"JE SUIS ÉTRANGER EN ANGLAIS C'EST PAS MA LANGUE"
La langue comme objet de discours en contexte migratoire : Cape Town 
(Afrique du Sud)1

Cécile Vigouroux
Université de Paris III

Cet article se propose de réfléchir sur la production de discours épilinguistiques2 de locuteurs en situation exolingue. La construction des représentations linguistiques sera envisagée à partir de l’étude d’une population de migrants africains francophones3 ayant immigré au Cap, à l’extrémité ouest de l’Afrique du Sud. La particularité ­ sociale, linguistique, politique ­ de l’Afrique du Sud en fait une plate-forme d’observation tout à fait intéressante pour montrer comment se structurent les discours sur la langue. L’extrême complicité des facteurs qui participent à la construction de ces discours rend parfois difficile leur analyse.
Une des premières hypothèses que nous allons vérifier est l’incidence du contexte social et linguistique sur la représentation des langues. En interrogeant les rapports des migrants aux langues (afrikaans, anglais, xhosa) de la population d’accueil, nous verrons comment ces représentations sont l’objet de réajustements constants. En montrant que les discours sur la langue sont traversés par l’expérience de chaque locuteur dans la société sud-africaine, nous verrons qu’ils témoignent à des degrés divers de la relation ­ ambivalente ­ des migrants à la société d’accueil.
Bien que l’environnement contribue à l’émergence d’un certain nombre de discours sur la langue, l’analyse des données révélera que certains d’entre eux sont construits indépendamment de celui-ci et sont parfois antérieurs à la situation même de migration. Nous verrons ainsi que ces discours témoignent d’une certaine stéréotypie de la langue qui n’ont pas grand chose à voir avec le contexte dans lesquels ils sont produits.
L’une des autres hypothèses formulée ici est l’influence des représentations sur les usages linguistiques. Dans une dernière partie nous montrerons ainsi comment les représentations peuvent, chez le locuteur, déterminer non seulement l’usage qu’il fait des langues de la société d’accueil mais également influencer son choix d’acquérir ou de rejeter certaines d’entre elles.
Avant de procéder à l’analyse, nous aimerions formuler quelques remarques qui nous semblent importantes pour une bonne compréhension des points qui vont être développés infra.


1. Remarques préliminaires

1.1. Une ou des communautés francophones ?

La migration africaine francophone en Afrique du Sud présente à plus d’un titre un caractère hétérogène : différences culturelles, socio-économiques, religieuses (musulmans, chrétiens, animistes), linguistiques etc. Malgré la diversité des composantes de cette migration, nos enquêtes ont montré l’émergence chez les interviewés d’un sentiment fort d’appartenance à un "monde" francophone. Il est vrai que l’immigration conduit souvent, chez le migrant, à une recomposition des identités, dans une stratégie de différenciation, d’assimilation, de valorisation... Est-ce à dire qu’il faut parler de "communauté francophone" ? Parler une langue suffit-il pour appartenir à une communauté linguistique4Pour nos locuteurs il semblerait que ce soit le cas, pour les linguistes la question est plus complexe. Nous choisirons pour la présente analyse le camp de nos locuteurs et considérerons "communauté francophone" au singulier, préférant ne retenir pour le moment que les caractéristiques communes de nos enquêtés. Ils sont tous originaires des pays francophones de l’Afrique où ils ont été scolarisés en français. Tous sont des locuteurs plurilingues avec un répertoire linguistique composé d’au moins deux langues : une langue première africaine et le français ; certains d’entre eux, à l’exemple des Congolais (RDC et Brazzaville), possèdent également une langue véhiculaire africaine.

1.2. Méthodes d’enquête et biais
Les méthodes d’enquêtes ont relevé à la fois de l’observation participante et d’entretiens de type semi-dirigé. Pour des raisons inhérentes au travail de terrain — hétérogénéité de la population enquêtée, impossibilité d’avoir des informateurs pour chaque groupe linguistique en présence - toutes les interviews ont été conduites en français. Il va sans dire que le médium linguistique a constitué un critère de sélection des locuteurs interviewés mais aussi s’avère être un biais dans la construction du discours des enquêtés.
Les méthodes d’enquête utilisées pour travailler sur les représentations linguistiques ne vont pas sans poser des problèmes. Il est en effet extrêmement rare d’avoir, chez les locuteurs, un discours spontané sur les langues et le linguiste doit le plus souvent le susciter selon diverses méthodes (entretien, questionnaire etc.) et à des moments donnés (ceux de l’enquête). Tous ces "écrans" auxquels on peut ajouter le biais qu’introduit nécessairement par sa présence l’enquêteur doivent être gardés à l’esprit lors de l’analyse des représentations linguistiques.
Afin de mieux comprendre le contexte — social, linguistique — dans lequel se construisent les représentations linguistiques analysées ici, nous commençons par donner quelques points de repères sur la situation sociolinguistique du pays et plus particulièrement du Cap.


2. Quelques données sociolinguistiques sur l’Afrique du Sud

" (..) la langue est un bien politique. Toute politique de la langue fait le jeu du pouvoir en le confortant par un de ses appuis les plus fidèles " (Hagège : 1985 : 203).
La singularité de la situation sociolinguistique de l’Afrique du Sud ne réside certainement pas dans son multilinguisme. Elle est d’abord à chercher dans l’histoire de sa politique linguistique entièrement dévouée à la mise en place d’une société fondée sur l’élaboration de groupes raciaux et à la création d’identités ethniques. Les décisions prises en matière de langues ont conduit pendant plus d’un quart de siècle au maintien et au renforcement des privilèges d’un groupe sur un autre, à la protection des structures du pouvoir ainsi qu’à la distribution des ressources économiques.
D’un point de vue contemporain, l’Afrique du Sud apparaît singulière et tout à fait novatrice dans le choix qu’elle a fait de reconnaître, au sein de sa constitution de 1994, l’officialité à onze langues (afrikaans, anglais, ndebele, xhosa, sotho du nord, sotho du sud, tsonga, tswana, swazi, venda, zulu), qui marquent les premiers pas d’une reconnaissance de la diversité culturelle de toutes les composantes de la nation sud-africaine.

2.1. La péninsule du Cap
Un bref coup d’œil sur l’atlas linguistique de l’Afrique du Sud, montre une distribution variable de ces langues sur l’ensemble du territoire. La péninsule du Cap, à l’extrémité ouest du pays compte, quant à elles, trois grandes langues : l’afrikaans, l’anglais et le xhosa. Le dernier recensement, de 1996,5 indique une très forte majorité "d’afrikaanophones"6 avec 59.2% de locuteurs qui l’ont comme langue première contre 20.3% pour l’anglais et 19.1% pour le xhosa. La situation diglossique du Cap se caractérise par une stratification sociale des langues qui conduit à une distribution inégalitaire de celles-ci sur l’ensemble de la péninsule. Même si les chiffres attestent une très forte proportion de locuteurs d’afrikaans, la ville du Cap reste, quand à elle, essentiellement dominée par l’anglais qui est la langue véhiculaire assurant un certain nombre de fonctions sociales, administratives, politiques.
La situation linguistique qui prévaut au centre de la ville du Cap est bien différente dans les quartiers périphériques qui accueille — suite à la politique ségrégative des années d’apartheid — les populations classées "non blanches" ("non white") et définies par l’ancien régime "colorée" et "noire"7Ainsi, le xhosa assure la fonction communicative de la majorité des résidents de townships noires comme Guguletu, Nyanga ou Langa, alors que l’afrikaans est à très forte majorité utilisé par les locuteurs "colorés" qui l’ont comme première langue.
Cette description très sommaire et forcément incomplète de la situation sociolinguistique du Cap montre que même si les trois langues en présence sont toutes reconnues par l’Etat sud-africain comme officielles, la distribution de leurs emplois et les fonctions qu’elles assurent au sein de la société n’en font pas des langues égalitaires.
Cette partition linguistique du Cap n’échappe pas à l’étranger même nouvellement arrivé et aura des répercussions sur l’usage qu’il fait des langues "locales" ainsi que sur la représentation qu’il se construit de celles-ci.


3. Représentations linguistiques ou quand le social influence le linguistique

3.1. Une représentation raciale des langues en présence

Contrairement à l’afrikaans et au xhosa, l’anglais ne constitue pas pour les migrants une langue totalement inconnue. Ceux qui ont suivi une scolarité au delà de l’école primaire, l’ont étudié durant leurs années de collège ou de lycée, pour les autres ils en ont entendu parler avant même le projet de migration.
C’est certainement moins l’immersion dans un environnement multilingue — exolingue — qui constitue une nouveauté pour les migrants que l’apparent découpage linguistique du Cap par groupes d’appartenance culturelle. Tous nos interviewés sont en effet des locuteurs possédant un vaste répertoire linguistique (au moins trois langues), venant de pays où le bilinguisme (langues africaines entre elles et/ou langues africaines vs langue européenne) est généralisé, notamment dans les grands centres urbains.
Nos enquêtes ont révélé que les interviewés ont le plus souvent une image très stéréotypée des langues en présence. Celles-ci sont en effet déclinées sur un mode que l’on peut qualifier de racial et qui reprend les catégories construites par le système d’apartheid. L’anglais sera ainsi indistinctement associé aux "Blancs", l’afrikaans aux "Colorés" et le xhosa aux "Noirs". Si l’on s’en réfère ­ certes avec prudence ­ aux chiffres du recensement de 1996 pour la province du Cap Occidental, on remarque que plus de la moitié des Sud-Africains classifiés de "colorés" (230 523) déclarent avoir l’afrikaans comme langue première contre 105 838 pour l’anglais. On voit donc ici que l’afrikaans est certes majoritairement la langue première de la population "colorée" du Cap mais pas exclusivement. La perception raciale des langues est certainement accentuée par la distribution géographique des communautés culturelles sud-africaines sur l’ensemble de la péninsule (cf. I.1.), encore largement héritée de la politique ségrégative des années d’apartheid. Même si cette représentation clivée des langues trouve en partie son origine dans la politique linguistique menée par les autorités racistes de l’ancien régime, il n’empêche qu’elle nous semble accentuée par l’absence de contact direct et régulier du migrant avec les diverses composantes culturelles et linguistiques de la population sud-africaine.8 

3.2. Variétés linguistiques et valeurs distinctives : le cas de l’anglais
 
3.2.1. La référence à la norme

3.2.1.1. La norme exogène
Pour la grande majorité de nos enquêtés9, l’Afrique du Sud constitue le premier pays où ils sont en contact direct et prolongé avec l’anglais. L’apprentissage d’un nouveau code linguistique se conjugue le plus souvent avec l’expérience qu’ils font, en contexte, des diverses variétés de ce même code : "l’anglais que j’ai appris à l’école c’est pas du tout l’anglais d’ici".10 On voit que c’est la représentation de la langue telle qu’elle a été construite par l’apprentissage scolaire qui sert d’étalon de référence à Jean (Congolais), dans son appréhension de la variété linguistique. La remarque de Jean n’est en rien spécifique à la situation sud-africaine et tout locuteur ayant appris une langue étrangère en contexte scolaire fait à son arrivée dans un pays étranger l’expérience — à des degrés différents - de la diversité linguistique et de l’écart existant entre la langue qui lui a été enseignée et celle qu’il découvre dans son nouvel environnement. Ce qui nous semble néanmoins intéressant dans la remarque de Jean est la distinction qu’il fait entre "l’anglais d’ici" (l’anglais parlé en Afrique du Sud) et une variété de langue qui, par opposition, serait un "anglais d’ailleurs", faisant référence à la variété standard apprise au cours de la scolarité, avant le départ en Afrique du Sud.
Les remarques des interviewés sur l’anglais s’arrêtent rarement à un simple constat des différences. Le plus souvent, elles sont suivies de jugements évaluatifs sur la langue : "je l’ai [le mauvais anglais] découvert en Afrique du Sud c’est-à-dire un anglais très - comment on dit ça en français très haché qui n’est donc pas fluent" (Armand, Camerounais). On voit ici que la prise de conscience des différents lectes de l’anglais s’accompagne d’un jugement dépréciatif de la variété locale, prenant comme point de référence une norme exogène, c’est-à-dire extérieure à l’Afrique du Sud. Les raisons à cela nous semblent évidentes, relevant davantage de critères externes à la langue ­ ici historiques, l’Angleterre11 comme berceau de l’anglais ­ plus que linguistiques.
Un premier dépouillement de nos enquêtes a montré néanmoins que la référence à ce qui serait un "bon anglais" n’est pas le fait de l’ensemble des enquêtés, comme l’atteste Michel, Ivoirien : "l’anglais reste l’anglais il n’y a pas de bon et il n’y [en, Ø] a pas de mauvais - l’anglais reste l’anglais". Il semblerait que l’évaluation que font les interviewés de l’anglais dépend moins de leur compétence dans cette langue — le plus souvent acquise en Afrique du Sud - que de leur mode d’apprentissage scolaire qui a précédé leur migration dans le pays. En cela on peut dire que l’école participe à une construction fossilisée de la langue,12 une sorte de supra-norme totalement autonome de l’expérience que font les locuteurs de leur environnement linguistique.

          3.2.1.2. La norme endogène
À côté de la distinction entre une variété valorisée (l’anglais d’Angleterre) et une variété stigmatisée (l’anglais d’Afrique du Sud), une proportion importante de nos interviewés établissent une hiérarchie entre les différents lectes de l’anglais parlé au Cap. À la question, "y a-t-il des Sud-Africains qui parlent mieux anglais que d’autres", on relève une majorité de réponses (plus de 95 %) en faveur de la population blanche sud-africaine. Il s’opère ainsi une autre stratification des variétés en présence où la langue est évaluée non pas en fonction de critères linguistiques mais par rapport à des jugements de valeurs produits sur des groupes de locuteurs constitués ici en entité raciale. Àu delà de la référence aux catégorisations raciales, il nous semble que la norme du "bien parlé anglais" est largement associée au groupe socio-économiquement dominant qui, en Afrique du Sud, reste encore largement celui des "Blancs". En cela les résultats de nos enquêtes corroborent les hypothèses formulées par Labov (1976) qui, dans son étude sur les communautés new yorkaises, a montré la tendance des locuteurs à assimiler les bonnes formes d’une langue au groupe socio-culturellement et économiquement fort. Ainsi, les représentations que les migrants se construisent de l’anglais sont le plus souvent étroitement liées au statut des locuteurs qui le parlent, plus qu’à une évaluation des différentes variétés linguistiques.
D’ailleurs on remarque que c’est rarement la langue elle-même qui fait l’objet d’une description, c’est plutôt la compétence dans la langue qui suscite un commentaire : "[les, des] gens [d’, Ø] ici [les "Noirs" sud-africains] souvent ils parlent leur langue si tu entends qu’ils parlent l’anglais souvent je trouve ah même s’il(s) est chez eux il(s) parle(nt) moins bien que moi c’est pas une bonne langue l’anglais qu’il(s) prononce(nt)". Il y a ici dans le discours de Juliette, (Burundaise) une (sur-)valorisation de sa propre compétence en anglais par rapport à celle des "Noirs" sud-africains ("ils parlent moins bien que moi"). Plus loin dans l’entretien, elle nous confiera qu’elle a beaucoup de mal à s’exprimer en anglais et nos observations attesteront de sa compétence extrêmement limitée dans cette langue. Les commentaires que fait Juliette sur l’anglais des "Noirs" sud-africains s’inscrivent, nous semble-t-il, dans une stratégie de compensation à sa position d’"outsider" ("même s’il est chez eux"). Elle, l’étrangère ­ celle qui n’est pas d’ici, qui ne parle pas la langue ­ parle mieux que eux, les nationaux. On voit ici clairement que c’est, au delà d’un jugement appréciatif sur la compétence linguistique en anglais du "Noir" sud-africain, un discours stigmatisant sur ce dernier. Cette dévalorisation/valorisation, relativement courante dans le discours de nos enquêtés s’inscrit, nous le verrons, dans une stratégie de différenciation des migrants par rapport aux "Noirs" sud-africains.
Les constructions sur l’anglais sont certes, nous l’avons vu, fortement déterminées par l’expérience que fait le migrant de son environnement langagier.Il nous semble cependant qu’elles doivent être également interprétées de manière plus globale, en quittant le champ sud-africain. L’étude de terrain a en effet montré que nos interviewés (cf. composition de l’échantillon) sont en général assez peu exposés aux différents lectes de l’anglais, évoluant le plus souvent dans des réseaux de relation extrêmement restreints où les contacts avec la population blanche sont limités. La méfiance inspirée de part et d’autre ne facilite pas les relations entre population locale — toute origine confondue - et migrants, et les contacts entre les deux communautés (locale vs migrante) dépassent rarement le cadre professionnel : "je me méfie des Sud-Africains je les sens pas très ouverts" (Geneviève, Congolaise RDC). C’est pourquoi nous pensons que les discours formulés ici traduisent davantage ce que Py (1995 : 145) appelle la "culture langagière" intériorisée dans le pays d’origine qu’une expérience de la variété linguistique.
Il ne nous semble pas exagéré de dire que la norme ainsi formulée traduit, dans le contexte post-colonial africain et ceci au delà de l’Afrique du Sud, des sentiments intériorisés (Bourdieu : 1975 ; 1982) où le "Blanc" — quelle que soit son origine — manifeste une autorité de la langue13 et est investi d’une "légitimité" qui dépasse largement le cadre linguistique.

3.2.1.3. Norme et variété scolaire
Rares sont les enquêtés à l’exemple de Jacqueline, Congolaise (RDC) qui réagissent contre cette "idéologie linguistique" qui fait de la langue du "Blanc" la norme de référence : "on est toujours habitué à ce que [ça, se] soit les Blancs anglophones qui parlent mieux l’anglais" ; elle poursuit en disant : "tu as des noirs qui ont eu vachement accès à l’éducation - à l’anglais et qui se sont toujours exprimés en anglais ont toujours lu en anglais donc qui ont beaucoup beaucoup de vocabulaire" L’évaluation de la norme, le "bien parlé" se déplace ici du groupe les "Blancs" au groupe "les scolarisés" qui lui transcende les catégories raciales14D’ailleurs nombreux sont les migrants à identifier comme norme standard de l’anglais, la variété scolaire : "les gens [en Afrique du Sud] qui parlent bien anglais, sans un accent assez fort - assez fluent - c’est les étudiants c’est au niveau estudiantine que tu trouves [les, des] gens bien parler anglais mais dans la rue c’est nul" (Armand, Camerounais). La variété valorisée sera ainsi une langue neutre, non marquée ("sans un accent assez fort"), comme si le passage par l’école gommait tout signe d’appartenance culturelle ou sociale du locuteur. La légitimité que le migrant accorde à l’anglais scolaire dépasse largement le contexte sud-africain et relève plus de stéréotypies sur la langue où variété scolaire est associée à norme de référence. L’évaluation de l’anglais relève donc de facteurs externes à la langue et c’est moins une variété qui est valorisée que le "capital symbolique" (Bourdieu : 1982) accordé aux gens scolarisés.
3.2.2. L’accent
3.2.2.1. Un marqueur identitaire
À l’instar de Georges, Malien, beaucoup de nos enquêtés font à partir des performances linguistiques en anglais une distinction nette entre les diverses communautés sud-africaines. A la question : "est-ce que selon vous tous les Sud-Africains parlent anglais de la même manière", la grande majorité des interviewés répondent en traçant une ligne de démarcation franche entre les Sud-Africains et ceci à partir de l’accent :
"(..) les accents sont très différents - bon quand un Noir me parle anglais même à partir de la radio je sais que c’est un Noir qui est en train de parler quand un Métis aussi parle ou un Blanc sans les voir je sais que c’est la voix d’un Blanc d’un Métis ou d’un Noir".
Nos enquêtes ont révélé, à l’exemple de la citation supra, que l’accent est un marqueur identitaire fort qui permet au migrant d’identifier ("même à partir de la radio") l’origine de son interlocuteur. On peut commencer par s’interroger sur le sens que donne les enquêtés au terme "accent", qu’ils désignent également par "ton", "tonalité" ou "intonation". Il semblerait qu’"accent" ne fasse pas uniquement référence aux caractéristiques phoniques des productions en anglais mais aussi à leur mélodie et à leur rythme comme l’atteste la remarque de Jacques, Ivoirien : "quand les Blancs parlent tu peux les suivre - les Coloured parlent et mélangent avec l’afrikaans les Xhosa leur anglais approche leur langue maternelle alors ils ne sont pas rapides - ils n’aiment pas les liaisons alors que les Blancs ils parlent tu les suis". On voit ici que les distinctions opérées entre Sud-Africains par rapport à l’accent s’accompagnent d’un jugement évaluatif sur les locuteurs eux-mêmes : il est dans ce sens aussi un marqueur social fort, qui peut être discriminant, notamment dans une société aussi divisée que la société sud-africaine15. L’accent standard anglais, le "bon accent" sera ainsi, pour une grande majorité de nos interviewés, celui des "Blancs".
L’accent permet non seulement aux migrants d’identifier les Sud-Africains selon leur appartenance culturelle mais également de procéder à une sous-classification entre " Blancs " d’origine anglaise et ceux de descendance hollandaise : " le Blanc d’origine anglaise a son accent à part et le Blanc d’origine hollandaise a son accent " (Serge, Ivoirien).

3.2.2.2. Un critère distinctif entre variétés d’une même langue
On peut penser que c’est par absence d’une compétence suffisante en anglais que les locuteurs s’attachent à des traits suprasegmentaux, plus aisément repérables que les unités internes de la langue appartenant au lexique ou à la morphosyntaxe. L’exemple de Jacqueline, Congolaise RDC résidant en Afrique du Sud depuis plus de six ans et scolarisée au Cap corroborerait d’ailleurs cette hypothèse : "déjà ils [les Sud-Africains] ont des différences d’accent et puis ils n’utilisent pas le même vocabulaire parce qu’ils ne sont pas dans les mêmes environnements". Cependant, l’analyse de nos données montre que l’absence d’une compétence suffisante dans la langue n’est pas une explication suffisante. En effet à la question : "est-ce que tous les Africains vivant dans des pays francophones parlent français de la même façon", l’accent apparaît, dans plus de 90 % des réponses, comme le marqueur principal des différentes variétés de français parlé en Afrique : "(..) vous prenez un Zaïrois — parler le français c’est différent — au français de la Côte d’Ivoire — parce que quand tu parles je sais d’où tu viens — parce que y a un ACCENT — c’est l’accent qui fait qui qui qui différencie - - c’est pas les mêmes choses - - ils ont - on (n’) a pas les mêmes prononciations" (Gilbert, Ivoirien). Les résultats de l’enquête montrent ainsi que l’accent comme premier critère distinctif entre les multiples lectes : "il y a trois accents - trois moyens de parler l’anglais en Afrique du Sud" (Armand, Camerounais) ne relève pas nécessairement chez le locuteur qui l’énonce d’une compétence limitée dans la langue. Les raisons à cela nous semblent à chercher ailleurs ; nous nous bornerons ici au simple constat des faits n’ayant, pour le moment, aucune ébauche d’explication.
L’extrême complexité des facteurs participant aux constructions linguistiques rend parfois épineuse la lecture de ceux-ci. Il est en effet difficile de départager les discours construits dans le pays d’origine et transposés sur la nouvelle réalité langagière de la société d’accueil, de ceux largement enracinés dans l’expérience sud-africaine des enquêtés.
Les constructions sur la langue sont dynamiques, voire même parfois contradictoires parce qu’elles témoignent justement de l’extrême complexité de la relation du locuteur avec son environnement langagier. C’est en cela qu’elles sont un révélateur - au sens photographique du terme - des relations que les sujets entretiennent avec la société d’accueil.


4. L’expérience d’un "Ici", le fantasme d’un "Ailleurs"

4.1. La langue comme signe d’appartenance identitaire : le cas du xhosa
En répertoriant les diverses dénominations données au xhosa, on remarque que celles-ci font toujours référence au contexte spécifiquement sud-africain. Elles renvoient soit à un espace géographique délimité par des frontières territoriales comme chez Jules (Burundais) : "maintenant je parle le xhosa qui est la langue d’ici en Afrique du Sud" soit elles sont associées, dans une définition englobante, à la population noire du Cap où catégorisation ethnique et désignation linguistique ne font plus qu’un : "il y a des Xhosas qui passent à tout moment" (Alain, Congolais RDC). La catégorisation du xhosa comme langue spécifiquement sud-africaine ("la langue d’ici") témoigne chez les enquêtés - en premier lieu mais pas seulement - de leur prise de conscience de la langue dans le contexte spécifique de la migration en Afrique du Sud. Tous les interviewés nous ont dit n’avoir eu connaissance de l’existence du xhosa qu’à leur arrivée dans le pays d’accueil.
L’analyse des entretiens révèle que c’est souvent par le terme générique "langue" précédé du possessif "leur" que les migrants réfèrent au xhosa : "les gens d’ici [les "Noirs" sud-africains] souvent ils parlent leur langue" (Juliette, Burundaise). L’absence de nomination et l’emploi du possessif marquent très nettement la connotation identitaire que les enquêtés donnent au xhosa. La langue n’a plus besoin d’être nommée, elle constitue le locuteur — "noir" sud-africain -dans son être tout entier, elle est ce par quoi il est défini.

Même si les discours épilinguistiques sur le xhosa sont produits dans le contexte de la migration, ils nous semblent néanmoins traduire plus généralement les représentations que les interviewés se construisent des langues africaines, largement investies d’une valeur identitaire. En examinant nos données, on remarque en effet une tendance au même type de catégorisation dans les discours des enquêtés sur leur langue première à l’exemple de Juliette (Burundaise) : "même si je pars n’importe où je dois rester avec ma langue je peux pas l’oublier". Certains des enquêtés opposeront ainsi "ma langue" à "le français" comme Jean-Christophe (Congolais) qui, à la question posée, sur les langues de son répertoire linguistique répond : "je parle le français - je parle ma langue [ici le munukutuba]".
On voit donc ici qu’à travers la manière de nommer les langues de leur environnement, les migrants catégorisent l’univers linguistique dans lequel ils évoluent selon l’expérience qu’ils en font ou indépendamment de celle-ci selon les représentations qu’ils s’en sont construites avant même l’immersion dans la société d’accueil.

4.2. Extra-territorialité16 de la langue : le cas de l’anglais
Alors que le xhosa apparaît comme une marque identitaire forte et circonscrit à un espace géographique précis, il en va tout autrement de l’anglais. L’examen de nos données a en effet révélé que ce dernier est, chez les enquêtés, très rarement associé au contexte sud-africain. A la question : "parlez-vous une des onze langues d’Afrique du Sud"17 l’anglais est rarement cité. Est-ce un oubli des interviewés, une incompréhension de la question posée ? Sans écarter ces deux hypothèses, on ne peut que s’étonner de voir l’anglais aussi peu mentionné dans les réponses, d’autant plus que c’est dans cette langue que s’opèrent presque exclusivement les interactions entre les migrants et les différentes communautés linguistiques du Cap. Il semble donc ici que c’est le statut de l’anglais (comme langue internationale) — indépendamment du contexte migratoire — plus que l’usage que les migrants en font au quotidien qui prédomine dans les constructions sur la langue.
Même si ces discours épilinguistiques semblent, de prime abord, relever de constructions antérieures au séjour en Afrique du Sud, ils sont influencés en partie projet de rester ou pas dans la société d’accueil. Nos enquêtes ont révélé que l’Afrique du Sud constitue rarement pour les migrants une destination d’élection mais plutôt un choix par défaut, faute d’avoir obtenu un visa pour l’Europe ou les Etats-Unis par le pour l’Europe ou les Etats-Unis.18 C’est l’adjectif  "utile" qui revient le plus fréquemment pour caractériser l’anglais. C’est une utilité qui se situe d’abord à l’extérieur du contexte sud-africain, et qui s’inscrit souvent dans le projet de partir ailleurs comme chez Michel (Ivoirien) : "peut-être que je vais partir en Chine ou au Japon peut-être ils ont leur langue mais la langue que les gars intéressent un peu c’est l’anglais". Que ce soit pour immigrer vers d’autres terres ou pour rentrer chez soi, l’anglais est considéré avant tout comme un "capital" qui peut rapporter : "c’est un avantage de parler anglais parce que chez moi en rentrant au pays je peux l’enseigner" Laurent (Congolais, menuisier).
L’analyse de nos données montre clairement qu’aucune valeur identitaire n’est associée à l’anglais. Il ne fait pas référence à un espace géographique précis, il est au contraire ce qui permet de fondre les différentes frontières nationales et culturelles en une totalité appelée "monde" : "pour pénétrer le monde il faut pouvoir communiquer avec le monde et j’ai besoin de l’anglais" (Armand, Camerounais). L’anglais devient ainsi symboliquement le passeport de celui qui se définit par l’absence d’ancrage qu’il s’appelle "aventurier" comme dans le cas de Gilbert (cordonnier Ivoirien) : "pour quelqu’un qui fait l’aventure moi je pense que l’anglais est plus bon - c’est très utile pour un aventurier" ou "réfugié" comme chez Juliette (Burundaise) : "nous sommes des réfugiés - souvent on est là pour nous déplacer aujourd’hui nous sommes ici demain nous serons là-bas - mais comment je peux appris cette langue africaine d'ici si je quitte ici je ne le parlerai pas mais si j’apprends l’anglais partout je peux l’utiliser". On remarquera que les auto-nominations ("réfugié", "aventurier") des migrants marquent le caractère temporaire qu’ils associent à leur séjour en Afrique du Sud et corroborent en cela les discours construits sur la langue.

4.3. La langue la plus parlée et dont personne ne parle : l’afrikaans
Alors que l’anglais et le xhosa suscitent un certain nombre de discours de la part des migrants, on remarquera que les interviewés font en général peu référence à l’afrikaans. Celui-ci est vu par nos enquêtés comme une langue à part, un entre-deux, ni tout à fait européenne ni tout à fait africaine. L’expérience que font les migrants de l’afrikaans est étroitement liée à la communauté "colorée" du Cap, dont c’est majoritairement la langue première19 (cf. I. X). Les représentations que se construisent les enquêtés de l’afrikaans témoignent, selon nous, de leur sentiment très ambivalent à l’égard de la communauté colorée : pas tout à fait européenne, ni tout à fait africaine. On remarquera que c’est le plus souvent par le terme "coloured" que les interviewés désignent les membres de cette communauté, au lieu d’employer l’équivalent français "métis". En empruntant ainsi une désignation largement contextualisée à l’Afrique du Sud, il semblerait que, pour les migrants, la catégorie "colorée" ne prenne son sens que dans la réalité sud-africaine. D’ailleurs beaucoup d’interviewés souvent fraîchement arrivés au Cap à l’exemple de Victor, Congolais, expriment leur incompréhension à l’égard de ce groupe appelé "coloured" : "Coloured - Coloured — pour moi c’est des Noirs".

5. Acquisition et/ou refus d’acquisition linguistique : quelle(s) langue(s) et pour quoi ?


Apprendre20 la/les langue(s) de la société d’accueil est, pour l’adulte migrant, un processus psychologique et linguistique complexe (Deulofeu, Noyau : 1986), d’autant plus quand immigrer ne relève pas d’un choix, mais s’inscrit, au contraire, dans une histoire personnelle douloureuse : précarité économique, guerres, etc..
L’analyse des facteurs qui déterminent l’acquisition ou le refus d’acquisition d’une langue s’inscrit directement dans notre travail de recherche sur l’activité épilinguistique des migrants. En effet, apprendre l’anglais parce que " ça peut servir " ou au contraire ne pas apprendre l’afrikaans parce que " ça sert à rien " est un discours sur les langues qui traduit — entre autres - les représentations sociales et linguistiques que les enquêtés se construisent des dites langues et, nous le verrons, des locuteurs qui les parlent. De plus elles témoignent, à des degrés divers, de la relation du migrant au pays d’accueil et de sa manière d’y envisager sa présence : intégration ou non dans des réseaux de socialisation locaux, volonté d’installation à plus ou moins long terme, etc.

5.1. Acquisition linguistique et expérience de migration

 
5.1.1. Le projet de migration
Le désir d’apprendre l’anglais joue, en général, un rôle très mineur dans la migration vers l’Afrique du Sud, à l’exception peut-être d’étudiants qui ont fait le choix de venir au Cap attirés par l’excellente réputation dont jouissent les universités sud-africaines sur l’ensemble du continent ou pour des raisons économiques comme pour Amandine, Ivoirienne : "je voulais apprendre l’anglais — soit je partais à Londres aux Etats-Unis — c’est trop cher Londres et les Etats-Unis — donc j’ai eu la possibilité de choisir l’Afrique du Sud — mais ça revenait moins cher (..) - - c’est surtout pour l’anglais".
A de rares exceptions près, l’acquisition de l’anglais apparaît rarement comme un objectif en soi mais au contraire comme une conséquence directe d’une situation que les enquêtés disent le plus souvent n’avoir pas choisie.
Peu de migrants déclarent s’être préparés linguistiquement à la migration, en prenant des cours d’anglais par exemple dans le pays d’origine. Plusieurs raisons peuvent être invoquées à cela comme les conditions de départ souvent précipitées vers le pays de migration, pour ceux ayant fui des situations de conflits, à l’exemple des Rwandais, des Burundais et des Congolais des deux rives : "comme c’était une voyage — c’était brusque — c’était une voyage c’était brusque — je pouvais pas [apprendre l’anglais au pays]" (Albert, Congolais). On peut également ajouter à cela le fait que l’Afrique du Sud constitue rarement une destination de choix pour les migrants (cf. III.2.).

 
5.1.2. L’expérience in situ
Même si un nombre important d’enquêtés nous ont confié leurs difficultés à communiquer à leur arrivée dans le pays d’accueil : "c’était très dur — c’était très dur — parce que — le premier contact — c’était très dur — parce que — ils te parlent anglais toi tu ne comprends pas anglais tu peux pas lui parler ta langue — c’est comme le sourd muet — hein — un dialogue de sourd" (Gilbert, Ivoirien), peu ont exprimé des craintes ou une appréhension à venir dans un pays où ils ne parlaient pas la langue : "(..) la langue — c’est c’est c’est une langue hein — c’est pas — les mathématiques — qu’on a des règles — deux plus deux égal à quatre — c’est c’est — la langue au fur et à mesure — là où tu vis — au fur à mesure — tu peux apprendre ça — apprendre ça — facilement". À l’exemple de Jean, Congolais, la majorité de nos enquêtés partagent l’idée qu’une langue s’apprend "sur le tas" ; d’ailleurs un nombre restreint d’entre eux envisagent de suivre les cours d’anglais dispensés gratuitement dans des associations de réfugiés ou des congrégations religieuses, invoquant le plus souvent le manque de temps. Cette approche "immersive" de l’acquisition d’une langue est à mettre en relation avec les raisons qui ont poussé à l’immigration ainsi qu’à la population migrante à laquelle nous avons affaire, c’est-à-dire une population de travailleurs dont l’objectif premier est de "faire de l’argent", sans une attention particulière accordée à la maîtrise de la langue : celle-ci est avant tout un outil pour comprendre et se faire comprendre (Klein, 1989). Il serait d’ailleurs intéressant de comparer les réponses de nos enquêtés avec les discours d’étudiants qui eux sont dans l’obligation d’acquérir une bonne compétence en anglais sur laquelle ils seront évalués durant leurs études.
L’acquisition de la langue ou son rejet est fortement marquée par le désir ou non de rester dans la société d’accueil.21 Nos enquêtes ont montré que l’idée de séjour temporaire est déterminant dans le refus d’acquérir une langue sud-africaine. À la question, avez-vous l’envie ou le projet d’apprendre une langue sud-africaine, 97 % des enquêtés, à l’exemple d’Armand (Camerounais installé depuis plus d’un an au Cap), répondent non en invoquant l’argument du séjour temporaire : "je dirais que n’étant pas venu m’installer ici cela ne m’a pas vraiment traversé la tête". Le xhosa est ainsi perçu comme une langue de "l’intérieur" contrairement à l’anglais qui lui est signe d’ouverture sur le monde. La perception dichotomique des langues sur le modèle xhosa = fermeture / anglais = ouverture traduit, dans une certaine mesure, l’expérience douloureuse que font beaucoup de nos enquêtés. Ces derniers vivent dans une situation administrative très précaire, en attente la plupart du temps d’un statut de réfugié. Ils renouvellent leur permis temporaire tous les mois ou tous les deux mois et sont dans l’incapacité de pouvoir sortir — légalement - du territoire. Nombreux sont ceux qui se vivent comme des reclus à l’exemple d’Edmond, Camerounais : "on est venu entrer dans la prison ici" ou Alain (Congolais RDC) : " (..) tu es venu faire réfugié ici en Afrique du Sud - mais c’est comme quelqu’un qui est venu encore entrer dans le quoi-là - dans un tombeau quoi - tu es venu te fermer toi seul". L’expérience de la migration en Afrique du Sud est ainsi souvent vécue comme un enfermement ("prison", "tombeau", "fermer") parce que les espoirs d’une vie meilleure — possibilité de trouver un emploi, de faire de l’argent, de partir ailleurs - sont déçus. Cette expérience vient contrebalancer l’image positive de l’Afrique du Sud ­ construite antérieurement à la migration ­ comme pays d’opportunités, sorte d’Eldorado où tout est possible, et qui, avec l’accession au pouvoir de Nelson Mandela en 1994, venait tout juste de "s’ouvrir".

5.1.3. Acquisition linguistique et dynamiques sociales

5.1.3.1. L’impulsion à ne pas apprendre22
Un des sentiments forts qui revient au cours des entretiens est celui de rejet : le migrant africain francophone ne se sent en général pas accepté par la population locale et plus particulièrement par la communauté "noire". Nombreux sont les récits d’agression physique et/ou verbale qui nous ont été relatés23 ; nous avons d’ailleurs été, à plusieurs reprises, témoin de ces violences. L’insécurité ­ réelle ou fantasmée ­ dans laquelle vivent les migrants ne favorise pas les contacts avec la population locale. Il est intéressant de remarquer l’incidence des sentiments d’insécurité et de rejet sur le comportement langagier des enquêtés. Plusieurs interviewés à l’exemple d’Alain (Congolais RDC) ont motivé leur refus d’acquérir le xhosa par le fait qu’il ne se sentait pas respecté par la communauté "noire" : "les gens-là vraiment - on peut avoir la volonté d’apprendre des langues si les gens te l’aiment quoi - mais les gens du pays - on est réfugié ici - donc comment je peux avoir l’amour d’apprendre la langue". Cette remarque montre clairement la valeur symbolique qu’il investit dans la langue et son acquisition. Apprendre une langue devient ainsi un acte symbolique d’ouverture, une marque de re-connaissance de l’Autre. L’un des éléments que met en lumière la remarque d’Alain est le double processus de cette reconnaissance : s’ouvrir à l’Autre ne peut se faire que si l’Autre me donne l’espace et l’envie de le faire. Parce qu’apprendre une langue va bien au delà de l’acquisition d’un code linguistique, il est difficile d’apprendre la langue de celui qui ne m’aime pas ("l’amour d’apprendre la langue") : au lieu d’être un geste d’ouverture, il est vécu par l’apprenant comme un signe d’aliénation, de subordination à l’Autre. On voit donc ici que l’acquisition linguistique est fortement dépendante de la "coopération des interlocuteurs autochtones" (Lüdi & Py : 1986 : 36). L’histoire contemporaine nous donne de multiples exemples où le rejet de l’Autre se cristallise dans la langue. C’est le cas de la langue allemande qui a déchaîné en France, au lendemain de la seconde guerre mondiale de vives passions, étant rejetée par une partie de la population française et des intellectuels, parce que fortement associée aux atrocités commises par l’état hitlérien.

5.1.3.2. Refus d’acquisition : une stratégie de différenciation
Les discours sur le refus d’acquérir le xhosa nous apparaissent également s’inscrire dans une stratégie de différenciation (nous vs eux) des migrants par rapport à la population "noire" du Cap. Même si, à certains moments, nos enquêtés reconnaissent le "Noir" sud-africain comme leur "frère de race" : "nos frères sud-africains", il n’empêche qu’ils ont en général de lui une image très dévalorisée24stigmates de plus de quarante ans d’apartheid. Nos enquêtes dans les townships "noires" (Guguletu et Langa) ont révélé que même en évoluant au quotidien dans un environnement entièrement dominé par le xhosa, les migrants restent peu enclins à acquérir la langue, à l’exception peut-être de quelques rares cas (deux sur la vingtaine des interviewés) qui évoluent dans des réseaux sociaux locaux. Nos données montrent que le choix d’habiter dans une township relève souvent — mais pas exclusivement - de raisons financières (le coût des loyers) et est généralement envisagé comme une solution à court terme en attente de trouver "mieux". L’environnement linguistique totalement inconnu dans lequel baignent les migrants ne favorise certes pas les interactions avec la population locale. Il semblerait néanmoins que c’est davantage d’exclusion sociale que linguistique dont souffrent nos enquêtés, parce que la township est pour eux synonyme de dévalorisation, de relégation. On voit donc ici que l’accès à la langue n’est pas un facteur suffisant à l’acquisition du xhosa et que c’est davantage les représentations que se construisent les migrants du "Noir" sud-africain qui mettent un frein à leur volonté d’apprentissage.
La stratégie de différenciation, qui on l’a vu, passe par une dévalorisation linguistique du " Noir " sud-africain ­ à la fois dans sa compétence en anglais et dans sa langue première ­ s’accompagne d’une sur-valorisation chez le migrant de sa "francophonité" : "les Sud-Africains considèrent que les Africains francophones sont extraordinaires car nous parlons français — quand ils voient un Noir parler français — ils pensent que tu viens de la France — que tu n’es pas Africain, (Stéphane, Rwandais)25. Le migrant se construit ainsi une identité sociale valorisée qui, dans un effet de miroir ("tu n’es pas Africain"), le distingue du "Noir" sud-africain, celui-là même qui le rejette.

 
5.1.3.3. Acquisition linguistique : un premier pas vers l’insertion sociale ?
Il est communément admis qu’il existe une interdépendance entre l’acquisition d’une langue et l’"intégration" sociale. Nos enquêtes montrent qu’il convient néanmoins de nuancer cette doxa, même si un certain nombre de données tendent à lui donner raison. C’est d’abord sur le terme "intégration" que nous aimerions revenir, cheval de bataille d’un certain discours politique (en France comme en Afrique du Sud d’ailleurs) à qui chacun — les pro- comme les anti-immigration — donne un sens selon les intérêts qu’il défend. L’intégration est comme le souligne Sayad (1999) une "notion chargée" et est, de ce fait, à manier avec une extrême prudence26La définition courante que donne le Petit Robert du terme "intégration" : "opération par laquelle un individu ou un groupe s’incorpore à une collectivité, à un milieu" trace déjà les faiblesses d’une notion qui est toujours envisagée du côté de l’ "outsider", c’est-à-dire de celui qui n’appartient pas au groupe. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’en français le verbe "intégrer" s’emploie à la forme pronominale désignant ainsi de manière unilatérale (one way process) le processus d’intégration : c’est l’"outsider" qui doit s’intégrer au groupe et/ou pas le contraire. Les exemples développés supra montrent a contrario que l’intégration est un processus bidirectionnel (two ways process) qui passe nécessairement par la reconnaissance de l’"outsider" par les "insiders". Compte tenu du caractère polysémique et polémique du terme "intégration", nous lui préférerons celui d’"insertion", pas entièrement satisfaisant certes, mais moins connoté.

5.1.3.3.1. Acquisition de l’anglais : le mirage de l’insertion sociale
L’analyse de nos données montre que l’équation : acquisition linguistique = insertion sociale relève souvent chez les migrants d’une stéréotypie de la langue, stéréotypie que l’expérience en Afrique du Sud va, nous allons le voir, parfois mettre à mal.
La question de l’insertion sociale (à quoi/qui s’insérer) est extrêmement complexe dans une société comme celle de l’Afrique du Sud qui repose encore largement sur des inégalités socio-économiques héritées de l’apartheid. Les choix que le migrant opère dans l’acquisition ou non des langues locales relèvent en partie des fonctions que ces dernières assurent au sein de la société cape townienne, l’anglais étant du point de vue de son statut et de ses fonctions la langue dominante. Thomas, Burundais, résume ainsi la situation en disant : "c’est l’anglais qui me donne à manger". Cette métaphore de la langue qui nourrit n’est pas communément partagée par l’ensemble de nos enquêtés. On remarque que ce genre de discours est surtout récurrent chez les nouveaux arrivants (moins de six mois) qui ont une expérience encore limitée de la société sud-africaine et des possibilités réelles ­ en terme d’opportunités d’emploi ­ qu’elle leur offre. Il est également commun chez des migrants déjà bien implantés socialement à l’exemple des commerçants ou des artisans comme Maurice, couturier : "pour ceux bon — qui ne sont pas arrivés avec un métier — c’est vraiment un handicap [de ne pas parler l’anglais] (..) parce que la langue joue un rôle primordial quand même dans cette société là — voilà — il faut forcément maîtriser cette langue pour pouvoir communiquer ou bien pour pouvoir travailler quand même dans cette société — voilà c’est vraiment important". C’est le fait de posséder un capital économique qui permet à Maurice de ne pas être dépendant d’un capital linguistique à acquérir (cf. Bourdieu, 1982) ("forcément maîtriser cette langue (..) pour pouvoir travailler").
Pour les autres à l’exemple de Juliette, Burundaise, vivant depuis deux ans en Afrique du Sud et confrontée au marché local de l’emploi, l’acquisition de l’anglais ne favorise en rien l’obtention d’un travail : "je crois si je peux bien parler anglais — je peux chercher le travail mais comment le travail ici il faut d’abord payer pour aller m’exercer en cours d’informatique c’est beaucoup d’argent qu’ils demandent — et puis pour avoir les cartes-là d’ici de trouver le travail - - maintenant j’ai entendu que pour les réfugiés ils ne donnent".La remarque de Juliette se construit sur une opposition ("je peux chercher le travail" / "mais comment le travail ici") qui marque ici la dualité entre la représentation idéale qu’elle se fait de l’anglais ("je peux bien parler anglais") et la réalité sociale à laquelle elle est confrontée en tant que migrante (pour les réfugiés ils ne donnent). C’est l’avis également d’Alain (Congolais RDC), qui après de multiples recherches d’emploi infructueuses, s’est orienté vers le secteur informel (vente de chanvre et trafic de téléphone) et conclut : "il y a pas de boulot pour les étrangers (..) donc tu peux connaître ça [l’anglais] comme tu peux pas aussi connaître ça — donc comme tu veux - - si tu veux apprendre ça - si tu veux pastu laisses".
La non coïncidence entre l’acquisition linguistique et l’insertion professionnelle a plus d’une fois été mise en relief par les chercheurs, à l’exemple de Bitjaa Kody (2000). Il montre, à travers son analyse de l’intégration socio-économique des Africains francophones à Montréal, que la compétence en français ne favorise aucunement l’accès à l’emploi des migrants et qu’au contraire elle tendrait à les desservir auprès des employeurs québécois. En cela il rejoint les conclusions de J. Renaud (1992) quand il dit : "la connaissance ou le degré de connaissance de la langue du pays hôte n’est pas un facteur déterminant du positionnement des immigrants sur le marché du travail… En d’autres termes, les chances de trouver rapidement un emploi ne dépendent aucunement de la connaissance des langues qui ont cours dans la société d’accueil"27.

 
5.1.3.3.2. Acquisition du xhosa : un fantasme de l’insertion
Bien que le xhosa et les locuteurs qui le parlent soient l’objet d’une constante dévalorisation de la part des enquêtés, l’acquisition de celui-ci est néanmoins "idéalement" perçue par les migrants comme un facteur pouvant aider à leur insertion dans la société sud-africaine : "comme je suis ici à Nyanga le fait que je m’exprime pas en xhosa je suis pas intégré dans la communauté — si je — au moins je connaissais — j’avais la maîtrise du xhosa — je devrais y avoir beaucoup des amis"(Dominique, Camerounais). Nombreux sont les enquêtés à reconnaître, à l’exemple de Dominique, qu’une compétence en xhosa favoriserait leurs relations avec la population "noire" du Cap. Ce qui est intéressant ici c’est que cette rencontre ne semble pouvoir se faire que dans la langue première de l’interlocuteur et ne peut apparemment pas être assurée par une langue tierce qui serait l’anglais : "c’est très important en fait pour connaître quelqu’un — je pense que savoir sa langue c’est aussi un point important pour faire contact et connaître quelqu’un" (Jules, Burundais). On peut se demander si ces remarques relèvent d’un discours stéréotypé sur l’acquisition de la langue ( = geste d’ouverture à l’Autre) ou si elles ne sont pas plutôt un "discours de circonstance" devant la compétence limitée en anglais de certains "Noirs" sud-africains comme tendrait à le faire penser la remarque de Gilbert, cordonnier ivoirien vivant à Langa : "je m’adapte au xhosa (..) parce que le client ne sachant pas parler l’anglais comme moi — il parle sa langue tu es obligé de s’adapter à lui".
C’est parce que le xhosa a une connotation identitaire forte (cf. III.1) que son acquisition est perçue comme importante, voire nécessaire par celui ou celle qui nourrit, à plus ou moins long terme, un projet de vie en Afrique du Sud : "si je reste ici pour plus longtemps [elle vit en Afrique du Sud depuis six ans] - enfin si je reste ici encore pendant trois ou quatre ans — je vais apprendre le xhosa par commitment — parce que j’ai l’impression que c’est un devoir et que quand on va quelque part - souvent il faut prendre quand même ce qui est dans le pays". Les propos de Jacqueline (Congolaise RDC) semblent davantage relever du vœu pieux que d’un réel projet d’apprendre le xhosa. On peut en effet douter qu’après six ans passés dans le pays elle se mette soudainement à acquérir la langue. Ce qui est à remarquer ici est la valeur morale ("commitment") que prend pour elle l’apprentissage du xhosa. Transformée en "devoir", l’acquisition de la langue devient, pour Jacqueline l’étrangère, une forme symbolique de reconnaissance à la société qui l’accueille.


Conclusion

L’analyse conduite ici est, à partir de l’examen d’une situation (la migration) et d’un contexte (l’Afrique du Sud), une tentative d’apporter des matériaux de réflexion sur la notion de représentation linguistique. Comment se construisent les discours sur la langue, que disent-ils et pourquoi ?
Au terme de cette étude il ressort que le contexte social et linguistique construit, influence la production des discours sur la langue. La division raciale et les inégalités socio-économiques de la société sud-africaine permettent de saisir avec encore plus d’acuité l’influence de l’environnement sur les représentations linguistiques. C’est parce que le contexte dans lequel sont produits ces discours est déterminant que les analyses proposées ici nous semblent devoir être circonscrites à la situation ­ linguistique culturelle et sociale ­ du Cap et sont de ce fait peu généralisables à l’ensemble de l’Afrique du Sud.
L’examen des données a permis de montrer que les discours épilinguistiques sont l’objet de réévaluations constantes, selon la durée de séjour dans le pays d’accueil ou encore les réseaux sociaux dans lesquels évolue le migrant.
Pourtant, même si l’environnement est un facteur important dans les constructions sur la langue, l’analyse a révélé que certaines représentations sont construites antérieurement à la migration et relèvent davantage d’une idéologie de la langue. On a montré ainsi que c’est le statut de la langue (ie l’anglais) plus que son usage qui souvent prédomine dans les discours épilinguistiques.
La langue apparaît rarement évaluée "en elle-même et pour elle-même" et les discours produits sur celle-ci se présentent comme un jugement appréciatif sur les locuteurs plus que sur leur langue. Il ressort clairement de l’analyse que les constructions sur la langue sont produites en fonction de stratégies identitaires complexes et témoignent non seulement des relations que les migrants entretiennent avec la société d’accueil mais aussi des différentes places et identités (francophones, migrants, africains etc.) qu’ils assument dans leur nouvel environnement.


Bibliographie

BITJA KODY, Z.D. (2000). "Attitudes linguistiques et intégration socio-économique des Africains 
        francophones à Montréal", in African Journal of Applied Linguistics, Centre ANACLAC de 
        linguistique appliquée, 1, Yaoundé, Cameroun, pp. 58-82.

BOURDIEU, P. (1975). "le fétichisme de la langue", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 4, pp.
        2-31.

BOURDIEU, P. (1998). Ce que parler veut dire, Fayard, Paris.
CANUT, C. (1996). "Dynamique plurilingue et imaginaire linguistique au Mali : entre adhésion et résistance au
        Bambara", Langage et société, 78, Paris, pp. 55-76.

CANUT, C. (1997). "Le nom des langues au Mali", in Tabouret-Keller A. (éd.), Le nom des langues I. Les 
        enjeux de la nomination des langues,
Louvain, Peeters, BCILL, pp. 225-39.

CAMMAROTA M.A, PORQUIER R., (1976). "Des difficultés dans l’acquisition de langue étrangère par les
        réfugiés politiques latino-amricains", Langue française, 71, pp. 101-115.

DEULOFEU, J., NOYAU, C. (1986). "L’étude de l’acquisition spontanée d’une langue étrangère : méthodes
        de recherche /méthodes en linguistique / apports", in L’acquisition du français par des adultes 
        migrants, Langue française
, 71, pp. 3-16. 

FISHMAN, J. A. (1997). "Language and Ethnicity : The View from Within", in, Florian Coulmas (éd.), The 
        Handbook of sociolinguistics
, Cambridge Massachussetts, pp. 327-343.

HONEY, J. (1997).  "Sociophonology", in, Florian Coulmas, The Handbook of sociolinguistics, Cambridge
        Massachussetts, pp. 92-106.

HAGEGE, C., (1985). L’Homme de paroles, Paris, Fayard.
KLEIN, W, (1989). L’Acquisition de langue étrangère, Paris, Armand Colin.
LABOV, (1976). Sociolinguistique, Paris. Editions de Minuit.
LE PAGE, R., TABOURET-KELLER, A. (1985). Acts of identity, Cambridge University Press, Grande 
        Bretagne.

LUDI, G. et PY, B. (1986). Être bilingue, Berne. Peter Lang.
PY, B. (et alii.), (1995). Changement de langage et langage de changement, Lausanne, L’Âge d’Homme.
ROMAINE, S. (éds), (1982). Sociolinguistic Variation in Speech Communities, Edward Arnold.
SAYAD, A. (1991). L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, Paris, Bruxelles.
SAYAD, A. (1999). La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, 
        Le Seuil.

The Southern African Migration Project (SAMP) . (1999). Still Waiting For The Barbarians : SA Attitudes
        to Immigrants and Immigration,
Migration Policy Series, 14, SAMP, Cape Town, Afrique du Sud

VIGOUROUX, C. (2000). "Qu’on soit d’ailleurs ou bien d’ici" Newtown Zebra , IFAS, Johannesbourg, 16.
VIGOUROUX, C. (1999). "J’ai trop de langues dans ma tête, Enquête sur les pratiques et les représentations
        linguistiques des migrants africains francophones de la ville du Cap", in A. Bouillon A., (éd), 
        Immigration africaine en Afrique du Sud, ss., Paris, Karthala, pp. 171-197.

VIGOUROUX, C. (1998). "La langue de l’Autre, le français en Afrique du Sud", in, Batiana A., Prignitz G., 
        (éds), Francophonies africaines, Rouen, Presses Université de Rouen, pp.107-116.


  1Cet article est une reprise, en partie, d’une communication orale "Langues étrangères ou langues d’accueil ? Les migrants africains francophones et leurs représentations des langues parlées au Cap (Afrique du Sud)" présentée en décembre 1999 au colloque international "Etre étranger et migrant en Afrique au XXe siècle" organisé par le SEDET (CNRS 7063/Université Paris VII-Jussieu), Paris.
  2Par discours épilinguistiques, nous entendons la langue prise comme  objet de discours par les locuteurs, c’est-à-dire les images qu’ils lui associent, les stéréotypes, les préjugés, les dénominations, etc.. Nous ne sommes à vrai dire pas très à l’aise avec la terminologie "discours épilinguistiques" et "représentations". Faute de mieux nous l’utiliserons tout au long de cet article, avec néanmoins beaucoup de réserves.
  320 locuteurs se répartissant comme suit : 3 Congolais (ex Zaïre, désormais RDC), 3 Burundais, 2 Camerounais, 5 Ivoiriens, 5 Congolais, 1 Malien, 1 Rwandais. Ils ont en moyenne 25 ans, à l’exception de Gilbert, Ivoirien (42 ans).  Sur les 20 enquêtés, 16 sont dans une situation administrative précaire, en attente d’un statut de réfugié. Le permis temporaire qui leur a été délivré par les autorités sud-africaines leur permet d’exercer un emploi. Ils évoluent dans différents secteurs d’activité : on a ainsi des agents de surveillance, des artisans (couturier, cordonnier, menuisier), des commerçants, des étudiants, deux travailleurs sociaux et un cuisinier.
  4Sur les différentes acceptions de "communauté linguistique" cf. Romaine (1982 : pp. 13-24).
  5Les linguistes ont largement critiqué les données du recensement notamment en raison de la formulation des questions. Les données présentées ici sont donc à considérer avec prudence et ne donnent qu’une vision approximative de la situation linguistique extrêmement complexe du Cap et plus généralement de l’Afrique du Sud.
  6Nous créons le terme "afrikaanophone" (locuteur d’afrikaans) sur le modèle : français francophone. 
  7La reprise de cette terminologie raciale et raciste même avec toutes les précautions qui s’imposent ne va pas sans poser des problèmes. La question de la nomination des diverses composantes de la nation sud-africaine est de façon surprenante dans le contexte post-apartheid, assez peu débattue au sein de la communauté scientifique et auprès des instances politiques sud-africaines. Les appellations de "Black", "Coloured" et "White" sont en effet communément reprises sans que leur caractère stigmatisant soit vraiment remis en question. Quand le contexte nous obligera à avoir recours à ces catégorisations et afin de marquer une distance avec celles-ci, nous emploierons des guillemets pour "Noir",  "Blanc" et "Coloré", faute de mieux pour le moment. Nous avons également fait le choix de traduire "Coloured" par "Coloré" et non pas "Métis" comme cela est souvent le cas dans la littérature scientifique portant sur l’Afrique du Sud et écrite en français afin de montrer, là encore, le caractère stigmatisant de cette dénomination. 
  8Une enquête extensive menée en 1997 par le Southern African Migration Project (SAMP) sur les attitudes de la population sud-africaine à l’égard des migrants a montré que seulement 4% des interviewés disent avoir des contacts réguliers avec des non-nationaux. 
  9A l’exception peut-être des Rwandais et des Burundais qui ont passé plusieurs mois et parfois plusieurs années en Tanzanie, au Malawi ou au Kenya avant leur arrivée en Afrique du Sud.
  10.Les conventions de transcription sont empruntées au Gars (- pause courte ; -- pause longue ; [en, ø] : hésitation sur le mot transcrit ; (n) présence ou absence de la négation.
  11C’est l’anglais britannique qui est enseigné à l’école. 
  12Même chez le locuteur qui n’a pas été scolarisé.
  13De façon encore plus prégnante lorsqu’il s’agit d’une langue européenne.
  14C’est loin d’être vrai dans le contexte sud-africain où il existe encore une très forte inégalité dans l’accès à l’éducation.
  15Sur l’accent comme facteur discriminatoire, on citera les multiples récits qui nous ont été faits de Sud-Africain noirs qui se voient refuser systématiquement l’accès à un logement sur simple appel téléphonique, leur accent "trahissant" leur appartenance culturelle. L’Afrique du Sud n’a pas le monopole de ce "délit d’accent" comme le rappelle Honey (1997, p.98).
  16Territorialité est ici employé au sens géographique du terme mais également au sens d’espace symbolique identitaire.
  17Nous sommes consciente de la maladresse de la question, mais après de nombreuses tentatives de formulation celle-ci nous a paru la moins chargée d’ambiguïté.
  18Jusqu’à une période récente, les ressortissants de certains pays d’Afrique francophone à l’exemple de la Côte d’Ivoire ou du Congo n’avaient pas besoin d’un visa pour l’Afrique du Sud, celui-ci leur était directement délivré – pour une période de trois mois renouvelable – dès leur arrivée dans le pays.
  19Il serait d’ailleurs intéressant de comparer les discours formulés au Cap sur l’afrikaans avec ceux produits par les migrants vivant dans la province du Gauteng (Pretoria) où il est parlé en majorité par la population afrikaner.
  20À l’instar de Klein (1989), nous utilisons les termes « apprendre » et « apprentissage » comme variantes stylistique de « acquérir » et « acquisition ». 
  21Les travaux de Sayad (1991 et 1999) ont montré comment "l’illusion du provisoire et, corrélativement, l’alibi du travail sont consubstanciels à l’émigration et à l’immigration". (1999, p.114) 
  22Nous reprenons en la détournant la formule de Klein (1989) "l’impulsion à apprendre" qu’il présente comme l’une des six dimensions de l’acquisition d’une langue étrangère. 
  23Les médias locaux et régionaux se font largement échos de ces violences. 
  24On relèvera dans le discours des migrants une représentation très stéréotypique du "Noir" sud-africain qualifié de "fainéant", de "violent", de "pas instruit" etc. (cf. Bouillon, 1999, pp. 125-170). 
  25Nous ne reviendrons pas sur cet aspect que nous avons déjà largement traité dans Vigouroux (1999).
  26Sur le caractère polysémique de la notion d’ "intégration", cf. l’analyse éclairante qu’en fait Sayad (1999, pp. 313-317)
  27Cité par par Bitjaa Kody (2000, p.73) : "Un an au Québec, la compétence linguistique et l’accès à un premier emploi" in Sociologie et Société, vol.XXIV, n° 2, automne 1992 pp.131-142.