SUJET Ø ET CONJUGAISON OBJECTIVE EN FRANÇAIS D’ABIDJAN Katja Ploog, ERSSAB / Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3
1. Situation sociolinguistique à AbidjanLa ville d’Abidjan se compose aujourd’hui de plus de quatre-vingt ethnies ivoiriennes et étrangères ; elle s’est muée de village lagunaire en métropole millionnaire en moins de quarante ans grâce à une immigration intense. Si le brassage ethnique a nécessité un parler véhiculaire, la compétition urbaine a joué en faveur du français. Depuis la fin des années 1960, les linguistes investis sur le terrain abidjanais affirment l’existence d’un continuum linguistique allant du français standard aux langues africaines. L’acquisition du français restait tout d’abord un impératif économique pour grand nombre d’adultes peu ou pas lettrés dont la maîtrise de cette L2 demeurait variable ; le terme de français populaire d’Abidjan(FPA) s’est alors imposé pour désigner ce"dénominateur commun"pratiqué par les masses urbaines abidjanaises, décrit soit comme pidgin, soit comme parler pré-créole.En présence d’une natalité forte, les citadins natifs constituent désormais la majorité de la population. La plus jeune génération de natifs semble acquérir le "français" (abidjanais) avant la langue ethnique, parfois il reste leur langue unique. Face à une scolarisation stagnante, voire en régression, l’hypothèse d’une stabilisation du FPA comme variété originale s’impose, tout comme le parallèle avec les langues créoles : le continuum des années 1990 n’est plus franco-africain, mais franco-français : c’est dans ce cadre que s’insère l’abidjanais. 2. Approche2.1. L’analyse linguistique de la variété basilectale, exclusivement orale, n’en est à peine à ses balbutiements, en partie à cause de la difficulté même de recueillir un corpus en situation de continuum : l’enquête place des locuteurs légitimes (dans leur quotidien) en position illégitime à travers l’introduction du français acrolectal — ce qui se reflète inévitablement dans la diversité des formes dès lors que l’on multiplie les situations de parole recueillies. En somme, les locuteurs sont conscients de l’implication sociale de leur usage vernaculaire et de son écart par rapport à une variété prestigieuse, variété dont les contours demeurent souvent imaginaires pour les locuteurs.2.2. Les analyses que nous allons présenter
sont fondées sur le décompte systématique d’un corpus
de plus de 9900 unités propositionnelles; les situations de parole
sous-jacentes à ce corpus sont très variées; nous
avons enregistré des locuteurs pendant des interactions entre pairs,
procédé à des interviews, et recueilli des récits
de toutes sortes auprès d’une population d’enfants de la rue à
Abidjan. Il s’agit donc de locuteurs jeunes, entre 8 et 16 ans, avec des
parcours scolaires variables, presque tous ont grandi à Abidjan.
3. Définitions3.1. Notre observable est constituée par une construction particulière du premier actant, qui est celle du sujet Ø. Nous réserverons à sujetune signification purement morphosyntaxique, comme étant proportionnel à l’indice que porte le verbe, qui lui est imposé par l’actant qui se trouve sur sa gauche. C’est le premier actant dominé par le prédicat qui a vocation à devenir sujet dans la structure syntagmatique - mais uniquement là où l’indice verbal coréfère à cette position syntaxique, l’actant occupant celle-ci peut être considéré comme sujet. Les constructions à détachement (dislocations) sont exclues de nos considérations. Les catégories de formes susceptibles d’occuper la position sujet sont constituées par les items lexicaux, les éléments pronominaux, et la marque Ø : nous allons montrer que l’expression obligatoire de cette position en français dès la création d’un temps verbal fini est remise en cause en abidjanais.3.2. Le sujet Ø peut se paraphraser comme l’absence du premier actant interprétable; absence signifiant qu’aucun constituant des deux premières catégories mentionnées n’occupe la position qui lui est réservée en tant que sujet, interprétable s’entendant dans un sens grammatical, c’est-à-dire que le verbe est accordé à un actant "fantôme". Il s’agit donc d’un cas radicalement différent de celui du sujet à valeur nulle, généralement rapproché de l’impersonnel : dans les séquences comme il reste des gâteaux, il n’y a pas accord entre ilet l’actant postposé, ilapparaît comme une marque minimale (d’un sujet grammatical diraient certains), sans référent et invariable. Qu’est-ce qui nous permet de poser la valeur Ø comme marquesimilaire aux autres types de sujets ? Au niveau syntaxique, l’absence d’un actant peut recevoir trois interprétations distinctes : non-construction, effacement, ou présence sans réalisation phonétique. La non-construction est exclue dans la mesure où le verbe est accordé à cette position, elle n’est donc pas vide. La position est disponible et la marque Ø fait partie du paradigme des marques exprimant le sujet. Rien n’empêche en effet de supposer qu’elle ait été vidée, ce qui ne renseigne cependant en rien sur le pourquoi ni le comment. Nous allons décrire dans un premier temps les différents contextes du sujet Ø que nous avons pu dégager en abidjanais, avant de proposer une analyse morphosyntaxique de cette structure pour l’un des contextes possibles, pour montrer ensuite qu’il s’agit à la fois d’une restructuration de la morphologie verbale toute entière, qui demeure par ailleurs motivée du point de vue sémantique. 4. Le sujet Ø dans son contexteUn premier cas de figure de sujet Ø est constitué par les impératifs"conventionnels", conformes à ceux du français : nous écartons cette structure de nos considérations car il s’agit d’une modalité verbale particulière qui régit une réduction du paradigme d’accord, autant au niveau du temps qu’à celui des personnes. Nous laissons également de côté les prédicats spéciaux [fo], falloir, et [naka], n’avoir qu’à, expressions très productives remplaçant (entre autres) l’impératif dans de nombreux cas, le premier de manière directe, le second plutôt indirecte. Les cas étudiés ci-dessous se limitent à ceux où tous les référents personnels du premier actant sont susceptibles d’être marqués Ø, personnes et non-personnes au sens de Benveniste, singuliers comme pluriels.4.1. L’attestation de séries verbales telles qu’elles existent dans de nombreuses langues négro-africaines a pu constituer un argument de changement linguistique. On peut définir la série verbale comme l’enchaînement direct deux formes verbales symétriques, qui se réfèrent à un seul et même référent nominal : LUI-LUI-sj VENIR-prés-sg loc-MOI LUI-sj prosp-PRENDRE Ø DONNER ÇA-obj dest-QUELQU’UN Lui, il m’attaque, il va prendre (le ballon), [il] va donner ça (=le ballon) à quelqu’un d’autre (C08Y:V.14/019) Un cas de série au sens large est constitué par l’enchaînement de verbes qui sont suivis d’un constituant régi : EUX-sj pl-perf-DIRE ENFANT-poss3 sg-perf-PARTIR loc-ÉCOLE Ø VENIR-sg-perf Ils ont dit : son enfant est parti à l’école [il] est (re)venu (B33X:IV.10/033) 4.2. Un autre dixième des sujets Ø se trouve dans un environnement syntaxique d’enchâssement, complétive ou subordonnée, ce qui invite à rapprocher ces cas des séries verbales. Le plus souvent, l’enchâssement est cumulé avec la présence adjacente d’un terme introducteur, [k1, mEnA$, sa, kA$] parmi les plus fréquents, enchaîné sur le verbe dans la moitié des cas : poss1-COUSIN QUAND Ø ÊTRE-passé loc-CM2 LUI-sj MOI-obj DIRE-passé ÇA-obj Mon cousin, quand [il] était au CM2, il me disait ça (C09X:VI.18/075) appel-José (bis) MOI-sj DIRE-prés-sg-comp SI [LUI-sj]/Ø MOI-obj COURIR-prés-sg coord [LUI-sj]/Ø MOI-obj LAISSER-pres-sg ÇA-sj ÊTRE-BON-prés-sg-nég José ! José ! Je dis que s’[il] me court après et qu’[il] me lâche après, c’est pas bon ! (C09X:VI.06/042) 4.3. On constate une recrudescence de sujets Ø sans équivoque phonétique possible lorsque l’entité référentielle est un argument inanimé, ou, pour le moins,"non-doué-de-raison"; dans l’exemple, il s’agit d’une confusion de t-shirt : MOI-sj 1sg-perf-VOIR ÇA-obj VERT-them Ø ÊTRE-3sg-prés poss-Med-Alain Oh, j’ai vu ça vert (je croyais qu’il était vert) ; [c’] est celui de M.ed-Alain (C17Z:VI.09/070) Ø ÊTRE-sg-prés VRAI comp-OU NON [C’] Est vrai ou non ? (C09X:VI.17/119) COMME Ø FAIRE-passé NOIR LUI-sj sg-perf-VOIR det-DEUX-PHARES-obj Comme [il] faisait nuit, il a vu les deux phares (B37Z:II.03/002) 4.4. C’est un autre cas qui réunit le plus grand nombre de sujets Ø (près de 40%) : la présence de tout autre clitique préverbal que celui du sujet entraîne de façon privilégiée un sujet Ø : CE-ÊTRE-passé BAKROMAN TOUJOURS Ø MOI-obj DOUBLER-passé C’était un enfant de la rue, [il] m’a toujours trompé (C06Y:IV.07/077) 9. a:mwE$ ( napafyme / lëpëti / ilEpëti / napafyme AU-MOINS Ø nég-sg-perf-nég FUMER det-PETIT LUI-sj ÊTRE-sg-prés PETIT Ø nég-sg-perf-nég FUMER Au moins, [il] n’a pas fumé, le petit ; il est petit ; il n’a pas fumé (C15:VI.06/070) 4.5. La valeur référentielle de la marque Ø demeure pleinement récupérable à travers co- ou contexte. Nous nous joignons aux conclusions de Lambrecht & Lemoine (1994) qui constatent que l’actualisation d’un actant Ø est supérieure à celle d’un pronom, qui est elle-même supérieure à celle d’un élément lexical. Autrement dit, la marque Ø est proportionnelle à une activation maximale du référent de discours. S’il n’est pas impossible que le continuum interfère - puisqu’il est potentiellement omniprésent - sur l’image que nous nous faisons du sujet Ø en abidjanais, l’influence du continuum jouerait en situation d’enquête en faveur de formes plus proches du français standard, selon les situations de parole ; à l’inverse, l’on peut donc supposer que la proportion de sujets Ø est en réalité plus élevée encore que dans notre corpus. Le premier inventaire révèle que les facteurs sont phonétiques, morphologiques, syntaxiques ou sémantiques ; dans plus de la moitié des occurrences, il s’agit d’une combinaison d’au moins deux de ces facteurs : MOI-MOI-sj CONNAÎTRE-passé-nég LÀ-BAS POUR-ÇA Ø MOI-obj perf-sg-DIRE comp-VENIR POUR-ÇA-comp Ø MOI-obj perf-sg-DONNER HABIT-pl-obj Je ne savais pas où c’était, c’est pour sa que [il] m’a dit de venir, que [il] m’a donné des habits (C12X:I.02/005) 5. Approche morphosyntaxique du sujet Ø5.1. La relation entre sujet Ø et objet clitique préverbal se subdivise au moins en celle entre sujet et objet en général, et en celle entre différents types de sujets et différents types d’objets, ce qui se pose subsidiairement comme le rapport entre différents types de constituants. Nous désignons comme clitiques des éléments atones dont la réalisation s’appuie sur un constituant tonique. Ce qui est moins crucial pour les constituants objets dans la mesure où la position (pré/postverbale) est univoque, nous conduit à postuler l’existence de deux positions d’accueil de nature distincte pour la fonction de sujet - ce qui distingue alors fondamentalement le sujet clitique du sujet nominal. C’est par ailleurs la nature faible du clitique même qui génère l’ambiguïté entre un sujet Ø et un sujet clitique.Pour l’expression simultanée de deux actants régis par le verbe, toutes les combinaisons semblent possibles. En présence d’un objet nomina,postverbal, tous les types de sujets sont attestés : def-ANANGO-sj APPELER-prés def-LOUBARD-obj L’Anango appelle le loubard (B35X:IV.09/035) 12. izO$mi ( drOgakotedëmwa EUX-pl-sj pl-perf-METTRE DROGUE-indef-obj À-CÔTÉ-DE-MOI Ils ont mis de la drogue à côté de moi (B31Z:I.21/090) 13. nO$:: / EJamEpatiovilaJ NON Ø 1sg-perf JAMAIS PARTIR-pp loc-VILLAGE Non ; je ne suis jamais allé dans mon village (natal) (B44Y:II.01/18) MOUSTIQUE-pl-def-sj MOI-obj GÊNER-passé Les moustiques me gênaient (B33X:I.28/06) 15. ElnuzE$syltetuJu: ELLE-sj NOUS-obj INSULTER-passé TOUJOURS Elle nous insultait toujours (B47Z:II.06/092) 16. wi / si / mEmO$mi: ( mO$fepaseosebedØ (donc tu recommences l’école à zéro ?) OUI SI MAIS Ø MOI-obj pl-perf-METTRE Ø MOI-obj pl-perf-FAIRE PASSER loc-CP2 Si, [ils] m’ont mis- [ils] m’ont fait passer en CP2 (B49Z:I.22/066) - COMMENT det-FILLE(i) ELLE-sj(i) sg-perf-FAIRE comp-SORTIR - COMMENT det-FILLE LE-obj(i)sg-perf-FAIRE comp-SORTIR(i) - COMMENT det-FILLE-det FAIRE-sg-prés comp-SORTIR Comment la fille (cendrillon) a fait pour sortir ? (B46Y:IV.10/005) Le caractère non standard avéré de l’abidjanais empêche d’interpréter les occurrences en termes d’attente ou de probabilité par rapport au français. En outre, il existe quelques exemples qui interrogent, tout simplement : ON-NOUS-sj ÊTRE-passé TROIS QUAND (ON-ILS-sj ) NOUS-obj L-[?] sg-perf-ENVOYER On était trois quand ils nous ont envoyé (=on nous a envoyé) (C11Y:I.10/13) TOI-sj nég-3sg-perf-nég LUI-obj METTRE (bis) Au foot : tu ne lui as pas mis (de but) (D19Y:VII.04/065) 20. izO$vwaj / [yn]grosfE / sEsa ( izO$ / lYidOne EUX-sj pl-perf-VOIR quant-GROS-FER-obj foc-ÇA-obj EUX-sj pl-perf LUI-obj DONNER La méchante épouse fait appel au génie : Ils ont vu un gros fer (?) ; c’est qu’ils lui ont donné(au mari) (GM4X:III.04/113) 5.2. Certains verbes à deux ou trois actants paraissent connaître un double marquage de l’un des objets (chose par ailleurs fréquente pour le sujet) : Ø LUI-obj(i) pl-perf-PRENDRE poss1-BIC-obj(i) Ils ont pris mon bic ! (C07X:VI.13/042) 22. lEgRA$fRE: ( pa:tERëSE:SesO$pëtifRE / mE$nA$ ( ilYiadi / ilYiadia / sO$pëtifRE: ( avEk>avEk - lO: / e ( lëgRA$fRE ( lYi / adi ( asO$pëtifRE: / dO$mwalO: det-GRAND-FRÈRE PARTIR-passé CHERCHER poss-PETIT-FRÈRE-obj MAINTENANT LUI-sj LUI-obj(i) sg-perf-DIRE | LUI-sj LUI-obj(i) sg-perf-DIRE poss-PETIT-FRÈRE-obj(i) AVEC-det-OR det-GRAND-FRÈRE LUI-obj(i) sg-perf-DIRE poss-PETIT-FRÈRE-obj(i) TOIsj-DONNER-imp MOI-obj OR-obj Le grand frère partait chercher son petit frère ; il lui a dit | il lui a dit à son petit frère qui avait l’or (tronqué) ; le grand frère lui a dit à son petit frère :"donne-moi l’or !"(GM1X:III.01/03-04) 23. EadëmA$nde ( e:vaprepare ( kwa / epyilezE$viteladi ( gREn ELLE-sj sg-perf-DEMANDER ELLE-sj sg-prosp-PRÉPARER QUOI-obj ET-PUIS INVITÉ-det-pl-sj ELLE-obj sg-perf-DIRE GRAINE-indet-obj Elle a demandé ce qu’elle devait préparer
(à manger) et les invités lui ont dit"des graines"(B32Y:IV.10/015).
TOI-sj sg-perf-VOIR-NON MOI-sj LUI-obj TOUCHER-prés ET LUI-sj MOI-obj PRENDRE-prés-NON Bagarre : T’as vu ? Je le touche (seulement) et lui, il me violente (C09X:VI.11/053) Reste à établir comment et pourquoi un autre actant"chasse"le premier de la zone préverbale. S’il n’y avait plus guère de distinction entre objet direct et indirect dans la zone préverbale, cela rendrait la limitation des positions d’accueil d’autant plus probable. 5.3. D’autres faits a priori non liés à ce que nous venons de décrire coïncident avec l’idée qu’en abidjanais, les indices des actants ne sont pas réalisés selon les mêmes règles qu’en français : • L’exemple 23 montre que l’accord pluriel peut rester incomplet sur l’auxiliaire du perfectif ; ce fait coïncide la plupart du temps avec la présence d’un clitique objet. S’il est prématuré d’affirmer que le verbe s’accorde ici à l’objet, l’on ne peut s’empêcher d’y songer. • Nous avons relevé d’autres restructurations dans la même zone, notamment dans l’expression de l’auxiliaire servant à la construction du perfectif. Si la majorité des occurrences concerne des verbes de déplacement, où l’on observe le paradigme [E, a, O$] au lieu du verbe être en français, le changement peut également affecter d’autres verbes, sans similitude sémantique apparente - le changement consiste alors à employer [E] à la place du [a] attendu : ON-ILS-sj NOUS-obj sg-perf-LIBÉRER On nous a libérés (B30X:I.21/032) 26. tymEdi ( gau ( kwa TOI-sj MOI-obj sg-perf-DIRE GAU-obj (QUOI) Tu m’as dit"pequenaud", c’est ça ? (C09X:VI.09/098) 27. O$lEzEpri ON-ILS-sj EUX-obj sg-perf-PRENDRE On les a arrêtés (GM2Z:III.03/026) • L’on relève un certain nombre d’apparentes"bizarreries"textuelles qui concernent la concordance des temps. Il apparaît que les formes périphrastiques, [avwa]/[Ed] ou [ale] accompagné de la forme lexicale invariable ne se situent pas en dehors du présent d’énonciation, mais apportent une orientation, aspectuelle, à l’événement verbal, perfective ou prospective : SI TOI-sj Ø sg-perf-FAIRE TOMBER PUIS TOI-sj LUI-obj sg-perf-DIRE ÇA-sj ÊTRE-3sg-prés AMUSEMENT-indef-obj MAINTENANT LUI-AUSSI LUI-sj TOI-obj sg-perf-FAIRE TOMBER Si tu [le] fais tomber et tu lui dis"c’est pour s’amuser", lui aussi te fait tomber (C07X:VII.09/184) 6. Le statut de la marque ØIl nous semble impossible, au stade de travail où nous nous trouvons, de conclure véritablement quoi que ce soit, car les points que nous avons soulevés mériteraient d’être étayés. La conclusion la plus évidente consiste à dire que si ambiguïté il y a, celle-ci est grammaticale, quasiment jamais sémantique, ce qui ne paraît possible - alors que de fait il s’agit d’un paradigme réduit à la seule forme Ø pour tous les référents - que dans des conditions pragmatiques particulières.Notre corpus révèle près de 500 sujets Ø non ambigus, dont les environnements structuraux sont de nature diverse, la plus fréquente étant constituée par la réalisation d’un clitique objet ; par ailleurs, cette observation reste tout à fait compatible avec une forte activation du référent sujet dans le discours et avec les circonstances phonétiques qui placent la marque sujet dans une position "précaire". La grande variété de circonstances formelles ou discursives rappelle cependant le débat des médiévistes concernant le sujetnul(i.e. Ø) en ancien français, débat relaté par Valli (1998) : en effet, si l’apparition du sujet nul reste limitée aux constructions enchâssées, les prétendues contraintes structurales ont été démenties, le phénomène lui-même a été tantôt jugé marginal, tantôt expliqué par des rigueurs métriques, tantôt par un schème syntaxique propre. Valli suggère, en prenant appui sur le franco-provençal actuel, qu’il pourrait s’agir d’une "variante de réalisation dépourvue de conditionnement grammatical" (1998:379) : son raisonnement participe de l’idée que si l’on a tant de mal à en identifier la distribution, celle-ci n’est peut-être pas prévisible à l’intérieur du système. Il est permis de continuer à douter d’un conditionnement grammatical du sujet Ø en abidjanais, d’autant plus qu’en situation de continuum qui est la nôtre, le concept même de la règle semble peu pertinent. Les nombreuses ambiguïtés dues à des homonymies soulignent la difficulté de quantifier le phénomène sujet Ø de façon précise : nous avons été confrontés à l’opacité formelle de la marque [l] qui empêche d’établir s’il s’agit d’un indice de sujet ou d’objet ; cependant, son interprétation sans équivoque comme objet dans certains cas laisse supposer une restructuration plus vaste du mot verbal et de l’expression des relations actancielles : le sujet a perdu en abidjanais son caractère privilégié, de"premier actant obligatoire"; ce dernier peut être réalisé sous la forme Ø, comme n’importe quel autre actant. L’actant 1 qui est, selon la définition de Perrot (1996:163), celui marqué sur le verbe - semble pouvoir être soit l’objet, soit le sujet au sens du français - et contrairement au français, où l’actant 1 de la phrase à temps fini est toujours le sujet : si l’objet y est mentionné, c’est par un accord supplémentaire, mais non pas alternatif.
Nous conclurons en insistant sur deux points. Tout d’abord, les
aspects divers de notre analyse convergent dans le même sens, sens
qui nous conduit à postuler une réorganisation de la zone
préverbale, qui affecte l’expression à la fois des actants
et des temps/aspects verbaux. Il en résulte, de manière
plus générale, que la morphosyntaxe de l’abidjanais ne semble
plus être (si elle l’a été) celle d’un pidgin : sa
structure présente désormais des traits originaux qui obligent
à le reconnaître comme variété autonomisée.
Bibliographie CANU, Alain (1974)."Évolution et substrats dans le français d’Afrique". Annales de l’Université d’Abidjan,série H, tome VII/1 pp. 101-112. DUPONCHEL, Laurent (1979). "Le français en Côte d’Ivoire au Dahomey et au Togo". in: Valdman (ed.) : Le français hors de France.Paris : Champion. HATTIGER, Jean-Louis (1983). Le français populaire d’Abidjan. Un cas de pidginisation. Abidjan : Publications de l’ILA. LAFAGE, Suzanne (1978). "Rôle et place du français dans le continuum langues africaines - français en Côte d’Ivoire" Abidjan/ILA : CIRL n°4,pp. 54-66. - (1991) : "L’argot des jeunes ivoiriens, marque d’appropriation du français"? Langue française 90,pp. 95-106. LAMBRECHT & LEMOINE (1996). "Vers une grammaire des compléments zéro en français parlé "Travaux linguistiques du CERLICO n° 9,pp. 279-309. MULLER, Claude (1984). "L’inversion du sujet clitique en français et la syntaxe du sujet. "Lingvisticae Investigationes VIII/2,pp. 335-362. PERROT, Jean (1996). "Quelques propositions sur l’accord, en réponse au questionnaire". Faits de Langue 8,pp. 161-164. PLOOG, Katja (1994). De l’impersonnel dans l’élaboration syntaxique - ou : que signifie l’impersonnel ?Université Toulouse le Mirail : Mémoire de DEA sous la direction de Cl. Muller. VALLI, André (1998). "À propos de"flottements" dans l’expression du sujet pronominal avant le seizième siècle : réflexion sur la notion de variation en syntaxe. "in: Bilger/Eynde/Gadet (eds.) : Analyses linguistiques et approches de l’oral : recueil d’études offert en hommage à Claire Blanche-Benveniste.Leuven/Paris : Peeters, pp. 371-380. |