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VERNACULARISATION ET PIDGINISATION DU VÉHICULAIRE

 

Atibakwa B. Edema

LLACAN/CNRS

 

 

 

0. Introduction

            De langue universelle qu’il était[1], le français est devenu langue véhiculaire. Mais à cause de réalités locales qu’il recouvre et qu’il n’a pu totalement effacer, cette caractéristique le conduirait vers une vernacularisation, si on en juge par les conclusions de certains travaux qui lui sont consacrés. Zang Zang (1991) parle de dialectalisation comme une tendance évolutive du français en Afrique. D’autres proposent le terme d’"indigénisation"[2]. Son appropriation serait telle qu’il devrait devenir une langue africaine (Dumont, 1990), bien que les questions que nous nous soyons posées dans Edema (1998b : 80) telles que : Qu’est‑ce que le "français langue africaine" (FLA) ? Est-ce qu’il existe un FLA ? Y a-t-il des FLA ? Est-ce une pluralité des sous-systèmes coexistant à l’intérieur d’un même système ? demeurent sans réponses encore.

            Quelles que soient cependant les réponses qu’on leur donnerait, ces questions indiquent que la langue française, par-delà son caractère superstratal, "se construit une personnalité variable. Elle ne saurait donc être la même partout, même si, par ailleurs, elle permet toujours une grande "véhicularité" entre tous les francophones du monde" (Edema, 1998b : 90).

            Nous voudrions illustrer cette personnalisation du même "invariant" par la re-définition des deux concepts sociolinguistiques, à savoir la véhicularisation et la vernacularisation d’une part et, d’autre part, l’expliciter en recourant à un proverbe qui devrait servir d’épigraphe aux langues véhiculaires. Ceci nous permettra, sans trop sortir de notre hypothèse, de faire ressortir les caractéristiques de toute langue véhiculaire, mais aussi de démontrer brièvement que, du moins dans certains cas, la véhicularisation et la vernacularisation d’une même langue ne s’opposent pas toujours. Pour notre part elles constituent deux mouvements tensionnels d’un même processus.

            Au passage, cela nous donnera aussi l’occasion de revoir la notion de pidginisation attribuée un peu trop hâtivement aux langues véhiculaires africaines. En effet, à l’image de langues véhiculaires africaines, le français se trouve, en Afrique, suivant les régions et l’histoire de chaque pays, devant deux scénarios possibles : vernacularisation et/ou pidginisation.

1. Véhiculaire, vernaculaire et pidgin

1.1. En linguistique, véhiculaire définit toute langue utilisée de manière obligée afin de permettre l’intercompréhension entre des communautés ayant des langues différentes.

            Ainsi, "dans toute l’Afrique francophone, le français peut être considéré comme une langue véhiculaire. Il est utilisé pour assurer l’intercompréhension, par exemple, entre un locuteur ouolof et un locuteur bambara" (Dubois, 1994 : 504).

            De façon locale réduite, le français est une langue véhiculaire en République Démocratique du Congo (désormais RDC) parce qu’il facilite l’intercommunication entre plusieurs communautés géographiquement voisines ou non mais ne parlant pas les mêmes langues. Il est important de noter cette éventualité de non voisinage pour ne pas nous s’inscrire dans ce que dit Calvet (1981 : 23) des langues véhiculaires "utilisées pour l’intercommunication entre les communautés linguistiques voisines." Du reste, faut-il le rappeler, mais on l’oublie souvent, cette situation se retrouve aussi en France même : "le français, langue commune de Corses, de Bretons, d’Alsaciens et de Flamands, est, d’une certaine manière, une langue véhiculaire ou une langue commune." (Dubois, 1994 : 504).

            En décrivant la situation de la véhicularité du français en RDC (Edema, 1998b) nous observions qu’elle nous paraissait à la fois interne et externe.

            Par véhicularité interne du français, nous voulions faire comprendre que le français développe des variétés linguistiques, si mineures soient-elles, qui distinguent ses locuteurs. La véhicularité interne fait du français une langue différenciée à l’intérieur d’une même communauté linguistique. Langue différenciée, le français pourrait, à la longue, aboutir à des dialectes identifiables dont la vernacularité serait la conséquence. À partir des traits sociolinguistiques variés, la vernacularité interne sert à localiser le locuteur par rapport à son milieu d’origine, son substrat linguistique, sa profession, son niveau d’études… La véhicularité est externe quand le français sert d’ouverture avec un locuteur "extérieur", le premier mobile de son utilisation étant de briser une barrière linguistique possible. Entre deux Congolais, le français peut passer de véhiculaire interne à véhiculaire externe. Entre un Congolais et un Sénégalais par contre le français restera toujours un véhiculaire externe. Dans ce cas, le véhiculaire n’est pas substituable à une autre langue. La véhicularité interne est d’ordre qualitatif parce qu’elle autorise un jugement de valeur et éventuellement une minoration de certaines variétés. La véhicularité externe du français est neutre puisque le premier mobile de son utilisation est de briser un "mur de non-compréhension" possible. Sans qu’il soit absent, le côté qualificatif s’efface au profit du côté fonctionnel du véhiculaire.

1.2. Véhiculaire est souvent opposé à vernaculaire, entendu comme spécifique, propre à une région ne permettant pas le transport (véhicule) de l’intercompréhension. Vernaculaire garde encore ses stigmates définitionnels originels d’indigène, d’esclave, de domestique du véhiculaire.

            Tout cela est cependant relatif. Car "il arrive que des langues de large extension (comme le wolof au Sénégal, le bambara au Mali, le français en France, etc.) soient aussi pratiquées dans le cadre restreint des échanges familiaux, des relations de voisinage, etc. ; elles peuvent donc être considérées à la fois comme des véhiculaires et comme des vernaculaires (au sens "domestique") (Calvet, dans Moreau, 1997 : 292). Une langue qualifiée de véhiculaire peut aussi, sur un même espace, devenir vernaculaire, si une autre langue remplissant des fonctions sociolinguistiques beaucoup plus élevées s’impose à elle. Ainsi le lingála, langue largement véhiculaire en RDC, peut devenir relativement vernaculaire vis-à-vis du français, langue officielle. Dans ce cas, vernaculaire s’approche de l’identitaire (Mufwene, dans Moreau, 1997 : 162). Le vernaculaire abolit la distance alors que le véhiculaire introduit l’officialité. Du coup le vernaculaire n’est plus une barrière linguistique mais rompt une barrière sociale ou hiérarchique tout en introduisant une complicité, une intimité que le véhiculaire n’a pas, sans qu’on parle nécessairement de diglossie. Il introduit une proximité et une intimité ethnographiques que ne revêt pas le côté rituel du véhiculaire. Calvet (dans Moreau, 1997 : 292) a donc raison de définir le vernaculaire comme "une langue utilisée dans le cadre des échanges informels entre proches du même groupe, comme par exemple dans le cadre familial, quelle que soit sa diffusion à l’extérieur de ce cadre (qu’elle soit ou non véhiculaire)".

            Le passage d’un niveau véhiculaire à un niveau vernaculaire cache-t-il une insécurité mal définie ou inconsciente ? C’est bien possible mais là n’est pas notre propos d’aujourd’hui[3].

1.3. Quant au pidgin, il "a été à l’origine une forme réduite d’une langue européenne mélangée avec des éléments autochtones. [...] La naissance d’un pidgin suppose une base entièrement orale. Il y a dans ces langues une grande pauvreté de phonèmes et de formes et une syntaxe simple. Une telle langue a pour seule fonction de servir dans les communications entre Européens et indigènes, dans les ports, ou entre maître et serviteur dans les maisons des administrateurs. Le contenu à transmettre est simple et peu différencié. Le pidgin suppose que les interlocuteurs parlent en dehors de ces situations spéciales chacun sa langue". (Malmberg, 1983 : 269).

            Y a-t-il une langue véhiculaire africaine qui ne soit pas pidgin ? C’est tout le problème. À en juger par la littérature relative à cette question (Samarin, Malmberg, Calvet, Mufwene), il semble qu’aucune langue véhiculaire africaine, du moins en Afrique centrale, n’échappe à cette qualification. C’est là où nous nous inscrivons en faux car non seulement, comme l’avoue Malmberg, ce concept de pidgin "a été élargi [...], quelles que soient les langues en contact", mais aussi "l’analyse de la pidginisation et de la créolisation de ces langues a été jusqu’à présent davantage concentrée sur la description des données sociolinguistiques des grandes langues véhiculaires classiques de ce continent (swahili, kituba, etc.). Ce qui a été négligé, c’est l’analyse structurelle et lexicale des différences" (Zima, 1998 : 32).

            À l’appui des résultats de quelques analyses linguistiques et sociolinguistiques, nous apporterons des éclaircissements sur les traits distinctifs et les circonstances de véhicularisation et de pidginisation des langues africaines.

            Mais pour des raisons de limite éditoriale nous ne nous étendrons pas sur les détails. Les commentaires sur l’étude de Mufwene (1989), par exemple, mériteraient un article tout entier. Cet auteur défend une thèse tout à fait contraire à la nôtre et prétend que la "distinction koïnè/pidgin est plutôt sociologique que linguistique". C’est tout l’inverse. Il ajoute ensuite que "l’opposition koïnè/pidgin est fondée sur l’opposition dialecte/langue". Cela nous paraît très discutable. Par ailleurs épouser la thèse selon laquelle le kituba, langue véhiculaire connue aussi sous le nom de kikongo, serait né de la présence des locuteurs non-bantuphones (en quelle proportion par rapport à la population autochtone ?), en l’occurrence des Ouest-Africains amenés par l’administration coloniale, nous paraît, pour le moins, comme un conte des fées. Comme le dit si bien Diki-Kidiri à propos du sängö, "pour que l’influence des étrangers fasse subir au sängö déjà véhiculaire un processus de pidginisation au point qu’en l’espace de vingt ans (1896-1916) il se répande sur l’étendue du territoire en si peu de temps, il faut que la langue ait bénéficié d’une fulgurante accélération de l’histoire. Car partout ailleurs, de tels bouleversements prennent des siècles."

            Si on retient les critères du pidgin énoncés par Malmberg et d’autres spécialistes de la question : grande pauvreté de phonèmes et de formes, syntaxe simple, communication verticale uniquement, contenu simple et peu différencié, utilisation occasionnelle, lexique et grammaire réduits, mode approximatif d’apprentissage, langue des sociétés coloniales, on ne voit pas comment le lingála, le kiswahili, le kikongo ou le sängö devraient absolument s’inscrire dans ce cadre. Nous n’avons aucune référence qui étaye par exemple l’affirmation selon laquelle le kiswahili serait d’une syntaxe simple ou d’un lexique pauvre.

2. Véhicularisation, vernacularisation et pidginisation

2.1. L’expansion des langues, qu’on nommera ici véhicularisation, peut aboutir à deux situations ; soit vernacularisation, soit pidginisation. Tout dépend, grosso modo, du mode d’apprentissage et des zones linguistiques conquises. Dans des conditions normales, cette expansion n’entraîne pas, ipso facto, des grands changements du type pidgin, étant donné que les langues peuvent évoluer sans aboutir forcément à un pidgin.

            Selon Calvet (dans Moreau, 1997 : 289), la véhicularisation est un "processus qui est à la fois fonctionnel et formel : la langue augmente le nombre de ses locuteurs et de ses fonctions et, en même temps, elle se modifie".

            Si effectivement la véhicularisation se manifeste par le gain du nombre de locuteurs, ce caractère n’exclut pas sa différenciation ; mais cela ne signifie pas que toute restructuration qui en découle est un début de pidginisation.des langues véhiculaires, nous avancions qu’"il est peu probable et loin d’être démontré que les langues se v

            Dans Edema (1989 : 4), à propos de l’expansion éhicularisent impunément en gardant tous leurs traits initiaux. Immanquablement, toute langue qui prend le chemin "véhiculaire" doit subir l’influence des "infralangues" qu’elle "recouvre" en cours de route. Que ces dernières soient mortes ou vivantes, cela importe peu ; car les langues ne disparaissent pas : elles laissent des traces (Perego, 1968)".

            Discuter de traits initiaux de langues véhiculaires ou de traces de langues recouvertes alourdirait notre propos. Disons simplement que tout véhiculaire est, au départ, un vernaculaire qui se répand au détriment d’autres et/ou en les recouvrant dans certaines de leurs fonctions. Mais il reste fondamentalement cette langue en dépit des transformations qu’il peut subir au cours de cette expansion. Que la langue se transforme, cela entre dans l’ordre des choses car toute langue évolue ; elle évolue parce qu’elle fonctionne. Et elle ne peut pas fonctionner durablement si elle ne varie pas. Dès lors, il ne s’agit plus d’une dégradation mais plutôt d’une restructuration du système lui-même. Le français du XXe siècle est-il la même langue que le français du XVIe ? Dire que, puisqu’elle se transforme, elle devient un pidgin, c’est refuser l’évolution linguistique. 


À moins d’admettre que toute langue est en perpétuelle pidginisation. En ce cas la différenciation de pidgin par rapport aux autres types de langues tomberait d’elle-même.

            À présent, illustrons les cas de véhicularisation avec ou sans pidginisation à l’aide de trois langues véhiculaires africaines.

            a) Le lingála

            Dans Edema (1989) nous avons formulé l’hypothèse selon laquelle, dans son expansion, le lingála s’est véhicularisé dans le sud, zone bantu, en gardant ou en ajoutant des traits caractéristiques propres aux langues bantu qu’il a recouvertes. Il n’a donc pas perdu ses liens structurels avec sa famille linguistique d’origine. Le lingála de Makanza reste toujours du lingála à Kinshasa ou à Brazzaville. Le fait que le son /dZ/, qu’on entend encore dans le lingála du terroir au nord, se soit transformé en /z/ au sud n’indique pas, à notre sens, une direction vers la pidginisation[4].

            Tandis qu’il s’est pidginisé à son flanc est, zone non bantu. Ici il a d’ailleurs pris le nom de bangála. Nous avons soutenu que le bangála serait né de la confluence linguistique des locuteurs parlant de langues de familles linguistiques différentes (bantu, Soudan central et l’Adamawa oubanguien), qu’il était probable qu'un pidgin se soit formé à la fin du XIXe siècle et qu'il ait connu une phase de stabilisation entre 1910 et 1964. Et vu ses caractéristiques phonétiques, phonologiques, morphologiques et lexicales, en comparaison avec celles du lingála, nous nous demandions si le bangála devait encore être pris comme un dialecte du lingála ou plutôt être considéré comme une langue à part entière, car il ne respecte pas vraiment les règles du lingála. Nous avancions que :

– du point de vue de son mode d’acquisition de début, celle-ci, découlant d’une interlangue, était caractérisée par un type d’apprentissage non guidé, inachevé, dans une situation non institutionnelle (famille ou école), ce qui a contribué à la maintenance des interférences d’autant plus forte que les locuteurs natifs du lingála étaient éloignés ;

– la morphologie nominale du bangála est radicalement différente de celle du lingála dans la mesure où elle n'utilise que peu d'affixes et que ces derniers ne distinguent que fort rarement le singulier du pluriel, à telle enseigne que l'on ne saurait parler ici d'une langue à classes du modèle bantu. On va vers une simplification sinon une disparition des classes d'accord. Pour ne donner qu'un exemple, la lexie mw≠ana "enfant" a pour pluriels possibles Bamw≠ana, BaBana, Bana là où le lingála n’a qu’un seul. La plupart des nominaux ne laissent plus apparaître le préfixe du singulier, le préfixe du pluriel apparaissant aussi au singulier ;

- le lexique est certes en grande partie commun avec celui du lingála mais parfois avec, pour des mots de même forme, des sens différents. Il comprend également des termes d'origine swahili, arabe, anglaise, française, mangbetu, logo, zande, etc.

            Par ailleurs, si l’on ajoute à cela les écrits de Sesep (1975, 1978) sur l’hindoubill,  lingála francisé, francisation du lingála, intercode élaboré à partir de plusieurs codes, "une langue extrêmement bigarrée, une sorte d’argot ou de sabir, difficilement compris par les autres et truffé de néologismes, d’emprunts, de déformations tant lexicales que grammaticales" (Sesep, 1975 : 18), on peut conclure que ce véhiculaire a subi deux sortes de pidginisation : une pidginisation endolinguistique - lingála/langues africaines non-bantu et une pidginisation exolinguistique - lingála/langue étrangère non africaine, en l’occurrence le français[5].

            b) Le swahili

            Quant à la situation du swahili à l’est de la RDC, Lokpari arrive aux mêmes conclusions que pour le bangála. "Nous pensons que le contact du kiswahili avec les langues bantu de l’Est du Zaïre, du fait même de leur appartenance à une même famille, n’avait pas posé autant de problèmes d’interférences linguistiques que n’en posera celui qu’il aura plus tard avec les langues non bantu et en particulier avec les langues soudanaises du Nord-est" (Lokpari, s.d. : 1). Tout comme le bangála, le kiswahili de l’Ituri a évolué dans une zone linguistique très hétérogène. "Qu’il s’agisse du kingwana [= kiswahili] ou du bangála, on a chaque fois à faire à une sorte de "dégradation" des structures des langues bantu au contact des langues soudanaises locales" (Lokpari, s.d. : 7). Langues sans classes, les langues soudanaises sont généralement isolantes, utilisant souvent des monosyllabes, alors que les langues bantu sont agglutinantes. Répugnant aux morphèmes affixaux, le kiswahili de l’Ituri est moins soumis au respect des règles grammaticales et a par exemple tendance à réduire le pluriel de toutes les classes nominales du bantu en une seule, présentant de ce fait un système d’accord fort simplifié ; le pluriel des autres classes se forment par antéposition du préfixe ba- au préfixe singulier ordinaire du substantif, etc. Par contre là où les locuteurs autophones du kiswahili ou des langues bantu existent, il se maintient une forme quasi correcte du kiswahili standard.

            c) Le sängö

            Laissons maintenant Diki-Kidiri[6] nous entretenir sur le sängö de la République Centrafricaine que certains linguistes (dont principalement Samarin) prennent à tort pour un pidgin. "Samarin n’a jamais démontré de manière convaincante que le sängö était une langue créole issue d’un pidgin. Ceci a toujours été un postulat qu’il pose d’entrée de jeu à partir duquel il fait une lecture sélective des faits, sans expliquer pourquoi le sängö n’est pas tout simplement ce véhiculaire qui poursuit son expansion". Certes, reconnaît Diki-Kidiri, "dans son expansion, le sängö s’est progressivement restructuré et distingué de sa langue mère, le dëndî, et donc des autres dialectes ngbandi". Mais, souligne-t-il, "il reste fondamentalement une langue ngbandi en dépit des transformations qu’il a pu subir au cours de cette expansion. Ces transformations relèvent d’un processus de véhicularisation et non de pidginisation. Bien que ces deux processus aient des points similaires, ils ont des caractéristiques radicalement différentes qui ne permettent pas de les confondre".

            En conclusion, que ce soit pour le lingála, le kiswahili ou le sängö, les traces de restructuration interne que certains trouvent dans une frange de population n’autorisent pas, à notre sens de décréter que la langue tout entière est un pidgin. Ce serait une erreur de prendre l’aval pour un amont.

            Un peu trop hâtivement, les traits sociolinguistiques urbains postérieurs et assez localisés ont toujours servi de symptômes pour caractériser de façon absolue les langues africaines de grande extension comme de pidgins sans jamais se demander si ce ne sont pas les mêmes véhiculaires - qui existaient avant l’arrivée des Européens en Afrique - qui poursuivent leur expansion. Selon Epanga[7] par exemple, la variété urbaine du lingála s’écarterait de plus en plus de la variété-mère du terroir et se caractériserait par des modifications significatives au niveau phonologique et morphologique et surtout par des innovations sémantiques et lexicales. En fait, ces changements sont toujours en rapport avec le phénomène urbain de brassage, de changements sociologiques et culturels avec de conséquences linguistiques de ce genre. Très souvent, ces quelques éléments suffisent à eux seuls à appliquer le qualificatif de pidgin aux langues africaines en oubliant que les changements typologiques peuvent être de même nature que ceux ayant lieu dans la langue de même famille linguistique, dans la lignée de la continuité structurelle.

2.2. La définition que donne Calvet de la vernacularisation ne nous satisfait qu’à moitié dès lors qu’il l’associe aux interférences et la relie à la créolisation. À le suivre, vernacularisation risque d’être synonyme de pidginisation. Il l’avoue d’ailleurs en ces termes : "on voit donc que nous avons deux acceptions différentes de la vernacularisation qui ne s’opposent pas nécessairement et peuvent même se compléter. Ainsi Gabriel Manessy formule-t-il l’hypothèse que la vernacularisation (au sens d’appropriation) représente le premier stade dans la constitution des créoles, ce qui nous mènerait au seuil d’un stade ultérieur de la vernacularisation".

            Pour nous, la vernacularisation est d’abord une appropriation psycholinguistique où la notion de "langue étrangère" s’efface peu à peu. Même si elle conduit à des modifications (Edema, 1998a), celles-ci sont mineures et on a vu (Edema, 1998b) qu’elles étaient assez convergentes par-delà les familles de langues pour pouvoir s’inscrire dans une théorie globale. Ensuite, la vernacularisation ne s’inscrit pas dans le sentiment de parler une langue différente d’un autre locuteur du véhiculaire. Quoiqu’il en perçoive l’accent ou d’autres types d’écarts (lexicaux ou syntaxiques) il se sent toujours dans le même code. La vernacularisation est toujours une variation topolectale.

2.3. Malgré sa fonction véhiculaire, souvent instable au début, pouvant donc progresser ou régresser, la pidginisation naît d’un processus d’apprentissage non terminé. Elle est d’abord la conséquence de contacts de langues qui ne sont pas de même famille linguistique. D’où rupture et remaniement du système linguistique d’origine.

            Le produit de la pidginisation, le pidgin, est tout le contraire d’une koïnè, "langue commune se superposant à un ensemble de dialectes ou de parlers sur une aire géographique donnée" (Dubois, 1994 :262). Dans la koïnè, il y a toujours redécouverte des structures ou application généralisée des règles propres à sa langue d’origine.

            De plus il faut plus d’une langue pour qu’il y ait pidginisation alors qu’une langue suffit pour en faire un véhiculaire. Ce qui distingue principalement l’une de l’autre c’est qu’un pidgin est "xénogénétique" c’est-à-dire qu’elle est structurellement composite, alors qu’une koïnè est "endogénétique" c’est-à-dire qu’elle provient de "rencontres entre communautés voisines et langues apparentées" (Ngalasso, 1984 : 153). Dans la pidginisation il y a ce que Lafage (1995) appelle "hybridation" au delà même du mot.

            Structurellement, la véhicularisation a moins de contraintes que la pidginisation. La première relève plus de la dynamique des langues et des sociétés alors que la seconde, tout en s’inscrivant aussi dans la dynamique socio-historique, relève plus du linguistique.

            Schématiquement, on pourrait résumer sous forme de tableau suivant les différences qu’il y a à faire entre un vernaculaire et un pidgin.

Caractéristiques par rapport à la langue source

Vernaculaire

Pidgin

Symétrie d’intercompréhension

+

-

Perturbation des structures

-

+

Tendance vers la norme centrale

+

-

Mêmes zones linguistiques

+

-

Juxtaposition de compétences

-

+

Rupture (discontinuité) avec la norme

-

+

Simplification du système grammatical

-

+

Hétérogénéité lexicale

-

+

Autonomie

-

3. Théorie de l’éléphant

            Ceci posé, venons-en maintenant au proverbe swahili qui dit "le swahili est comme l’éléphant : chacun se taille son morceau". Ce proverbe illustre, à nos yeux, d’une part la continuité entre le véhiculaire et le vernaculaire (ce qui nous semble contraire dans le cas de la pidginisation où il y a rupture et asymétrie) et d’autre part, la relativité du véhiculaire.

            Seule la prodigieuse expansion qu'a connue et connaît encore le kiswahili pouvait lui faire produire un tel adage. Le kiswahili est en effet l'une des langues les plus parlées sinon la plus parlée d’Afrique noire. Ce n’est pas non plus un hasard si l’éléphant a été choisi pour représenter le gigantisme linguistique et les nombreuses variétés dialectales. L'éléphant reste le plus grand mammifère terrien. Si l’éléphant est un animal commun, le kiswahili l’est aussi, plus encore en tant que véhiculaire.

            La première interprétation de ce proverbe est d’ordre quantitatif (véhicularisation). Le kiswahili est comparable à l’éléphant. Ce pachyderme est tellement massif et pesant que personne ne peut avoir la prétention de vouloir s’y attaquer seul ou le manger en entier. De même, la langue swahili est tellement vaste, dense, qu’il est quasiment impossible à un locuteur swahiliphone de le posséder en totalité. Chaque locuteur doit donc se contenter de sa portion congrue.

            La seconde interprétation est d’ordre qualitatif­ (vernacularisation). C'est la reconnaissance de l’odeur commune, quelle que soit la partie, qui importe. En effet quelles que soient les différences de saveur, suivant les différentes parties, ou les différences de recette, on reconnaît toujours la viande de l’éléphant à son odeur ; celle‑ci demeure la même. L’odeur de l’éléphant est de celles qui ne s'occultent pas. Il en est de même de la langue kiswahili. Par-delà ses variétés vernaculaires, le kiswahili reste le même.

            Cette seconde interprétation incite les nombreux locuteurs du vaste kiswahili à la tolérance. Ce n’est pas parce que tel locuteur du kiswahili ne parle pas le même swahili que soi que ça n’est plus du kiswahili. La possession de cette langue confère à ses membres une espèce de communauté, d’union et de communion car la langue confère un air de famille à tous ses "enfants". Le kiswahili garde le même écho, la même résonance ; il ne saurait donc y avoir d’exclusion dans l’espace swahiliphone. Seule compte l'intercompréhension qui est reconnaissance.

            Si les variétés d’une langue véhiculaire diffèrent sur bien des points ‑ ce qui justifie qu’on parle justement de variétés ‑ l’on ne doit par perdre de vue ce qu'elles possèdent en commun, ce qui les unit et qui en fait un éléphant, c’est-à-dire un véhiculaire. Ce proverbe rejoint un autre adage sur la variabilité du kiswahili ainsi libellé : "le kiswahili est né en Tanzanie, mort au Kenya, enterré en Ouganda et ressuscité en RDC". En fait, il veut seulement faire accepter les différentes manifestations du véhiculaire selon le pays.

4. Le français en Afrique : vernacularisation ou pidginisation ?

            Et le français en Afrique ? Suit-il le même chemin que les langues véhiculaires africaines ? Doit-on faire des analogies entre le modèle "africain" des langues véhiculaires et le français ? Le "procès" des modifications du français, commencé par Manessy (1995) n’est pas encore clos pour nous permettre de nous prononcer sur la question. Le français en Afrique : pidgin ou vernaculaire ? Pour répondre valablement il faudrait approfondir le constat dressé par Lafage surtout dans la distinction qu’elle a faite entre la discontinuité interlinguistique assortie de continuité intralinguistique et la discontinuité interlinguistique assortie de discontinuité intralinguistique, en examinant la pression sociolinguistique exercée ou non par et sur les langues locales.

            En plus de son mode d’acquisition dont les convergences (vernacularisation) et les divergences (pidginisation) du français s’expliquent respectivement par son apprentissage scolaire et son appropriation hors circuit scolaire (français des rues), on devrait introduire un mode de calcul de vernacularisation qui indiquerait le pourcentage d’intercompréhensibilité en répondant aux questions suivantes (Edema 1998b) : est-ce qu’un Congolais de la RDC comprend aisément un locuteur du Congo-Brazzaville ? un locuteur du Congo-Brazzaville, un Gabonais ? Un locuteur de la RDC un Gabonais… et ainsi de suite, de proche en proche. Où sont les limites de cette compréhension ? Sont-elles d’ordre strictement lexical, prosodiques ? Surtout sensibles sur le plan phonétique et lexical ? Quel est le pourcentage de perte ?

            Il reste donc à faire une cartographie de la vernacularisation qui ne recouperait sans doute pas forcément les pays. Ce n’est que là qu’on pourra voir comment se manifeste la vernacularisation ou la pidginisation du français.

            Pour l’instant nous retiendrons que la vernacularisation, telle que nous la concevons ici, n’est que l’autre bout d’un même mouvement, le contrecoup de la véhicularisation ou plus exactement de ce que Calvet appelle "tension" des langues véhiculaires. Du coup l’image d’une langue qui se véhicularise à partir d’un point de départ peut être comparée à une corde souple qui s’étire en même temps que, par sa nature, elle a tendance à se rétracter, à revenir sur soi par l’effet de la norme. Les ressorts de ce "deux mouvements tendanciels" sont d’ordres social, politique, économique, culturel mais aussi linguistique. En ce cas véhicularisation et vernacularisation doivent être comprises comme un continuum d’un même code sauf si la distanciation est trop grande pouvant empêcher l’intercompréhension. Dans tous les cas les facteurs qui favorisent la véhicularisation sont moins d’ordre linguistique que d’ordre socio-historique. Mais dans la pidginisation la corde se rompt en quelque sorte pour se renouer autrement, éventuellement après.

5. Conclusion

            En réalité, qu’elle soit pidgin ou koïnè, toute langue est véhiculaire, du moment qu’elle permet l’intercompréhension. Mais toute restructuration du véhiculaire n’est pas pour autant pidginisation. En fait la vernacularisation et la pidginisation ne sont que les sous-produits de la véhicularisation. En revanche ce sont deux scénarios différents. La vernacularisation n’est qu’une évolution de la véhicularisation ; elle est lente. La pidginisation est un accident linguistique ; elle est brutale. La première doit être reversée dans le véhiculaire ; la seconde non. La vernacularisation est un changement de statut, la pidginisation est un changement de structures.

            Si la véhicularisation prend la direction quantitative par l’accroissement de ses locuteurs, la vernacularisation est une imprégnation plus socio-psycholinguistique que véritablement structurelle et qui entre dans l’identitaire d’une communauté linguistique.

            L’analyse de la situation de langues véhiculaires africaines peut aider à expliquer et à faire comprendre les caractéristiques et l’avenir du français en situation multilingue. Mais pour être recevable dans la vernacularisation, doit donc être écartée la notion de français langue étrangère. De plus, si les variétés du français en Afrique sont des formes plus ou moins pidginisées, alors elles ne feront pas partie de notre "éléphant". Dès lors, nous éliminons le nouchi, le français populaire ivoirien, FPI (Côte d’Ivoire), le camfranglais (Cameroun) et l’hindoubill (RDC) de notre cycle. Ces derniers doivent trouver leur place dans la pidginisation, l’hybridation, le métissage, selon le cas.

            Dans tous les cas c’est une saisie plus précise des particularités du français d’Afrique qui devrait cependant distinguer auparavant les variétés approximatives du français qui seraient marginales par rapport aux variétés vernaculaires.

            Au-delà du véhiculaire, la théorie de l’éléphant postule que tous les hommes possèdent le verbe, la faculté du langage et que toutes les langues puisent et partagent la même "mémoire" linguistique, "mais ces catégories sont présentes dans les langues en tant qu’universaux, non pas toutes à la fois selon les mêmes structures formelles dans n'importe quelle langue mais en tant qu’ensemble d’éléments possibles au sein duquel chacune occupe une position" (C. Hagège, 1985 : 130). De ce point de vue, toutes les variétés vernaculaires d’une langue véhiculaire se recoupent forcément et se valent du moment que chacune remplit pleinement sa fonction. Mais les locuteurs ne sont pas obligés de remplir toutes les cases.

            Si la véhicularisation facilite l’intercompréhension, la vernacularisation refuse par contre l’uniformité. Car les limites et les contraintes du français ne peuvent pas être les mêmes partout, l’outil n’étant pas vécu de la même façon. Au fond la théorie de l’éléphant postule que le français surtout à travers la notion de francophonie, est dans la nuance.

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[1] En fait, comme langue des cours royales européennes et non pas comme langue de la majorité des Européens.

[2] Il faut préciser que la dialectalisation de Zang Zang n’équivaut pas à l’indigénisation de Mufwene ; pour le premier, il s’agit des rapports avec la réalité objective, la vision du monde, le dit, le vouloir dire, bref la satisfaction des besoins de la communication linguistique proprement africains, dans des conditions moins contraignantes par rapport au français de France, alors que l’indigénisation de Mufwene (s.d. : 2) caractérise "le procès par lequel une langue appropriée par de nouveaux locuteurs [...] subit des influences substratiques".

[3] C. Vigouroux (dans une étude à paraître) nous signale que dans les townships d’Afrique du Sud, l’anglais et l’afrikaans sont mal tolérés, comme si cet espace était réservé uniquement aux langues africaines. Ce qu’elle appelle la "préservation du territoire" est un rejet de la langue étrangère en même temps qu’une revendication d’identité. Le vernaculaire couvre alors un espace d’intimité et est symbole d’intégration sans rapport avec l’insécurité linguistique, puisque sortis de là, les habitants des townships retrouvent presqu’automatiquement l’usage de l’anglais ou de l’afrikaans avec n’importe quel locuteur. Le vernaculaire endosse ainsi une dimension hautement ethnographique, revendicatrice assez particulière.

[4] Les exemples du swahili du Shaba que cite Mufwene ne relèvent nullement de pidginisation. Que /l/ devienne /r/ en position intervocalique n’a rien d’un phénomène de pidginisation. Par manque de place nous n’en discuterons pas ici.

[5] On observe effectivement de cas de pidginisation de langues véhiculaires africaines avec soit le français, soit l’anglais.

[6] Communication personnelle.

[7] "Le phatique en lingála : analyse de quelques termes d’adresse", dans Linguistique et Sciences Humaines 1, Vol. 28, 1988, pp. 34-50.