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ALLAH N’EST PAS OBLIGÉ
Merci, Monsieur Ahmadou Kourouma
 

Pierre Dumont
Professeur 
Université - Montpellier III



En conclusion de l’entretien qu’il accorda à Michèle Zalessky en 1988 dans le numéro 7 de la revue Diagonales, Ahmadou Kourouma, auteur du plus grand roman d’après les indépendances africaines, Les Soleils des indépendances, (1968) déclarait : 

"Les Africains, ayant adopté le français, doivent maintenant l’adapter et le changer pour s’y trouver à l’aise, ils y introduiront des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveaux. Quand on a des habits, on s’essaie toujours à les coudre pour qu’ils moulent bien, c’est ce que vont faire et font déjà les Africains du français. Si on parle de moi, c’est parce que je suis l’un des initiateurs de ce mouvement.

La francophonie intègre maintenant beaucoup de néologismes originaires d’Afrique, tient compte de notre usage du français comme le prouvent ces dictionnaires du français d’Afrique, ces dictionnaires pour la francophonie, etc. que je vois paraître de plus en plus nombreux. Pour nous, cela est très important : le fait d’entrer dans ces dictionnaires confère une légitimité à notre usage de la langue et nous libère en quelque sorte. Considérez le cas du portugais et de l’espagnol et voyez combien l’usage que font les Latino-américains de ces langues leur a permis de se développer et de se générer ".

Douze années plus tard, Ahmadou Kourouma nous livre un nouveau chef-d’œuvre, Allah n’est pas obligé,(Prix Renaudot 2000) dans lequel l’enfant soldat, Birahima, au terme d’une aventure toujours aux frontières de l’indicible, de l’indescriptible et de l’inexprimable, nous révèle son plus grand secret : 
"Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger les pédales dans les gros mots, je possède quatre dictionnaires. Primo, le dictionnaire Larousse et le Petit Robert, secundo L’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et tertio le dictionnaire Harrap’s. Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots et surtout à les expliquer. Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toute sorte (sic) de gens : des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre). Le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher, de vérifier et d’expliquer les gros mots du français de France aux noirs nègres indigènes d’Afrique. L’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique explique les gros mots africains aux toubabs français de France. Le dictionnaire Harrap’s explique les gros mots pidgin à tout francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin ".
Que le lecteur francophone non africain ne se méprenne pas : les "gros mots" dont parle Kourouma ne sont pas des mots grossiers, mais tout simplement, "comme dit Inventaire"1des mots savants et recherchés. L’ambiguïté s’installe déjà, dès les premières lignes du roman. Français d’Afrique ? Dérision ? Humour ? Auto-dépréciation ? Provocation ? Révolte ? Tel est le secret de l’artisan de la langue qu’il nous prend ici envie de percer à jour, à la suite de Birahima, personnage irréel de naïveté, de cruauté, de barbarie et de vérité. En réalité, c’est l’amour des mots qui va pousser Ahmadou Kourouma à faire de ces quatre dictionnaires les comparses, mais aussi les amis et les inspirateurs de l’enfant soldat. 
On peut d’abord interpréter cette référence constante aux dictionnaires comme une marque d’insécurité linguistique, le dictionnaire étant par définition un gage et un instrument de légitimité. Une légitimité que Kourouma rechercherait à travers ces gros volumes qui l’impressionnent, même quand il ne sait pas très bien de quoi ils sont faits ni pourquoi ils sont faits. En effet, on pourrait lui faire remarquer que l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire(désormais IFA) n’est pas un dictionnaire à proprement parler, mais une simple liste d’africanismes relevés par des linguistes sans pouvoir de légitimation, simplement désireux de contribuer à une description sociolinguistique des particularités lexicales du français en Afrique. Mais on ne peut faire reproche à Kourouma, qui ne se présente pas en qualité de linguiste, de confondre inventaire et dictionnaire. D’autres avant lui, parmi les plus célèbres, ont commis la même erreur, mais l’on n’aura pas pour eux la même indulgence.2 
Il n’est pas dans la tradition littéraire française, ni même francophone, ni même universelle, qu’un écrivain éprouve comme lui le besoin, à chaque page de son œuvre, un roman en l’occurrence, de livrer à ses lecteurs la définition des mots qu’il emploie parce qu’il les juge trop savants pour être compris. 
Cette attitude très pédagogique, d’une certaine manière, bien que Kourouma, contrairement à beaucoup d’autres écrivains africains, n’appartienne pas à la caste des enseignants, se justifierait pleinement si l’œuvre en question était destinée à un public de non-natifs, peu ou mal francophone. Or, ce n’est pas le cas. En effet, publiant son roman aux prestigieuses éditions du Seuil, ce n’est pas en priorité un public africain que vise Ahmadou Kourouma. Son livre, couronné par le prix Renaudot en même temps que par le Goncourt des lycéens, était bien destiné aux lecteurs français. C’était déjà le cas des précédents, en particulier En attendant le vote des bêtes sauvages,également récompensé en 1999 par un prix prestigieux, mais de nature beaucoup plus populaire que les deux précédents, le prix du Livre Inter. 
Qu’en conclure ? Tout simplement que le recours au dictionnaire ne peut s’expliquer que par un réel sentiment d’insécurité linguistique. Il est aisé de montrer comment ce sentiment se manifeste tout au long de Allah n’est pas obligé. 
Une rapide première analyse des termes que Ahmadou Kourouma emploie sous la caution des dictionnaires de référence franco-français, le Larousse et le Petit Robert,montre qu’il s’agit d’abord de mots rares ou techniques, caractéristiques d’une pratique acrolectale du français qui n’est manifestement pas celle de l’auteur. Dans cet ordre d’idée, on peut citer : "viatique", "drastique", "sporadique", "fatidique", "mirifique", "libidineux", "lapidaire", "dénuement", "ordonnance" (au sens de "aide de camp"), "décamper", "dysfonctionnement", "junte", etc. Mais le recours aux dictionnaires généraux de la langue française ne se limite pas à cet emploi de type essentiellement dénotatif. Il concerne également des usages plus quotidiens du français, appartenant à une pratique de natif ordinaire que Kourouma est également loin de posséder. C’est de cette façon qu’il faut interpréter le besoin que ressent l’auteur d’expliquer à son lecteur des expressions aussi courantes que "de but en blanc", "pendre la tangente", "tomber de son haut", etc. 
Insécurité pure, donc, que ce fréquent recours au dictionnaire, soit pour expliquer des mots appartenant aux registres les plus élevés de la langue, soit pour expliquer des expressions ne faisant pas partie de l’usage idiolectal de l’auteur. À côté de cela, on relève au fil du texte de Kourouma l’emploi de termes qui auraient largement mérité d’être clarifiés par une explication dictionnairique. Pourtant, Kourouma ne semble pas en avoir conscience, cette non-connaissance de la langue (plutôt de ses différents registres) pouvant donc justifier a posteriori son sentiment d’insécurité linguistique. 
Ahmadou Kourouma peut-il craindre une réaction négative du lecteur, un jugement de valeur dépréciatif stigmatisant son incompétence en français, voire un sentiment de mépris comme celui qu’on a longtemps réservé aux locuteurs du "petit nègre" ? Vieux relent de colonialisme, certes, mais l’Histoire a la mémoire longue et Kourouma saurait de quoi il retourne pour ce qui est du mépris affiché par les Blancs du plateau de Cocody3  pour renvoyer à leurs chères études les pauvres Nègres s’essayant à manier la langue de Voltaire. 
Soumis à l’analyse du linguiste, son texte justifie-t-il, par sa qualité et ses déficiences, un sentiment d’insécurité linguistique, c’est-à-dire que son auteur s’auto-déprécie ? Certes, on peut y relever des faiblesses, soit caractéristiques d’une pratique scripturale mésolectale, attestant d’une maîtrise parfois mal assurée de l’écrit, particulièrement du registre "littéraire", soit d’ordre purement idiolectal, touchant à la cohérence du récit dans certains de ses détails. 
Pour ce qui est des manifestations linguistiques que l’on peut attribuer à un usage non stabilisé de l’écrit, comme de l’oral, les confusions de registres (familier/courant/soutenu/spécialisé/vulgaire) sont les plus récurrentes : "croûter" dans un contexte où l’on attendrait "manger", "casser sa pipe" et "crever" là où "mourir"4 serait de mise, ayant droit" pour "héritier", "urger" pour "être pressé", "foutu" pour "quelconque". On peut y ajouter la confusion, habituelle chez la plupart des locuteurs africains du français, entre "très" et "trop" ainsi que quelques erreurs grammaticales comme un magnifique "malgré que". 
Au plan idiolectal, Allah n’est pas obligé, pèche parfois par quelques négligences de rédaction qui ne sont qu’à mettre au compte d’une mauvaise relecture. C’est le cas, par exemple, de la métaphore des "rires ébouriffants " qui revient, exactement dans les mêmes termes, à moins de dix pages d’intervalle. C’est encore le cas des africanismes qui ne sont explicités (comme le terme "bande" par exemple) qu’à leur deuxième ou troisième apparition. Il s’agit là de détails sans importance et auxquels on ne peut attribuer aucune signification particulière au plan de la production de sens, exactement comme dans le cas de ces "ratages" que seuls les pourfendeurs de moulins à vent sémantiques5 en mal de gibier s’ingénient à pourchasser dans une quête désespérée, à la recherche d’une énième confirmation de l’utilité, très aléatoire, de leurs outils méthodologiques.  
Mais les cas de confusion de registres sont rares et si caricaturaux d’une certaine représentation du français parlé et/ou écrit par les Africains qu’on est en droit de s’interroger sur la sincérité de l’auteur. Et si Kourouma se moquait du monde ? Et s’il n’était qu’un simulateur ? Et s’il se jouait de nous en jouant avec les mots ? Expliquer "chiasse" par "diarrhée", "flair" par "aptitude instinctive à prévoir", "franc-maçonnerie" par "association ésotérique et initiatique", "asticots" par "larves de mouches", traduire "gnoussou-gnoussou" par "con, sexe de femme" relève plus du procédé comique burlesque que d’une quelconque manifestation d’insécurité linguistique. Il y a chez Ahmadou Kourouma un désir de facétie destinée peut-être, dans un premier temps, à dissimuler un sentiment d’insécurité linguistique, mais rapidement transformé en un puissant ressort d’ironie, voire d’humour "noir". 
Le sentiment d’insécurité linguistique peut également se traduire par la crainte de ne pas être compris de l’Autre, d’où le recours très fréquent, dans le roman, à l’IFA auquel se livre l’auteur tout au long de son œuvre. Les occurrences africaines sont en effet extrêmement nombreuses (elles avoisinent la centaine) et elles sont presque toujours explicitées. Là encore, deux cas de figure se présentent. 
Dans le premier, l’auteur utilise réellement l’IFAcomme un dictionnaire (à la fois linguistique et encyclopédique), indispensable pour éclairer le lecteur sur le sens de tel ou tel mot "africain", que ce soit un emprunt (par exemple, "nyamans" expliqué par "âmes vengeresses", "kasaya-kasaya" par "dingues", etc.) ou un néologisme, comme "calebsassée" expliqué par "bol", "concession" par "terrain clos ou non servant d’habitation". Il s’agit là d’une reprise pure et simple de la définition proposée par les auteurs de l’IFA. 
Dans le second cas de figure, on a le sentiment que l’africanisme n’est qu’un prétexte pour tourner en dérision cette gigantesque aventure lexicographique6 imaginée par des Blancs pour apprendre aux Nègres à mesurer leurs écarts sémantiques par rapport à la sacro-sainte norme du français standard. C’est de cette façon, d’abord, qu’il faut interpréter le récurrent "comme dit Inventaire"où l’ouvrage de l’ex-AUPELF se trouve en quelque sorte faussement déifié, adoré. Au nom du Dieu  Inventaire, Ahmadou Kourouma s’arroge donc le droit d’enrichir sa langue des créations les plus débridées. "Le mot faro n’existe pas dans le Petit Robert-nous dit-il -, mais ça se trouve dans Inventaire. Ça veut dire "faire le malin". La science linguistique se trouve malicieusement détournée au service de l’humour de l’auteur. Et si l’IFA est défaillant, aucun problème : Ahmadou Kourouma lui fait dire ce qu’il ne dit pas. C’est ainsi, par exemple, qu’à la page 99 de Allah n’est pas obligé,"gnona-gnona" est expliqué, "d’après Inventaire ". Or, l’entrée "gnona-gnona" n’existe pas dans l’IFA,pas plus que l’entrée "bushmen" imperturbablement défini, "selon Inventaire"dixit Kourouma, de la façon suivante : "Hommes de la forêt", nom donné par mépris par les hommes de la savane aux hommes de la forêt. Quant à "ouya-ouya", il n’est expliqué dans l’IFA ni par "va-nu-pieds", ni par "teigneux", contrairement à ce qu’affirme Ahmadou Kourouma, mais par "gueux", "vagabond", "bon à rien". De la même manière, le syntagme "Chi Allah la ho", traduit par "Qu’Allah le veuille" !  est faussement attribué à l’IFA où il n’existe pas. C’est encore une fausse référence à l’IFA que livre Kourouma lorsqu’il cite le néologisme "braiser" pour signifier "cuire à la braise". Que le terme existe ou pas, importe peu. Ou bien nous avons affaire à une création idiolectale et Kourouma nous montre par là qu’il a parfaitement intégré le mécanisme de formation des verbes dénominatifs en français d’Afrique, ou bien, seconde hypothèse beaucoup plus plausible, "braiser" fait partie des mots oubliés qui auraient pu faire partie de l’IFA et que l’auteur connaît bien, en tant que locuteur ivoirien mésolectal du français d’Afrique, la Côte d’Ivoire étant la patrie du Français Populaire Ivoirien, la forme la plus vivante et la plus dynamique du français populaire africain. Il apparaît donc très clairement, à la lumière de ces quelques exemples, que Kourouma saisit l’occasion que lui fournit la fausse orthodoxie de l’IFA pour donner libre cours à son imagination créative. Insécurité linguistique ? Peut-être, mais pas toujours. "Teigneux", "va-nu-pieds" attestent d’une richesse de champ sémantique qui n’a rien à envier à celle des plus grands prosateurs français d’aujourd’hui. 
Chez Ahmadou Kourouma, il semble donc que l’insécurité linguistique puisse fonctionner comme un très puissant moteur de création verbale. L’insécurité n’est pas dans la langue de Kourouma proprement dite, mais dans le fait que pour oser il a besoin de s’abriter derrière une autorité lexicographique, ou prétendue telle. Mais seul, pour nous lecteur, le résultat compte. La langue sort victorieuse de ce combat esquivé. Peut-on dire, comme Makhily Gassama,7 que Kourouma " cocufie " la langue française en ramenant au domicile conjugal quelques bâtards faussement légitimés ? Oui. Décidément, oui. L’auteur imagine ce biais pour "faire passer" ce qu’il a envie de dire, d’inventer, de hurler. Lui ne se berce pas de mots. Pas de déclarations tonitruantes sur les valeurs nées du métissage culturel, mais une double vie, une double vue aussi, une pratique sensuelle, un cocufiage, une liaison adultérine née dans le mensonge et le secret, qui donne naissance à une langue totalement renouvelée. La langue de Kourouma est le résultat d’une transgression, mais cette fois-ci toute trace de remords a disparu. Ahmadou Kourouma, peut-être naïvement, décide d’emprunter les outils du clan normatif francophone, les dictionnaires, pour s’octroyer le droit d’écrire dans SA langue, celle d’un véritable écrivain sûr de lui, sûr de son talent, sûr de son succès. 
Mais Ahmadou Kourouma n’est pas dupe, d’où son goût pour la dérision et l’autodérision. Son roman est à la fois le résultat d’un travail sur la langue et l’éblouissante manifestation de ce que représente la parole proférée en Afrique. Les censeurs francophones les plus exigeants peuvent aujourd’hui se réjouir. Pour la première fois peut-être dans l’histoire de la francophonie, un écrivain africain francophone utilise la langue française pour produire une parole dont on sait qu’elle a, en Afrique, une fonction magique, incantatoire et charismatique. Mais aussi une fonction de témoignage et de sauvegarde de la mémoire. Kourouma fait exploser la norme pour que ce qu’il appelle par autodérision son "blablabla" puisse être lu par toutes sortes de gens. "La première chose qui est dans mon intérieur — dit-il -… En français correct, on ne dit pas dans l’intérieur, mais dans la tête. La chose que j’ai dans l’intérieur ou dans la tête quand je pense à la case de ma mère, c’est le feu, la brûlure de la braise, un tison de feu". Désormais, tout est bon, une fois rejetée la norme exogène, pour que la parole proférée soit entendue de tous, et peut-être d’abord de ceux à qui s’adresse en tout premier lieu le récit de cette terrible épopée de l’enfant soldat. Lorsqu’ils publient en 1989 L’Éloge de la créolité, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant prônent qu’un droit de cité francophone soit accordé au burlesque et au carnavalesque dans un désir de faire enfin reconnaître l’identité antillaise à travers la littérature d’expression française. Kourouma, lui, ne publie pas de manifeste et ne joue pas avec les mots comme peut le faire confiant dont on sait trop qu’il est capable, à tout instant, de garder ses distances par rapport à sa propre écriture. L’exercice de style n’est jamais bien loin. Kourouma, vainqueur de son insécurité linguistique, promu écrivain par la force de son talent et la puissance de sa volonté à exprimer aux yeux du monde la misère d’un peuple oublié plonge avec nous dans le monde de la dérision et dans celui de l’humour le plus noir sans renoncer aux litanies incantatoires qui ponctuent son récit, comme chez les griots traditionnels. 
Oui, merci Monsieur Kourouma d’avoir bien voulu utiliser ma langue pour exprimer votre monde, celui de l’extrême auquel je peux enfin avoir accès, par-delà les barrières dressées depuis des siècles par les admirateurs bornés de la norme académique française. 
Ce monde, il transparaît dans Allah n’est pas obligé non pas à travers les mots expliqués ou inventés, les synonymes truqués ou les africanismes forcés. Non. Il est toujours présent et il affleure à chaque fois que l’Afrique émerge, à l’occasion d’un calque de proverbe traditionnel où s’exprime toute une culture populaire qui fait la richesse de l’auteur. C’est Seydou et Yacouba qui "mentent comme des voleurs de poulets" ; c’est la cruauté de l’enfant soldat, le " small soldier" en pidgin, qui "met une abeille vivante dans un œil ouvert" ; c’est la prudence des faibles habitués à "suivre l’éléphant dans la brousse pour ne pas être mouillés par la rosée" ; c’est l’explication cosmogonique de celui qui affirme "qu’on est toujours quelque chose comme serpent, arbre, bétail ou homme ou femme avant d’enter dans le ventre de sa maman" ; c’est, enfin "Allah qui, dans son immense bonté, ne laisse jamais vide une bouche qu’il a créée". En de rares occasions, le calque est développé sans que l’on puisse vraiment savoir pourquoi. "Dès que les chasseurs traditionnels et professionnels ont mis la main sur la région de Mile-Thirty-Eight, nous et le bonheur avons cessé d’être dans le même village". L’explication suit : "C’est comme ça disent (sic) les indigènes nègres noirs pour raconter que nous avions perdu le bonheur". On sent bien que l’explication n’est qu’un prétexte pour revenir une fois encore sur le sens profond du roman. Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes les choses d’ici-baset le bonheur s’en est allé, laissant à l’écrivain griot la magie de son rythme incantatoire pour jurer, pour hurler et pour insulter Dieu : "Faforo (cul, bangala, sexe de mon père !) ; wallahé (au nom d’Allah !) ; gnamokodé (putain de ma mère) ; bâtard ! sexe de mon père ! Allah est grand ! Allah koubérou ! Imprécations, incantations, insultes à Dieu et aux hommes : blancs toubabs et nègres noirs africains indigènes sauvages. 
Allah n’est pas obligé,c’est aussi la peinture d’un univers social dont Kourouma est si totalement imprégné qu’il ne pense même plus à l’expliquer à son lecteur. "Devins, féticheurs, charlatans, multiplicateurs de billets, grigriman (au pluriel anglicisé "grigrimen"), brousse, case, écolage, palabre, seconde mère, hadji, grand boubou, circoncis, incirconcis, marabout, maraboutage, initiation, groupe d’âge, riz sauce arachide, sourate, faire pied la route, fromager, bissimilaï, franc CFA, canari" sont supposés assez connus, et légitimes, pour que toute référence dictionnairique, réelle ou inventée, soit désormais jugée inutile. Le romancier se métamorphose même parfois en anthropologue tant il est "pris" par cette Afrique qu’il souhaite nous faire connaître. C’est ainsi, par exemple, qu’il se laisse aller à décrire certains rites traditionnels : "Chaque année, entre début mars et fin mai, la confrérie des chasseurs organise le donkun cela. Le donkun cela ou rites des carrefours est la plus importante fête de la confrérie. Au cours de cette fête, un repas en commun est pris par tous les membres de la confrérie. À la fin de ce repas, sont déterrés les dagas conons. Les dagas conons, ce sont les canaris contenant les cœurs frits des braves chasseurs. Ces cœurs sont consommés par l’ensemble des chasseurs en secret. Cela donne de l’ardeur et du courage". 
Depuis qu’il écrit, Ahmadou Kourouma est obsédé par les dictionnaires. Pour lui, comme pour tous les locuteurs africains du français, le dictionnaire c’est le livre de la loi. Et la loi, c’est la norme. La transgresser par incompétence, parce qu’on ne maîtrise pas assez bien le français, c’est une véritable honte. Honte de révéler aux autres ses lacunes, ses carences, ses limites. 
Mais avec Allah n’est pas obligé,Kourouma se libère enfin du carcan qui lui a été imposé depuis que tout enfant, comme des millions d’autres, il a franchi pour la première fois le seuil de l’école, de l’école en français. Le Kourouma cru 2000 me fait irrésistiblement penser au Flaubert du Dictionnaire des idées reçues.L’un et l’autre ont vécu toute leur vie avec cet immense projet en commun. Le père d’Emma eut pour obsession constante l’idée d’écrire un livre qui aurait rassemblé "tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable", un livre "arrangé de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui ou non ". Le projet de Flaubert, hélas, ne vit pas le jour de son vivant et ce ne sont que des brouillons, une quarantaine de feuillets rangés dans une chemise sous le titre Dictionnaire des idées reçues, qui furent publiés pour la première fois en 1913, en appendice à Bouvard et Pécuchet. 
Heureusement pour nous, Kourouma est encore vivant, et bien vivant. Wallahé ! Il atteint avec Allah n’est pas obligé à la maturité de son art en ayant su solder définitivement ses comptes avec la langue française. 
Et c’est encore elle qui sort victorieuse de ce combat intime engagé un jour de 1968 avec la publication des Soleils. Elle sort grandie, élargie, anoblie de ce commerce avec son amoureux ivoirien. Un amoureux qui la trompe et qui tente de nous tromper avec un sourire en coin, diabolique. Merci, Monsieur Kourouma. Vous finirez par me faire croire à mon rêve de naguère. Celui du Français langue africaine. 

 

 
 














Bibliographie

AUPELF (1988). Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, Paris, EDICEF/AUPELF.

BLACHÈRE Jean-Claude, (1993). Négritures, les écrivains d’Afrique noire et la langue française, Paris, L’Harmattan.

DUMONT Pierre, (1990). Le Français langue africaine, Paris, L’Harmattan.

DUMONT Pierre, (1992). La Francophonie par les textes, Paris, EDICEF/AUPELF.

GASSAMA Makhily, (1995). La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, Paris, ACCT-Karthala.

KOUROUMA Ahmadou , (2000). Allah n’est pas obligé, Paris, Le Seuil.

REBOUL Anne, (1998). " De l’actualisation ", in Langues, volume 1, numéro 2, Paris, AUPELF/UREF, pp. 100-101.
 



1 Expression qui revient tout au long du roman : personnification de l’Inventaire qui, par le procédé de la répétition, produit un effet comique qui ne peut pas ne pas être recherché par l’auteur.
2On pense en particulier à Louis-Jean Calvet qui, dans le n° 7 de la revue Diagonales (juillet 1988) parle de “dictionnaire” pour désigner la version de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire publié en 1988 chez EDICEF-Hachette par l’ex-AUPELF.
3Centre résidentiel d’Abidjan, ancienne capitale de la Côte d’Ivoire, pays d’origine de Ahmadou Kourouma.
4 Dans le même ordre d’idée, “rendre l’âme” est expliqué par “crever”, donné comme synonyme sans que le changement de registre soit signalé par l’auteur.
5 On pense ici, en particulier, aux tentatives désespérées de l’école de praxématique de Montpellier très bien analysées dans le compte rendu publié par Anne Reboul dans le n° 2 de la revue Langues (AUPELF-UREF, décembre 1998), consacré à l’ouvrage collectif De l’actualisation, coordonné par Jeanne-Marie Barberis, Jacques Bres et Paul Siblot (Paris, CNRS éditions, Collection Sciences du langage, 1998, 249 pages).
6Vingt-cinq chercheurs de douze pays différents aidés de trente-cinq collaborateurs ont travaillé pendant plus de dix ans à la rédaction de l’IFA.
7La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, par Makhily Gassama, Paris, 1995, ACCT-KARTHALA.