LE FRANÇAIS AU BURUNDI :
CONTEXTES, FORMES ET CULTURES

Résumé de thèse
Claude Frey
Université de Provence

L'étude présentée porte sur la variété de français en usage au Burundi. Malgré quelques descriptions sur l'histoire de cette variété, l'ensemble concerne essentiellement la période contemporaine. Le travail est construit en deux parties et un corpus.
 

La première partie est une description écologique de la variété : une langue, ou une variété de langue, nait et vit dans un contexte qui lui donne sa forme et son statut ; cette variété de langue permet de mieux décrire, voire de décrire tout court, son environnement. Cette description s'articule en trois chapitres :

 
- "Un pays et des mots" est une description des contextes géographique et historique. L'un et l'autre, le contexte historique surtout, ont eu et ont  encore  une influence considérable sur le corpus, compris comme l'ensemble des formes du français en usage au Burundi. Le recours, assez fréquent, à ces mots, semble la façon la plus économique de décrire la situation, qui crée les termes dont elle a besoin pour désigner des realia, mais aussi pour les représenter selon les appartenances et les identités des locuteurs : les discours politico-ethniques, abordés dans le dernier chapitre de la deuxième partie, en sont parmi d’autres un exemple frappant.

 
- "Politique linguistique et éducative" constitue le deuxième chapitre. La politique coloniale belge depuis 1916, puis post-coloniale dès 1962, ont largement influencé le statut du français. À l’époque coloniale, le système éducatif était aux mains des religieux, et l'enseignement du français et en français était réservé à une élite destinée à seconder localement la puissance coloniale. Souhaitant, par un régime dit "d'administration indirecte", s'appuyer sur le système en place, le régime colonial renforce le pouvoir et les prétentions de l'ethnie tutsie, mais détruit en partie le système traditionnel. La classe dirigeante du Burundi indépendant continue  d'entretenir ces privilèges linguistiques et éducatifs, et les répercussions de cette politique sont encore très fortes plus de quarante ans après l' Indépendance.

 
- Le "Contexte sociolinguistique" enfin étudie les rapports du français avec les autres langues en présence, le kirundi et le swahili, accessoirement l'anglais, et l'usage, y compris l'usage identitaire, qui est fait de ces langues par les différentes  catégories de  la population, selon  leur statut socio-éducatif, leur lieu de résidence, leur âge, leur sexe. Il s'agit d'une étude quantitative et qualitative qui permet de comparer le positionnement sociolinguistique de chaque langue dans le contexte burundais. Ces rapports linguistiques peuvent s'analyser en termes de domination occidentale, néanmoins réduite localement par l'existence même de la variété de français en usage au Burundi. Un chapitre traite du discours mixte, qui est le résultat des contacts de langues et de cultures, et qui peut lui aussi s'analyser en termes d'attitudes sociolinguistiques.

 
La deuxième partie est une description linguistique et culturelle. Il ne s'agit plus maintenant d'étudier la langue en tant qu'idiome, mais d’analyser les formes linguistiques de cet idiome. Le travail porte majoritairement sur le lexique. Cette deuxième partie est construite en cinq chapitres.
- Le premier chapitre, "Perspectives théoriques et méthodologiques" justifie les nécessaires évolutions du structuralisme saussurien vers le variationnisme puis l'interprétativisme lorsqu'il s'agit d'étudier une variété de langue dans son contexte écologique.
L'idée d'une variété de français pose aussi la question du français de référence, notion  difficile  à  cerner  et qui souvent revient intuitivement à la variété de français en usage en France. Mais on constate que ni une variété de langue, ni les lectes compris dans cette variété ne sont restreints dans des limites imperméables, que celles-ci soient géographiques, culturelles ou sociales.
Cela conduit à une description en termes de continuum : les frontières culturelles et linguistiques ne sont pas aussi nettes que les frontières politiques, souvent artificielles. Quant aux frontières sociales, elles connaissent elles aussi une certaine élasticité, et il n'est pas toujours possible, au-delà d’une certaine limite, d'établir une covariation stricte entre une variété lectale et les appartenances sociales des locuteurs. Chaque  forme  est susceptible d’ être interprétée en tenant compte des contextes linguistiques et extralinguistiques.
Le continuum et la nécessaire interprétation en contexte sont confirmés par la consultation des informateurs et l'observation d'un corpus, informant sur l'histoire des mots, les formes lexicales, les formes sémantiques, et le comportement linguistique des locuteurs. Chacun de ces quatre aspects fait alors l'objet d'un chapitre  spécifique, décrivant  et analysant la même variété selon autant de points de vue différents.
- Un "Prologue diachronique" apporte d’abord quelques observations sur la naissance de la variété de français, située vers 1862, lorsque pour la première fois est traduit de l'anglais un ouvrage sur l'Urundi de l'époque. Il ne subsiste pas de traces orales des premiers échanges verbaux, mais les documents écrits par les explorateurs et les missionnaires fournissent des informations sur les emprunts, l'existence de particularismes, les fréquences d'usage ou les évolutions graphiques.
- Ensuite, une description, fondée sur la notion de lexie, recense les particularités d'un point de vue lexical : les créations sont nombreuses, par dérivation et composition, par hybridation du français avec l'une des langues d'adstrat, essentiellement le kirundi ; ce dernier aspect invite à recenser les emprunts.
Mais d'une part, il est parfois difficile de déterminer l'espérance de vie et la validité de certains néologismes ; et d’autre part, l'hypothèse du continuum se confirme : le passage de la lexie simple à la lexie composée puis à la lexie complexe est plus graduel que dichotomique, et il n'est pas aisé de faire de façon nette la part entre l'emprunt et le xénisme.
La plupart de ces lexies justifient néanmoins leur existence par le contexte écologique et la nécessité de décrire un environnement qui n'est pas celui du français hexagonal.
- Les particularités sont ensuite décrites d'un point de vue sémantique. Le chapitre met d'abord en avant les théories spécifiques sur lesquelles se fonde la description, et pose le double problème de l'accès au sens et du dictionnaire. Au-delà d'un simple recensement de formes, un ouvrage lexicographique est un outil culturel, et un dictionnaire hexagonal ne peut représenter qu'imparfaitement la variété de langue française et la variété de culture au Burundi. Il est donc nécessaire de réinterpréter le sens dans le contexte discursif et culturel burundais, sur la base d’ informations explicites ou implicites, puis d'intégrer les particularismes dans leurs réseaux lexico-sémantiques propres, décalés par rapport à ceux du français de référence.
L'étude  s'appuie  sur  six  cas spécifiques d’ homonymie, de polysémie, de création (néologisme de forme et de sens), d'emploi collocatif, de connotation et de référence.
L'ensemble de ces cas permet de constater là encore, premièrement, que les deux variétés se situent plus naturellement dans une relation de continuité que dans une opposition dichotomique, et que, deuxièmement, le sens du particularisme est en étroite relation avec la perception socioculturelle du référent : en même temps que l'environnement extralinguistique  impose  un mot, le mot impose une perception de cet environnement.
- Le dernier chapitre traite alors spécifiquement du point de vue socioculturel qui transparaissait dans les descriptions précédentes. Il montre qu’à l'intérieur d'une variété topolectale de français en existe d'autres, pour partie liées aux contextes culturels, à la condition sociale et aux appartenances politiques et ethniques des locuteurs. Ainsi, la fréquence comparée des particularismes lexicaux par rapport au français de France, mais aussi par rapport au français du Cameroun et au français de Madagascar (qui l'un et l'autre ont été intégrés par nos soins dans des bases de données permettant la comparaison), met en évidence les priorités socioculturelles du Burundi : le constat, quantitatif, de la fréquence d'occurrence supérieure est lié à celui, qualitatif, de la raison extralinguistique. Certains thèmes ressortent nettement, parmi lesquels les préoccupations politico-ethniques, et on observe alors les recoupements possibles entre le contexte écologique décrit dans la première partie, les particularités morpholexicales et les resémantisations.
Par ailleurs, l'emploi de l'un ou l'autre terme, de l'une ou l'autre des variétés géographiques ou des variétés lectales du français, relève d'une fonction identitaire en traduisant ou en trahissant, selon que le locuteur est conscient ou non des variétés lectales, une appartenance nationale, sociale, politique ou ethnique. Le degré de conscience place le locuteur en situation d'adhésion sociale ou idéologique, s'il ne singularise pas le mot utilisé par des marques diacritiques ou métalinguistiques, ou en situation de distanciation dans le cas contraire.
- Le corpus rassemble les formes rencontrées depuis la naissance de la variété de français du Burundi. C'est un corpus ouvert, qui reflète mieux qu'un corpus fermé la vie de la variété. Il présente des occurrences orales et écrites émanant de locuteurs burundais ou allogènes, de différents milieux socioculturels et politico?ethniques, sur lesquelles il est possible de baser les analyses et les interprétations conduisant aux définitions lexicographiques et sociolinguistiques. Il s'agit aussi d'un corpus secondaire, présenté à la manière d'un travail lexicographique,  et intégrant des renvois qui permettent une meilleure perception des réseaux lexico-sémantiques et socioculturels qui structurent la variété. Les illustrations, plus ou moins nombreuses selon les cas, constituent un potentiel d’interprétation ;