EMPRUNTS ET NORME(S) EN FRANÇAIS CONTEMPORAIN1
LE CAS DU CAMEROUN

Paul Zang Zang
Université de Yaoundé I

 

Introduction

              Les querelles opposant les tenants de la norme à ceux de l’usage ne datent pas d’aujourd’hui. Elles ont commencé longtemps avant Jésus Christ, avec les Alexandrins (IIe et Ier S. av. J.-C.) qui s’étaient fixé pour objectif de perfectionner dans les détails les théories grammaticales d’Aristote et de les regrouper en un corps de doctrine cohérent. Les efforts déployés pour bâtir la grammaire du grec les amenèrent à constater qu’il y a dans la langue une structure régulière et des faits qui la contredisent. Cette observation fut cependant utilisée dans un sens doctrinal pour opposer ceux qui voulaient bâtir un système grammatical en se fondant sur les analogies (les analogistes qui professaient une doctrine essentiellement normative) à ceux qui au contraire se basaient sur les anomalies (les anomalistes qui apparaissaient comme des lettrés soucieux de respecter l’usage) (Leroy, 1964 : 6). Ces querelles restèrent cependant aussi stériles que celles qui opposent certains analystes d’aujourd’hui. Le problème de l’emprunt, il est vrai, est complexe. Il faudrait en effet identifier les situations où il fonctionne comme transposition interlingue ou transposition intralingue, transposition pure ou transposition expressive (Frey, 1982 : 232). Il faudrait aussi une nette distinction entre le xénisme, le pérégrinisme et l’emprunt ; et vérifier que ce n’est pas une interférence linguistique, que l’on n’est pas dans une situation de discours métissé etc. Retenons de tout cela que l’emprunt peut se manifester aussi bien comme une contrainte que comme un phénomène expressif. Quant à savoir s’il est lié au fait que la langue française est insuffisamment acquise, comment le savoir ? Avec quoi mesurer les compétences active et passive d’un locuteur ? La compétence active est-elle synonyme de performance ? L’emprunt est un aspect de la convergence entre langues. Le français d’Afrique développe une parenté typologique avec les langues africaines. Il est en contact avec des langues en contact. L’une des conséquences de ce contact de langues est la disponibilité des emprunts et leur caractère non marqué. Nous étudierons leurs modes d’intégration. Les recherches lexico-sémantiques sur les emprunts aux langues africaines constituent une piste qui pourrait bien permettre d’aboutir à la connaissance de la structure du français d’Afrique ou de ses tendances évolutives.
 

1. Emprunts aux langues non camerounaises

              Le livre contribue à la propagation des emprunts qui sont effectivement enseignés dans les écoles et lycées du Cameroun. Les élèves croient même qu’ils sont d’origine française. Certains d’entre eux proviennent de langues qui ne sont pas en usage au Cameroun : acajou, balafon, banco, boubou, canari, cheikh, cobe, daba, fonio, foufou, sérigne, tabaski, tam-tam:
À droite, il y avait le lit, en terre battue comme les briques, garni d’une simple natte en osier tressé et d’un oreiller bourré de kapok (Guiffray et Famechon, 1969 : 20).
              Plusieurs de ces emprunts ont donc été adoptés sans méfiance alors qu’il en existe des équivalents dans les langues camerounaises et possèdent une fréquence élevée dans le français du Cameroun, d’autant que les réalités qu’ils désignent se rencontrent sur le plan local. On les rencontre dans la presse locale :
Ceux qui voyagent souvent avec les clubs savent très bien qu’il y a presque toujours dans les délégations des personnages flous mystérieux voire mystiques dont le rôle n’est pas très défini. Et on a tôt fait de les appeler marabout (Le Nouveau Week-end Tribune n° 144, p. 19).
               Ces mots se sont parfaitement intégrés dans le français du Cameroun notamment en donnant naissance à d’autres par le biais de la dérivation qui est un mode de création lexicale typiquement français : balafon > balafoniste, marabout > maraboutisme:
Tout le monde au Cameroun connaît l’emprise du maraboutisme sur le football (Le Nouveau Week-end Tribune,n° 144, p. 19)

2. Les emprunts aux langues camerounaises

               Ici, le mécanisme de l’emprunt n’obéit pas aux mêmes lois que dans le cas qui précède : il est conscient et même motivé. Un Camerounais qui parle français à un de ses compatriotes peut emprunter un mot d’une langue locale surtout s’ils sont issus de la même région ou de la même tribu. Les mots empruntés sont disponibles dans le vocabulaire des locuteurs : abbia(beti : "jeu de hasard"), arki"alcool obtenu à partir du maïs, de la banane ou du manioc fermentés", assiko"musique traditionnelle des populations basaa, bakoko et eton", bili-bili(foulfouldé : "boisson alcoolisée préparée à base de mil fermenté", bikoutsi"musique traditionnelle beti", ébamba"prostitution, légèreté sur le plan sexuel", ébebolo"bâton de manioc", ekoki(douala : ekoki,éwondo : ekoki,bamiléké koki :"gâteau préparé avec du haricot trempé"), evu(beti :"pouvoir naturel ou transmissible dont dispose un individu"), folléré(foulfouldé :"oseille de Guinée"), gandoura(foulfouldé : "boubou ample et long"), hàà(beti :"alcool obtenu par distillation du vin de palme fermenté"), keleng keleng(pidgin et bamiléké : "gombo, sauce à base de gombo"), kong(beti, basaa :"pratique de sorcellerie"), kpang koko(basaa, bakoko : "mets à base de makabo ou de manioc râpé"), kpem(beti :"purée de feuilles de manioc"), makossa"musique traditionnelle douala", mandjanga"variété de petites crevettes séchées", mangambeu  "danse traditionnelle bamiléké", mayo"cours d’eau intermittent", mbengue(douala, basaa :"Europe, pays des Blancs"), miengu(douala, batanga :"génies de l’eau"), mbongo(basaa : mbongo, beti : mvonlo: "maniguette odorante", mbongo tjobi"poisson à la maniguette odorante").

3. Les emprunts dans la recherche scientifique

               L’action gouvernementale joue un rôle important dans l’intégration des emprunts. Le gouvernement finance des recherches dans le domaine de la faune et de la flore en vue de leur exploitation sur les plans culturels, commercial et scientifique. Il y a donc un problème de normalisation qui se pose. Il faut choisir parmi tous les noms dont dispose la même essence dans les langues du Cameroun celui ou ceux qui feront partie de la terminologie officielle. Le Cameroun ayant deux cent quarante-huit langues, cette entreprise n’est pas aisée. La même essence aura donc trois noms un nom pilote, un nom local et un nom scientifique. (source Cameroon Tribunen° 4148)
 
NOM PILOTE 
NOM LOCAL 
NOM SCIENTIFIQUE
Acajou d’Afrique 
N’gollon
Khaya Ivorensis
Afrormosia 
Assamela (obang)
Pericopsis elata
Aiele
Abel 
Canarium schuenfurtii
Azobe
Bongossi
Lophia alata
 Bilinga
 Akondok 
 Nauclea diderrichii
Bosse clair
 Ebangbemva
 Guarca cedrata
 Bosse foncée
 Guarca thompsonii
Bubinga
Essingang
Guibourtia tessmanii
Debena
Atui
Piptadeniastrum africanum
Dibetou
Bibolo
Lovoa trichilioïdes
Emien
Ekouk
Abstonia congensi
Eyong
Eyong 
Fibroma oblonza
Ilomba 
Eteng 
 Pyenanthus angolensis
Iroko 
Abang 
 Chlorophora excelsa
Kospipo 
 Atom-assié 
Entandrophragma candollei
Limba / Frake 
Akom 
 Terminalia superba
Lotofa 
 N’kamang 
Sterculia rhinopetala
Doussie 
 Mbanga, Edoussié 
Afzelia spp
Makore 
Douka 
Tieghemela africana
Mansonia / Bete 
Nkoul 
Mansonia altissima
Moabi 
Adjap 
Baillonella toxisperma
Movingui 
Eyen 
Distemonauthus benthamianus
Mukulungu 
Elang 
Autranella congolensis
Naga 
Ekop nanga 
Brachystegia cynometroïdes
Niove 
M’bonda 
Standtia kamerunensis
Obeche 
Ayous 
Triplochiton scleroxylon
Olon 
Bongo 
Fagara heitzii
Padouk 
M’bel 
Pterocarpus soyauxü
Sapelli 
Assié 
Entandrephagma cylindricum
Sipo 
Asseng-assié 
Entandrophagma utile
Tali 
Elone 
Erythrophleum ivosence
Tiama 
Tiama 
Entandrophagma angolensis
Tola / Agba 
Sinédon 
Gass weilerodendrom balsamiferum
Zingana 
Zingana 
Microberlinia bisulcata

 

 

               Le nom pilote est un nom local qui a été choisi parce qu’il est répandu. Il n’est pas forcément tiré d’une langue locale. Ce peut être un mot français qui a une valeur analogique comme acajou d’Afrique,ou bien une valeur descriptive comme bosse clair, bosse foncéou alors un nom scientifique que l’usage a vulgarisé parce que sa prononciation est facile comme mansonia. Il y a des cas où la norme est encore flottante, exemple : deux noms pilotes pour un même arbre : limba / frake, mansonia / bete,(ici le nom scientifique fait concurrence à betequi est tiré d’une langue locale), tola / agba, essia / abale.L’autre cas d’hésitation est marqué par la difficulté qu’il y a à choisir parmi les multiples noms locaux : faute de consensus, on laisse un blanc à la place du nom local.

4. Les emprunts dans les manuels scolaires

               Mufwene (1986 : 42) a montré que "des catégories sémantiques pouvaient demeurer latentes tant que la langue n’assumait que des fonctions utilitaires et resurgir lorsqu’elle était devenue l’idiome d’une communauté" (cité dans Manessy, 1994 : 213). Cette opinion vaut aussi bien en morpho-syntaxe qu’en sémantique et lexicologie. Tant que la langue est perçue comme un bien dont on se sert comme un usufruitier, elle reste intangible mais inflexible dans l’expression des méandres de la pensée profonde. Lorsque la communauté se l’approprie, elle subit des initiatives réformatrices en fonction des besoins et de sa personnalité de base. La personnalité de base d’un peuple ne change pas avant trois générations (Bastide, 1963 : 319). La langue française est aujourd’hui confrontée à la nécessité d’adaptation les programmes scolaires au contexte socioculturel africain. Ce qui forcément entraîne de nombreux emprunts :
— Cours préparatoire : (Ékotto, 1989) : "J’ai joué au songoavec Amougou"(p. 37) ; "nous nous régalons d’un bon foléré,avec du couscous de maïs"(p. 146).
— Cours moyen : (Groupe d’enseignants, 1995) :"Ce feu permet aussi d’éloigner les bêtes sauvages et les djins"(p. 70) ; "Elle déjeune, puis met ses parures, chausse ses sandales tressées avec des feuilles de doum"(p. 70) : "Mais as-tu pensé au chuis?"(p. 143) ;"La femelle lui rabattait les kobs"(p. 156) ; "Nous avons fait du ndoukouà satiété et nous sommes rentrés contents au village"(p. 216).
— Classe de 6e : (Binam Bikoi et Soundjock, 1977) "Tortue déversa tout le paquet de hioldans la rivière et en un instant celle-ci fut rouge, d’un rouge si vif qu’on aurait pris l’eau de la rivière pour du sang" (p.49) ; "Ce dernier se régalait précisément d’un plat de crabes et de "mwanjo ya moto"d’où se dégageait une odeur fort appétissante"(p. 65) ; "Le soir, tandis qu’ensemble elles veillaient dans l’abaattendant le repas..."(p. 109) ; "Un jour, sa mère prépare de ces petits champignons qu’on appelle bangoglom, elle les fit cuire et les mit de côté"  (p. 117).
— Classe de 3e : Melingui, A. et alii (1987) : "Les eaux des mayoss’entassent au fond du bassin formant des lacs et des marécages"(p. 29).
— Les cahiers des élèves :"Le manioc sert à faire le gariou le tapioca"."Les éléments contenant les vitamines et les sels minéraux. Exemples : le folon,le ndolé,le kwemaux arachides et aux poissons fumés". (écolier du C.E.1).

5. Les mécanismes de l’emprunt

               Il existe trois principales tendances chez les écrivains camerounais, dans la désignation des réalités locales : la première est la transposition qui est le fait de remplacer une partie du discours par une autre : en général les locuteurs remplacent un nom par une locution créée de toutes pièces (transposition facultative) ; celle-ci peut se cristalliser par l’usage et devenir par la suite un mot composé (transposition obligatoire) : rat-panthère, bâton de manioc, case principale, purée de feuilles de manioc, alcool indigène,etc.
               Il arrive que l’auteur de la transposition éprouve le sentiment de n’avoir pas dit ce qu’il pense. Alors il a recours à une note de bas de page pour être plus explicite. En fait il est convaincu que l’expression qu’il vient de créer, bien qu’étant constituée de mots français, ne rappelle rien à un Français natif :
               "Ta mère a dû manger du rat-panthèrequand tu étais dans son sein ! "En note de bas de page on trouve l’explication suivante : "1. Espèce de rat zébré qu’on ne trouve nulle part ailleurs que sur les pistes des hommes"(Oyono, F., 1956 :13). Sans cette explication, ni le francophone camerounais ni le Français natif n’auraient jamais su de quoi il est question. On sait donc que cet animal n’est pas issu du croisement entre un rat et une panthère.
               Il peut aussi arriver que l’auteur se sente suffisamment explicite. Dans ce cas il ne recourt à aucune explication : "Oyono va regarder les chaises inoccupées dans la maison principale"(Oyono Mbia, G., 1979 : 44).
               La deuxième tendance consiste à procéder à un calque. On emprunte un syntagme mais on traduit littéralement les mots qui le composent :
               Langue de départ (ewondo)               Langue d’arrivée (français)
               meyok me alen                                           vin de palme
               meyok me zam                                           vin de raphia
               La troisième consiste à désigner la chose par son nom et à l’expliquer.
             a. L’explication peut être mise en note de bas de page : "chez Mami Titi, cette femme venue des bords de la mère et dont la renommée pour distiller l’arki2 était sans précédent"(Oyono F., 1956 : 11), avec en note de bas de page : "2. Alcool indigène".
             b. La glose peut être en fin d’ouvrage : "Cela annonce le commencement du rituel au son du ngoso9, des miken20 et des mbaka21. "(Doumbe Moulongo, 1972 : 39) avec en notes : "19- ngosso : musique traditionnelle des populations de la côte camerounaise. 20- mikeng : espèce de clochette à battant unique 21- mbaka : en duala : claquettes sonores." (1972 : 54)
             c. La glose peut se trouver entre parenthèses : "Je mange le"kpwem"(soupe composée de feuilles de manioc) alors que je travaille beaucoup" (Mendo Ze, 1990 : 26)
             d. ou en apposition : 1 : "Les mayos,rivières modestes au cours intermittent, vont se perdre dans les terres à l’intérieur du bassin." (Melingui et alii, 1987 : 29) 2 : avec trait d’union sous forme de mot composé : Koulou-la-Tortue, Ze-la-Panthère, Beme-le-Phacochère,etc.
             e. la glose peut prendre la forme d’une phrase contiguë :"Les femmes portent le kaba ngondo. Le kaba est une robe"maxi"[...] Longue, très ample, cette robe se fait en tissu imprimé de toutes teintes" (Doumbe Moulongo, 1972 : 38)
               Les deux dernières tendances prennent le pas sur la première. La première est une tendance idéaliste, caractérisée par la sublimation de la norme et la troisième, une tendance réaliste qui ramène la langue au niveau de ses locuteurs réels. Entre l’aspect normatif et l’aspect sociolinguistique, il faut bien faire un choix. En réalité, pour le Français natif, des mots tels que vin de palme, maison principale, bâton de manioc,ne veulent rien dire. Ceux qui lui suggèrent quelque chose ne peuvent lui rappeler qu’une réalité proche du contexte européen et donc l’amener à se tromper. C’est le cas de maison principalequi, dans sa conscience, s’oppose à dépendance.C’est une situation de bilinguisme coordonné. La transposition des réalités d’une langue à une autre pose problème étant donné que les cultures sont différentes. En fait c’est le concept d’abaque l’auteur voudrait rendre en français : "Le soir, tandis qu’ensemble elles veillaient dans l’aba attendant le repas [...]"(Binam Bikoi, et Soundjock, 1977 : 109)" Le décor est constitué d’une sorte de hangar appelée"aba""(Doho, 46).
               L’abaest le lieu où se retrouve toute la famille le soir pour la veillée nocturne. C’est aussi dans cette maison que la famille prend son repas du soir. Famille ici ne désigne pas le père la mère et les enfants comme dans le contexte européen. Chacune des femmes, des épouses apporte ce qu’elle a préparé comme repas. On mange ensemble, on se raconte les histoires vécues dans la journée, des contes, etc. L’abaest donc une "grande salle commune [...] servant de lieu de séjour et de veillée" (Yanes et Eyinga Essam, 1987 : 74) Avec l’évolution sociale liée à la modernisation, l’abafinit par désigner tout lieu de rencontre, comme le montrent Yanes et Eyinga "Maison par opposition à "kisin" (cuisine)", dans les familles où on fait la cuisine au feu de bois pour éviter les méfaits de la fumée ; le tribunal, la maison des palabres : aba mejô; l’église : aba zambe.Comment rendre ce concept en français ? Il y a perte d’information quand on parle de maison principale car l’abapeut bien être un hangar (Doho : 46).
               Le refus d’emprunter peut conduire à des imprécisions ou à des confusions. Derrière le mot igname se cachent une quinzaine de variétés ayant des noms distincts (ewondo : ekodo, alok andia, assol, enyuma; banganté : lon ngônje, ghat, pe’mbéne, lonnswèn, lonnku, nyan mbwô, bù’tun, pe’kuku, ntsentse).Celui qui mange l’alokconsomme une variété produite dans le Centre, le Sud et l’Est alors que celui qui mange le ghat, une variété produite à l’Ouest du Camroun. Cela peut être significatif dans le discours. À supposer qu’Oyono ait dit alcool indigèneau lieu d’arki. Personne n’aurait jamais su de quoi il parlait, simplement parce qu’il existe plusieurs types d’alcool indigène : bili bili, kpata, hàà, arki,etc. De surcroît, ces variétés d’alcool indigène permettent de catégoriser les individus sur le plan social. La différence entre l’arkiet le hààest que le hààest clair et incolore. Il est aussi distillé à partir du vin de palme fermenté et mélangé à du sucre. L’arkipar contre est de mauvaise qualité : trouble à vue d’oeil, il ne sent pas bon et il est distillé à partir du maïs fermenté mélangé à de la poudre de couscous de manioc. Ce détail apporte un éclairage certain à l’œuvre d’Oyono.

6. L’instabilité de l’orthographe

               L’intégration des emprunts pose des problèmes d’orthographe. La même lexie connaît parfois plus de deux orthographes : songo / songho,l’orthographe la plus courante est songoqui est beaucoup plus proche de celle du français :
               "Ondua et Oyônô, qui jouent une partie de "songho" se servent fréquemment du vin de palme" (Oyono Mbia, 1979 : 13) ; "Je t’invite à jouer au songo avec moi" (Mendo Ze 1988 : 124) ; "J’ai joué au songoavec Amougou" (Ékotto, 1989 : 37). On a aussi kpem, kpwem, kwem: "Je mange le"kpwem"(soupe composée de feuilles de manioc) alors que je travaille beaucoup" (Mendo Ze, 1990, 26.) ; "Les aliments contenant les vitamines et les sels minéraux. Exemples : le folon, le ndolé, le kwemaux arachides et aux poissons fumés" (Cahier d’un élève du CE1, École Publique de la garde présidentielle, Yaoundé.) Les trois orthographes sont exactes. Elles ont été standardisées sous cette forme mais dans des langues différentes. Éwondo : kpem,boulou : kpwem,bassa : kwem.L’Église a beaucoup œuvré pour la standardisation des langues locales mais la concurrence entre les différentes confessions a entraîné un manque de consensus sur le plan de l’orthographe. L’inconvénient dans cette situation est que si le maître d’école est Bassa il écrira kwem, s’il est éwondo, il écrira kpemet s’il est boulou, kpwem.On pourrait aussi se dire que, dans l’exemple ci-dessus, le maître ou la maîtresse a choisi l’orthographe la plus proche de celle du français. Dans ce cas nous assisterions déjà à une normalisation des emprunts : l’institution scolaire opère un choix parmi les variations orthographiques de la même lexie.

7. La francisation des emprunts

               La morphologie du français est différente de celle des langues locales. Dans les langues locales les variations du même mot se font sous forme de préfixe. Le mot musiqueemprunté par les langues locales est traité comme un pluriel : en éwondo par ex. on dit azik(singulier ="la / une musique"), mezik(pluriel : "les /  des musiques") ; le mot motor(anglais : "moteur") emprunté à l’anglais par le bassa est devenu litoa(singulier :"la / une voiture") et matoa(pluriel :"les / des voitures"). Les initiales me-(éwondo), ma-, mi-(bassa, douala) sont des formes du pluriel. Les mots mintoumba(bassa), miondo, makossa, mikeng(douala), etc devenus singuliers en français le mintoumba/ les mintoumbas,le miondo/ les miondos,le makossa/ les makossas,sont des pluriels dans la langue donneuse, avec mintumbapluriel de ntumbaen bassa et makosa pluriel de dikosaen douala. Le français emprunte de nombreux mots aux langues locales sous la forme plurielle et les interprète comme des singuliers : makala"beignet" (éwondo : akali / mekali; douala : dikala / makala; bassa : (li)kala / makala)."Nous combattons le makala-pati (corruption)" (CRTV-Radio, le 10.04.98.).
               Tel est le cas de miengu"génies de l’eau "singulier : jengu)"C’est la demeure des miengu sacrés de Duala" (Doumbe Moulongo, 1972 : 39).
               Les locuteurs natifs tendent à respecter la morphologie de la langue maternelle : "toute l’assistance entre dans un état de transe trépidante, comme mue et possédée par le jengu"(Doumbe Moulongo, 1972 : 41) ; le non natif dirait plutôt le miengou / les miengous.
              Notons le passage de la graphie -u-à -ou-et de -k-à -c-qui sont conformes à la norme du français : doualaau lieu de duala.Dans un titre comme Le ngondo : assemblée traditionnelle du peuple duala,on ne peut dire que l’auteur ignore que dualas’écrit doualaen français. L’orthographe peut avoir une connotation politique. L’orthographe non francisée témoigne d’un attachement à la langue maternelle (résistance culturelle), ou d’une provocation à l’endroit du pouvoir en place, etc. L’orthographe Kamerunest encore en usage aujourd’hui dans certains journaux de l’opposition. On trouve encore des gens ou des organisations qui font un usage alterné de l’orthographe francisée et de celle non francisée : l’orthographe non francisée servant à des revendications d’ordre socio-politique, ou comme signe de résistance culturelle. L’U.P.C. (Union des Populations du Cameroun) utilise encore l’orthographe Kamerundans ses organes d’information : pourquoi donc U.P.C. et non pas U.P.K. ?
               La finale des mots aide à constater que ceux-ci se comportent déjà comme des mots français. Maraboutse termine par un -t qui servira de réceptacle au suffixe -isme > maraboutisme.Les changements tendent à s’accomplir pleinement. La finale signale que le mot porte déjà la marque du pluriel français"Les mayos, rivières modestes au cours intermittent..." (Melingui et alii, 1987 : 29).
               Il se pose cependant le problème des mots dont l’opposition des tons assure l’intelligibilité.
— nnàm"1.- pays, village, 2.- ségrégation, tribalisme", nnám"mets à base d’arachides grillées ou de concombre écrasés et réduits en pâte",
— èbòn"1.- concubin, 2.- amant, ami(e)", èbón"1.- vagin, vulve, 2.- fond, postérieur".
               Ces mots entrent dans le français du Cameroun avec leurs tons et les locuteurs y sont habitués à cause de la pratique des langues locales. En français standard, les mots n’ont aucune indépendance accentuelle quand ils se trouvent dans une phrase. L’accent se déplace toujours vers la dernière syllabe. Dans les langues à tons, le mot porte des tons fixes. Il conserve son indépendance quelle que soit sa position dans la chaîne parlée : "On m’a fait le nnàm" ("J’ai été victime de tribalisme"), "On m’a fait le nnám" ("on m’a préparé une pâte d’arachide ou de concombre"). L’accent terminal du français tend à se confondre avec le ton haut de nnám. La confusion risquerait d’être fatale pour un Français natif : "J’ai vu ton èbòn"("ami, concubin"), "J’ai vu ton èbón"("vagin, cul"). Le français tend à se comporter comme une langue à tons. Parlant du Cameroun, Patrick Renaud affirme que "le français commun tend à devenir une langue tonale" (1976 : 25). Dumond et Maurer (1995 :174) font une remarque similaire au sujet des Français du Zaïre, de Côte d’Ivoire et du Rwanda.

Conclusion

               Le français parlé en Afrique développe une parenté typologique avec les langues africaines. Il intègre de nombreux mots prononcés avec des tons alors que dans sa variété standard ceux-ci n’ont aucune indépendance accentuelle. Cette situation est favorisée par le fait que les tons ont une valeur distinctive et imposent des contraintes sémantiques à des locuteurs qui de surcroît sont plurilingues. Ces emprunts y entrent aussi avec des phonèmes étrangers de sorte qu’une étude phonologique du français d’Afrique devient nécessaire2 d’autant plus que certains mots français portent déjà des tons comme s’ils étaient des emprunts (Renaud, 1975 : 25) et que certains d’entre eux sont prononcés avec des phonèmes appartenant aux langues africaines (Zang Zang, 1999 : 112-128). Ces emprunts sont même déjà enseignés dans les écoles d’Afrique, on les retrouve dans les médias et les textes officiels. Alors là se pose un problème : un emprunt peut-il être intégré dans les français d’Afrique du Canada ou d’Asie et ne pas l’être dans le français dit de référence ? Cette question peut en cacher une autre : évoluons-nous progressivement vers une autonomisation du français d’Afrique ou vers la constitution d’un fonds commun francophone ? Cela pose le problème de la norme du français standard d’aujourd’hui. Autant il faudrait faire une nette distinction entre le français standard et les diverses sortes de français parlées en France, autant il conviendrait de bien définir aujourd’hui ce qu’on appelle"français de référence". Le français des Français natifs tient-il lieu de français de référence pour les non natifs ou bien existe-t-il un même français de référence pour tout francophone, qu’il soit français natif ou non ? On se rend compte du même coup que la distinction entre xénisme, pérégrinisme et emprunt telle que la défissent Dubois et alii, (1994 : 512) ne rend pleinement pas compte de ce qu’est un emprunt dans les variétés de français non hexagonales car nous sommes ici dans un contexte plurilingue. L’Africain parle des réalités quotidiennes les plus immédiates en français ; celles-ci font en général partie de la situation de communication : habillement, art, cuisine, faune, flore, organisation sociale, métiers, etc. Le français est la langue de communication mais la réalité n’est pas étrangère. La langue fonctionne dans un contexte sémio-culturel qui n’est pas celui d’origine : il y a eu déterritorialisation. La détérritorialisation du français a donc pour première conséquence sa déstandardisation. Celle-ci est liée au fait que les habitudes phonétiques ne sont pas les mêmes, la volonté d’adaptation des manuels et des programmes scolaires aux réalités locales et la recherche scientifique et technique obligent à un recours au lexique des langues locales. La propagande politique, les campagnes électorales et de sensibilisation, la publicité ont de plus en plus recours à la forme africanisée du français. La société Elf, le Pari Mutuel Urbain Camerounais, etc. font leur publicité dans le français local tandis que la société Total fait celle de son "Éco-gaz" dans le cameroon pidgin english. Le français est certes en expansion mais sous sa forme africanisée.

Bibliographie

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1Ce travail a été soutenu par l’Agence universitaire de la Francophonie (AUPELF-UREF) dans la cadre d’une Prime de Recherche du Fonds Francophone de la Recherche.
2Patrick Renaud (1976 : 28) regrette l’absence de description phonologique du français d’Afrique et en particulier celui du Cameroun. Makouta Mboukou (1973 : 103-151) en avait déjà esquissé une mais sans aller jusqu’à faire ressortir le système phonologique du français d’Afrique ; Essono (1979 : 40-107) en a fait une mais dans le cadre de l’étude des interférences de l’éwondo sur le français ; Zang Zang (1998 : 21-172) a présenté une étude des tendances phonétiques. Pourtant les remarques faites par Renaud (1976), Dumond et Maurer (1995 : 174), Champion (1974 : 53 et ss) incitent véritablement à croire que le français d’Afrique a un système phonologique différent de celui du standard