétinos (1), dakour (1), didans (1), diploumatie (1), diploumatique (1), esplique (1), exotik (1), flagare (1), francès (1), filousoufi (1), ji (1), kestudis (1), lamirikane(s) (2), lasourti (3), léta (2), litranger (1), makina-tomatik (2), msiou (1), nitimii (1), officiyile (2), rigouler (4), rison (2), siou (1), sole (1), tote (1), trové (1), tifais (1), tinibres (1), atomique-tomatique (1).
Total des occurrences des mots français déformés : 75 occurrences.
              Le nombre d’occurrences varie d’un roman à l’autre, c’est dans E.P. qu’il est numériquement le plus important : 69 occurrences contre 6 dans I.A. où ce sont les emprunts anglais qui semblent pallier ce déficit de mots français déformés. Le nombre d’occurrences varie d’un vocable à l’autre, 29 mots apparaissent une seule fois, 7 deux fois, 1 trois fois, 1 autre quatre fois, et 1 autre vingt-six fois. Ces items ont en général une fréquence très faible et la majorité sont des hapax. Si nous comparons leur nombre dans les romans à celui des mots anglais, ils sont assez nombreux surtout qu’ils ne sont pas souvent réutilisés (un seul mot est utilisé 26 fois chif).Si les mêmes mots ne reviennent pas, c’est parce qu’ils sont émis souvent par les mêmes locuteurs, une seule fois, et dans un contexte fictionnel homogène, ce qui favorise leur concentration (cf.Bague, 1998, pp. 34-35). En effet, ils sont groupés dans certains passages, et ont généralement une valeur symbolique qui témoigne de l’état hégémonique de la langue et la culture françaises et du ludisme et subjectivisme du romancier, qui a soumis ces mots, propres à désigner des réalités du monde occidental, à diverses distorsions. Il s’agit du "français de travailleur immigré", c’est-à-dire de mots comme bousta, chimanes di fir, diploumatie, flagareprononcés avec des interférences phonétiques avec l’arabe, que nous étudierons infra ; ces mots reflètent le bilinguisme imparfait des personnages qui ont appris le français "sur le tas". Même pour les mots utilisés plus d’une fois, le retour au contexte de leur émission montre qu’ils sont employés par les mêmes sujets : l’inspecteur et son chef et rarement Kifech qui introduit plus de mots anglais dans son discours. Dans I. Ac’est Brahim qui les emploie une seule fois, dans un contexte ironique "avec (son) meilleur accent de travailleur immigré" (p. 84) pour faire sourire son public.
               Il est possible d’évoquer les rapports existant entre la réalité et le discours littéraire qui la transcende, car même si la fonction du récit n’est pas de mimer le monde réel, Chraïbi souhaite produire des effets réalistes : le recours, en milieu marocain, au code switching est monnaie courante. Dans le milieu citadin, la langue française est conçue comme le symbole de la modernité, un instrument destiné à agir efficacement sur l’interlocuteur : elle vient de l’Occident, le détenteur de la puissance économique et technologique. Elle fonctionne également comme moyen de séduction. Ainsi, voir une catégorie de Marocains utiliser un arabe francisé, n’a donc rien de surprenant. Celui qui maîtrise la langue française a le pouvoir du verbe, il est craint. À cet effet, le recours du chef et de l’inspecteur à la langue française traduit une des réalités observées dans la société marocaine.
               S’exprimer en arabe aussi bien qu’en français serait aussi l’expression d’une aliénation du commissaire, c’est ce que nous comprenons lors ce passage où le personnage se livre à un monologue intérieur :
Allah tout puissant, pria-t-il, plus jamais je ne consommerais de hallouf ni d’alcool (…). En un mot comme en cent, j’appliquerais l’Islam dont je me suis détourné par mégarde. Tiens, écoute je vais te réciter un verset du Coran…Il le récita en effet, remuant furieusement les lèvres. S’il y mêla quelques mots de sabir, ou d’une langue étrangère connue de lui seul, la chose allait de soi. La greffe de la civilisation occidentale n’avait-elle pas pris harmonieusement sur le monde arabo-musulman pour donner l’un des meilleurs fruits hybrides du siècle ?…
               Le métadiscours, dans les deux romans, montre que la langue française fonctionne chez le chef comme un moyen d’exorcisme : chaque fois que la colère de celui-ci atteint son paroxysme, l’inspecteur y a recours pour calmer son supérieur : "il s’adressa à lui en français pensant, à juste titre, que cette langue agirait sur lui efficacement. […] : ? Chif !…Coute-moi tipeu !…Citidiot ski ti fais là chif…Pense ti peu à ta mission officiyile !… Di calme, chif !…". (E.P., p. 35)
               Comme nous pouvons le constater d’après cet exemple, le français de l’inspecteur se caractérise par des distorsions phonétiques et orthographiques à cause des interférences avec la langue maternelle ; au contraire de celui de son chef qui maîtrise parfaitement la langue française, mais dont le lexique présente certaines particularités propres à l’oral, surtout pendant ses crises de colère.
 

2. Les interférences phonologiques

               La liste des mots français déformés reflète les différences importantes qui existent entre deux systèmes comme l’arabe et le français, l’élément emprunté ne reste pas toujours fidèle aux traits qu’on lui reconnaît dans la langue source ce qui entraîne des modifications aux niveaux phonologique, morphologique et syntaxique. En effet, l’arabe moderne ne contient que trois voyelles alors qu’en français il y en a seize et le système français est plus complet au niveau des consonnes d’avant alors que l’arabe n’a que la bilabiale sonore [b]. Par ailleurs, là où l’arabe possède une demi-douzaine de phonèmes postérieurs ou vélaires /k/, le français est beaucoup plus pauvre en consonnes post-palatales. Les mots français relevés des romans présentent certaines déviances à différents niveaux :

a) Le vocalisme : le déficit phonique est compensé par la substitution d’un phonème voisin.
- Les phonèmes :[e] et [E] qui n’existent pas en arabe sont rendus par [i] :[SEf] Ø chif, [sEtidjo] Ø citidiot, [sEtyn] Ø citun, [tenEbr] Ø tinibre,[denOmad] Ø dinomad, [ratrape]  Ø ratrapi,[rEzO&]  Ø rison, [lasyrte] Ø lasourti …
- [o] [O] sont souvent rendus par [u] :[kOlEr] Ø coulir, [diplOmasi] Ø diploumatie, [rigOle]  Ø rigouler, [dakOr] Ø dakour, [filOzOfi] Ø philousoufie …
- Le [i] remplace le [ê] :[S“´‘mE&d“´‘fEr] Ø chimanes di fir, [d´dA&] Ø didans, [tyl´ty] Ø tilitu, [s (ê)kêtydi] Ø skitidi, [n´t“´‘mE] Ø nitimi …
- L’absence de la nasalisation en arabe génère des voyelles orales : [S´mE&] Ø chimanes, [amerikE&] Ø lamiricane, [oka] / [A&tuka] Ø ouka.

b) Le consonantisme : au niveau des bilabiales, l’arabe méconnaît l’opposition sourde / sonore puisque son système phonologique ne comporte que la sonore [b], il en résulte dans notre corpus romanesque des items comme : boulitiqueau lieu de politique, boustaau lieu de poste.

c) La syllabation : Il devient difficile pour l’inspecteur de saisir toutes les syllabes d’une langue étrangère dans laquelle la place des accents est différente de ce qu’elle est dans la langue maternelle. Le français a un caractère oxytonique, c’est-à-dire que l’accent aigu porte toujours sur la dernière syllabe, à moins d’une intention précise. Or, en arabe quand le mot commence par une voyelle, celle-ci est précédée d’un coup de glotte qui accentue l’articulation. Ainsi, l’inspecteur n’arrive-t-il pas à percevoir la voyelle initiale des mots français. D’où les aphérèses : coute pour écoute, tomatique pour automatique. Cette chute de syllabe se produit également à l’intérieur quand le mot est composé ou quand il est long : ouka—> en toutcasou au cas, ti peu—> un petit peu.

III. Le français régional et l’emprunt à l’arabe

               Le nombre des arabismes varie d’un roman à l’autre : de 265 mots dans E.P. on passe à 87 dans I.A.Les emprunts concernent essentiellement le lexique, parce que c’est le domaine d’où il est facile le plus d’emprunter. Les nominaux sont majoritaires, ceux-ci sont facilement déplaçables en dehors de la langue d’origine : le nom est autonome et représente une notion généralement simple. Il est porteur de marques identitaires et sert à décrire des réalités concrètes propres à une culture, alors que l’adjectif relève beaucoup de la mentalité et des jugements des hommes, et n’est pas utilisable seul. Le verbe se révèle également réfractaire à l’emprunt : nous avons sur les 352 mots et expressions d’origine arabe, 6 verbes seulement (yallah"allons-y", lbiiiii"à vendre", koul"manges!", souwwab"fais!", tfaddalqui veut dire dans ce contexte "manges!" tji "tu viens"), un seul adverbe wakhkha"oui", et une seule interjection wili. Les structures phrastiques sont peu fréquentes. Il y a 9 occurrences puisées dans le fond des stéréotypes et adages pratiqués en communication courante dans la langue maternelle et par lesquels le texte s’ouvre sur son environnement culturel.
               Par ailleurs, plus de la moitié des vocables sont lexicalisés (37 sur les 51 mots arabes). Ceux qui ne sont pas lexicalisés comme : foundouk :hôtel, hallouf :cochon, lberrad :théière, tji : tu viens… ont des équivalents en français, alors que d’autres n’en ont pas, tels gnaoua, mima, achourfa, bendir…
Il est possible de classer les emprunts en deux catégories : Les emprunts techniques et les emprunts stylistiques. Selon Pierre Guiraud (1971, pp. 7?8), les premiers dénotent un référent étranger du fait que ce référent n’a pas d’équivalent dans la culture indigène. Les titres sociaux, les noms des mets, des vêtements, les mots religieux sont à classer dans cette catégorie. Les seconds désignent des référents existant dans la culture indigène mais auxquels un nom étranger donne une valeur ou une connotation étrangère. Ces derniers réactualisent, en effet, un ensemble de données culturelles de sorte qu’elles échappent à toute réduction dans la langue française, et ne peuvent que lui rester juxtaposées : c’est le cas des mots : mektoub"destin", karam"générosité" lalla"madame" (titre employé au Maroc pour montrer son respect aux femmes d’un certain âge), khoua"mon frère" (en Islam, la vie en communauté considère que tous les Musulmans sont des frères).
               Le parler maternel apparaît davantage dans le langage des personnages modestes, analphabètes et qui n’ont pas de pouvoir comme les membres de la tribu des Aït Yafelman, l’inspecteur dans E.P., le boucher, la bonne, le chauffeur et les enfants de Brahim dans I.A. La distribution du vocabulaire d’origine arabe s’établit selon l’image que doit refléter chaque personnage, le lexique sert d’indice, il renseigne sur le niveau culturel et social des différents personnages. Les mots et expressions arabes ayant trait au Coran, aux prophètes et aux lieux saints sont attribués à l’inspecteur qui s’en sert pour mystifier les membres des Aït Yafelman qui, de par leurs caractéristiques socio-culturelles, adhèrent fortement aux valeurs religieuses. D’ailleurs les mots qui reviennent dans leur discours dénotent une mentalité imprégnée du fait religieux. Par contre les mots grossiers abondent dans le langage du commissaire. Là encore le roman mime le réel, il est en effet courant d’entendre des policiers employer un vocabulaire grossier, comme ladin mouk, ladin babek, lahmar lakhour alors qu’un hadj ou un vieux puise son lexique souvent du registre de la religion.
                Les mots d’origine arabe jouissent d’un effectif élevé, mais ceux du français régional sont plus fréquents. Les hapax sont peu nombreux et sont souvent des mots français déformés intégrés au parler marocain. Le mot hajjaatteint 131 occurrences, et les autres ont une fréquence qui varie de 2 à 13 pour djebel(s).Ces items qui témoignent de réalités culturelles spécifiques renvoient dans le discours romanesque à des mots d’usage fréquent par différents énonciateurs : les membres de la tribu des Aït Yafelman, l’inspecteur, l’auteur-narrateur, Saadiya et le chauffeur. Leur utilisation est par conséquent dispersée dans les deux romans.
 

Conclusion

               La dissémination dans le texte de mots arabes plus ou moins naturalisés dans le français, et de mots français intégrés au parler marocain, signalent la spécificité marocaine, et signifient l’irréductibilité de la réalité décrite à la langue d’écriture.
                Ces mots qui se concentrent dans les passages dialogués, confèrent aux discours des personnages un caractère idiomatique qui se veut mimétique du réel. Tous, attribués à des personnages, par-delà l’effet d’exotisme qu’ils produisent, participent à la stratégie textuelle d’exhibition d’une affiliation linguistique et civilisationnelle. Une fois que le roman décroche de l’esthétique réaliste, ces emprunts ne comptent plus comme tels, ils s’intègrent au système linguistique que l’écrivain utilise souvent, le premier emploi d’un mot étranger est accompagné d’une note infra-paginale ou d’une note explicative, et toutes ces références disparaissent quand le même mot est réutilisé et le propos dépasse le fait de signaler une particularité idiomatique ou une caractéristique culturelle, il vise la construction d’un univers socio-esthétique.
                Les contaminations d’une langue par l’autre sont productrices d’effets esthétiques : ils fonctionnent métaphoriquement dans le système français, et créent un jeu de décalage et de détournement de sens qui surcode la langue dominante, la soumettant à un va-et-vient incessant entre les deux langues, conduisant le lecteur à évoluer entre les mots étrangers. Par une telle démarche, la bilangue transgresse le système linguistique français et crée au lieu d’un texte exotique par son référent, un texte français à coloration exotique.
 
 

Bibliographie

BAGUE J-M. (1998). "Utilisation de mots étrangers dans un roman ouest africain de langue 
               française", dans Le Français en Afrique ? Recueil d’études offert  en  hommage  à 
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BOUKOUS A. (1995). Société, langues et culture. Enjeux symboliques,série : essais et études 
               n°8, Publication de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Rabat.
CANUT C. (1992). "Interférences linguistiques et substrat dans l’œuvre littéraire africaine, 
               l’exemple de Massa Makan Diabate", dans Bulletin du réseau observatoire du français
            contemporainen Afrique noire,9, Paris : Didier-Érudition, pp. 265 - 277.
CHRAÏBI D. (1981). Une enquête au pays,Paris : Seuil.
                      (1991). L’inspecteur Ali,Paris : Denoël.
DEPECKER L. (1990). Les mots de la francophonie,Paris : Belin.
Collectif. (1985). Du bilinguisme,Paris : Denoël.
GUILBERT L. (1975). La créativité lexicale,Paris : Larousse.
GUIRAUD P. (1971). Les mots étrangers,Paris : P.U.F.

Inventaire lexical des marocanismes

achourfa (de l’arabe) n.m.pl.1. Titre social désignant les personnes nobles qui descendent du prophète. 2. Grandeur des qualités morales, noblesse d’âme, de caractère, d’esprit : "pense à ton standing, chef achourfa wal karam, comme on disait du temps des califes : “La noblesse et la dignité humaine“" E.P.,p. 164.
baraka (de l’arabe) n.f.1. Bénédiction. 2. Chance : "Ils occuperont notre pays et remettront tout en ordre. Ce sera l’abondance, le plein emploi, la baraka" I.A.,p. 54.
bendir (de l’arabe marocain) n.m. Instrument à percussion constitué d’une peau tendue sur cadre circulaire : "Et puis ce même rêve me réveilla. S’estompait le concert du bendir et du tambour, des claquettes." I.A.,p. 138.
bled (de l’arabe) n.m. Du sens de "pays", "ville", conféré par l’arabe bilad.Au Maroc on dit : "je vais au bled" sans nuance péjorative le plus souvent, alors que le langage familier s’est approprié bledpour désigner un village moyenâgeux ou une localité isolée. "Oui, monsieur ! Pas la peine de me regarder comme un paysan du bled." I.A., p. 162.
caïd (de l’arabe) n.m. Chef militaire. "Ce que j’ai erré depuis le caïd de mon village natal jusqu’au chef de service à la municipalité, en passant par les policiers, les portiers, le garçon de café qui connaissait untel, etc." I.A.,p. 54.
calife (de l’arabe) n.m. Chef suprême de la communauté islamique, après la mort du prophète Mohamed "Tu es un homme de paix […], de parole et d’honneur. […] un homme de bien comme le calife Ali des temps anciens et un homme d’honneur comme le prophète !" E.P.,p. 70.
charmoula (de l’arabe marocain) n.f.Cuisine. Sauce à base de piment rouge fort, d’épices et d’herbes servant à accommoder certains mets à goût relevé : "Le filet de bœuf avait été découpé en dés presque égaux, avait mariné toute la matinée dans la charmoula : cumin frais, ail et coriendre hachés, une pincée de sel et une autre de poivre gris, quelques gouttes d’huile d’argane." I.A.,p.54.
cheikh (de l’arabe, sens propre : vieillard) ; n.m.1/ Chef de tribu arabe. 2/ titre donné à tout musulman respectable par son âge, sa fonction : "Des cheikhs de l’Islam, des marabouts, des caïds, certes ; mais l’Histoire n’avait retenu aucun nom de policier arabe." E.P.,p. 160.
chouïa (de l’arabe) n.m.Petite quantité, un petit peu : "Il se mit à rouler le couscous lui aussi, comme une femme et avec ardeur, réclamant parfois un petit chouïa de la mixture d’eau salée et de beurre fondu […]." E.P.,p. 195.
derb (de l’arabe) n.m. Ruelle étroite formant souvent impasse dans la médina, partie ancienne de la ville, par opposition aux quartiers récents de la ville nouvelle construits à l’européenne : " …par essaims étirés le long de la ville, de l’avenue Mohamed-V au derb Twil dans l’ancienne médina" I.A.,p. 45.
djebel (de l’arabe) n.m. Montagne : "Le sentier qui montait vers le djebel lui semblait descendre vers le passé." E.P.,p. 38.
djellaba (de l’arabe) n.f.Robe longue à capuchon : "…légère et vive, elle entra dans la maison, engoncée dans son caftan, la djellaba par-dessus, un voile noir au niveau de ses yeux." I.A., p. 23.
djihad (de l’arabe) n.m.Guerre sainte que tout Musulman doit accomplir pour défendre ou, éventuellement, étendre le domaine de l’Islam : "Vous y croyez, vous, à la nation arabe et au djihad? Vous me donnez combien pour vous tirer de cette merde où vous vous êtes mis?" I.A.,p. 96.
djinn (de l’arabe) n.m.Dans les croyances musulmanes, esprit bienfaisant ou démon : "Le chef a dit comme ça, Hajja qu’un djinn a fait sauter cette nuit les boutons de son costume pour les transformer en bracelets autour de tes poignets." E.P.,p. 92.
douar (de l’arabe) n.m. Division administrative rurale : "… je la répudie dès demain incha Allah, je la renvoie à son douar d’origine… à moins que celui-ci n’ait été acheté par le Klebs Méditerranée et aménagé exotik pour les touriskes?" E.P.,p. 178.
fellagha (de l’arabe) n.m.Partisan algérien ou tunisien soulevé contre l’autorité française pour obtenir l’indépendance de son pays.
fellah (de l’arabe) n.m. Paysan : "Luxe, calme et immobilisme. Modernisme du XXIe siècle. À aucun moment, jamais, je n’avais aperçu le moindre village, le moindre taudis, pas même un fellah ou un âne." I.A.,p. 155.
flous (de l’arabe) n.m. Argent : "Pas de conscience professionnelle, rien que le flous qu’on pique à droite et à gauche." I.A.,p. 53.
foundouk (de l’arabe) ; n.m. Petit hôtel populaire situé généralement dans la médina et les quartiers pauvres de la ville : "Je pris une semaine de congé. […] J’entrais comme dans un restaurant, dormais comme dans hôtel, sortais comme d’un foundouk." E.P., p. 61.
gandoura (du berbère : [qandur]) n.f. Tunique portée sous le burnous ou la djellaba, en Afrique du nord "Il (l’inspecteur Ali) tenait négligemment sous le bras son costume de civilisé, roulé en boule autour de ses chaussures et, babouches aux pieds, drapé dans une gandoura de sahraoui, il avait fière allure."
ghasoul (de l’arabe marocain) n.m.Argile cosmétique que les femmes mettent pendant le bain sur les cheveux et la peau : "Elle vient de se faire un shampoing avec du ghasoul, et un masque de beauté par la même occasion. Le ghasoul est une sorte d‘argile de chez-nous." I.A.,p. 138.
gnaoua (de l’arabe marocain) n.m. Musique. Groupe de musique traditionnel dont les chants consistent en des louanges de Dieu : "Cinq gnaoua heureux de vivre et de chanter la vie. Tout noirs, vêtus de cotonnade rouge et verte, pirouettent accroupis sur leur talons, puis bondissant en l’air, tournant, dansant pieds nus…" I.A., p. 131.
hadith (de l’arabe) n.m. 1. Conversation, récit. 2. Recueil des actes et des paroles du prophète Mohamed et de ses compagnons à propos de commentaires du Coran ou de règles de conduite : "Je te rappelle si tu es musulman, qu’un Hadith du Prophète fait obligation aux croyants de régler leurs dettes." I.A., p. 162.
hadj (de l’arabe) n.m.Titre que prend tout musulman qui a effectué le hadj, le pèlerinage à la mecque.
hallouf (de l’arabe marocain) n.m.cochon. Connote en plus l’interdiction de cette viande en Islam. "J’irais l’an prochain en pèlerinage à la Mecque. Je ferais désormais mes cinq prières quotidiennes et plus jamais je ne consommerais de hallouf ni d’alcool." E.P.p. 155.
hammam (de l’arabe) n.m.Établissement public où l’on prend des bains de vapeur : bain maure. "Ici dans ce sale bled bouillant comme un hammam" E.P., p. 166.
hargma (de l’arabe marocain) n.m. Plat de résistance populaire préparé à base de pieds de mouton et de pois chiches : "La noblesse du fauteuil détermine la dignité humaine de celui qui est assis dessus, aussi sûrement qu’un mets succulent comme la hargma ou la mhencha provoquent la dignité du ventre." E.P.,p. 164.
henné (de l’arabe : hinna) n.m. Poudre colorante utilisée pour la teinture des cheveux et des doigts : "Ses pieds sont nus teints au henné." I.A.,p. 127.
kohol (de l’arabe) n.m. Fard noirâtre utilisé pour le maquillage des yeux.
maboul, (e) (de l’arabe) adj. et n. Fou. "C’est des fous ou des mabouls ou des cinglés […]" E.P.,p. 42.
mamma (de l’arabe marocain. Le mot est dérivé de [umi] de l’arabe classique) n.f. Diminutif à valeur affective. Il est chargé d’une connotation positive mettant en relief le caractère unique de la mère parce qu’elle est source d’un amour sans limite pour sa progéniture. "Il la salua avec respect, lui embrassa les mains selon la tradition anti-œdipienne, l’appela “Petite mère“, “Mamma“." E.P.p. 132.
mektoub (de l’arabe) n.m. et adj. Destin, ce que l’on ne peut prévoir ni maîtriser. "C’était écrit ! Mektoub ! Le commandant Filagare n’y pouvait rien, c’était le destin." E.P.,p. 77.
minaret (du turc) n.m. Tour d’une mosquée, du haut de laquelle le muezzin fait les cinq appels à la prière quotidienne : "Une oreille couchée, l’autre dressée vers le ciel comme un minaret, l’âne ne bougea pas." E.P.p. 88.
muezzin (de l’arabe) n.m. Fonctionnaire religieux musulman chargé d’appeler du haut du minaret de la mosquée aux cinq prières quotidiennes de l’islam : "…retentissait la voix du muezzin aux quatre horizons." I.A.,p. 173.
nays (de l’arabe) n.m. Flûte-roseau : "Du levant au couchant, les nays modulaient le cantique des morts tandis que les tambours battaient, scandaient, intercédaient demandant de leurs voix graves le pardon de Dieu et des hommes." E.P.,p. 201.
nouba (de l’arabe) n.f. Fête : "C’est rien que la nouba qui se prépare pour ce soir…" E.P.,p.198.
ould (de l’arabe) ; n.m. et adj.1. Enfant de sexe masculin. 2. Personne du sexe masculin considérée par rapport à son père, à son ascendance, à ses origines sociales.
pacha (du turc) n.m. 1. Titre honorifique attaché à de hautes fonctions, et notamment à celle de gouverneur de province, dans l’Empire ottoman. 2. Mener une vie de pacha: une vie sans soucis, dans l’abondance : "…le chauffeur revient sur ses pas, fonce et trouve le pacha sur le bord de la route…" I.A.,p. 128.
ras el hanout (de l’arabe marocain) n.m.Poudre de goût fort constituée d’un mélange d’épices.
salamalecs (de l’arabe : salam ´alaïk, paix sur toi [formule de politesse]). n.m.pl.Fam. Révérences, politesse exagérée : "Le P.D.G. des Saudi Press Inc. le reçoit avec des salamalecs, environné de visiotéléphones, de mini-ordinateurs et autres bonnes choses de la vie made in Japan." I.A.,p. 209.
skenjbir (de l’arabe marocain) n.m. Gingembre, épice utilisée fréquemment dans la cuisine marocaine : "Du mouton aux olives et aux dattes. Avec du gingembre. Skenjbir." E.P.,p. 70.
sidi (de l’arabe) adj.m.Littéralement "mon seigneur". Mot qui précède le nom ou prénom d’une personne socialement ou intellectuellement supérieure : "Zid a sidi ! Sir ! Avance, monsieur." I.A., p. 90.
siniya (de l’arabe marocain) n.f.Plateau. Support plat et rigide de différentes formes qui sert à transporter la vaisselle, des aliments. Au Maghreb, il est souvent en argent avec des gravures et sert surtout à présenter le thé.
smen (de l’arabe marocain) n.m. Beurre naturel cuit et salé qui peut se conserver longtemps sans se détériorer : "le réfrigérateur avait été dégivré, vidé de son contenu marocain comme le smen ou le khlii, que remplaçaient à présent de bonnes victuailles aseptisées." I.A.,p. 103.
souk (de l’arabe) n.m.1. Marché. 2/ Désordre : "Un seul tapis de haute laine et quelques tentures du moyen Atlas que j’avais âprement marchandées au souk à la criée ;" I.A.,p. 58.
sourate (de l’arabe) n.f. Chacun des chapitres du Coran : "…écoutez cette voix. Regardez là. C’est la sourate de la lumière. Tout est lumière, hormis nos certitudes." I.A.,p. 218.
tagine (de l’arabe) n.m.1. plat marocain fait de morceaux de viandes ou de légumes cuits à l’étouffée avec oignons et épices. 2. Récipient en terre dans lequel est cuit le mets du même nom, formé d’un plat épais muni d’un couvercle conique : "C’était un tagine de pacha ! Il a duré ce qu’il a duré, mais toutes choses ont leur fin en ce monde." E.P., p. 91.
tchamir (de l’arabe marocain) n.m. Vêtement traditionnel large et long porté par les hommes : "Je ne portais en tout et pour tout ce jour là qu’un slip et un tchamir, cette longue chemise en soie blanche qu’affectionnent les émirs du Golfe. Aux pieds des babouches." I.A.,p. 34.
triq (de l’arabe) n.m.Route, chemin : "… comme on le fait à triq Marrakech pour ne pas attraper la gale ou pour conjurer le sort." I.A.,p. 170.
twil (de l’arabe) adj. m.Adjectif qui sert à qualifier quelque chose de long ou une personne de grande taille : "… de l’avenue Mohammed-V au derb Twil dans l’ancienne médina, des abeilles butinaient le miel chaud des gâteaux chauds, aux étalages des marchands ambulants." I.A.,p. 45.
wallah (de l’arabe) Interj.Juron, littéralement par Dieu. L’expression fonctionne comme un serment garantissant l’authenticité d’une affirmation quelconque : "Ji pense ehn dialecte de chez-nous, mais ji trové machine à écrire qui tape tote sole en francès. Wallah !" I.A., p. 84.



1Une enquête au pays, Paris : Seuil, 1981
2L’inspecteur Ali, Paris : Denoël, 1991.
3Étienne Brunet, Hyperbase, version 3.1 Mac et PC.