TURBULENCES DANS LA ZONE PRÉVERBALE :

SUJET Ø ET CONJUGAISON OBJECTIVE EN FRANÇAIS D’ABIDJAN

Katja Ploog,

ERSSAB / Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3


1. Situation sociolinguistique à Abidjan

               La ville d’Abidjan se compose aujourd’hui de plus de quatre-vingt ethnies ivoiriennes et étrangères ; elle s’est muée de village lagunaire en métropole millionnaire en moins de quarante ans grâce à une immigration intense. Si le brassage ethnique a nécessité un parler véhiculaire, la compétition urbaine a joué en faveur du français. Depuis la fin des années 1960, les linguistes investis sur le terrain abidjanais affirment l’existence d’un continuum linguistique allant du français standard aux langues africaines. L’acquisition du français restait tout d’abord un impératif économique pour grand nombre d’adultes peu ou pas lettrés dont la maîtrise de cette L2 demeurait variable ; le terme de français populaire d’Abidjan(FPA) s’est alors imposé pour désigner ce"dénominateur commun"pratiqué par les masses urbaines abidjanaises, décrit soit comme pidgin, soit comme parler pré-créole.

             En présence d’une natalité forte, les citadins natifs constituent désormais la majorité de la population. La plus jeune génération de natifs semble acquérir le "français" (abidjanais) avant la langue ethnique, parfois il reste leur langue unique. Face à une scolarisation stagnante, voire en régression, l’hypothèse d’une stabilisation du FPA comme variété originale s’impose, tout comme le parallèle avec les langues créoles : le continuum des années 1990 n’est plus franco-africain, mais franco-français : c’est dans ce cadre que s’insère l’abidjanais.

2. Approche

2.1. L’analyse linguistique de la variété basilectale, exclusivement orale, n’en est à peine à ses balbutiements, en partie à cause de la difficulté même de recueillir un corpus en situation de continuum : l’enquête place des locuteurs légitimes (dans leur quotidien) en position illégitime à travers l’introduction du français acrolectal — ce qui se reflète inévitablement dans la diversité des formes dès lors que l’on multiplie les situations de parole recueillies. En somme, les locuteurs sont conscients de l’implication sociale de leur usage vernaculaire et de son écart par rapport à une variété prestigieuse, variété dont les contours demeurent souvent imaginaires pour les locuteurs.

2.2. Les analyses que nous allons présenter sont fondées sur le décompte systématique d’un corpus de plus de 9900 unités propositionnelles; les situations de parole sous-jacentes à ce corpus sont très variées; nous avons enregistré des locuteurs pendant des interactions entre pairs, procédé à des interviews, et recueilli des récits de toutes sortes auprès d’une population d’enfants de la rue à Abidjan. Il s’agit donc de locuteurs jeunes, entre 8 et 16 ans, avec des parcours scolaires variables, presque tous ont grandi à Abidjan.
 

3. Définitions

3.1. Notre observable est constituée par une construction particulière du premier actant, qui est celle du sujet Ø. Nous réserverons à sujetune signification purement morphosyntaxique, comme étant proportionnel à l’indice que porte le verbe, qui lui est imposé par l’actant qui se trouve sur sa gauche. C’est le premier actant dominé par le prédicat qui a vocation à devenir sujet dans la structure syntagmatique - mais uniquement là où l’indice verbal coréfère à cette position syntaxique, l’actant occupant celle-ci peut être considéré comme sujet. Les constructions à détachement (dislocations) sont exclues de nos considérations. Les catégories de formes susceptibles d’occuper la position sujet sont constituées par les items lexicaux, les éléments pronominaux, et la marque Ø : nous allons montrer que l’expression obligatoire de cette position en français dès la création d’un temps verbal fini est remise en cause en abidjanais.

3.2. Le sujet Ø peut se paraphraser comme l’absence du premier actant interprétable; absence signifiant qu’aucun constituant des deux premières catégories mentionnées n’occupe la position qui lui est réservée en tant que sujet, interprétable s’entendant dans un sens grammatical, c’est-à-dire que le verbe est accordé à un actant "fantôme". Il s’agit donc d’un cas radicalement différent de celui du sujet à valeur nulle, généralement rapproché de l’impersonnel : dans les séquences comme il reste des gâteaux, il n’y a pas accord entre ilet l’actant postposé, ilapparaît comme une marque minimale (d’un sujet grammatical diraient certains), sans référent et invariable.

             Qu’est-ce qui nous permet de poser la valeur Ø comme marquesimilaire aux autres types de sujets ? Au niveau syntaxique, l’absence d’un actant peut recevoir trois interprétations distinctes : non-construction, effacement, ou présence sans réalisation phonétique. La non-construction est exclue dans la mesure où le verbe est accordé à cette position, elle n’est donc pas vide. La position est disponible et la marque Ø fait partie du paradigme des marques exprimant le sujet. Rien n’empêche en effet de supposer qu’elle ait été vidée, ce qui ne renseigne cependant en rien sur le pourquoi ni le comment.

             Nous allons décrire dans un premier temps les différents contextes du sujet Ø que nous avons pu dégager en abidjanais, avant de proposer une analyse morphosyntaxique de cette structure pour l’un des contextes possibles, pour montrer ensuite qu’il s’agit à la fois d’une restructuration de la morphologie verbale toute entière, qui demeure par ailleurs motivée du point de vue sémantique.

4. Le sujet Ø dans son contexte

             Un premier cas de figure de sujet Ø est constitué par les impératifs"conventionnels", conformes à ceux du français : nous écartons cette structure de nos considérations car il s’agit d’une modalité verbale particulière qui régit une réduction du paradigme d’accord, autant au niveau du temps qu’à celui des personnes. Nous laissons également de côté les prédicats spéciaux [fo], falloir, et [naka], n’avoir qu’à, expressions très productives remplaçant (entre autres) l’impératif dans de nombreux cas, le premier de manière directe, le second plutôt indirecte. Les cas étudiés ci-dessous se limitent à ceux où tous les référents personnels du premier actant sont susceptibles d’être marqués Ø, personnes et non-personnes au sens de Benveniste, singuliers comme pluriels.

4.1. L’attestation de séries verbales telles qu’elles existent dans de nombreuses langues négro-africaines a pu constituer un argument de changement linguistique. On peut définir la série verbale comme l’enchaînement direct deux formes verbales symétriques, qui se réfèrent à un seul et même référent nominal :

1. / lYi ( ivjE$sy:mwa / ivaprA$ / dO$sa ( akEkE$do: /

LUI-LUI-sj VENIR-prés-sg loc-MOI

LUI-sj prosp-PRENDRE Ø DONNER ÇA-obj dest-QUELQU’UN

Lui, il m’attaque, il va prendre (le ballon), [il] va donner ça (=le ballon) à quelqu’un d’autre (C08Y:V.14/019)

             Les deux premiers actants se rapportant aux deux verbes, la série ressemble ainsi un peu à un verbe complexe. La fréquence de ces séries reste très réduite dans notre corpus, en tout cas si l’on applique la définition au sens strict ; dans l’hypothèse d’une grammaticalisation des clitiques sujet comme préfixe verbal, l’on plaiderait en faveur d’une extension de la définition de la série aux cas où ce préfixe est réalisé - mais l’on viendrait aussi à s’interroger sur la raison d’être d’un sujet Ø.

             Un cas de série au sens large est constitué par l’enchaînement de verbes qui sont suivis d’un constituant régi :

2. / zO$di / sO$[nA$fA$]Epa:tEalekOl ( Evëni /

EUX-sj pl-perf-DIRE

ENFANT-poss3 sg-perf-PARTIR loc-ÉCOLE Ø VENIR-sg-perf

Ils ont dit : son enfant est parti à l’école [il] est (re)venu (B33X:IV.10/033)

             L’inventaire compte une cinquantaine de séries à peine - un petit dixième des sujets Ø seulement.

4.2. Un autre dixième des sujets Ø se trouve dans un environnement syntaxique d’enchâssement, complétive ou subordonnée, ce qui invite à rapprocher ces cas des séries verbales. Le plus souvent, l’enchâssement est cumulé avec la présence adjacente d’un terme introducteur, [k1, mEnA$, sa, kA$] parmi les plus fréquents, enchaîné sur le verbe dans la moitié des cas :

3. / m> ( mO$kuzE$ ( ka$etEoseEmdØ / lYimëdizEsa

poss1-COUSIN

QUAND Ø ÊTRE-passé loc-CM2

LUI-sj MOI-obj DIRE-passé ÇA-obj

Mon cousin, quand [il] était au CM2, il me disait ça (C09X:VI.18/075)

             Si le parallèle de non-autonomie syntaxique avec la série verbale laisse deviner une convergence intéressante, l’environnement articulatoire témoigne plutôt du fait qu’il s’agit, tout au contraire, d’une réduction phonétique, qui n’aurait rien de syntaxique, plus probable encore dans l’exemple suivant : 4. Joze ( Joze ( jdikE / si:mëku: ( epimëlEs ( sEpabO$ /

appel-José (bis) MOI-sj DIRE-prés-sg-comp

SI [LUI-sj]/Ø MOI-obj COURIR-prés-sg

coord [LUI-sj]/Ø MOI-obj LAISSER-pres-sg

ÇA-sj ÊTRE-BON-prés-sg-nég

José ! José ! Je dis que s’[il] me court après et qu’[il] me lâche après, c’est pas bon ! (C09X:VI.06/042)

             L’on voit ici l’un des problèmes fondamentaux de l’interprétation du corpus, qui se répercute dans toutes les analyses : l’ambiguïté morphologique des formes phonétiques. En l’occurrence, les introducteurs les plus fréquents présentent des traits phoniques identiques ou proches de ceux du clitique sujet, dont l’absence ne peut être réellement affirmée. Par ailleurs, le sujet Ø n’a rien de prévisible, puisque la majorité des propositions"introduites"réalisent un sujet phonétique, souvent le clitique, tout comme les propositions enchâssées.

4.3. On constate une recrudescence de sujets Ø sans équivoque phonétique possible lorsque l’entité référentielle est un argument inanimé, ou, pour le moins,"non-doué-de-raison"; dans l’exemple, il s’agit d’une confusion de t-shirt :

5. jEvisa: ( vEla / Epu:mElalE$

MOI-sj 1sg-perf-VOIR ÇA-obj VERT-them

Ø ÊTRE-3sg-prés poss-Med-Alain

Oh, j’ai vu ça vert (je croyais qu’il était vert) ; [c’] est celui de M.ed-Alain (C17Z:VI.09/070)

             Sinon, le référent est représenté par une entité complexe ambiante, situationnnelle ou discursive, que l’on pronominaliserait par ça : 6. EvrEunO$

Ø ÊTRE-sg-prés VRAI

comp-OU NON

[C’] Est vrai ou non ? (C09X:VI.17/119)

C’est un cas"à part"du sujet Ø, que l’on est tenté de rapprocher des impersonnels, malgré leur organisation référentielle toute différente, mais dont les rares occurrences peuvent être construites de la même façon : 7. kOm ( fëzenwa / ilavyledØfa:

COMME Ø FAIRE-passé NOIR

LUI-sj sg-perf-VOIR det-DEUX-PHARES-obj

Comme [il] faisait nuit, il a vu les deux phares (B37Z:II.03/002)

             Le cas le plus prototypique du sujet Ø-sémantique demeure cependant le "ça-ambiant" dans une prédication qualificative.

4.4. C’est un autre cas qui réunit le plus grand nombre de sujets Ø (près de 40%) : la présence de tout autre clitique préverbal que celui du sujet entraîne de façon privilégiée un sujet Ø :

8. stE$> ( s>stEE$bakroman / tuJu: / mëdublE /

CE-ÊTRE-passé BAKROMAN

TOUJOURS Ø MOI-obj DOUBLER-passé

C’était un enfant de la rue, [il] m’a toujours trompé (C06Y:IV.07/077)

9. a:mwE$ ( napafyme / lëpëti / ilEpëti / napafyme

AU-MOINS Ø nég-sg-perf-nég FUMER

det-PETIT

LUI-sj ÊTRE-sg-prés PETIT

Ø nég-sg-perf-nég FUMER

Au moins, [il] n’a pas fumé, le petit ; il est petit ; il n’a pas fumé (C15:VI.06/070)

             Cette observation favoriserait une interprétation morphologique : si la négation se trouve au même niveau que le clitique actanciel, ceci pourrait se comprendre comme une tendance à limitation du nombre de positions préfixables au verbe ; argument supplémentaire : sur les deux cent vingt occurrences de double négation en [n[ë]...pa], une seule comporte parallèlement un objet clitique.

4.5. La valeur référentielle de la marque Ø demeure pleinement récupérable à travers co- ou contexte. Nous nous joignons aux conclusions de Lambrecht & Lemoine (1994) qui constatent que l’actualisation d’un actant Ø est supérieure à celle d’un pronom, qui est elle-même supérieure à celle d’un élément lexical. Autrement dit, la marque Ø est proportionnelle à une activation maximale du référent de discours.

             S’il n’est pas impossible que le continuum interfère - puisqu’il est potentiellement omniprésent - sur l’image que nous nous faisons du sujet Ø en abidjanais, l’influence du continuum jouerait en situation d’enquête en faveur de formes plus proches du français standard, selon les situations de parole ; à l’inverse, l’on peut donc supposer que la proportion de sujets Ø est en réalité plus élevée encore que dans notre corpus. Le premier inventaire révèle que les facteurs sont phonétiques, morphologiques, syntaxiques ou sémantiques ; dans plus de la moitié des occurrences, il s’agit d’une combinaison d’au moins deux de ces facteurs :

10. mwajkOnEsepalaba / pusamadidëveni: / sakëmadonedezabi /

MOI-MOI-sj CONNAÎTRE-passé-nég LÀ-BAS

POUR-ÇA Ø MOI-obj perf-sg-DIRE comp-VENIR

POUR-ÇA-comp Ø MOI-obj perf-sg-DONNER HABIT-pl-obj

Je ne savais pas où c’était, c’est pour sa que [il] m’a dit de venir, que [il] m’a donné des habits (C12X:I.02/005)

I             ci, l’on est en présence d’un clitique préverbal pour un autre actant et de deux propositions introduites alignées. L’on dirait que la position sujet est prise comme dans un étau entre celle d’un marqueur propositionnel d’un côté et celle du verbe - sinon de sa partie comportant le temps - de l’autre côté. La série verbale et l’actant inanimé ne s’intègrent pas à cette description, qui présente d’autres faiblesses fondamentales : elle laisse de côté un quart des occurrences de sujet Ø, où aucun de ces facteurs n’intervient ; près de 20% des sujets Ø présentent une ambiguïté formelle quelconque ; aucun des facteurs cités n’a valeur de règle. Il convient donc de soumettre les données à une analyse morphosyntaxique dont nous esquisserons ici la partie qui concerne le marquage du mot verbal par ses actants.

5. Approche morphosyntaxique du sujet Ø

5.1. La relation entre sujet Ø et objet clitique préverbal se subdivise au moins en celle entre sujet et objet en général, et en celle entre différents types de sujets et différents types d’objets, ce qui se pose subsidiairement comme le rapport entre différents types de constituants. Nous désignons comme clitiques des éléments atones dont la réalisation s’appuie sur un constituant tonique. Ce qui est moins crucial pour les constituants objets dans la mesure où la position (pré/postverbale) est univoque, nous conduit à postuler l’existence de deux positions d’accueil de nature distincte pour la fonction de sujet - ce qui distingue alors fondamentalement le sujet clitique du sujet nominal. C’est par ailleurs la nature faible du clitique même qui génère l’ambiguïté entre un sujet Ø et un sujet clitique.

Pour l’expression simultanée de deux actants régis par le verbe, toutes les combinaisons semblent possibles. En présence d’un objet nomina,postverbal, tous les types de sujets sont attestés :

11. lanaNgoapEl / lëluba:

def-ANANGO-sj APPELER-prés def-LOUBARD-obj

L’Anango appelle le loubard (B35X:IV.09/035)

12. izO$mi ( drOgakotedëmwa

EUX-pl-sj pl-perf-METTRE DROGUE-indef-obj À-CÔTÉ-DE-MOI

Ils ont mis de la drogue à côté de moi (B31Z:I.21/090)

13. nO$:: / EJamEpatiovilaJ

NON

Ø 1sg-perf JAMAIS PARTIR-pp loc-VILLAGE

Non ; je ne suis jamais allé dans mon village (natal) (B44Y:II.01/18)

             Les exemples ci-dessus ne présentent aucune ambiguïté spécifique. En présence d’un objet clitique, préverbal, on rencontre également tous types de sujets : 14. lemustikmëJenE

MOUSTIQUE-pl-def-sj MOI-obj GÊNER-passé

Les moustiques me gênaient (B33X:I.28/06)

15. ElnuzE$syltetuJu:

ELLE-sj NOUS-obj INSULTER-passé TOUJOURS

Elle nous insultait toujours (B47Z:II.06/092)

16. wi / si / mEmO$mi: ( mO$fepaseosebedØ

(donc tu recommences l’école à zéro ?) OUI SI

MAIS Ø MOI-obj pl-perf-METTRE

Ø MOI-obj pl-perf-FAIRE PASSER loc-CP2

Si, [ils] m’ont mis- [ils] m’ont fait passer en CP2 (B49Z:I.22/066)

             Cependant, ici les cas sans ambiguïté constituent une petite proportion seulement : leur forme phonétique identique confond les clitiques sujet et objet de troisième personne - avec en outre la marque de la postdétermination -la : 17. kOmA$lafijlafEpusO:ti

- COMMENT det-FILLE(i) ELLE-sj(i) sg-perf-FAIRE comp-SORTIR

- COMMENT det-FILLE LE-obj(i)sg-perf-FAIRE comp-SORTIR(i)

- COMMENT det-FILLE-det FAIRE-sg-prés comp-SORTIR

Comment la fille (cendrillon) a fait pour sortir ? (B46Y:IV.10/005)

             L’on voit que l’ambiguïté ne concerne pas seulement l’alternance entre sujet clitique et sujet Ø : là où [l] apparaît, sa qualité syntaxique n’est souvent pas évident à établir. Il se greffe d’ailleurs un autre problème, celui des temps/aspects verbaux (cf. infra).

             Le caractère non standard avéré de l’abidjanais empêche d’interpréter les occurrences en termes d’attente ou de probabilité par rapport au français. En outre, il existe quelques exemples qui interrogent, tout simplement :

18. / OnEtEtwa ( kA$nulA$:vwaje

ON-NOUS-sj ÊTRE-passé TROIS

QUAND (ON-ILS-sj ) NOUS-obj L-[?] sg-perf-ENVOYER

On était trois quand ils nous ont envoyé (=on nous a envoyé) (C11Y:I.10/13)

             Si l’idée rendue est sans équivoque possible, l’interprétation morphologique ne l’est pas. Inutile de préciser que la forme phonétique a été vérifiée maintes et maintes fois.La fonction de [l] pourrait être celle d’une consonne euphonique, qui permettrait d’éviter la confrontation de deux voyelles - mais les séquences qui se passent de ce genre d’aménagement dans le même contexte sont trop nombreuses. Au mieux, ce [l] n’a pas de fonction du tout, et l’on a simplement affaire à une erreur de la part du locuteur, une hypercorrection. Rien ne nous garantit en effet qu’il s’agit d’un indice d’actant. Autre cas étonnant : l’ordre des mots initial (i.e. caractéristique du français) peut être bouleversé en abidjanais ; l’on trouve par exemple des clitiques objets après le verbe conjugué : 19. tynapa ( lYimE / tynapa ( lYimE

TOI-sj nég-3sg-perf-nég LUI-obj METTRE (bis)

Au foot : tu ne lui as pas mis (de but) (D19Y:VII.04/065)

20. izO$vwaj / [yn]grosfE / sEsa ( izO$ / lYidOne

EUX-sj pl-perf-VOIR quant-GROS-FER-obj

foc-ÇA-obj EUX-sj pl-perf LUI-obj DONNER

La méchante épouse fait appel au génie : Ils ont vu un gros fer (?) ; c’est qu’ils lui ont donné(au mari) (GM4X:III.04/113)

On peut supposer que ce genre d’occurrences rendent compte de la grammaticalisation du clitique sujet qui se lie intimement au verbe porteur du temps, mais il témoigne aussi et avant tout d’un conflit dans la zone préverbale, soit entre positions, soit entre constituants préverbaux - ce qui n’est d’ailleurs pas du tout contradictoire avec une interprétation comme hypercorrection de certains cas"limites", comme l’exemple 18. Quoi qu’il en soit, l’ensemble des cas troublants nous semble bien trop important pour être relégué au rang de l’erreur ou de l’exception idiolectale. L’alternative consiste à postuler que l’objet en abidjanais a tendance lui aussi à se répercuter sur le mot verbal pour aboutir à une expression (plus) morphologique de l’objet. Autrement dit, le préfixe [l] serait analysable comme indice d’objet, accompagné d’un sujet Ø.

5.2. Certains verbes à deux ou trois actants paraissent connaître un double marquage de l’un des objets (chose par ailleurs fréquente pour le sujet) :

21. lO$prymO$bik

Ø LUI-obj(i) pl-perf-PRENDRE poss1-BIC-obj(i)

Ils ont pris mon bic ! (C07X:VI.13/042)

22. lEgRA$fRE: ( pa:tERëSE:SesO$pëtifRE / mE$nA$ ( ilYiadi / ilYiadia / sO$pëtifRE: ( avEk>avEk - lO: / e ( lëgRA$fRE ( lYi / adi ( asO$pëtifRE: / dO$mwalO:

det-GRAND-FRÈRE PARTIR-passé CHERCHER poss-PETIT-FRÈRE-obj

MAINTENANT LUI-sj LUI-obj(i) sg-perf-DIRE | LUI-sj LUI-obj(i) sg-perf-DIRE poss-PETIT-FRÈRE-obj(i) AVEC-det-OR

det-GRAND-FRÈRE LUI-obj(i) sg-perf-DIRE poss-PETIT-FRÈRE-obj(i)

TOIsj-DONNER-imp MOI-obj OR-obj

Le grand frère partait chercher son petit frère ; il lui a dit | il lui a dit à son petit frère qui avait l’or (tronqué) ; le grand frère lui a dit à son petit frère :"donne-moi l’or !"(GM1X:III.01/03-04)

23. EadëmA$nde ( e:vaprepare ( kwa / epyilezE$viteladi ( gREn

ELLE-sj sg-perf-DEMANDER ELLE-sj sg-prosp-PRÉPARER QUOI-obj

ET-PUIS INVITÉ-det-pl-sj ELLE-obj sg-perf-DIRE GRAINE-indet-obj

Elle a demandé ce qu’elle devait préparer (à manger) et les invités lui ont dit"des graines"(B32Y:IV.10/015).
 
 

             Pour ce qui est des exemples 21 et 22, il n’y a guère de doute qu’il s’agit de l’expression d’un seul constituant référentiel à travers deux positions syntagmatiques distinctes, d’un cas de double marquage, de l’objet direct en 21, de l’objet indirect en 22. Dans le cas 23, [l] serait coréférencié avec la complétive réduite [gREn]. Mais ce qui tendrait à mettre l’objet au même niveau que le sujet, résulte ici en réalité d’une restructuration : c’est le troisième actant et non le second qui se trouve marqué sur le verbe ; le co-texte proche mentionne le destinataire. Ces restructurations affectent plusieurs verbes bi- ou trivalents de manière régulière. Qu’est-ce que cela signifie sur le plan syntaxique ? Soit, [l] représente un objet direct comme en français, et ces verbes accueillent deux objets directs, ce qui paraît peu probable. Soit, il s’agit d’une restructuration du paradigme pronominal : un"lui"ou"elle"référentiel se construirait désormais sur le schème des personnes du discours et [l] peut représenter un objet soit direct, soit indirect. Certains exemples d’hypercorrection, sur le même plan structural, appuieraient cette analyse : un [l] se trouve ajusté en [lYi], alors qu’il s’agit d’un objet direct en français : 24. tavynO$ / jElYi ( tuS ( elYimpRA$nO$

TOI-sj sg-perf-VOIR-NON

MOI-sj LUI-obj TOUCHER-prés

ET LUI-sj MOI-obj PRENDRE-prés-NON

Bagarre : T’as vu ? Je le touche (seulement) et lui, il me violente (C09X:VI.11/053)

             Nous pensons en effet que l’exemple 22 présente lui aussi une autocorrection, hypocorrection toutefois : le locuteur réussit à ajuster son récit en direction de la norme, en substituant [lYi] à [l], mais sans supprimer le double marquage ; l’exemple 21 serait le plus basilectal : double-marquage de l’objet et sujet Ø.

             Reste à établir comment et pourquoi un autre actant"chasse"le premier de la zone préverbale. S’il n’y avait plus guère de distinction entre objet direct et indirect dans la zone préverbale, cela rendrait la limitation des positions d’accueil d’autant plus probable.

5.3. D’autres faits a priori non liés à ce que nous venons de décrire coïncident avec l’idée qu’en abidjanais, les indices des actants ne sont pas réalisés selon les mêmes règles qu’en français :

             • L’exemple 23 montre que l’accord pluriel peut rester incomplet sur l’auxiliaire du perfectif ; ce fait coïncide la plupart du temps avec la présence d’un clitique objet. S’il est prématuré d’affirmer que le verbe s’accorde ici à l’objet, l’on ne peut s’empêcher d’y songer.

             • Nous avons relevé d’autres restructurations dans la même zone, notamment dans l’expression de l’auxiliaire servant à la construction du perfectif. Si la majorité des occurrences concerne des verbes de déplacement, où l’on observe le paradigme [E, a, O$] au lieu du verbe être en français, le changement peut également affecter d’autres verbes, sans similitude sémantique apparente - le changement consiste alors à employer [E] à la place du [a] attendu :

25. O$nuzElibeRe

ON-ILS-sj NOUS-obj sg-perf-LIBÉRER

On nous a libérés (B30X:I.21/032)

26. tymEdi ( gau ( kwa

TOI-sj MOI-obj sg-perf-DIRE GAU-obj (QUOI)

Tu m’as dit"pequenaud", c’est ça ? (C09X:VI.09/098)

27. O$lEzEpri

ON-ILS-sj EUX-obj sg-perf-PRENDRE

On les a arrêtés (GM2Z:III.03/026)

             Bien que ces cas demeurent peu nombreux sur l’ensemble, on notera qu’à chaque fois un clitique objet est présent. Coïncidence ou tendance ? Parce que ces deux changements inverses de l’auxiliaire, la construction des verbes de déplacement de façon analogue aux autres verbes et celle qui crée une variante nouvelle de construction avec [E] en présence d’un clitique objet, signifieraient que l’auxiliaire n’est alors plus partie intégrante de l’entrée lexicale, en tant que caractéristique intrinsèque du verbe, mais, au contraire, un moyen de construction lié à la valence réalisée. Ce qui nous conduit à aborder l’alternance des temps/aspects verbaux.

             • L’on relève un certain nombre d’apparentes"bizarreries"textuelles qui concernent la concordance des temps. Il apparaît que les formes périphrastiques, [avwa]/[Ed] ou [ale] accompagné de la forme lexicale invariable ne se situent pas en dehors du présent d’énonciation, mais apportent une orientation, aspectuelle, à l’événement verbal, perfective ou prospective :

28. sityafEtO$mbe ( pityladi ( sEamyzëmA$ / mEdnA$ / lYisi / itafEtO$mbe

SI TOI-sj Ø sg-perf-FAIRE TOMBER

PUIS TOI-sj LUI-obj sg-perf-DIRE ÇA-sj ÊTRE-3sg-prés AMUSEMENT-indef-obj

MAINTENANT LUI-AUSSI LUI-sj TOI-obj sg-perf-FAIRE TOMBER

Si tu [le] fais tomber et tu lui dis"c’est pour s’amuser", lui aussi te fait tomber (C07X:VII.09/184)

             L’aspect "zéro" revient au présent ; il se trouve que, sans orientation aucune, l’objet clitique semble avoir du mal à se réaliser : les occurrences sans ambiguïté témoignent du fait que les trois quarts des occurrences de clitiques objet ne sont pas réalisés au présent. Le seul sujet clitique qui ne semble pas poser de difficulté à cet égard demeure celui qui n’est pas vraiment clitique, à savoir [sa] (au moins de par son origine française). L’interprétation d’un clitique préverbal comme étant celui d’un objet devient alors imaginable pour toutes les occurrences de [la] et même de [lE] + verbe - l’immense majorité des occurrences de perfectif, et la recherche de nouveaux critères s’impose.

6. Le statut de la marque Ø

             Il nous semble impossible, au stade de travail où nous nous trouvons, de conclure véritablement quoi que ce soit, car les points que nous avons soulevés mériteraient d’être étayés. La conclusion la plus évidente consiste à dire que si ambiguïté il y a, celle-ci est grammaticale, quasiment jamais sémantique, ce qui ne paraît possible - alors que de fait il s’agit d’un paradigme réduit à la seule forme Ø pour tous les référents - que dans des conditions pragmatiques particulières.

             Notre corpus révèle près de 500 sujets Ø non ambigus, dont les environnements structuraux sont de nature diverse, la plus fréquente étant constituée par la réalisation d’un clitique objet ; par ailleurs, cette observation reste tout à fait compatible avec une forte activation du référent sujet dans le discours et avec les circonstances phonétiques qui placent la marque sujet dans une position "précaire". La grande variété de circonstances formelles ou discursives rappelle cependant le débat des médiévistes concernant le sujetnul(i.e. Ø) en ancien français, débat relaté par Valli (1998) : en effet, si l’apparition du sujet nul reste limitée aux constructions enchâssées, les prétendues contraintes structurales ont été démenties, le phénomène lui-même a été tantôt jugé marginal, tantôt expliqué par des rigueurs métriques, tantôt par un schème syntaxique propre. Valli suggère, en prenant appui sur le franco-provençal actuel, qu’il pourrait s’agir d’une "variante de réalisation dépourvue de conditionnement grammatical" (1998:379) : son raisonnement participe de l’idée que si l’on a tant de mal à en identifier la distribution, celle-ci n’est peut-être pas prévisible à l’intérieur du système.

             Il est permis de continuer à douter d’un conditionnement grammatical du sujet Ø en abidjanais, d’autant plus qu’en situation de continuum qui est la nôtre, le concept même de la règle semble peu pertinent. Les nombreuses ambiguïtés dues à des homonymies soulignent la difficulté de quantifier le phénomène sujet Ø de façon précise : nous avons été confrontés à l’opacité formelle de la marque [l] qui empêche d’établir s’il s’agit d’un indice de sujet ou d’objet ; cependant, son interprétation sans équivoque comme objet dans certains cas laisse supposer une restructuration plus vaste du mot verbal et de l’expression des relations actancielles : le sujet a perdu en abidjanais son caractère privilégié, de"premier actant obligatoire"; ce dernier peut être réalisé sous la forme Ø, comme n’importe quel autre actant. L’actant 1 qui est, selon la définition de Perrot (1996:163), celui marqué sur le verbe - semble pouvoir être soit l’objet, soit le sujet au sens du français - et contrairement au français, où l’actant 1 de la phrase à temps fini est toujours le sujet : si l’objet y est mentionné, c’est par un accord supplémentaire, mais non pas alternatif.

             Nous conclurons en insistant sur deux points. Tout d’abord, les aspects divers de notre analyse convergent dans le même sens, sens qui nous conduit à postuler une réorganisation de la zone préverbale, qui affecte l’expression à la fois des actants et des temps/aspects verbaux. Il en résulte, de manière plus générale, que la morphosyntaxe de l’abidjanais ne semble plus être (si elle l’a été) celle d’un pidgin : sa structure présente désormais des traits originaux qui obligent à le reconnaître comme variété autonomisée.
 
 

Bibliographie

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