LORSQUE LA COLA N’EST PLUS LE FRUIT DU COLATIER.
Cryptonymie et évolution diachronique
du lexique
de la corruption au Cameroun1
Léonie Métangmo-Tatou
Université de Ngaoundéré
Introduction
Une langue naturelle est la résultante
de la conceptualisation préverbale du monde référentiel
(Pottier, 1982). En tant que telle, elle porte les traces formelles de
cette conceptualisation. Le domaine lexical est celui des plans de la langue
où se manifeste de la manière la plus patente la réalité
spécifique de la communauté locutrice. Nous avons voulu dans
cette étude montrer comment les désignations de la corruption
peuvent renvoyer à la manière d’un miroir, l’image
de la société. Cependant, nous avons en tant que linguiste
accordé la priorité à la langue, notamment à
la recension des lexies, ainsi qu’à la mise en lumière
de la logique interne de ce champ lexical, car
"il nous semble préférable
de ne faire dire aux mots des choses sociologiques, historiques et littéraires
qu’après leur avoir fait ce qu’ils sont linguistiquement" (Picoche
et Marcello Nizia, 1996 : 330). |
Pour étudier les désignations de la corruption
au Cameroun, nous nous sommes appuyée sur une méthodologie
simple. Dans un premier temps, collecte des données
auprès des locuteurs de certaines
langues nationales ainsi que de l’anglais, du français ; exploitation
des documents écrits tels que les dictionnaires lorsque cela était
possible. Dans un second temps, a eu lieu l’exploitation de ces données.
Ces dernières ont mis en lumière deux pôles de réflexion
complémentaires : la pertinence du vecteur diachronique ainsi que
diatopique (Section 2) d’une part et la tendance à la cryptonymie
d’autre part (Section 3). L'étude est introduite par une brève
analyse de l'interaction entre lexique et société et se termine
(Section 4) par nos conclusions et quelques propositions.
Nous devons signaler d’emblée que nous nous sommes
finalement limitée à la langue française, et ce pour
différentes raisons. La raison fondamentale fut qu’après
des
entretiens avec des locuteurs de quelques langues camerounaises, (fufuldé,
mbum, duru, tupuri, etc.), en vue de collecter les désignations
du phénomène de la corruption, il nous est apparu que l’objectif
visé comportait un a priori susceptible d’induire des biais
: il impliquait une présuppositiond’existence dans toute langue
de désignations de la corruption.
En réalité, nos différents entretiens
nous ont plutôt menée aux hypothèses suivantes : premièrement,
le phénomène de la corruption ne concentre pas un lexique
important dans les langues des quelques communautés approchées.
De plus, quelques unes des expressions que nous avons pu recueillir sont
marquées par une forte tendance au calque sémantique et semblent
de création récente. Une enquête lexicale reste à
mener, qui ne négligerait pas les aspects historiques, sociologiques
ou de psychologie sociale et qui permettrait de vérifier cette hypothèse
au cas par cas. En tout état de cause, à la rareté
des lexies2 dans
les langues camerounaises semble s’opposer la pléthore ainsi que
l’ancienneté des désignations en français.
L’examen de la structure d’un champ lexico-sémantique
peut dans une large mesure révéler les faits saillants de
la culture ou de l’histoire d’un peuple. La pertinence du fait lexical
dans la lecture — ou la lisibilité — du fait de culture n’est pas
liée à une langue ou à un
type de langue : il s’agit là d’un caractère permanent de
toutes les langues naturelles3. Picoche
et Marcello Nizia (1996 : 328-330), ont montré que la croissance
et la décroissance numérique de certaines lexies peuvent
fournir des informations importantes quant à l’histoire des mentalités.
La forte régression des lexies françaises comme fortune,
époux, probité, secours, félicité, honneurs,
famille, partie, succès, devoir, loyauté, ardeur, etc.,
permet d’entrevoir le recul des valeurs traditionnelles morales et religieuses
dans la France contemporaine. Nous adhérons totalement à
l’analyse de ces auteurs pour qui "on peut étudier les mots pour
saisir les idéologies d’une époque, et inversement, les idéologies
d’une époque pour faire l’histoire des mots".
Nous allons donc étudier les mots qui composent
le lexique français de la corruption de manière à
éclairer la nature de ce phénomène désormais
majeur dans le contexte camerounais. En effet, depuis quelques temps
déjà, le phénomène de la corruption a changé
de "statut" dans la société camerounaise. D’abord ignorée
et niée par le discours officiel, la corruption a progressivement
occupé la scène politique en tant qu’une des préoccupations
majeures de l’État. On ne s’étonnera donc pas du caractère
désormais officiel de la lutte menée contre la corruption.
"Nous luttons activement contre la corruption" : cette déclaration
d’un haut responsable des Douanes camerounaises figure en bonne place parmi
les sept citations clés choisies pour illustrer un dossier récent
sur le Cameroun publié dans un quotidien parisien4.
1. Pertinence du vecteur chronologique
Si l’on considère la datation des lexies françaises
de la corruption, on ne peut manquer d’être frappé par leur
caractère ancien. Le verbe corrompre lui-même issu du latin
cum-rumpere
appartient au fond le plus ancien de la langue : sa première
attestation date de 1160 c’est-à-dire quelques décennies
après la Chanson de Roland (1080), un des premiers textes de la
littérature française. Le lexique de la corruption n’a fait
que s’enrichir au fil des siècles, s’organisant en strates successives.
Une prise en compte systématique de la plus ancienne
attestation de chacune des lexies françaises de la corruption montre
la pertinence du vecteur chronologique ainsi qu’elle révèle
des informations importantes, voire capitales sur le
plan de "l’intelligence" du phénomène de la corruption. En
effet, on peut observer une évolution significative des variables
différentes que sont : a) la structure syntagmatique des lexies,
b) le contexte d’énonciation, c) la lisibilité sémantique,
d) la variation diatopique5.
1.1. La structure syntagmatique des lexies
La structure syntaxique des lexies de la corruption évolue sur le
vecteur chronologique de la simplicité à la complexité.
Dans la catégorie du verbe, notamment, on peut constater
qu’aux formes verbales simples [V] vont succéder des formes verbales
complexes [V + GN] intégrant un groupe nominal. Ainsi à corrompre
- 1160, soudoyer - 1170 rançonner — 1260, suborner
— 1280, circonvenir — 1355, prévariquer — 1380 vont
succéder donner un pot de vin en 1520, graisser la patte
en 1656, graisser le marteau en 1660, engraisser les mains
en 1770 ou même pour le français non conventionnel camerounais
donner
la cola apparu probablement dans le troisième
tiers du XXe siècle. C’est dire que sur le plan syntaxique,
les lexies nouvelles (donner des dessous - de - table) sont volontiers
plus complexes que les lexies anciennes (cf. tableau 1) et sont composées
de plusieurs unités par ailleurs autonomes.
On verra que cette complexification syntaxique,
figurée ainsi qu’il suit,
se double d’une métaphorisation car des unités
simples autonomes porteuse d’un sens "propre" adoptent, en intégrant
des structures plus complexes, un sens figuré, crypté.
1.2. Contexte d’énonciation : variation
diaphasique
S’agissant de la situation discursive, et du registre
de langue, les lexies neutres ou littéraires semblent constituer
le fonds le plus archaïque, datant de l’ancien français
(rançonner-1260, suborner-1280, corrompre-1283)
ou au plus, au français de la Renaissance : stipendier-1582.
Les lexies familières apparaissent plus tardivement : entre le XVIIe
(graisser la patte, 1656) et le XXe (donner un bakchich,
milieu XXe ;
dessous de table : 1985, arroser -1838),
dans le sens moderne et familier de "pourvoir quelqu’un d’argent, de cadeaux,
à des fins intéressées". On peut citer ici l’exemple
du Robert : "Industriel qui arrose des élus". Cette lexie, arroser,
est
pourtant très ancienne au sens propre de "mouiller en versant un
liquide" (1155). La gestion de ce lexique s’effectue en fonction du contexte
d’énonciation, les situations formelles imposant des lexies conventionnelles
et les situations formelles autorisant des lexies familières. Ainsi,
on n’utilise pas indifféremment suborner et graisser la
patte. Là encore nous pouvons noter la pertinence du vecteur
chronologique : au fil des siècles les lexies de la corruption évoluent
vers une certaine familiarité.
1.3. Lisibilité sémantique
Sur le plan sémantico-pragmatique, les lexies
les plus anciennes s’avèrent plus lisibles, plus transparentes,
que les lexies plus récentes. En effet, ces dernières essentiellement
métaphoriques, sont nécessairement d’une opacité plus
grande. Que signifient en effet graisser la patte, mouiller la
barbe, faire le geste qui sauve, donner le tchoko, en dehors
des contextes particuliers de la variété standard (première
expression) ou de la variété camerounaise
(les trois dernières) ? L’interprétation de ces différentes
lexies met nécessairement à contribution la composante pragmatique
de l’acte de langage.
Nous considérerons ici que la pragmatique est
un courant de la linguistique se caractérisant par une conception
particulière du langage : instrumentd’élaboration de la pensée,
système de représentation servant à communiquer, la
langue est aussi, et surtout un acte permettant d’agir sur le monde et
sur autrui. D’autre part, la pragmatique accorde une importance primordiale
au contexte tant linguistique qu’extralinguistique. Le sens de " fais
un geste ! " n’est pas donné : il se construit à partir
des interactions en jeu entre les protagonistes de la communication, l’énoncé
tel qu’il est produit et les circonstances de sa production.
1.4. Variation diatopique
La variation diatopique désigne la variation
non plus sur l’axe du temps, ni selon le contexte d’énonciation
: elle prend en compte l’axe spatial. L’expansion hors de France du français
et les colonisations de la fin du XIXe siècle ont procuré
à la langue française des espaces socioculturels,politiques,
économiques et écologiques nouveaux. Cela a entraîné
des dynamiques linguistiques nouvelles, et notamment des aménagements
de la structure du lexique français. Il ne s’agit pas seulement
d’une surimposition d’un stock d’innovations au lexique français
hexagonal mais d’un réaménagement global. Il sedéveloppe
alors un standard local dont l’intériorisation par les locuteurs
et la légitimation par l’usage social
sont telles qu’à certains points la frontière entre FH et
TFC se brouille.
Il n’en reste pas moins que des labels comme "français
d’Afrique" "français du Cameroun", "français du Congo", etc.
ont ceci de réducteur qu’ils ramènent à son expression
la plus limitée un parler qui somme toute peut, dans certains
contextes de communication écrite (ou orale) ne
pas différer du tout du français hexagonal le
plus soutenu. En somme, le français disponible a priori pour
le Camerounais francophone pourrait être résumé par
la formule suivante [ FH + TFC ] que l’on s’en tiennent aux aspects lexicaux
ou morpho-syntaxiques, ou même intonatifs. C’est donc dire que le
stock lexical du Camerounais francophone, loin de ne retenir que les expressions
de la variété topolectale telles que mouiller la barbe,
donner
le tchoko, faire le geste qui sauve, etc. (Cf. Tableau
1), inclura également, et de manière active, des lexies typiques
du standard hexagonal, d’emploi "ordinaire"6comme
soudoyer,
corrompre, ou même très littéraires et d’emploi
limité telles que stipendier
ou suborner.
En vérité, le parti pris trop longtemps
strictement différentiel d’un grand nombre de travaux a
probablement occulté ce qu’une prise
en compte exclusive du "français d’Afrique" pouvait avoir de réducteur.
Mais il faut affirmer ici que ce parti pris s’imposait en son temps comme
une nécessité épistémologique : il s’agissait
d’affirmer avec force la spécificité d’un terrain de recherche
complètement inédit. L’article de Danièle Racelle
intitulé fort opportunément "Du français d’Afrique
au français en Afrique" (Queffélec, 1998 : 175-190) consacre
à notre sens l’avènement d’une aire nouvelle dans le champ
des études francophones.
On remarquera la variété des créations
lexicales du topolecte, qui ne proviennent pas seulement de faits d’interférence
ou d’hybridation entre lexies issues de langues camerounaises d’une part
et lexies issues du français d’autre part (exemple : makala pati).
Les lexies spécifiques peuvent aussi être le résultat
d’une créativité lexicale propre générant des
productions complètement nouvelles à l’instar de tchoko,
qui est vraisemblablement d’origine onomatopéique.
1.5. Structure diachronique générale
Il est possible de faire figurer le lexique de la corruption,
toutes variétés confondues, sur un vecteur chronologique
où se succèdent trois temps (T1, T2, T3)
- T1 du fonds français, littéraire : dès
le XIIe s ;
- T2 du français hexagonal (FH) ordinaire ou
familier : à partir du XVIIe s ;
- T3 du topolecte franco-camerounais (TFC)
: à partir du troisième tiers du XXe s.
Le tableau synoptique ci-dessous propose
une structuration diachronique du lexique français de la corruption
(nous ne retenons que les verbes) faisant apparaître les quatre variables
retenues, à savoir l’origine géographique, la situation discursive,
la structure syntagmatique et la lisibilité du contenu notionnel.
Quelques remarques s’imposent. Notons d’abord que l'étymologie
de rançonner, lequel est issu du latin ecclésiastique
redemptio,
"rachat", éclaire valablement son sens moderne. Signalons également
à propos de motiver que le co-texte représente
dans la terminologie de Pottier (1992) un message non-verbal, notamment
gestuel, se développant en marge du texte et venant en soutien au
dit texte. Dans le cadre qui nous intéresse, la lexie motiver,
signifiant "encourager" en français standard, devient synonyme
de corrompre en argot franco-camerounais. Le co-texte qui
accompagne le plus souvent la lexie motiver
est un geste répété de frottement entre le pouce
et l'index -geste évoquant de manière explicite l' "effeuillage"
de billets de banque. Certaines expressions du français standard
comme acheter dans le sens de "corrompre",
donner / recevoir
une enveloppe n’ont pu être datées. Elles ne sont répertoriées
ni par le Bloch et Wartburg, ni par le Dictionnaire étymologique
de la Langue française. Elles ne figurent pas dans le Dictionnaire
des expressions et locutions de la langue française (Robert). Certaines
autres comme engraisser les mains (environ 1700), graisser le
marteau ont disparu de l’usage contemporain. Par contre, graisser
la patte s’est bel et bien maintenu dans le sens initial de "donner
illégalement de l’argent à quelqu’un pour obtenir quelque
chose". On trouve par ailleurs chez Agrippa d’Aubigné (cité
par Robert) l’expression
ne faire les choses qu’à graisse d’argent
(17e s). Quelques autres locutions métaphoriques telles
que faire ses choux gras de (tirer profit de), il n’y a pas de
gras, sont de la même veine. Notons pour terminer l’expression
nager dans les huiles : "être en relation avec des personnes
importantes".
Notons à propos de bakchich
qu'il existe
chez le lexicographe du français conventionnel une sorte de malaise
taxinomique par rapport à cette réalité. En effet,
l'équivalence bakchich / pourboire évidente pour le
locuteur francophone ordinaire ne semble pas aller de soi : le pourboire
désigne, d'après le dictionnaire Robert, une "somme d'argent
remise à titre de gratification, de récompense, par le client
à un travailleur salarié : donner un pourboire à un
garçon de café, à un guide". Il n'est donc pas explicitement
fait mention dans cette glose, du sens particulier de "pot-de-vin, enveloppe".
Par
contre, le lexicographe se contente d'un renvoi faussement ingénu
à bakchich. Si le lecteur se reporte à l'entrée
citée — circularité du discours lexicographique — il découvre
alors la glose suivante : "pourboire, pot-de-vin" suivie de la précision
toute pharisienne, et de surcroît placée entre parenthèses
: "dans les pays d'Orient". Pour sa part, matabiche, de fréquence
extrêmement faible dans TFC est un terme d'origine portugaise "matar
o bicho" littéralement "tuer la bête, tuer le ver", c’est-à-dire
prendre une boisson alcoolisée.
Quant à elle, la locution verbale
mouiller
la barbe, du topolecte camerounais semble pouvoir s’expliquer par la
convergence de plusieurs expressions : d’abord la locution transitive et
de sens abstrait mouiller quelqu’un dans le sens de
le compromettre ; ensuite un faisceau de locutions figurées
mais de sens concret telles que mouiller ses lèvres : "boire
à peine" ; essuyez votre barbe et dites que vous avez bu :
"pour décliner une offre" (Duneton, 1990) ; la locution argotique
prendre
la barbe : "s’enivrer" (TLF) ; en français québécois,
se
mouiller ou s’arroser la luette : "s’enivrer" (Dictionnaire
pratique des expressions québécoises).
L’observation du Tableau n° 3 de l’évolution
diachronique du lexique de la corruption révèle un doubleclivage
FS (français standard) vs TFC (topolecte franco-camerounais). De
plus, il met en lumière l’évolution concomitante sur
le vecteur chronologique des variables : référence
spatiale, situation discursive, structure syntagmatique, et lisibilité
du contenu notionnel.
Tableau 1 : Le lexique français de la corruption : Evolution
diachronique.
Datation
|
Lexies
|
Orig. géogr.
|
Situat. discur.
|
Struct.
syntagm.
|
Contenu
notion.
|
T1 1160
XIIe s 1170
1260
1280
1398
1520
1581
|
- corrompre
- soudoyer
- rançonner
- suborner
- prévariquer
- donner un pot de vin
- stipendier, etc. |
|
Formelle
|
Simple
|
Lisible
|
T2 1656
XVIIes 1660
1770
1838
1846
1961
1970
1985
?
?
|
- graisser la patte
- graisser le marteau
- engraisser les mains
- arroser
- (donner) un bakchich
- racketter
- magouiller
- (glisser) des dessous de table,
- (donner) une enveloppe,
- acheter |
Français
hexagonal
|
Non formelle
|
|
|
T3 1925
XXe ?
|
- donner un matabiche
- mouiller la barbe
- motiver + co-texte
- bousculer + co-texte
- négocier
- bien parler
- donner, recevoir la cola
- donner, recevoir la bière
- donner, recevoir le cadeau
- donner, recevoir le carburant
- donner, recevoir les makala pati
- donner, recevoir le tchoko
- donner, recevoir le gombo
- faire un geste
- faire le geste qui sauve
- faire manger, manger
- faire bouffer, bouffer
- pistonner un dossier, etc. |
Topolecte
Franco-
Camerounais
|
|
Complexe
|
Crypté
|
Il montre :
- la complexification de la structure syntaxique : de
simple à complexe ;
- l’évolution de la formalité (lexies
anciennes) vers la non-formalité ;
- l’apparition massive au XXe siècle de néologies
en marge du français hexagonal ;
- l’évolution des créations modernes vers
l’opacité notionnelle, le cryptage, alors que les anciennes lexies
se caractérisent par une certaine lisibilité. L’évolution
vers la non-familiarité procède d’un processus inconscient
généralisation/ banalisation de la corruption. Les deux tendences
s’alimentant mutuellement, on aboutit à une occulation totale de
la corruption au niveau discursif qui se matérialise ainsi dans
le discours par des formations cryptonymiques. Comme nous allons essayer
de le monter à la section suivante, la cryptonymie opère
en amont ainsi qu’en aval des pratiques corruptives puisqu’elle va non
seulement les autoriser puisqu’elle les occulte, mais encore les entretenir
en les banalisant — banaliser étant pris au sens fort de "rendre
ordinaire, commun ; faire entrer dans les habitudes sociales".
2. Tendance à la cryptonymie
2.1. Lorsque la cola n’est plus le fruit du colatier
Si nous nous reportons au Tableau 3, nous remarquons que, à une
exception près, toutes les lexies du T1 comportent des connotations
négatives. Encore une fois, donner ou recevoir un pot
de vin se détache du groupe par son sémantisme
a priori
positif ou au moins neutre. En effet pourquoi le fait
d’offrir ou d’accepter un verre de vin serait - il a priori condamnable
? Mais précisément, il ne s’agit pas d’un verre de vin :
l’expression est complètement lexicalisée et figée
sous cette forme codée où pot de vin n’est substituable
à aucune des formes d’un paradigme qui comprendrait : verre de vin
— bouteille de vin — dame-jeanne de vin, ou même carton de vin. Nous
en arrivons à la situation paradoxale où il est plus avantageux
de recevoir un seul pot plutôt qu’un carton de vin,
c’est-à-dire à une situation où
le pot de vin n’est plus un pot de vin, où la cola
n’est plus le fruit du colatier. Nous nous situons désormais non
plus dans le registre commun et accessible à tous de la langue ordinaire
mais dans un registre crypté dont l’interprétation est réservée
à des initiés7.
Pour Arrivé et al. (1986), la cryptonymie précisément
est la pratique qui consiste à réserver l’interprétation
d’un message à un groupe socio - culturel limité. Elle laisse
généralement intacte la structure phonologique
et syntaxique de la langue mais en modifie les unités lexicales
par différents procédés. Elle comporte des aspects
pragmatiques et linguistiques.
2.2. Le plan pragmatique
Pourquoi le cryptage ? Sur le plan pragmatique c’est-à-dire
celui de l’usage particulier du langage en fonction des situations de communication,
les pratiques corruptives sont encore marquées, du sceau sinon de
la clandestinité du moins de la discrétion comme l’atteste
l’expression dessous- de- table.
Le caractère cryptoymique d’expressions telles
que graisser la patte (lexique du français hexagonal) ou
donner
la cola (topolecte camerounais) se perçoit de façon plus
évidente à l’extérieur d’un certain contexte comportant
des caractéristiques socioculturelles particulières. En effet,
mouiller la barbe ne signifiera rien pour un locuteur "ordinaire"
qui par ailleurs connaîtrait les sens usuels des unités lexicales
"mouiller" et "barbe". De même, donner la bière gardera
toute son opacité pour un locuteur exclusif de FS ou de tout autre
variété non hexagonale (burundaise, québécoise,
belge, etc.).
Ce cryptage montre, faut-il s’en réjouir, que
bien que les pratiques de corruption soient désormais largement
généralisées, elles n’en sortent pas pour autant de
l’illégalité. D’où la nécessité toute
pratique, aussi bien pour le corrupteur que pour le corrompu, de demeurer
dans le non dire ou dans le dire autrement. Ce qui explique
une certaine spécificité de l’expression de la corruption
sur le plan linguistique.
2.3. Les procédés linguistiques
de la cryptonymie
Rappelons que la cryptonyrnie consiste à limiter la lisibilité
d'un message à un groupe socio-culturel donné. Elle procède
par modification du stock lexical de la langue. Ces modifications peuvent
revêtir plusieurs formes. Nous en avons répertorié
trois : le recours à l'emprunt, l' utilisation des tropes, et le
recours aux formations onomatopéiques. Ce dernier procédé,
qui concerne uniquement dans notre corpus la lexie tchoko est analysée
dans une étude en chantier.
2.3.1. Le recours à l'emprunt
Le lexique des pratiques corruptives, marqué par les
conditions pratiques de l'existence de ces dernières, se caractérise
par l'emprunt à des systèmes linguistiques différents
: langues étrangères, mais aussi langues régionales,
ou archaïques. Ce lexique emprunte au turc, à l'anglais, à
l'arabe via les langues camerounaises. Il emprunte au turc (via
le persan) le terme bakchich, "pourboire" (1846). Nous avons commenté
dans les lignes qui précèdent l'hésitation du français
standard à nommer — à reconnaître — cette réalité.
On peut noter l’emprunt à l’anglais américain du terme racket,
"chantage", qui donne la lexie française racket, et son dérivé,
racketter (1930). L’argot franco-camerounais emprunte à l’arabe
ma’kal8 terme
générique désignant "la nourriture". Ce dernier devient,
makala,
"beignet" au terme de son itinérance et ce dans de nombreuses langues
camerounaises.
L'argot franco-camerounais emprunte gombo au lexique français
de la botanique, plus particulièrement celui des plantes tropicales.
Le terme gombo (Hibiscus Esculentus) arrive au français via
l'anglais
américain ( gumbo, gombo ), qui l'aurait lui-même emprunté
sous la forme ngombo à une langue angolaise. Le gombo,
d'après
le dictionnaire Robert, est une plante potagère tropicale de la
famille des Malvacées dont on consomme les feuilles et les fruits
riches en mucilage. Ici encore l'utilisation de la lexie
gombo relève
du trope ( cf. infra).
2.3.2. L’utilisation des tropes
Fontanier (1977 : 38) donne la définition suivante : "les tropes
sont certains sens plus ou moins différents du sens primitif qu’offrent
dans l’expression de la pensée, les mots appliqués à
de nouvelles idées". Nous voyons donc que par le recours aux tropes,
l'usage particulier du langage se caractérise désormais par
une distorsion fondamentale du signe linguistique, entraînant entre
le signifiant et le signifié, c'est-à-dire entre les deux
faces solidaires du signe linguistique, une rupture quelquefois spectaculaire
: nous l'avons dit, dans le contexte de la corruption, le signifiant [kola]
ne renvoie plus au signifié "noix de Cola Souminata" (le
colatier), mais renvoie plutôt à celui de "somme d’argent
offerte illégalement en échange d’un service". Les transpositions
tropiques les plus fréquentes sont la métonymie et la métaphore.
La métonymie est le procédé par lequel un terme est
substitué à un autre avec lequel il entretient une relation
de contiguïté ou de nécessité.
Bière,
cola, carburant, par exemple entretiennent avec l'argent une relation
de nécessité. La métaphore est généralement
définie comme un procédé par lequel un terme se substitue
à un autre avec lequel il entretient une relation d' analogie. Ainsi,
le gombo, de par la présence importante de mucilage, facilite
par sa viscosité l'ingestion ainsi que le transit des aliments.
De même, l'offre ou la promesse d'argent permet l'évolution
rapide d'un dossier. Le caractère malgré tout illicite de
la pratique corruptive justifie l'exclusion dans ces différentes
lexies de la mention explicite de l'argent : ce dernier demeure remarquable
par son absence faussement paradoxale dans les désignations de la
corruption. Nous distinguerons trois types de tropes que nous nommerons
"alimentaires", "mécaniques" et "polyvalents".
2.3.2.1. Les tropes alimentaires
En principe, l’argent autorise l’accès aux biens de consommation,
entre autre à l’alimentation. Nous trouverons donc des lexies comme
manger, bouffer (profiter de la corruption), makala pati, bière,
etc. Rappelons que makala signifie étymologiquement "nourriture".
Cette acception connaît une restriction- de sens dans les langues
camerounaises qui ont adopté le terme pour ne plusdésigner
qu'un aliment spécifique : le beignet. Il y a donc ici combinaison
de deux procédés : d'abord l' emprunt, puis le trope. La
cola, sans être un aliment en tant que tel, constitue aussi un grand
pourvoyeur d' énergie de par les substances toniques qu'elle comporte.
2.3.2.2. Les tropes mécaniques
Dans des systèmes où chaque citoyen se
préoccupe à un moment ou à un autre de faire comme
on dit couramment " avancer un dossier ", l’argent
représente, alors un agent facilitateur quasiment incontournable
du transit du dossier d’un service
à un autre. Cela explique la fréquence de ces tropes mécaniques
(mécanique entendu comme " relatif au mouvement et à
l’équilibre des corps). Nous pouvons citer au titre des tropes mécaniques
graisser
la patte, bousculer, pistonner un dossier.
Types de tropes
|
Tropes
|
Bénéfice
|
Alimentaires
|
manger, bouffer, donner les
makala pati
donner la cola, le pot de vin, la bière |
ÉNERGIE
|
Mécaniques
|
graisser la patte, bousculer, graisser
le marteau,
graisser les mains
donner le tchoko, donner le carburant
faire un geste, faire le geste qui sauve |
MOUVEMENT
|
Polyvalente
(alimentaire et mécanique)
|
donner le gombo |
|
Tableau 4 : Énergie et mouvement :
Quelques tropes du lexique de la corruption.
2.3.2.3 Un trope polyvalent : donner le gombo
L’item "gombo" se caractérise par sa polyvalence
: denrée alimentaire et en tant que telle dispensatrice d’énergie,
le gombo s’apparente aux tropes mécaniques puisque sa nature mucilagineuse
le rend apte à favoriser la progression des corps. La frontière
entre alimentaire et mécanique n’est pas étanche. Bien plus,
c’est la satisfaction des besoins alimentaires - au sens strict du terme
qui produit l’énergie nécessaire au mouvement. C’est ce que
laisse entendre la formule volontairement ambiguë "d’ailleurs je n’ai
pas encore pris mon café" dans la bouche d’un agent désireux
de monnayer ses services.
Conclusion
Prenant comme hypothèse de travail la forte corrélation
qui existe entre la structure du matériel lexical d’une langue et
la spécificité sociale de la communauté locutrice,
nous avons voulu montrer les manifestations,l’importance ainsi que la structuration
interne du lexique de la corruption en français, avec une référence
spéciale à FH (français hexagonal) et à TFC
(topolecte franco-camerounais). Nous n’avons pas voulu, dans le cadre de
la présente étude,étalonner les différents
usages de TFC, bien qu’il s’y distingue, à n’enpas douter, un usage
standardcamerounais qu’il faudrait pour des raisons de rigueur de la description
scientifique distinguer des usages marginaux. Mais tel n’était pas
ici notre propos.
À partir du postulat sus-énoncé,
nous avons constitué un corpus final de près d’une quarantaine
de lexies. Nous avons très rapidement axé nos l’observation
sur l’axe chronologique. Ces lexies portées sur un vecteur temporel
ont mis en lumière un certain nombre de constantes relatives aux
quatre points suivants : la référence géographique,
la situation discursive, la structure syntagmatique et enfin le contenu
notionnel. Nous observons que lorsque l’on s’éloigne du temps T1
sur l’axe temporel (fonds ancien français), on note la modification
de certaines variables linguistiques et pragmatiques : l’origine des lexies
de diversifie, la formalité des lexies du fonds lexical ancien évolue
vers la non-formalité, la structure syntagmatique se complexifie
et enfin le contenu notionnel des lexies s’opacifie, se crypte.
L’étude repère trois procédés
de cryptage des lexies, à savoir l’emprunt à des langues
étrangères voire lointaines, le recours à des formations
tropiques et enfin les créations d’origine onomatopéiques.
La cryptonymie se vérifie aussi bien en FS et qu’en TFC. La prise
en compte de ce topolecte a du reste permis de mettre en lumière
deux faits importants : premièrement, remarquons la pléthore
et même le
développement exponentiel
des créations lexicales de cet espace particulier en un espace de
temps relativement limité puisqu’il s’agit au grand maximum d’un
siècle de pratique ; certaines sont typiques de TFC, d’autres sont
plus largement africaines. En second lieu, nous avons pu noter que ces
créations lexicales, pourtant spécifiques d'un espace non
hexagonal de la francophonie, se conforment à la tendance qui se
manifeste dès les premiers temps de l’histoire de la langue et que
nous avons mise en exergue : il s' agit de l'impulsion donnée par
le français standard et qui se caractérise par l'évolution
vers une plus grande familiarité, vers une complexité syntagmatique
accrue et enfin vers le cryptage.
Le cryptage des désignations de la corruption
tend à prouver que malgré la généralisation
évoquée ci-dessus, cette dernière demeure largement
illicite non seulement au regard de la loi mais aussi par rapport à
l'inconscient collectif. Mais dans le même temps, "1' emballage rhétorique"
de la corruption nous semble destiné à masquer le phénomène
c'est-à-dire à entretenir sa banalisation. L’abandon
du cryptage, c' est-à-dire le retour à des désignations
plus directes, pourrait- il donc contribuer à la régression
du phénomène ? Cela est douteux car il ne s’agirait que d’attitudes
militantes individuelles et isolées, sans un impact notable prévisible
sur la "masse parlante".
Àu-delà de la cryptonymie et de sa signification
diachronique, il paraît intéressant d'envisager des recherches
sur le plan de la diathèse, en mettant en lumière le couple
corrupteur/corrompu par rapport à l'acte
même de corrompre.
En effet, l'interprétation grammaticale suggérerait que c’est
le corrupteur — c’est-à-dire l’usager — qui correspond à
l' Agent (actif) de la corruption, ce qui tendrait à relativiser
la présomption d' innocence dont jouit trop facilement et de façon
tout à fait paradoxale le corrupteur au détriment du corrompu.
En tout état de cause, cette perspective synchronique viendrait
compléter l'orientation diachronique adoptée dans le cadre
du présent article.
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1Ce texte
est une version revue de la communication portant le même titre et
présentée lors du Colloque international “ De la Corruption
au Cameroun – Intelligence du phénomène et itinéraire
d’éradication ” (3-5 avril 2000, Ngaoundéré, Cameroun)
organisé à l’initiative du Centre d’appui à la recherche
en sciences sociales (BP 12791, Yaoundé). Le stage soutenu par l’AUF
que j’ai effectué à Paris m’a permis d’avoir accès
aux publications les plus récentes dans le champ de recherche en
plein développement que constituent les études francophones
et de bénéficier de l’expérience de Suzanne Lafage,
l’une des pionnières dans ce domaine
2Comme
le souligne Picoche (1992 : 23), certains linguistes établissent,
du point de vue théorique, une distinction terminologique entre
l’unité graphique, c’est-à-dire le mot, d’une part, et l’unité
de fonctionnement d’autre part : pour cette dernière, ils ont forgé
des noms conventionnels. Ainsi, dans pomme de terre, il y aurait trois
mots, ainsi que dans dessous-de-table. Mais si l’on considère l’unité
de fonctionnement, aussi bien l’un que l’autre correspondraient à
une seule unité. C’est cette unité que l’on peut nommer “
lexie ” à la suite de Pottier.
3Ce n’est
pas nécessairement le cas pour les langues dites artificielles
comme l’espérento, qui par définition et par vocation se
veulent des langues universelles liées à l’ensemble de l’humanité
et non à une communauté humaine spécifique.
4Dossier
réalisé par la société InterFrance Média,
intitulé “ Cameroun – Le début d’une ère nouvelle
” et publié dans Le Monde du 17 mai 2001.
5Cf. Moreau
et al. (1989 : 284) : la variation diatopique renvoie à l’axe spatial.
6Voir la
critique des désignations des registres de langue dans Françoise
Gadet, Le français ordinaire, 1989 : 15-20.
7Étant
donné la banalisation de la corruption au Cameroun, et ailleurs,
on peut considérer que les innovations dans ce domaine se diffusent
assez rapidement au sein de la population. Mais l’objectif premier de cryptage
de l’information n’en est pas démentie pour autant.
8Communication
d’Ahmadou Gourouja, Enseignant d’arabe, Université de Ngaoundéré,
mars 2000. |