LA "LONGUE MARCHE" DE L'ARABISATION
EN MAURITANIE
Ambroise Queffélec
UMR 6039 (CNRS)
Université de Provence
|
Bah Ould Zein
Université de Nouakchott
|
Résultat d'un découpage géographique colonial totalement
arbitraire, la Mauritanie, islamisée et unifiée religieusement
de longue date, présente du point de vue culturel et linguistique
une hétérogénéité certaine qui a généré
depuis l'indépendance bon nombre d'antagonismes voire de conflits
politiques et ethniques. Rappelons que conquise à partir de 1904
par la France soucieuse avant tout de protéger les arrières
de sa colonie-fétiche du Sénégal, la Mauritanie, parent
pauvre et délaissée de l'A.O.F. à l'époque
coloniale, se caractérise par la coexistence de deux communautés
: la communauté maure, majoritaire1 et
de langue hassaniyya qui comprend la fois des populations d'origine arabo-berbère
(les Beidanes) et des populations noires autrefois dépendantes (les
Harratines), occupe essentiellement le nord, l'ouest et le centre du pays.
La seconde communauté, négro-africaine, minorée à
l'époque précoloniale, elle-même divisée en
plusieurs groupes2, Haalpulaaren
(de langue poular) Soninkés (de langue soninké), Wolofs (de
langue wolof) vit surtout le long de la rive droite du fleuve Sénégal,
la partie la plus fertile du pays.
Dans cette coexistence de deux communautés, coexistence qui a reçu
dans le français local l'appellation significative de question
nationale, le problème des langues a joué et continue
de jouer un rôle central : schématiquement, le marché
linguistique voit s'affronter selon un schéma qu'on pourrait retrouver
au Maroc et en Algérie quatre langues ou séries de langues
de statut inégal : les langues vernaculaires sont représentées
respectivement par le hassaniyya, dialecte arabe3 imprégné
de berbère4 (qui
comme l'arabe appartient typologiquement au phylum afro-asiatique), et
les langues négro-africaines (poular, soninké, wolof) parlées
également dans les pays frontaliers, Sénégal, Mali.
Essentiellement orales, ces langues vernaculaires sont en concurrence surtout
dans le domaine écrit avec les deux langues de prestigeque sont
l'arabe classique et le français.
Dans la gestion de ce multilinguisme complexe, les divers pouvoirs qui
ont dominé ont surtout centré leurs interventions sur les
plans du statut officiel et de l'éducation (choix de la (des) langues
d'enseignement) et c'est donc ces domaines que nous examinerons essentiellement.
Après un historique des différentes politiques d'aménagement
linguistique qui ont prévalu et qui seules permettent de comprendre
la situation actuelle, nous étudierons cette situation présente
qui, au terme d'une subtile politique d'arabisation a vu progressivement
le corpus des usages linguistiques se rapprocher d'un status unilingue
(arabe seule langue officielle) promu et défini sur des bases essentiellementidéologiques
et politiques.
1. 1904-1957 : l'époque coloniale
: une francisation superficielle et inégale, porteuse de tensions
virtuelles
En raison de l'existence d'un réseau d'établissements d'enseignement
religieux structurés et prestigieux (les mahadras) et surtout de
la résistance militaire et spirituelle à la pénétration
des idées européennes, la puissance coloniale n'a mené
qu'une politique de francisation très limitée et inégalitaire.
Limitée, cette politique s'est bornée essentiellement aux
domaines scolaire et administratif et n'a touché que des fractions
de population très réduites.5
Inégalitaire, elle l'a été également en traitant
différemment les populations négro-mauritaniennes et maures.
Pour les premières, plus réceptives à la scolarisation,
la politique pratiquée a été
assez voisine de celle menée dans les
autres colonies de l'A.O.F. et spécialement du Sénégal
(dont la Mauritanie a longtemps relevé dans le domaine de l'enseignement)
: système scolaire très élitiste avec de graves déperditions
d'effectifs et emploi exclusif du français comme langue d'enseignement.
Le résultat en a été une francisation très
superficielle mais la création
d'une "élite" négro-mauritanienne qui formera à l'indépendance
les cadres du jeune état mauritanien. Pour lesMaures, le refus obstiné
et tenace des populations vis-à-vis
de l’"école des infidèles"et
de leur langue a obligé une administration coloniale manquant de
dynamisme et de réelle volonté, à composer et à
instaurer, sur le modèle des médersas algériennes,
un système scolaire "franco-arabe"combinant arabe et français
comme langues d'enseignement, mais aux résultatsextrêmement
faibles sur les plans tant quantitatif6 que
qualificatif. Dans le même temps, le système scolaire traditionnel
fondé sur l'étude de l'arabe coranique (mahadra) connaissait
un déclin.
Cet aménagement linguistique différencié créait
à l'indépendance une situation linguistique et politique
potentiellement explosive reposant sur la confrontation virtuelle de deux
groupes concurrentiels : les Négro-mauritaniens de langue maternelle
négro-africaine, dont les élites francisées et ouvertes
à la "modernité" avaient été placées
de par leur connaissance du français à beaucoup de postes
de responsabilité de l'administration ; les Maures de langue hassaniyya
dont les élites traditionnelles beidanes se trouvaient marginalisées
: les Hassanes — tribus guerrières — avaient vu leur domination
politique et militaire fortement entamées par le colonisateur ;
les Zwayas — tribus maraboutiques — avaient perdu une partie de leur prestige
de lettrés coraniques avec l'émergence de l'école
moderne et le déclin de leurs mahadras. La rivalité entre
ces deux groupes, reposant sur un double sentiment de revanche (revanche
des Négro-mauritaniens. pour avoir été méprisés
à l'époque précoloniale, revanche des Beidanes pour
s'être fait supplanter durant l'époque coloniale) s'est cristallisée
depuis l'indépendance sur la question des langues et de l'enseignement.
2. 1959-1979 : du "réajustement"
au bilinguisme puis à l'arabisation intensive
L'histoire des deux premières décennies de la jeune République
Islamique de Mauritanie proclamée en 1958 se caractérise
par la reprise du contrôle du pouvoir par les Maures blancs. Cette
évolution politique a pour corollaire sur le plan linguistique un
processus d'arabisation qui va s'accélérant, sensible surtout
dans les réformes éducatives qui constituent "l'élément
moteur de la politique linguistique du P.P.M."7,
parti unique.
2.1. 1959 : le "réajustement"
Les constitutions du 22 mars 1959 et du 20 mars 1961 stipulant que la langue
nationale est l'arabe et que la langue officielle est le français
(article 3 de la Constitution de 1961), la réforme de 1959 met
en harmonie textes constitutionnels et système éducatif en
accordant une place légèrement plus importante à l'arabe
: enseigné jusqu’alors à raison de six heures par semaine
sur un total de 30 heures hebdomadaires, il occupe désormais 10
heures hebdomadaires au cours préparatoire et 8 heures aux cours
élémentaire et moyen, contre respectivement 23 et 25 heures
de français par semaine. Ce réaménagement des horaires
de l'enseignement primaire donnant une place plus grande à l'arabe
visait selon ses promoteurs à "rapprocher l'école du milieu
social et culturel qui l'entoure" et à "répondre aux aspirations
culturelles de la majorité de la population" (Chartrand, 1977, 67).
Ce "réajustement" était cependant assortid'une possibilité
de dispense des cours d'arabe délivrée par l'inspecteur d'arabe
aux enfants dont les parents en faisaient la demande formelle.
Les structures des enseignements primaire et secondaire restaient cependant
calquées sur celles de laFrance selon Botti et Vezinet (1963, 49),
la seule différence étant la place accordée à
la langue arabe au second degré, enseignée "concurremment
avec l'anglais", 4 heures par semaine.
Le développement de l'arabe dans le système éducatif
souhaité par le gouvernement8 s'accompagne
selon Ould Youra (1997, 100) d'un intérêt croissant des Maures
pour l'école moderne, alors que celui des Négro-mauritaniens
ne faiblit pas : le taux de scolarisation dans le primaire passe très
vite à 8 % en 1962.
Cependant la réforme de 1959 ne provoqua
que des mécontents : les Maures voulaient aller plus loin dans la
voie de l'arabisation et les Négro-Mauritaniens ne voulaient pas
de l'enseignement de l'arabe qui ne constituait pas leur langue maternelle.
En 1964, le gouvernement -où les Beidanes jouent un rôle prépondérant-
décide d'introduire les notes d'arabe dans le calcul de la moyenne
générale pour le passage en classe supérieure et adopte
en janvier 1966 un décret d'application d'une loi rendant l'étude
de l'arabe obligatoire dans l'enseignement secondaire.9 La
réaction des Négro-mauritaniens ne se fait alors pas attendre
: les élèves des ethnies noires — soutenus par de hauts fonctionnaires
noirs rédacteurs du fameux "manifeste des 19" dénonçant
le "racisme" du régime et sa volonté d'arabiser le pays —
déclenchent un mouvement de grève dans les lycées
de Nouakchott et de Rosso qui dégénère en violents
conflits raciaux opposant Maures — beaucoup plus lourd dans la réalité
semble-t-il — fait état de 6 morts et 30 blessés. Les établissements
scolaires de la capitale furent fermés pour le reste de l'année.
2.2. 1967-1973 : le " bilinguisme arabe-français
"
Lors du 2e Congrès ordinaire du P.P.M. tenu à
Aïoun du 24 au 26 juin 1966 le pouvoir décide de promouvoir
une nouvelle politique culturelle fondée sur le bilinguisme arabe-français.
Le Président Moctar Ould Daddah (Discours et interventions,
s.d., 283), dans son intervention du 18/7/1966 proclame ainsi que "Le bilinguisme
apparaît comme le seul instrument d'une réalisation de la
culture nationale nouvelle [...] Le bilinguisme plaçant peu à
peu sur un pied d'égalité le français et l'arabe est
une option fondamentale qui concerne chaque citoyen mauritanien. [..] Un
programme des études est en préparation. Il devra mettreau
point un enseignement de qualité, tenant compte des réalités
du monde moderne, tout en sauvegardant les valeurs traditionnelles de la
culture musulmane". La traduction de cette nouvelle orientation est la
mise sur pieds en 1967 d'une réforme éducative qui se caractérise
par un développement de l'arabisation : l'enseignement primaire
— rebaptisé enseignement fondamental — voit sa durée portée
de 6 à 7 années et comporte désormais de manière
obligatoire pour tous les élèves une première année
d'initiation à l'arabe (C.I.A.) conformément à l'horaire
hebdomadaire suivant. Au niveau de l'enseignement secondaire, l'horaire
de l'arabe est porté à 9 heures en sixième etcinquième,
à 5 heures en quatrième et troisième et à 4
heures pour les classes du second cycle, le français continuant
à occuper le reste de l'emploi du temps hebdomadaire fixé
à 30 heures.
Cependant les diplômes, en dehors du brevet d'études et du
baccalauréat arabes délivrés par le nouvel institut
de Boutilimit, restent inspirés directement du système éducatif
français.
En outre, conformément aux voeux du 3e Congrès
ordinaire du P.P.M. tenu du 23 au 27 janvier 1968 à Nouakchott,
l'article 3 de la Constitution est révisé le 4 mars 1968
pour faire de l'arabe, seul à être déclaré "langue
nationale", langue officielle du pays concurremment avec le français.
Parallèlement, les autorités préconisent une "arabisation
progressive de notre administration au niveau de la région et du
département. En écrivant en arabe, en s'exprimant en arabe,
en irradiant en quelque sorte la langue arabe autour
de lui, l'administrateur arabisant obligera les autres à faire un
effort dans le même sens".10
Cette deuxième réforme du système éducatif
mauritanien se révèle un échec en ce qu'il développe
les oppositions ethniques : Les Négro-africains considèrent
l'arabe comme une langue d'oppression et d'assimilation menaçant
à plus ou moins long terme leur identité culturelle propre.
De plus, on se rendit compte que les élèves qui entraient
en sixième ne maîtrisaient aucune des deux langues. D'où
cette boutade attribuée à un haut fonctionnaire du Ministère
de l'Éducation Nationale de l'époque : "le bilingue est celui
qui ne sait ni le français ni l'arabe !".
2.3. 1973-1979 : vers l'unilinguisme arabe
Dans un climat de nationalisme exacerbé qui voit les liens avec
l'ancienne puissance coloniale se détériorer fortement (1972
: révision des accords de coopération avec la France ; Juin
1973 : création d'une monnaie nationale, l'ouguiya ; Novembre 1974
: nationalisation de la Miferma, la grande société d'exploitation
du minerai de fer de Mauritanie), les instances dirigeantes du pays décident
de mener une politique d'arabisation encore plus intensive. Le bilinguisme
instauré par la réforme de 1967 n'est plus perçu que
"comme étape provisoire de l'arabisation".11 À
la suite des recommandations du congrès extraordinaire du P.P.M.
tenu du 1er au 9 juillet à Nouakchott qui "définit l'exigence
d'indépendanceculturelle comme la priorité des priorités"
(Chartrand, 1977, 70), est mise en œuvre en octobre 1973 une réforme
éducative "qui doit conduire à l'adéquation de notre
système scolaire à nos réalités spécifiques
et à une indépendance culturelle véritable grâce
à la réhabilitation de la langue arabe et de la culture islamique"
(Institut Pédagogique National, 1978, 2). Cette réforme
qui, selon Turpin, 1987, 31, "s'inscrit clairement dans un rapport conflictuel
langue arabe = authenticité culturelle versus langue française
= aliénation culturelle" vise à arabiser en profondeur le
système éducatif et la société mauritanienne
toute entière : "L'arabisation
de tout notre système
d'éducation est désormais engagée d'une manière
irréversible et sa progression qui conciliera le souhaitable et
le possible, inéluctable" déclare en 1974 le Président
Ould Daddah.12 Le
document issu du congrès extraordinaire préconise l'instauration
d'un unilinguisme de fait : "Il faudra dans les plus brefs délais
[...] instaurer l'arabe comme l'unique langue officielle [...] Il est tout
à fait naturel que dans un État indépendant dont l'arabe
est la seule langue nationale et officielle, que l'enseignement soit donné
en langue arabe. Cela se traduirait par l'instauration d'un système
d'enseignement où tout le primaire serait arabisé, l'enseignement
des langues étrangères n'intervenant que dans le secondaire".
La réforme ramène la structure du 1er degré de 7 années
à 6 années, avec deux premières années entièrement
arabisées. Le français intervient en troisième année
à raison de 10 heures par semaine sur un total de 30 ; en 4e
et 5e années son enseignement représente 15 heures
hebdomadaires puis 20 heures en 6e année. Le second degré,
lui aussi ramené à six années organisées en
deux cycles de trois années chacun, comporte deux filières
: une arabe et l'autre bilingue. Dans la filière arabe, appelée
à devenir à moyen terme la structure unique de l'enseignement
secondaire, tous les enseignements se font en arabe et le français
a le statut de première langue étrangère obligatoire.
Dans la filière bilingue, le français est objet d'étude
et véhicule des matières scientifiques ainsi que des matières
comme l'histoire, la géographie ou la philosophie qui devaient au
départ, suivant les recommandations officielles, être enseignées
en arabe.
Des classes expérimentales arabisées voient le jour dans
certains collèges13 et
un lycée arabe est créé à Nouakchott. Le baccalauréat
conçu jusqu'ici à Dakar est mauritanisé. Le cycle
A long de l'Ecole Nationale d'Administration devient bilingue et des sections
arabes sont instituées à l'Ecole Normale Supérieure
ainsi que des services de traduction dans certains ministères. Des
stages d'initiation et de perfectionnement en arabe sont offerts aux fonctionnaires
qui ne connaissent pas ou ne maîtrisent pas cette langue. La réforme
de 1973 ne tient pas cependant compte de tous les voeux du Congrès
du P.P.M. de 1971 puisque la réhabilitation des langues négro-africaines
à laquelle celui-ci appelle pour la première fois ne se concrétise
pas (cf. Balta, 1980, 27).14
La politique d'arabisation intensive s'accompagne d'une politique de recrutement
massif d'enseignants arabophones issus pour la plupart desmahadras et de
l'enseignement traditionnel : "Des centaines d'enseignants et de professeurs
issus de la mahadra furent ainsi recrutés sur concours et envoyés
dans les classes entre 1973 et 1978. Par la même occasion, le système
des "candidats libres" et d' "auditorat libre" allaient permettre l'accès
aux classes de plus de 6 000 élèves issus de l'enseignement
traditionnel (Ould Ahmedou, 1997, 69).
L'effort de développement du système éducatif
"moderne" s'accroît parallèlement puisque en 1979 le pays
compte 422 écoles primaires, 18 établissements secondaires,
une École Normale d'Instituteurs (formation des maîtres de
l'enseignement fondamental), une École Normale Supérieure
(formation des maîtres du secondaire), une École Nationale
d'Administration (formation des cadres administratifs).
3. 1979-1999 : l'unilinguisme officiel
La réforme de 1973 n'aura qu'une durée d'application limitée
puisque le déclenchement en 1975 de la guerre du Sahara occidental
va plonger le pays dans de graves difficultés qui aboutissent à
la prise du pouvoir par les militaires lors du coup d'État du 10
juillet 1978, prélude lui-même à une période
d'instabilité politique. Les nouveaux dirigeants sous la poussée
des mouvements nationalistes arabo-berbères radicaux de tendance
nassériste ou baathiste radicalisent leurs options linguistiques
: le Comité Militaire de Salut National (C.M.S.N.) décrète
en décembre 1980 l'arabe seule langue officielle du pays, mais pour
éviter des réactions trop vives des Négro -
mauritaniens reconnaît aux trois principales langues négro-mauritaniennes
le statut de "langues nationales"15 et au
français celui de "langue étrangère privilégiée".
Dès l'automne 1979, il décide en outre de mettre en place
une quatrième réforme du système éducatif qui,
après une période transitoire de 6 ans, devait être
appliquée en 1985. Cette réforme reposait sur les
principes suivants : "Officialisation de nos langues nationales, transcription
de nos langues nationales (poular, soninké, wolof) en caractères
latins, création d'un institut de transcription et de développement
des langues nationales, enseignement de nos langues nationales qui, à
terme, doivent donner les mêmes débouchés que l'autre
langue nationale, l'arabe" (cité par Arnaud, 1981, 339).
Par ailleurs, l'arabe était censé devenir en 1985 "langue
unitaire" : chaque Mauritanien étant supposé devoir parler
deux langues nationales (dont évidemment l'arabe) ; le français
"langue d'ouverture" serait enseigné uniquement au second degré
comme seconde langue, lepremier degré étant réservé
à l'enseignement en langues nationales.
Une faille dans l'unilinguisme:
le double cursus, un provisoire qui dure
Dans l'impossibilité matérielle d'appliquer immédiatement
cette réforme, les autorités instaurent à titre provisoire
sur le plan scolaire un double cursus :
- les enfants maures ont l'obligation de choisir au premier degré
la "filière arabe" pratiquement entièrement arabisée
puisque le français y occupe une portion congrue : il n'occupe par
ex. dans le primaire que 5 heures sur 30 par semaine et ce uniquement de
la 3e à la 6e année.
- les enfants négro-mauritaniens, pour leur part ont le choix entre
cette filière arabe et une autre dite "bilingue"16 où,
après une première année totalement arabisée,
ils pouvaient suivre, sur la demande expresse de leur parents, un enseignement
en français de la 2e à la 6e année
à raison de 25 heures par semaine sur 30 heures, les 5 heures restantes
étant consacrées à l'arabe :
Ségrégative et paradoxalement assez voisine de celle que
le pouvoir colonial pragmatique avait mise en place, la solution retenue
pour la période transitoire satisfaisait en théorie les deux
composantes de la population mauritanienne. L'éclatement de l'enseignement
fondamental, sur le modèle du secondaire, en deux options, arabe
pour les hassanophones et bilingue pour les Négro-mauritaniens (puisque
dans la pratique ceux-ci optent massivement pour cette option) permet à
la fois de ménager les tenants de l'arabisation, actifs chez les
Maures, tout en rassurant les Négro-mauritaniens inquiets de cette
arabisation "à outrance".
Sans doute à terme l'option bilingue devait-elle être supprimée
au profit d'un enseignement dans les trois langues nationales poular, soninké,
wolof)17 que devait
permettre de mettre en place l'Institut des Langues Nationales ouvert en
1981. Sous l'égide de ce dernier, à la rentrée 1982,
12 classes expérimentales en poular, soninké et wolof sont
mises en place pour l'enseignement fondamental principalement dans la capitale
et la région du Fleuve où les populations négro-mauritanienne
sont les plus nombreuses. Cependant, à l'enthousiasme manifesté
les premières années pour l'enseignement en langues négro-africaines
succède un certain désenchantement : les Négro-mauritaniens
ont de plus en plus le sentiment d'avoir été conduits dans
un ghetto par les tenants de l'arabisation, l'enseignement en langues nationales
ne semblant aboutir sur aucune perspective d'avenir. Certains intellectuels
négro-mauritaniens perçoivent l'introduction des langues
africaines dans le cursus scolaire comme une manoeuvre, "le prix payé
par les tenants de l'arabisation pour que le français soit définitivement
(et dans le calme) éliminé en tant que langue d'enseignement"
(Perrin, 1983, 70). Les classes expérimentales sont fermées
les unes après les autres. Les parents, les enseignants, et les
élèves, tous peu motivés et insuffisamment préparés,
se rabattent sur la filière "bilingue" en fait francisante, qui
devait en théorie disparaître. Dès lors la réforme
radicale attendue en 86 est morte avant même d'être née18 et
le système mis en place lors de la période transitoire (qui
devait s'achever en 1985) perdure jusqu'à nos jours.
4. 1999-2001 : la dernière réforme
Au printemps 1999 et en perspective de la rentrée suivante, le gouvernement
mauritanien décide de procéder à une cinquième
réforme du système éducatif. Les raisons avancées
pour justifier cette réforme sont multiples :
- coût particulièrement onéreux d'un enseignement composé
de plusieurs filières et nécessitant pour sa mise en oeuvre
des moyens humains et matériels importants.
- faiblesse persistante des performances des élèves, particulièrement
sensible dans les disciplines scientifiques et dans la maîtrise insuffisante
des langues.
- inadéquation des formations dispensées au regard des impératifs
de développement socio-économique du pays.
La réforme tente de remédier à ces insuffisances en
unifiant le système éducatif par la suppression des deux
filières existantes, arabe et bilingue. Parallèlement, la
durée du cycle secondaire est portée à 7 ans par l'adjonction
d'une année au premier niveau.
L'enseignement du français en tant que matière débute
dès la deuxième année du primaire à raison
de six heures par semaine ; cette langue est chargée de véhiculer
et de façon progressive de la troisième année du premier
degré jusqu'à la terminale toutes les matières scientifiques.
À l'arabe sont dévolues les matières relevant des
lettres et sciences humaines ainsi que l'instruction religieuse et l'instruction
civique. Par ailleurs l'enseignement de l'anglais est introduit dès
la première année du premier cycle secondaire et l'initiation
aux sciences physiques et à l'informatique débutent (en français)
dès la troisième et la quatrième année du premier
cycle secondaire. Enfin les langues nationales, le poular, le soninké
et le wolof, bénéficient pour leurpromotion de la création
d'un département spécifique au sein de l'Université
de Nouakchott.
Cette réforme qui se veut équilibrée et réaliste
ne rencontre cependant l'adhésion ni des tenants de l'arabisation
intégrale ni des Négro-mauritaniens extrémistes. Les
premiers lui reprochent d'imposer une "francisation du système éducatif
" et de marquer "un retour à l'oppression culturelle"19
; pour les seconds, "cette apparente unification
se fait à nouveau au détriment du Négro-africain ;
en effet, l'enseignement desix matières définies comme "matières
culturelles" (Philosophie, langue, histoire, géographie, instruction
civique, morale et religieuse, droit, etc.) dispensé en arabe reste
imposé aux Négro-africains".20
La filière unique voulue par les promoteurs de la réforme
ressemble à une filière arabe — qui continuera d'exister
pour les élèves qui n'ont pas été rattrapés
par la réforme — dans laquelle l'apprentissage du français
aurait débuté dès la deuxième année
(au lieu de la troisième) et où les matières scientifiques
seraient enseignées en français. Ce renforcement du français
ne serait pas pour déplaire à ceux des étudiants arabisants
qui souhaiteraient poursuivre des études supérieures en sciences
et techniques en France ou dans des pays francophones comme le Sénégal,
le Maroc et la Tunisie.
Il est certain que les petits Maures, dont il faut le rappeler, le hassaniyya,
dialecte très proche de l'arabe littéral, est la langue maternelle,
apprendront plus rapidement les rudiments de l'arabe que leurs camarades
négro-mauritaniens, même si les uns et les autres, tous musulmans,
auront déjà été alphabétisés
en arabe à l'occasion du passage obligatoire par l'école
coranique.
On notera aussi que cette réforme est inspirée par le désir
d'améliorer l'enseignement des langues ; les mesures transitoires
proposées portent sur l'augmentation des horaires d'enseignement
du français et de l'arabe au premier degré qui passent de
six heures hebdomadaires à sept heures pour les filières
arabe et bilingue. La réforme prévoit aussi l'élimination
de tout élève du primaire comme du secondaire qui aura obtenu
à une épreuve de langue seconde (français ou arabe)
une note inférieure à 5.
On pourra regretter cependant que rien ne soit dit dans la réforme
de la pédagogie des langues secondes : français pour les
"arabisants" et arabe pour les apprenants de la filière bilingue
pendant la très longue période transitoire, puisqu'il y restera
toujours deux filières jusqu'en 2010 au moins. On aurait aimé
aussi des observations sur la pédagogie du français désormais
seule langue seconde dans la filière unifiée mise en place
fin 1999. Une réforme des méthodes d'enseignement du français
semblent indispensable quant on connaît les déconvenues résultant
des méthodologies et des programmes développés à
la fin des années 80 et qui font que les apprenants de la filière
arabe débarquent à l'Université avec un très
faible niveau pour les meilleurs d'entre eux.
Conclusion
Par beaucoup d'aspects, la situation linguistique et les politiques d'aménagement
linguistique qui ont été menées en Mauritanie depuis
un siècle ne sont pas sans rappeler celles qui ont prévalu
dans les deux pays maghrébins frontaliers, le Maroc et l'Algérie.
Même existence de minorités linguistiques et culturelles,
Berbères en Algérie et au Maroc, Négro-africains en
Mauritanie, même politique éducative différenciée
de la puissance coloniale qui a cru pouvoir franciser plus facilement les
groupes minoritaires, même volonté des pouvoirs issus de l'indépendance
d'imposer par des politiques coercitives comme langue unitaire sinon unique
l'arabe classique au détriment des vernaculaires, mêmes résistances
despopulations minoritaires menacées de déculturation. Sans
doute face à ces ressemblances on pourrait trouver des différences
importantes, ne serait-ce que dans le tempo des mesures d'arabisation,
qui, souvent décidées à la hâte, correspondent
pour la plupart à des sortes de fuite en avant idéologiques
des gouvernants confrontés à des situations de crise majeures.
Puisant à la source commune du panarabisme, ces politiqueslinguistiques
ont comme point commun de se focaliser sur deuxdomaines symboliques, le
statut officiel et l'institution scolaire, comme si le modèle jacobin
de l'ancienne puissance coloniale décriée s'imposait à
leur insu aux dirigeants souvent formés eux-mêmes dans le
moule de l'école coloniale. L'échec de l'imposition de ce
modèle jacobin en Afrique durant la première partie du XXe
siècle devrait pourtant inciter les politiques à la prudence
et à ne pas sous-estimer le pouvoir de résistance des individus
et des communautés devant des mesures d'aménagement linguistique
inspirées par des considérations essentiellement idéologiques.
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1Pour
des raisons politiques, le pourcentage de population que représentent
les différentes communautés n'est pas publié
officiellement. Différents recoupements amènent à
estimer entre 60 et 80 % celui des Maures (avec sans doute
une bonne moitié de Harratines) et entre 20 et 40 % celui des Négro-mauritaniens.
2Dont approximativement
66 % de Haalpulaaren, 22 % de Soninkés, 7% de Wolofs.
3Selon C. Taine-Cheikh
(1979, 168), "le caractère incontestablement arabe du hassaniyya
n'empêche pas, naturellement, un certain nombre de différences
nettes entre ce dialecte et l'arabe littéraire. Sur certains points
[...] le hassaniyya apparaît cependant comme un dialecte assez conservateur
(proche des parlers de nomades en général). L'un des exemples
est, en phonologie, le maintien des trois interdentales de l'arabe classique
». Cohen, 1963, 1, relève ainsi que « l'alphabet
arabe classique est inapte à rendre compte de toute la richesse
du phonétisme de la hassaniyya et, si tous les sons auxquelles correspondent
les lettres arabes sont représentés dans le dialecte, celui-ci
en contient un certain nombre d'autres qui lui sont propres ».
4La langue
berbère "jusqu'au XIVe siècle universellement
pratiquée par les populationsblanches de Mauritanie" selon Dubié,
1940, 316, semble avoir disparu ou être en voie d'extinction. Il
a laissé cependant un certain nombre de traces dans le hassaniyya
actuel : la proportion des emprunts lexicaux du hassaniyya au berbère
varie selon les spécialistes; elle serait de l'ordre de 15 à
20 % pour Leriche, 1952, 2, n'excéderait pas 10% selon Taine-Cheikh
(1989, 160). mais atteindrait les 30 % environ selon les recherches de
Yahya Ould El Bara, chercheur et universitaire mauritanien, qui recense
1600 emprunts du hassaniyya au zenaga.
5Selon Lecourtois,
1979, 11, en 1960, le pays ne comptait qu'un C.E.G. et 20 écoles
primaires et le taux de scolarisation dans le primaire ne dépassait
pas 5 %. quant à celui des filles, il était infime (la première
école de filles, celle de Boutilimit) ayant été
crée seulement en 1947,
6Sur les
causes multiples de ce quasi-échec, on consultera Ould Zein et Queffélec,
1997.
7Chartrand,
1977, 86.
8Le Président
de la R.I.M. dans son message à l'Assemblée Nationale du
14 Mai 1963 déclare : "Il conviendra de mettre au point une formule
permettant d'assurer l'enseignement de l'arabe avec une efficacité
accrue" (Discours et Interventions, 148).
9"L'arabe
est obligatoire à partir du 1er Octobre 1965 pour tous les élèves
entrant dans les écoles secondaires" (Décret du 13/1/1966).
10Moktar Ould
Daddah, Rapport moral, juillet 1971, p. 14.
11Rapport
moral du Secrétaire général du P.P.M. au Congrès
d'août 1975. La commission culturelle de ce Congrès précise
qu' "on peut affirmer que le processus d'arabisation totale est engagé,
qu'il s'accélérera rapidement et qu'il est irréversible,
parce qu'après l'institution du bilinguisme qui n'était qu'une
super-transition, la réhabilitation de la langue et de la culture
arabes seront le début de la renaissance de nos valeurs nationales"
12M. Ould Daddah,
Rapport sur l'état de la Nation du 28 Novembre 1974, p. 34.
13Sans aucune
préparation, et dans une certaine improvisation selon Turpin, 1980,
102, qui relève que "l'Institut Pédagogique National, organisme
chargé de l'application de la réforme (élaboration
de nouveaux programmes et de documents pédagogiques pour tous
les degrés, recyclage des enseignants, etc.) ne sera créé
qu'en 1975".
14Le Ministère
de l'Éducation Nationale crée bien une section de langues
à l'Institut Mauritanien de Recherches Scientifiques, avec pour
mission la transcription des langues vernaculaires, mais cet Institut ne
dispose d'aucun moyen matériel et humain ; de plus, se pose le choix
du système de transcription graphique – arabe ou latin – qui soulève
un problème plus politique que technique. Les autorités de
tutelle qui ne se montrent guère empressées, laissent percer
leur scepticisme sur les résultats : "Il y a certains parmi nous
qui s'entêtent pour des raisons diverses à vouloir faire croire
qu'on peut faire instantanément une langue sur mesure. S'ils étaient
suivis dans leurs désirs qui relèvent du syncrétisme
pur, ils auraient amené les communautés au nom desquelles
ils parlent au suicide culturel. [...] Nos langues nationales, une fois
normalisées [...] mettront longtemps avant d'être des langues-outils,
aptes à véhiculer une culture scientifique". (Ould Babah
M., s. d., 7)
15Comme le
relève Turpin, 1982, 38, "le hassaniyya n'est jamais évoqué,
en tant qu'il est totalement assimilé à la langue arabe,
langue officielle et nationale".
. 16Comme le notent
Lecointre-Nicolau, 1996, 238, la filière francophone est dite "bilingue".
Elle ne l'est que dans la mesure où chaque élève parle
aussi sa langue maternelle, wolof, soninké, pulaar. Mais ces "langues
nationales" n'ont pas droit de cité dans l'enseignement public.
17Évoquant
la fin de la période transitoire de 6 ans, le Ministre de
l'Éducation Nationale déclarait à la presse en novembre
1979: "Le futur système d'enseignement sera fondé sur les
langues nationales [...] Chaque Mauritanien devra au moins maîtriser
deux langues nationales et chaque Mauritanien devra maîtriser l'arabe"
(citation d'après Turpin, 1987, 38).
18En 1985, les
langues nationales négro-mauritaniennes furent pourtant introduites
comme langues secondes, mais seulement dans 14 classes de la filière
arabe de l'enseignement fondamental.
19Déclaration
(en arabe) de l'Alliance Populaire Progressiste du 8 Avril 1999, p. 1.
20Déclaration
des F.L.A.M., Dakar, 1/7/1999.
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