CENDRILLON, SINGE ET CAMÉLÉON :
CARACTÉRISTIQUES DU RÉCIT EN ABIDJANAIS
 

Katja PLOOG
ERSS-Université de Bordeaux


La situation abidjanaise est célèbre en sociolinguistique, du moins l’a-t-elle été dans les années 70 : le français y a subi des restructurations majeures et se trouve largement vernacularisé aujourd’hui. L’objet des pages suivantes sera d’illustrer, à partir de deux narrations-type, les stratégies d'élaboration syntaxique et discursive caractéristiques des récits d'enfants abidjanais. En guise de conclusion, nous proposerons quelques pistes de réflexion pour approcher la zone de transition entre français parlé et non-standard.
1. Le corpus
1.1. Le français à Abidjan : données sociolinguistiques
À l’occasion de la colonisation, le français s’est immiscé dans le plurilinguisme ivoirien qui comptait alors plus d’une soixantaine de langues, la plupart du groupe Niger-Congo. Plus récemment, la croissance urbaine a généré une hétérogénéité supplémentaire des hommes et de leurs échanges, qui a été propice au changement linguistique dans le cas d'Abidjan. Puis, une identité nouvelle est née autour de l’ancienne langue coloniale : alors que le français était "seulement" le supervéhiculaire avant l’indépendance du pays, la foule de néo-urbains, aussi hétérogènes que peu instruits, à la fois dans le besoin de communiquer et soumis à la compétition urbaine, l’ont plébiscité comme véhiculaire principal ; sa réinterprétation par une communauté émergente a provoqué des restructurations à tous les niveaux de la langue1. Les enfants abidjanais de l'an 2000 acquièrent comme première langue de moins en moins souvent leur langue ethnique, mais ce nouveau vernaculaire que j’appellerai abidjanais - par souci de clarté et bien que les locuteurs eux-mêmes ne le nomment généralement pas de façon différentielle2. Bien que beaucoup de traits du français parlé se retrouvent en abidjanais et que le fonds lexical soit très majoritairement à base française (exception faite d’un petit nombre d’emprunts concentrés dans des champs sémantiques spécifiques), l’abidjanais reste parfois quasiment opaque au francophone non local.
Le corpus d’étude a été recueilli auprès d’une population d’enfants entre 8 et 14 ans ayant grandi dans l’agglomération abidjanaise, composée d'individus non scolarisés, déscolarisés, et d'écoliers réguliers3. Tous pratiquent le "français" — l’abidjanais — de façon courante en dehors de l’école, en tant que langue seconde ou première, parfois exclusive.
Le corpus global de 30 heures comporte environ 3 heures (nets) de récits.
1.2. Le récit comme type d’interaction
On définira le récit comme discours monologué où le locuteur ne cède son tour de parole que lorsqu’il juge lui-même sa tâche de production accomplie. On propose aux enfants de raconter des histoires à la caméra en leur laissant la maîtrise des paramètres discursifs (type, thème, longueur du récit) et interactionnels (initiative, contexte). Nous avons choisi de ne pas intervenir dans une narration en cours ; par conséquent, un certain nombre de problèmes de compréhension n’a pu être résolu de façon satisfaisante. Les récits recueillis dans le cadre de notre enquête sont toujours produits à l’intention de l’enquêtrice4, l’enregistrement est explicite et omniprésent.
Nous avons pris le parti de subdiviser les récits recueillis en deux types de discours : les récits de vie et les fictions. Si le récit prend pour temps d’énoncé un non-présent (Benveniste 1965), le récit de vie se réfère à une portion de temps antérieure au moment d’énonciation et la fiction relate une portion de temps situé sur l’axe parallèle de l’imaginaire. Mais pour nous, la distinction se justifie avant tout par la qualité différente du référent sous-jacent, sa source respective et la relation entre l’énonciateur et le protagoniste de l’histoire. Le récit de vie, avec une source événementielle, est ainsi propice à la production autant de premières personnes que de troisièmes personnes, alors que la fiction privilégie les troisièmes personnes et repose sur une inspiration linguistique. Dans le cas des récits de vie, le focus est mis sur le locuteur lui-même, qui se livre à l’enquêteur, et/ou se met en avant ; les fictions mettent à l’épreuve en première ligne le savoir-faire du narrateur.
Nos propos se limiteront aux récits fictionnels.
1.3. Le profil interactionnel des locuteurs
La pression exercée sur les écoliers par les conditions d’enquête — menée dans le cadre de l’école, où ils ne pouvaient raisonnablement refuser de participer — générait un sentiment d’insécurité (momentané). À l’inverse, la situation d'enquête avec les enfants de la rue était banale (ou : routinière), ils m’approchaient seulement lorsqu’ils l’avaient décidé eux-mêmes5. Volontaires, ils étaient maîtres de leur intervention et jouissaient donc d’une relative sécurité linguistique (momentanée). Toutefois, le rapport de force social place les locuteurs illettrés en situation d’insécurité (permanente). Tous étaient donc à la fois locuteurs légitimes et illégitimes, dans une projection socio-temporelle différente, en assumant la pluralité des normes à partir de leur compétences linguistiques, mais aussi narratives — car tous étaient valorisés dans leur rôle de locuteurs "experts" des contes et petites histoires drôles qu’ils nous ont livrés au cours de l’enquête.
2. L’approche de récits non standards
2.1. La locutrice et les textes d’étude
Deux récits type sont joints en annexe, produits par une fillette de huit ans, Jeanne, résidant avec sa grande sœur (12 ans) dans un centre pour enfants de la rue en attendant d’être rapatrié chez le père au Congo. Les deux ont été recueillies dans la rue quelques temps après le décès leur mère. Contrairement à la grande sœur, qui se souvient du lingala et du voyage qui a conduit sa mère à Abidjan, Jeanne a grandi dans la ville et ne parle que le français, sans jamais avoir été scolarisée. Elle nous approchait régulièrement pour nous proposer une nouvelle histoire. Car malgré son jeune âge, Jeanne est experte en contes : elle en connaît un grand nombre et les raconte avec le sérieux propre aux professionnels, sérieux qui défie parfois l’effet drôle voulu par la chute de l’histoire. Un sourire ne vient généralement qu'esquisser le soulagement à l’achèvement de son récit.
Le choix de Jeanne présentait au moins trois avantages :
- son attitude sereine qui était celle de quelqu'un qui "joue le jeu" et qui le fait volontiers ;
- l’opportunité de disposer de plusieurs récits du même locuteur ;
- la qualité de ses récits, qui font ressortir clairement les tendances plus cachées chez d’autres enfants.
Nous avons choisi deux contes très courants. Le premier, Cendrillon, est l’un des grands classiques de la tradition occidentale : une jeune fille séquestrée par sa belle-mère prend sa revanche grâce à l’intervention de forces mystiques et finit par épouser le prince charmant. Le second, Singe et Caméléon, est un conte spécifique à la culture locale (ou régionale) : deux amis font des bêtises et s’en accusent ensuite mutuellement pour éviter les sanctions qui ne manquent pas de tomber ; la même histoire a été produite indépendamment par plusieurs locuteurs.
 Illustrer des stratégies récurrentes à partir d’un seul locuteur peut être jugé partisan, mais permet de préserver cohérence et cohésion du texte et offre en outre une transparence relative par rapport aux éléments avancés. La validité des phénomènes relevés n’est pas fondée sur les seuls récits de Jeanne.
2.2. Démarche
Après la transcription initiale — phonétique impressionniste, mais la plus précise possible — et le stockage des textes dans la base de données, le corpus brut a fait l'objet d'une annotation morphosyntaxique systématique ; les deux récits ont ensuite été extraits et analysés en grilles. Le principe des grilles consiste à disposer les répétitions de positions syntaxiques en verticale et la construction syntaxique en horizontale7 ; un même texte peut être présenté de différentes manières sur une grille, selon l’observable choisi. Les grilles fournies en annexe constituent souvent l'illustration la plus efficace de notre argumentation : cette présentation possède l’avantage de rompre avec la linéarité de la chaîne de parole qui porte souvent préjudice aux mécanismes de l’élaboration progressive du discours oral car la grille présente les piétinements syntaxiques sans préjuger de leur nature ou fonction (involontaire vs. stylistique, hésitation vs. renforcement). Les ensembles discursifs majeurs ont été numérotés et décrits en composantes microsyntaxiques. La délimitation de ces ensembles sans recours à la prosodie est certes plus ou moins fiable selon les cas, mais nous verrons qu’il existe d’autres indices, formels ou sémantiques. C’est seulement une fois la description terminée qu’un certain nombre de "bruits" peuvent être éliminés afin de constituer la séquence syntaxique maximale :
(S&C,2)8
 
 

(S&C,2

 

Le seul phénomène "déroutant" reste alors l’anticipation du SN Singe.
L’objectif de cet article n’est ainsi pas de fournir une description exhaustive de la structuration des récits non standard, mais beaucoup plus modestement de proposer quelques pistes de travail pour une approche syntaxique9 des récits non standard : l’appréciation courante (même articulée par certains linguistes), est encore celle d’un "parler sans grande cohésion syntaxique" (Crespo-Meunier, 1998 : 307). Or, les productions présentent grand nombre de traits réguliers, mais qui demeurent cachés dans un continuum qui les fait coexister avec le standard dans un même récit, cachés dans la variabilité observée d’un locuteur à l’autre, cachés enfin dans une grille d’analyse façonnée par le crible standard. La description du non-standard nous oblige à distinguer la filiation (étymologique) d’une séquence de sa valeur : la présentation des extraits sous forme phonétique offre un degré supérieur de fidélité à la production (que l'orthographe standard ne peut fournir),qui doit également faciliter la dissociation de sentiment linguistique et observation. L'interprétation des formes ne se distille que progressivement ; aussi, l'argumentation doit procéder "par spirales", en créant peu à peu les liens entre phénomènes relevés.
2.3. L'élaboration du récit oral
Les récits possèdent certes une valeur informationnelle qui en conditionne l’élaboration; d'ailleurs, la réaction du "public" (enfants témoins, potentiels narrateurs également) est généralement immédiate lorsque le narrateur ne satisfait pas aux exigences de l’histoire, si un détail est omis voire transformé. Mais la mise en forme est également déterminée par des normes textuelles, et notamment celle du récit oral traditionnel et celle du récit écrit tel qu’il est proposé à l’école et dans les livres de lecture. Il est ainsi apparu que le souci d’une restitution fidèle se situe autant sur le plan formel que sur celui du contenu. La latitude de gérer librement son discours permet au locuteur de recourir à deux stratégies principales :
- se conformer au modèle scolaire pour valoriser l’histoire,
- recourir à des structures stéréotypées pour fournir un effort minimal (et dégager un potentiel supplémentaire 

           pour la gestion du contenu et/ou accentuer le rythme).
Ces vecteurs peuvent s’avérer convergents : une élaboration très normalisée fait prédominer des entités syntaxiques de type SVO. Or, il n'est pas aisé de déterminer la part réelle de pré-constructions et d’hypercorrections parmi les formes de routine.
Le récit non standard dans le contexte abidjanais est essentiellement oral ; s'il ne l'est pas intrinsèquement, il l'est culturellement. La majeure partie de la dimension prosodique a néanmoins dû être écartée de l’analyse — alors que l'importance de ce niveau pour la structuration du récit oral est certain. Par exemple, le rythme constitue un critère important de la réussite d’un récit : Jeanne produit en moyenne 530 unités sonores par minute (8,96 par seconde) — comme elle, tous les conteurs "performants"10 ont un débit élevé11, avec des variations régulières de la hauteur mélodique accentuant la structuration symétrique des unités syntaxiques qui balisent le récit pour l'auditeur. Si la régularité de la courbe semble se construire plus à l’intérieur des segments que dans un énoncé phonologique global, une étude détaillée des faits intonatifs serait fortement souhaitable, des chercheurs comme Simard (1998) insistent depuis longtemps sur ce fait.
La part non verbale du conte est plus représentée dans Singe et Caméléon, par exemple à travers l’imitation de l'allure du caméléon par un mouvement du torse. Une autre fois, un enfant esquisse la disposition spatiale des éléments sur le sol. De même, les enfants recourent aux bruitages et idéophones pour rendre l’interventiond’animaux, comme en témoigne le discours direct rapporté du premier oiseau dans Cendrillon (wazolaakrie/kœkœkœ, Cend,2). Ces dimensions manquent presque entièrement chez les écoliers.
3. Caractéristiques du récit non standard
Sueur (1990 : 134s.), qui analyse les récits d’enfants français, conclut que la structure énonciative globale, qui passe toujours de la prédication d’état à celle de l’action, s’articule de la manière suivante :
 
phases
1
2
3
SUJET SN [-défini] SN [+défini] ANAPHORE
CONSTRUCTION présentatif détachement anaphorique
TEMPS imparfait présent passé composé
INTRODUCTEUR (et) puis, Ø et, après, alors alors
Nous allons utiliser les paramètres de ce schéma comme point de départ pour notre description - en excluant toutefois l'articulation des temps verbaux, qui ne pourra être développée ici.
3.1. Introducteurs
3.1.1. Délimitation du récit
Les bornes du récit abidjanais sont — assez indépendamment du niveau de scolarisation des locuteurs — constitués par deux items : [ilete+ynfwa] il était une fois sert de démarreur général ; sa capacité constructionnelle se restreint au niveau discursif, dans la mesure où la présentation des protagonistes elle-même est assurée par "y avait + SN (+P)" qui succède à la formule initiale, comme dans Singe et Caméléon12 :
En devenant simple marqueur d’ouverture, l’introducteur standard il était une fois semble se lexicaliser. Son pendant de clôture est [sefini], c’est fini, qui marque de façon explicite la fin de la narration : en effet, certains récits semblent inachevés malgré la mention [sefini] - qui reflète alors surtout l'auto-évaluation du locuteur qui considère d’en avoir assez dit. Contrairement à il était une fois, la formule de clôture semble préserver le poids sémantique de finir, verbe par ailleurs très utilisé.
Ces deux marqueurs délimitent l'étendue du récit comme texte. L’action relatée par le texte s’articule en événements constitutifs, marqués par et puis, là, ou quand, qui se distinguent moins par leur valeur sémantique propre que par l'articulation thématique avec l'unité microsyntaxique qui les accompagne.
3.1.2. Connexion d’unités macrosyntaxiques et marquage discursif
On constate tout d'abord que les termes introducteurs les plus représentés en abidjanais ne sont pas ceux mentionnés par Sueur, à part (et) puis, qui est en effet l'un des plus fréquents.
maintenant se substitue à alors : il articule l’enchaînement des événements, en gardant une composante
temporelle, du fait de la succession principalement chronologique des événements verbaux. À la différence des autres termes,
marque surtout les transitions majeures dans le récit : contrairement à son emploi standard, où il est prédicat 
simple (ou adverbe). Sa valeur de prédicat bivalent, relationnel, apparaît là où il n’est pas réalisé : la seule césure à l’intérieur du récit Singe & Caméléon — le passage de la première intrigue à la seconde entre 10 et 11 — n’est pas marquée ; ici, la non-marque (ou marque Ø) est un marquage fort.
est parfois couplé à l'un des marqueurs discursifs de clôture, focalisant sur l’événement lui-même ([sesa]
 ou sur le protagoniste et son action ([epati]) ; ce dernier apparaît chez Jeanne lorsque Cendrillon s’apprête à rejoindre la fête (Cend,6) ; on trouve [(s)esa] pour clore l’"incident" de la précision [alarizje:] apportée par un autre participant (Cend,3).
Le rapport entre et  [epYi] est inversé par rapport à celui décrit par Sueur entre alors et (et) puis. Nous
avions écrit, dans la présentation générale du corpus de notre thèse, que [epYi] s’utilisait pour marquer une succession d’événements ainsi que dans l’énumération — bref, comme forme forte remplaçant et dans la coordination verbale et nominale en général, à l’instar de cet emploi relevé dans Singe & Caméléon :
Or, sa distribution tend à se restreindre au marquage d'un changement de topique13, qui se manifeste le plus souvent par la réalisation d’un constituant nominal :

Mais c’est lorsqu’il n’y a pas de constituant nominal que la fonction de [epYi] est la plus visible :

  det - CAMELEON ( i )  LU I ( i ) - sj  DIRE - pres LU I  ( i ) - sj sg -
pres  AVOIR - FROID comp
LUI ( i ) - sj sg - prosp - ALLUMER det - FEU - obj
MAINTENANT det - SINGE ( k ) LUI ( k ) - sj DIRE - pres NON
ET-PUIS LUI ( i ) - sj  DIRE - pres  LUI ( i ) - sj  sg - prosp -
ALLUMER det - FEU - obj comp
LUI ( i ) - sj  sg - pres - AVOIR - FROID
LUI ( k ) -sj sg - perf - neg - DIRE
EUX ( i + k ) - sj pl - perf - PARTIR - ALLUMER det - FEU - obj
Dans l'élaboration de ce discours rapporté, l'apparente confusion des rôles des protagonistes résulte de l'interprétation linéaire : après l’alternance introduite par [epYi], maintenue par [ke]18, le Singe redevient topique.
L’enchaînement d’actions très liées, souvent avec le même topique, se fait par [] quand, qui présente alors un fonctionnement proche de celui d'après cité par Sueur. Par exemple, dans la dernière partie de Cendrillon (Cend,12), tout tourne autour de la chaussure, les actions se précipitent. [] est ainsi utilisé avec une charge sémantique moindre qu’en français, bien qu’il reste marqueur d’une ordonnance selon la succession temporelle ; en cela, [] se comporte de façon analogue à [me]. L’emploi de [] peut également se combiner à la répétition de l’événement précédent, ce qui n’est pas le cas dans les récits de Jeanne.
3.1.3. Marquage argumentatif
Le récit progressant essentiellement par accumulation de séquences qui se succèdent dans le temps n'est qu'exceptionnellement propice à l’argumentation. Cendrillon comporte néanmoins quelques uns des outils linguistiques correspondants :
L'expression de la cause se fait par [kOm] comme ou [pae] parce que ; plus que leur valeur sémantico-logique distincte, c'est surtout leur répartition sur les types de discours qui les différencie: [pae]est particulièrement fréquent dans lesdiscours spontanés, alors que [kOm]n’apparaît guère que dans les récits, où il est très utilisé :
La première variante, avec un constituant nominal antéposé, est la plus fréquente, mais elle semble requérir l’unicité du sujet.
Notons que l'emploi de [me] mais (Cend,12) s'effectue apparemment comme en français standard, son utilisation n'est cependant pas très développée. De même, l'emploi du [la] connectif que l'on trouve dans Cendrillon (Cend, 9/10) n'est pas très caractéristique des récits non standards. La finalité est généralement exprimée par [(pu)sa] (absent ici), reliant la conséquence à la cause ou plusieurs événements à leur aboutissement.
3.2. Constructions et dispositifs syntaxiques
Le terme de dispositif permet de décrire les différentes relations alternativement établies par une rection - c'est un schème syntaxique comportant un nombre défini de positions. Les deux principaux dispositifs représentés ici sont le schème non marqué et celui en [se].Chacun des deux peut comporter des expansions internes et ils peuvent se combiner l'un à l'autre.
3.2.1. Le dispositif non marqué
Les deux récits présentés témoignent d'un enchaînement symétrique d'unités syntaxiques semblables : la séquence SVO (sujet-verbe-objet) est de loin la plus courante. Si la réitération de schèmes stéréotypés est souvent qualifiée de pauvreté stylistique, elle crée, avec l'augmentation du débit, un rythme presque musical. Il s'agit d'une stratégie d'élaboration très "didactique", et caractéristique du récit oral.
Le dispositif est organisé autour de la "zone" verbale (par ailleurs en voie de réorganisation : Ploog 1999b), qui comporte en dehors du verbe lui-même le marquage actanciel sous forme de clitique(s). La position nominale qui précède ce noyau syntaxique ne peut s'assimiler au sujet, bien que ce soit le plus souvent le constituant relatif au référent du sujet qui s'y trouve. Dans l'exemple suivant, la première occurrence comporte un constituant "objet" antéposé, la seconde un "sujet" : 
(Cend,7)
 
 
 
 

 

lafijla + elavelese
det - FILLE - la( i ) ELLE ( k20 ) - sj ELLE ( i ) - obj AVOIR -
passé LAISSER
lafijla + lezaeSape
det - FILLE - la ( i ) - sj EUX ( k ) - obj sg - perf - ECHAPPER
Pour distinguer cette position du thème (qui est de l'ordre référentiel) et du sujet (qui se limite au premier argument du verbe) et sans préjuger de son caractère ±détaché, nous la qualifions de topique : le topique "produit" (réalise, comporte) un constituant thématique, corrélé au prédicat verbal qui organise l'unité microsyntaxique. Selon les caractéristiques sémantiques du topique (intrinsèques et prédicatives), celui-ci peut faire l'objet d'un double-marquage. S'il y a lieu de parler de reprise dans ces cas-là, c'est le constituant nominal antéposé qui "reprend" l'un des arguments verbaux clitiques.
 
3.2.2. Les dispositifs marqués
Contrairement au schème syntaxique qui antépose une séquence nominale au mot verbal sans marque spécifique (a priori), qualifié de détachement par Sueur, les dispositifs marqués mettent en œuvre une élaboration syntaxique plus complexe : à travers ce qu’on a coutume de nommer l’extraction, où un constituant, régi par un prédicat sans capacité constructionnelle propre, comme c'est ou il y a, se trouve expansé par une proposition apparemment relative à fonction déterminative, mais dont certaines propriétés sont celles de la complétive ; afin de les distinguer de leurs homologues avec un véritable caractère présentatif, il nous est arrivé de les qualifier de leurres structuraux (Ploog 2000b). Le constituant régi n’a pas de fonction syntaxique dans la proposition basée sur le prédicat sémantique, qui comporte sa propre position de sujet, souvent rempli par le "mot" relatif :
Le parallélisme provoqué par la construction elliptique témoigne de l'organisation informationnelle de la prédication à travers ce dispositif, qui est centrée autour de l'élément "extrait", et non, comme habituellement, autour du prédicat verbal (ici [aby]). Ainsi, ce dispositif est réputé offrir une alternative à la succession canonique de thème et rhème.

Sur le plan syntaxique, le principe d'une dissociation de deux entités enchâssées se trouve de fait en contradiction avec les (nombreux) cas de forte contraction où le dispositif [se] fait l’économie de la position du complémenteur :
Lorsque l’enchâssement n'est plus marqué, on est tenté de considérer le prédicat "recteur" [se] comme simple marqueur de syntagme ; toutefois, le dispositif permet encore la négation et la variation temporelle, et lemarqueur [se] peut lui-même se trouver effacé (à condition que [ke] soit réalisé).
3.2.3. Expansions et intégration syntaxique
Nous entendons par expansion toute séquence propositionnelle (composé autour d'un prédicat verbal) qui enrichit le noyau syntaxique du dispositif. La fréquente absence de position complémenteur ou de mot relatif est généralement interprétée comme juxtaposition des unités syntaxiques. Si nous retrouvons là le crible standard, il y a cependant lieu de s'interroger sur une définition réaliste de l'intégration syntaxique : dans quelle mesure [ke] assure-t-il la subordination ? Quels autres outils permettent l'enchâssement ?
Les deux [k(e)] du français — en ouverture des expansions verbale et nominale — existent en abidjanais :
[ke] remplit le rôle de marqueur relatif unique ; dans cette distribution, il se trouve fréquemment couplé à l'enclitique [la] qui "ferme" l'expansion, comme dans l'exemple ci-dessus, où la relative détermine la personne. Toutefois, la réalisation est loin d'être systématique : notamment les dispositifs marqués par [se] (cf. supra) et [ja] s'en passent quasiment une fois sur deux.
Le marquage de la complétive par [ke] n'est pas systématique lui non plus. Néanmoins, le marquage explicite pour maintenir le discours rapporté d'une proposition à la suivante est très constant ; soit, le verbe recteur est repris, comme dans
la seconde séquence après ci-dessus (Cend,11) ; soit, [ke] marque l'intégration, comme dans la troisième 
 (Cend,11). On pourrait alors qualifier [ke] de "conjonction de coordination des subordinations" : or, la notion de subordination réfère à une réalité linguistique trop restrictive pour rendre compte de l'élaboration syntaxique observée. Le flottement du marquage laisse penser que ce n'estpas [ke] qui assure la connexion. Par exemple, on le relève aussi en présence d'autres moyens de rapprochement de deux unités syntaxiques comme le sujet Ø :
Le sujet Ø est partie essentielle des séries verbales : ces prédicats verbaux composés de plusieurs noyaux lexicaux constituent eux-mêmes un cas d'enchâssement.
La dynamique commune aux deux emplois (verbal et nominal) de consiste à marquer de façon univoque une
 connexion déjà établie. Il est donc plus adéquat de dire que l'intégration syntaxique est assurée par divers moyens autres que [ke], qui, le cas échéant, intervient de façon redondante — lorsqu'il y a besoin d'un marquage fort.
3.3. Marquage du sujet et structure thématique
Nous entendons par thématisation un choix syntagmatisant21 de la part du locuteur : tout discours ayant un thème, celui-ci évolue ou reste invariable, son interprétation se faisant sur l’axe de l'élaboration structurale progressive ; latripartition extraction-détachement-anaphorique proposée par Sueurschématise implicitement le caractère intrinsèquement thématique du sujet en français. Mais la linéarité de la langue interfère parfois avec la condition de récupérabilité du thème. Combettes22 (1978) dégage deux stratégies de thématisation principales utilisées dans les récits d'enfants. La première, la plus répandue, consiste à placer un premier thème et de le maintenir face à la succession des rhèmes qui forment le récit. Cette élaboration est illustrée dans les récits de Jeanne par les "factorisations" d'une part, où un thème antéposé reste valable pour les propositions suivantes (la marque pour le protagoniste thématique est le constituant clitique ou le sujet Ø : p. ex. le propriétaire ci-dessus, S&C,6), et d'autre part — tout aussi fréquemment — par la répétition d'un constituant nominal :
L'autre type d’élaboration présenté par Combettes consiste à reprendre un rhème précédent pour l’utiliser dans la prédication suivante comme nouveau thème : cette organisation thématique "croisée" semble plus marginale dans les récits abidjanais, mais on la trouve à l'introduction de l'oiseau (cf. ci-dessus, Cend,2) également. En tout état de cause, il n'est pas judicieux d'opposer thème et rhème de façon binaire comme il est coutume de le faire. En effet, certaines occurrences réalisent à la fois un constituant extrait et un autre, thématique, antéposé :
On comprend que Caméléon et comme ça ont tous deux une valeur contrastive (sont focalisés). L’originalité du dispositif en [se] réside justement dans le fait que prédicat et rhème — en tant qu’opposables au thème (cf. la définition de Combettes supra) — n’y coïncident pas tout à fait.
Il convient de différencier avant tout entre le constituant sujet, linguistique, et la somme des constituants thématiques potentiels, référentiels ; nous avons proposé de décrire cette position initiale, par un terme neutre, celui de topique, qui désigne sur le plan syntaxique simplement un lieu, sous-entendu : marqué. Notons que la notion de topique chez les générativistes23 est plus restreinte que la nôtre ; elle y correspond à une position nominale entretenant des liens lâches avec lastructure "propositionnelle" (S’), obtenue par déplacement à l’intérieur de l’ensemble énoncé.
3.4. Marquage aspecto-temporel
Comme la description de l'élaboration morphologique du verbe est confrontée à un certain nombre d'obstacles "techniques", l'analyse de la structuration aspecto-temporelle des récits en abidjanais n'est que très peu avancée ; on ne pourra l'aborder ici que de façon très succincte. L'omniprésence de la variabilité morphologique dont témoigne la transcription est liée en partie au débit de parole élevé (et aux limites de la perception), ce qui est illustré par l'intervention réitérée du propriétaire dans Singe & Caméléon, décrite avec les mêmes items lexicaux mais une première élaboration très "standard", et une seconde plus caractéristique du non-standard abidjanais :
et [atrap] de la seconde occurrence sont des formes verbales "non marquées" ; cet exemple montre que les séries verbales sont loin d'être aussi exotiques qu'on se plaît parfois à l'affirmer : il ne tient qu'à peu de choses — en l'occurrence à la réorganisation (simplification ? réduction ? troncation ?) des désinences verbales — pour aboutir à une interprétation syntaxique toute autre.
Formellement, les temps verbaux principaux ressemblent aux présent (non marqué), passé composé, imparfait et futur périphrastique du français. Leur valeur respective plus aspectuelle que temporelle est soulignée par la présence d'autres moyens de cadrage de l'événement verbal, souvent ad-verbiaux, parfois dans des positions inattendues ; ces moyens issus du lexique français changent eux aussi de valeur en abidjanais. A titre d'exemple, citons l'expression dérivée du français jusqu’en ou jusqu’à, qui se suffit à elle-même en abidjanais :
n’a pas besoin d’indication temporelle autre que la durée et la hauteur de la voyelle nasale, qui covarient avec l'extension temporelle de l’événement : on comprend ici qu’ils se sont mis à danser pour un long moment. [JyskA$] accepte parfois la combinaison avec une indication temporelle — propositionnelle, comme on le " soupçonne " dans cette occurrenceultérieure :
4. Vers une définition du non-standard
Les caractéristiques des récits de Jeanne, que nous avons qualifiées de stratégies d'élaboration, illustrent la complexité de l'étude du non-standard : en étudiant un peu plus en détail les deux contes de Jeanne on constate que les phénomènes structuraux relevés dans notre croquis ne se réalisent pas de manière systématique. C'est l'une des caractéristiques majeures du non-standard : lié dans un continuum auquel n'échappe aucun locuteur local, le non-standard n'existe qu'en creux du standard et se trouve sans cesse mêlé à lui.
L'abidjanais puise dans le français, s'appelle français — mais n'en est pas tout à fait. Le pourquoi et comment ne se résume toutefois pas au portrait des conditions d'emploi spécifiques, ni à la chasse aux curiosités. Dans le cas de l'abidjanais, le non-standard résulte certes d'un coup d'accélération que le système français a reçu ; toutefois, le français parlé en France possède lui aussi ses caractéristiques non standard, certaines semblables (le complémenteur que), d'autres distinctes (le sujet Ø) de l'abidjanais : la description détaillée de ces traits — retenus dans la passoire du crible réglementaire et échappant pour cette même raison le plus souvent aux regards — contribuera à expliquer comment un système linguistique peut fonctionner dans toute son hétérogénéité. L'abidjanais ne fait que souligner de façon un peu criarde ce qui fait l'essentiel d'une langue : sa variabilité et le caractère non étanche du système.
La question des outils de description est cruciale ; le lecteur a pu avoir l'impression que notre utilisation du terme marqueur était abusive. Or, les outils de nomination courants ont été forgés pour d'autres chantiers ; plutôt que de les multiplier et de générer en corollaire une opacité certaine de la description, nous avons pris le parti d'en utiliser les éléments les plus neutres, en acceptant le manque de précision qu'ils comportent. L'approche du non-standard n'est pas condamnée à s'en satisfaire ; lorsque la terminologie établie s'avère inadéquate, la part d'affectation des différents niveaux d’analyse (morphologie, sémantique, syntaxe, pragmatique) par les structurations non standard doit seulement être établie avant, pour nommer en connaissance de cause. C'est en cela que l'exploration du terrain non-standard apportera sa pierre à l'édifice de la linguistique générale — il n'y a plus qu'à se mettre au travail.

Bibliographie

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