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 NOMS PROPRES ET TERMES DE PARENTÉ

DANS LA TRADITION ORALE DES AFRICAINS

 Vassili Klokov

Université de Saratov

Les particularités du français sur le territoire de l'Afrique noire apparaissent dans plusieurs champs de communication et notamment dans les textes littéraires où les écrivains de manière inconsciente ou délibérée introduisent des éléments spécifiques de la variante locale du français. Dans notre article vous voulons montrer les résultats de l'analyse des faits linguistiques relevés dans les mémoires d'Amadou Hampâté Bâ Amkoullel, l'enfant peul[1] et Oui mon commandant![2].

Dans ses mémoires qui ont connu un grand succès international, A.H. Bâ est apparu comme un remarquable romancier ainsi qu'un chercheur en ethnographie, en histoire et en théologie grâce à ses observations sur le terrain et auprès de l'IFAN. Il ne cessait jamais de conserver, de transmettre et de revaloriser la tradition orale qu'il a connue d'abord dans sa famille et puis parmi les griots et "maîtres de la parole" qu'il contactait au cours de ses missions. Dans ses romans, A.H. Bâ réfléchit beaucoup à la parole, à l'expression orale, aux traditions langagières des Africains. Son attention se porte sur les noms des personnages, sur le rôle que joue le nom dans le destin de l'individu et de la société. Il est surtout significatif que le roman Amkoullel commence par les remarques suivantes :

En Afrique traditionnelle, l'individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n'est que le prolongement. C'est pourquoi, lorsqu’on veut honorer quelqu’un, on le salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce que l’on appellerait en Europe le prénom), mais le nom de son clan : "Bâ ! Bâ" ou "Diallo ! Diallo !" ou "Cissé ! Cissé !" car ce n'est pas un individu isolé que l'on salue, mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres [AEP, p. 19].

Ces paroles expriment l'essentiel de la tradition orale africaine où la parole et le nom, porteurs d'un sens ethnoculturel profond, incarnent en même temps cette culture. Ce n'est pas par hasard qu'en Afrique la perte du nom de clan est pour un homme le signe des changements éventuels qu'il va subir, c'est aussi le signe des transformations que vont subir ses ancêtres et ses descendants. L'un des personnages d'A.H. Bâ a une opinion très nette à ce sujet :

— J'ai délibérément choisi pour lui la mort plutôt que l'anonymat qui est une autre façon de mourir. Je préfère le voir mort et enterré sous son vrai nom plutôt que rester en vie sans identité [AEP, p. 46].

Les noms que portent les Peuls sont d'habitude d'origine arabe. A.H. Bâ précise :

En ce qui concerne certains noms propres, les différences d’orthographe selon les personnages s'expliquent par le fait que ces noms, dérivés de l’arabe, ont subi dans l’usage de nombreuses transformations phonétiques [AEP, p. 18].

Dans sa forme complète le nom personnel peul est construit, en partie, selon le modèle anthroponymique arabe, il se compose des éléments suivants :

1) nom personnel ("prénom"),

2) nom du père ("patronyme"),

3) nom du grand‑père,

4) nom clanique ("nom de famille").

Remarquons que ce quatrième élément n'est pas typique pour le modèle anthroponymique arabe mais spécifique de celui du nom peul[3].

C'est ainsi que dans le nom de Tidjani Amadou Seydou Tall nous trouvons le "prénom" Tidjani, le "patronyme" Amadou, le nom du grand‑père Seydou et le "nom de famille" Tall.

Parfois la structure du nom est bouleversée, surtout quand le nom personnel coïncide avec celui du grand‑père. Ainsi, le nom complet du maître religieux d'A H. Bâ était Tierno Bokar Salif Tall Tierno Bokar est en même temps le nom personnel de la personne en question et celui de son grand-père, Salif est le nom de son père et Tall est le nom clanique.

Dans sa variante complète, le nom est prononcé dans les circonstances solennelles. C'est ainsi que, selon la coutume, un personnage d'Amkoullel, répond dans les termes suivants à la salutation d'usage de Tidjani Tall :

— Que Dieu t'entende, ô Tidjani, fils d'Amadou, fils de Seydou Tall [AEP, p. 48].

Dans les situations moins officielles, le nom peul est construit selon le modèle incomplet. D'habitude, le nom du grand-père manque et la structure du nom se construit avec le "prénom", le "patronyme" et le "nom de famille", par exemple Diaraw Aguibou Tall. La forme familière, celle de tous les jours, qui s'observe dans les situations de communication dans la famille, entre les amis etc., se fait à l'aide d'un seul prénom. Les amis, les parents et le maître religieux appelaient Amadou Hampâté Bâ Amadou tout court, surtout quand il était garçon et jeune homme. Dans la vie courante, sa mère s'appelait Kadidja ; le griot et historien de la tradition orale dont le nom a servi de surnom pour Amadou Hampâté Bâ, était appelé Koullel. Mais la politesse peule veut que le nom du Peul adulte soit composé au minimum d'un nom personnel ("prénom") suivi du nom clanique ("nom de famille") : Tidjani Tall, Tierno Bokar, etc.

Dans ses œuvres, A.H. Bâ décrit plusieurs épisodes de baptêmes de nouveau‑nés. Les témoignages de l'auteur sont précieux. Ils prouvent qu'à la suite du baptême, l'enfant reçoit le nom qui est pour lui une condition indispensable pour entrer pleinement dans la vie sociale. Chronologiquement, cet événement est la première étape de la socialisation de l'individu, les autres étapes importantes sont celles de la circoncision (passage du garçon dans la génération des hommes) et du mariage (formation de la famille).

Selon la tradition musulmane, le baptême chez les Peuls se fait au septième-neuvième jour après la naissance de l'enfant. Cependant, même jusqu'à ce jour le nouveau‑né ne reste pas sans nom. Les Peuls l'appellent Woussou‑Woussou,

de ce joli nom traditionnel que l’on donne à tous les nouveau‑nés avant qu'ils n'aient reçu leur nom véritable [AEP, p. 170].

La tradition peule veut aussi que l'enfant reçoive le prénom déjà existant dans le clan de famille. La réincarnation des noms des ancêtres, des proches parents et des amis y est de rigueur. A.H. Bâ fait observer le fait suivant :

Donner à un enfant le nom de quelqu’un, c'est non seulement honorer cette personne et montrer qu'on souhaite la voir continuer de vivre à travers son propre enfant, mais c'est aussi faire de son enfant une sorte d'alter ego de cette personne. L'homonymie crée donc, elle aussi, un lien de parenté étroit, fondé sur un sentiment intime d’identité et généralement empreint d'affection et de générosité [OMC, p. 311].

Selon la loi patrilinéaire qui est traditionnelle pour la famille peule, c'est le père qui choisit le nom de son enfant. C'est donc Amadou Hampâté Bâ lui‑même qui a donné à sa première fille le nom de sa mère Kadidja qu'il aimait beaucoup. C'est aussi lui qui a donné à son premier fils le nom de son maître religieux Tierno Bokar. Le deuxième fils a été appelé Hammadoun, du nom de l'oncle maternel d'Amadou Hampâté Bâ. Au troisième fils, il a donné aussi le nom de Tierno Bokar puisque, entre temps, le premier fils avait malheureusement disparu.

Assez souvent, les enfants peuls reçoivent des noms canoniques musulmans, des noms des marabouts ou ceux des maîtres religieux célèbres. C'est ainsi que la mère d'Amadou Hampâté Bâ, Kadidja, a eu pour nom celui de la première épouse de Mahommed. Le frère cadet d'Amadou Hampâté Bâ s'appelait Cheik Mahommed el Ghauli, du nom du maître auprès duquel le célèbre El Hadj Omar avait passé plusieurs années à Médine. Les déformations phonétiques et orthographiques sont assez fréquentes parmi les noms arabes dans le contexte de l'Afrique noire et notamment chez les Peuls. C'est ainsi que le nom de Tierno n'est qu'un équivalent peul du nom arabe Cheik, celui de Kadidja est la déformation traditionnellement africaine du nom arabe Khadidja, car notamment les Peuls et les Bambaras ne prononcent pas le son correspondant à kh.

Outre le nom principal, le nouveau‑né peut en recevoir un autre qui serait son nom auxiliaire, non obligatoire. Né pendant un long voyage que sa mère a entrepris à travers les vastes régions de l'Afrique, le frère aîné d'Amadou Hampâté Bâ a reçu le nom de Njî Donngorna. Ce nom lui a été donné par les habitants du village Donngorna pour qui il était un envoyé de Dieu. En le baptisant, ils ont dit :

Nous ignorons comment ton père te nommera. Pour nous, il est Njî Donngorna, envoyé du ciel aux habitants de Donngorna [AMC, p. 172].

Dans certaines périodes de la vie, les noms des Africains peuvent changer. Notamment, à une époque encore récente, le captif recevait un nouveau nom au moment de son entrée chez son nouveau maître ou au moment de sa libération. L'épisode de l'achat d'un garçon captif par le père d'Amadou nous le montre bien. Hampâté a pris un garçon chez lui et lui a donné le nom traditionnel pour cette circonstance qui est Beydari, nom qui signifie "augmentation", "bénéfice", avec le sens de "bénédiction" [AMP, p. 55]. Tous les captifs de case recevaient, outre le "prénom", le "nom de famille" de leur maître. Les captifs d'Hampâté qui étaient au nombre de huit portaient depuis leur naissance ou depuis leur achat le nom de Hampâté [AMP, p. 71]. Ils s'appelaient donc Abidi Hampâté, Niélé Hampâté, Nassouni Hampâté, etc.

Les captifs pouvaient être adoptés par leur maître et recevoir, à cette occasion un nouveau nom. Un jour, Hampâté a adopté la fille de sa captive en lui donnant le nom de Baya [AMP, p. 62]. Pour terminer son roman Oui mon commandant ! Amadou Hampâté Bâ raconte l'épisode de la libération de Beydari, captif de la famille Hampâté. La libération s'est produite en même temps que, conformément à l'usage, le libéré a reçu son nouveau nom, celui de Zeydi, nom qu'on donne traditionnellement à cette occasion en l'honneur du premier affranchi du Prophète Mohammed. Cependant, selon la tradition, le "nom de famille" Hampâté lui est resté pour toujours [OMC, p. 487].

Une des occasions de recevoir un nouveau nom est la conversion à l'Islam. C'est ainsi que Nétimo Nakro, collègue d'Amadou Hampâté Bâ dans l'administration coloniale, a reçu le nom de Djibril, nom coranique de l'archange Gabriel [OMC, p. 342].

La pratique de communication de tous les jours chez les Peuls n'exige pas nécessairement l'emploi des noms principaux. À leur place on entend souvent les noms qu'on peut traiter comme surnoms ou sobriquets. C'est parce qu'en Afrique

le nom qui est sacré, est censé véhiculer le secret même de l'être — d'où l'usage si fréquent d’utiliser un surnom plutôt que le nom dans la vie courante [OMC, p. 311].

Dans une société à tradition orale, les surnoms aussi bien que les noms principaux véhiculent une partie de l'information ethnoculturelle. Mais si les noms principaux servent à informer sur les ancêtres, les proches parents vivants, les maîtres religieux connus, les hommes célèbres du clan, sur l'histoire du clan même, de la tribu et de l'ethnie, c'est‑à‑dire sur la vie du monde extérieur de celui qui le porte, les surnoms, quant à eux, sont axés sur le caractère intérieur de l'individu lui-même. Souvent les surnoms reflètent les traits de la personnalité elle-même, mais ces traits ne sont finalement que les jugements sociaux portés sur l'homme. La fonction du surnom est donc de réincarner l'idée sociale à travers l'individu. Autrement dit, dans la société à tradition orale, le surnom ne sert pas toujours à exprimer le jugement de la personne, mais à matérialiser et reproduire, de façon continue, les règles du code moral de la société en question.

En revanche, la tradition écrite de l'Europe contemporaine n'attache pas au surnom la même importance que la tradition africaine. En Europe l'attention est portée avant tout sur le nom officiel inscrit sur le registre de la mairie, sur la carte d'identité et le passeport. Dans l'ensemble, l'attitude à l'égard des surnoms est, en Europe, plutôt négative, dans le registre officiel le surnom est interdit. Par contre, en Afrique, l'emploi du surnom est largement répandu dans quelques situations communicatives il est même obligatoire. Dans ses romans, A.H. Bâ nous fournit une grande quantité de surnoms que portaient à l'époque ses amis de village ou d'école, ses parents, ses collègues de travail, les Français séjournant dans l'Afrique colonisée. En parlant des surnoms de sa mère, Amadou Hampâté Bâ nous dit :

Elle avait créé une waaldé (association) de jeunes filles de son âge dont elle était le chef et qui regroupait tout ce que Bandiagara comptait de belles et nobles filles. C'est alors qu’on lui donna son premier surnom : Djandji, la "joyeusement achalandée" ; plus tard, on l’appellera Poullo, '"femme peule" dans le sens de "femme noble", nom qui deviendra chez les Bambaras Flamousso On l’appellera aussi, en raison de sa force de caractère peu commune, Debbo diom timba, "la femme à pantalon". Son premier fils Hammadoun l'appellera Dadda (sans doute déformation de Kadia, diminutif de Kadidja), nom qui lui restera dans la famille et qui sera adopté par tous les enfants de Bandiagara [AMP, pp. 65-66].

Dans les surnoms relevés, apparaissent les émotions positives et les réactions de respect envers la royauté, la noblesse traditionnelle, la générosité des gens, l'amitié entre eux etc. C'est ainsi qu'un boucher qui avait des qualités de générosité et qui secourait souvent les malheureux, a eu pour surnom Alla­madio, ce qui, en langue des Peuls, signifiait littéralement "Dieu est bon". Aussi Amadou Hampâté Bâ parle d'une vieille femme marabout respectée et célèbre qui avait comme surnom Dewel Adi, c'est‑à‑dire "la petite femme qui a creusé" (sous-entendu : creusé la connaissance mystique) [AMP, p. 106].

La force de la vie collective et de l'amitié est très estimée dans la société traditionnelle africaine. Pour cette raison, il y a des surnoms collectifs que les adultes donnent à leurs enfants : Trois inséparables (trois amis inséparables dont Tierno Bokar, le jeune Tidjani Tiam et Bokari Pâté, [AMP, p. 73] ; Trois pierres du foyer de l'école de Tierno (surnom collectif des trois élèves de l'école coranique de Tierno Bokar, par allusion aux trois pierres du foyer de la cuisine africaine sur lesquelles repose la marmite) [AMP, p. 230] ; Fils de la même couverture (surnom collectif donné à Amadou Hampâté Bâ et à son frère aîné Hammadoun qui ne se séparaient jamais) [AMP, p. 280].

Comme signe de reconnaissance et d'estime, les femmes africaines reçoivent parfois des surnoms qui sont liés avec les noms des hommes – ceux de leur mari, de leur fils, etc. C'est ainsi que les Bambaras ont surnommé Kadidja, mère d'A. H. Bâ, du nom de son mari Tidjani et en parlant d'elle, ils disaient "Va voir Tidjani" [AMP, p. 431]. Dans le roman Amkoullel il y a un épisode qui évoque une cordonnière pieuse et vénérée et qu'on n'appelait plus par son propre nom mais par le surnom plein de révérence d'lnna Mamma Tame "Mère de Mamadou Tame" [AMP, p. 109]. L'épouse africaine d'un commissaire français avait, à côté de son nom Koudiatou, le sobriquet Koomser (déformation du mot commissaire) [AMP, p. 111]. L'ancienne concubine d'un médecin blanc a eu pour surnom Fatouma Dogotoro (Fatouma docteur).

Les souvenirs d'enfance éveillent dans la mémoire d'A.H. Bâ toute une série de surnoms des camarades qui ont formé avec lui l'association des enfants de son âge. Ces surnoms, au caractère amical ou taquin, leur servaient de forme d'appel dans la vie quotidienne :

Daouda Maïga, dit Kinel (le petit nez), Mamadou Diallo, dit Gorel (le petit bonhomme), Seydou Sow, dit Kellel (la petite gifle), Amadou Sy, dit Dioddal (le mal emmanché), Afo Dianou, dit N'Goïre (le gland de pénis), Hammel, dit Bagabouss (1'escogriffe), Oumar Goumal, dit Nattungal (le paresseux), Madani Maki, dit Gorbel (l'ânon), Mouctar Kaou, dit Polongal (le gros clou), Bori Hamman, dit Tiaw-Tiaw (le perturbé), enfin Amadou Hampâté, dit Amkoullel (le petit Koullel) [AEP, pp. 242-243].

À l'école française, les enfants peuls se donnaient toujours les surnoms. C'est ainsi que les camarades du clan Diallo ont surnommé Amadou Hampâté Bâ, Amadou-balais parce qu'il devait veiller et garder les balais de paille destinés aux travaux de ménage à l'école [AEP, p. 495].

Les surnoms des enfants reflètent surtout les traits physiques et moraux de leurs possesseurs : petit nez, petit bonhomme, mal emmanché, paresseux etc. La base de quelques-uns de ces surnoms sont des événements de la vie des enfants : petite gifle, Amkoullel, Amadou-balais.

Naturellement, les maîtres d'école recevaient, eux-aussi, des surnoms de la part de leurs élèves. Dans le roman Amkoullel l'auteur se souvient des surnoms suivants : Monsieur Koss-koss (parce que le maître "affectionnait particulièrement de faire réciter à ses élèves la phrase : "Je mange du couscous" [...] mais, de sa voix bizarre, il prononçait "koss-koss", ce que les élèves s'empressaient de répéter à cœur joie") [AEP, pp. 362-363] ; Monsieur Nez bouché (parce que le maître avait la voix nasillarde) [AEP, p. 363]. Le surveillant de l'école qui s'appelait Fabarka a eu pour sobriquet peul Baa-dorrol, ce qui signifiait "Papa-fouet" (parce qu'il frappait souvent les élèves avec un martinet à deux lianes qu'il portait constamment sur son épaule droite) [AEP, p. 363]. Dans une autre école, le surveillant Mamadou Sissoko a été surnommé Don Quichotte (parce qu'il était long et maigre), et le surveillant Fama avait pour le surnom Sancho Pança (parce qu'il était petit et trapu) [AEP, p. 495].

La tradition africaine de donner les surnoms a été automatiquement appliquée aux Français résidant en Afrique. Leurs sobriquets reflétaient surtout les côtés négatifs du régime colonial. Dans le roman Oui mon commandant ! A. H. Bâ présente une série assez longue de surnoms évocateurs :

C'est ainsi que j'ai connu le commandant Touk-toïga, "Porte-baobab", qui ne se privait pas de faire transporter des baobabs à tête d'homme sur des dizaines de kilomètres ; les commandants "Diable boiteux" ou "Boule d’épine", qu'il était risqué d'approcher sans précautions, ou Kouflen-ti, "Brise‑cranes"... Mais, il faut le dire, ils étaient souvent aidés dans leurs actions inhumaines ou malhonnêtes par de bien méchants blancs‑noirs : le commandant Koursi boo "Déculotte-toi" (sous‑entendu "pour recevoir cinquante coups de cravache sur les fesses"), était assisté par le brigadier des gardes Wolo boosi, ou "Dépouille-peau"; le commandant "Porte baobab" avait un garde au nom évocateur : Kankari, "Casse-cous" ; le commandant Yiya maaya, "Voir et mourir", avait son ordonnance Makari Banna, "Finie la compassion " [OMC, pp. 440-441].

Outre les surnoms méchants, les Français en recevaient de positifs. A.H. Bâ indique que

[...] il y avait aussi les commandants Fa nyouman, "Bon papa" ; Fana te son, "Calomniateur n'ose" ; Ndoungou lobbo, "Heureux hivernage" ; Lourral maayi, "La mésentente est morte" ; et Alla-ya-nya, "Dieu l’a lustré". Sans parler du docteur Maayde woumi, "La mort est aveuglée"; de l'instituteur Anndal rimi, "Le savoir a fructifié" ; et de l'ingénieur Tiali kersi, "Les cours d’eau sont mécontents", car il les aménageait... [OMC, p. 441].

Ces exemples démontrent que la plupart des surnoms africains reflètent une réaction envers les actions des individus dans la société. C'est donc surtout le côté social qui l'emporte au moment de surnommer les gens. En avancent cette idée, nous voulons souligner que dans la tradition européenne les surnoms sont, au contraire, axés surtout sur les qualités de l'individu même, sur ses traits extérieurs et intérieurs. L'analyse des surnoms russes, entreprise par S. Krijanovskaia, lui fait conclure que "les surnoms sont liés aux qualités personnelles des gens [...]. Le surnom est une caractéristique imagée d'une personne. Il met en valeur ce qui ressort dans 1'individu – ses faiblesses et ses fautes, ses qualités et ses défauts, ses côtés forts et faibles, sa laideur et sa beauté"[4]

La description des relations dans la famille tient aussi une place à part dans les romans d'Amadou Hampâté Bâ. L'auteur raconte scrupuleusement les rapports entre les personnages et prête une attention particulière à l'emploi des termes précisant la parenté entre les Peuls de son époque. Il est évident que les termes de parenté, aussi bien que les noms des personnages, sont empreints de significations ethnoculturelles, et leur emploi ne concerne pas toujours les faits quotidiens, mais aussi les connaissances profondes qui font partie de la culture ethnique.

Les œuvres d'A.H. Bâ sont rédigées en langue française et ses personnages se servent uniquement de cette langue européenne. Mais la communication réelle des gens sur le terrain se réalisait en plusieurs idiomes : fulfuldé, bamana, moré et autres. Le français ne leur servait de moyen de communication que lors des contacts avec les Européens ou dans les situations officielles qui concernaient les affaires administratives de l'époque coloniale. Donc, les textes des mémoires d'A.H. Bâ présentent en langue française ce qui, dans la situation communicative réelle, a eu lieu dans plusieurs langues.

Si les termes français employés dans ces textes reflètent pleinement la couleur locale, c'est parce que la langue française qui, dès son origine, avait été faite pour décrire la réalité européenne, a connu une certaine déformation pour dénommer l'originalité des relations sociales traditionnelles africaines. Étant donné que les systèmes familiaux en Europe et en Afrique ne se ressemblent que partiellement, la transposition du système conceptuel européen sur le continent noir ne reflète pas toujours fidèlement la réalité locale : le contenu de ces termes est souvent généralisé ; en outre, sur le territoire conquis ces termes sont parfois utilisés pour désigner des faits qui n'existent même pas en Europe.

Donc, la plupart des termes de parenté relevés dans les romans d'A.H. Bâ sont empreints de particularités, et, parmi ceux-ci, le terme père est particulièrement  révélateur. Outre ses significations européennes qui, selon le Petit Robert, sont les suivantes :

1) homme qui a engendré un ou plusieurs enfants,

2) homme qui élève les enfants dans sa famille,

3) ancêtre,

ce mot possède, dans les mémoires d'A H. Bâ, d'autres acceptions importantes qui apparaissent dans les exemples suivants :

1) traditionnellement l'oncle paternel ou maternel est conçu comme le père de l'enfant. L'auteur nous décrit ce phénomène dans les termes suivants :

Dans la tradition africaine, l'oncle paternel est considéré comme un père et est directement responsable de l’enfant [AEP, p. 519] ;

2) en cas de la perte du père, le nouveau mari de la mère adopte ses enfants et devient leur père. En cas de divorce, l'enfant considère comme pères le père natal et le nouveau mari de sa mère en même temps. C'est ainsi que le petit Amadou considérait comme père, son père natal Hampâté Bâ et Tidjani Tall, second mari de sa mère Kadidja. Selon la tradition, l'enfant peut être aussi adopté par tout autre homme, comme nous le démontre une scène du roman :

Elle demanda à son neveu de venir vivre chez elle. À sa stupéfaction, le jeune homme refusa. "Mère, dit‑il, pardonne-moi, je dois rester avec Allamodio. Ce vieux boucher est devenu mon père et ma place est auprès de lui. Je ne puis l’abandonner" [AEP, p. 43].

Ajoutons qu'en Afrique le terme beau-père est peu usité pour désigner le père adoptif.

3) le propriétaire d'un captif est considéré comme son père. C'est selon cette tradition que Beydari, captif d'Hampâté, appelait son maître père :

Baydari prit à son tour la parole :

"Mon maître et père Hampâté, vous le savez, m'a légué à sa mort toute sa fortune. [AEP, p. 105].

4) le captif est considéré comme père par les enfants du propriétaire si celui‑ci le désigne en tant que son successeur. C'est selon cette tradition que le petit Amadou est devenu fils du captif de son père :

Beydari Hampâté, en tant que chef de famille désigné par mon père Hampâté pour lui succéder, avait donc plus de droits sur moi que mon père adoptif Tidjani [AEP, p. 227].

5) en tant que père, est considéré le chef de la famille, celui du clan, de la tribu ou du groupe ethnique, et cela par rapport à tout membre du groupe. C'est ainsi que dans le roman Amkoullel, le roi Aguibou est toujours appelé père par ses sujets :

Tidjani Aguibou Tall, ici présent, m'a transmis un message verbal de notre père le roi Aguibou [AEP, p. 96].

6) le père, c'est aussi le maître pour le domestique. Le domestique d'Amadou Hampâté Bâ l'appelait toujours père (sa maîtresse était pour lui maman, naturellement) :

Louis Paré, dès son retour, rapporta les propos du père à mon épouse : "Maman Baya, je ne voudrais pas que toi, mon père Amadou et vos bons enfants, vous alliez en enfer. Mon père Amadou a fâché le supérieur de la mission [OMC, p. 395].

7) en outre, le chef de la famille, celui du clan, de la tribu ou du groupe ethnique pouvait désigner pour son fils un père de plus parmi les autres gens. Une telle cérémonie est décrite par Amadou Hampâté Bâ :

El Hadj Omar prit alors les mains de Tidjani, les mit dans celles de Pâté Poullo et lui dit : "Considère Pâté Poullo comme ton père, au même titre que moi" [AEP, p. 29].

8) le père c'est aussi le président de 1'association des jeunes garçons choisi parmi les membres de l'association des adultes. A.H. Bâ en parle dans l'épisode suivant :

Il nous fallait choisir un doyen, un "père" qui serait notre mawdo, sorte de président d'honneur toujours choisi parmi une association d'adultes et qui jouait traditionnellement un rôle de conseiller, de représentant officiel [AEP, p. 243].

9) l'ami intime des parents devient leur frère, et par conséquent l'oncle de leurs enfants qui le traitent comme le père selon la coutume. C'est ainsi que

Un ami de notre famille, Abdallah (donc un "père" selon la tradition), tint à se rendre lui-même à Kati (AEP, p. 441).

Je me rendis chez mon père Koullel, l'ami de toujours de ma famille, le camarade d'enfance de Tierno Bokar et de mon oncle Bokar Pâté [OMC, p. 58].

En parlant de cette parenté, particulièrement africaine, A H. Bâ nous éclaire sur les faits suivants :

En Afrique traditionnelle, les amis intimes d'un homme ou d'une femme pouvaient ainsi aimer les enfants de leurs amis comme s’ils étaient les leurs, et s'y attacher profondément. De mon côté, je ne sentais pas de grande différence entre Koullel et mon père adoptif Tidjani Thiam, le second époux de ma mère. L’usage du mot "père" aidait encore à renforcer ce lien, car les mots ont une force que nos anciens connaissaient bien. Nombre de mes camarades vivaient des relations du même genre. La règle était générale, c'est le contraire qui eût été exceptionnel [OMC, p. 60].

10) enfin, chacun des adultes du clan ou de la tribu, du village ou de la ville est père pour chaque enfant qui lui doit son respect et qui l'appelle papa :

Le garçon se précipita vers lui. "O papa, cria-t-il, sauve-moi !" [AEP, p. 55].

Il apparaît que dans le français d'Afrique noire le mot papa en tant que terme d'appel, est beaucoup plus fréquent que le mot père. Dans le contexte africain ce mot, papa, a un sens affectif exprimant l'idée de différence d'âge, mais aussi celle d'un certain respect. En outre, ce mot possède un éventail plus large d'utilisation qu'en Europe. Dans les romans d'A.H. Bâ on voit Papa Sall, Papa Mosquée, Papa Demba Sadio etc ;

11) parfois le mot papa est appliqué à des Européens comme terme de respect et d'estime. C'est ainsi que le petit Amadou en répondant à un commandant blanc dit :

"Oui, papa commandant !" [AEP, p. 324].

Ce terme mélioratif est aussi employé dans les formules mes papas et mamans toubabs, mon père blanc, etc. En parlant des Européens l'auteur s'exprime dans les termes suivants :

[...] je ne recommencerais plus jamais à maltraiter quiconque, et moins encore à dire du mal de mes papas et mamans toubabs ! [AEP, p. 327].

Il est particulièrement intéressant de noter qu'en Afrique, le mot père en tant que forme d'appel et d'adresse au père natal ou adoptif semble parfois interdit. En qualité d'euphémismes on trouve des substituts. Notamment, Amadou a eu l'habitude de s'adresser à son père adoptif en lui disant Naaba, ce qui veut dire "chef, roi" en langue moorè. Par contre, il appliquait volontiers le mot père à son oncle maternel. En parlant à son père de sa visite chez son oncle, le petit Amadou s'exprime de la manière suivante :

— Naaba, lui dis-je, j'ai remis ton paquet à mon père Mamadou Thiam ; il te remercie [AEP, p. 217].

Le pluriel pères a aussi un sens particulier en Afrique noire. Ici, pères, ce ne sont pas seulement les "ancêtres", mais aussi l'ensemble de tous ceux qui sont considérés comme pères de l'enfant selon la tradition locale, c'est-à-dire — ses pères géniteurs et adoptif, oncles, amis des parents, etc. :

Toute cette discipline enseignait un art de vivre. Tenir les yeux baissés en présence des adultes, surtout des pères c’est-à-dire les oncles et les amis du père [AEP, p. 249].

Donc, si selon la tradition l'enfant européen n'a qu'un seul père dans sa famille, l'enfant africain peut en avoir plusieurs :

Je consacrai le temps qui me restait à aller saluer en ville mes oncles et tantes et les amis fidèles de mes parents [...]. Tous avaient été des pères pour moi : Balewel Diko, le compagnon inséparable de mon père Hampâté ; mon oncle maternel Hammadoun Pâté et mon "oncle" Wangrin ; Koullel, dont je portais le nom ; et surtout Tierno Bokar [AEP, p. 355].

Les particularités sémantiques et fonctionnelles du mot père correspondent, à un certain degrés, aux particularités sémantiques et fonctionnelles du terme mère. En Afrique le mot mère est appliqué non seulement à la mère génitrice mais aussi à la tante. Dans Amkoullel le père d'Amadou traite sa tante Anta N'Dobdi dans les termes suivants :

Ma mère Anta N'Diobdi étant le seul parent qui me reste, elle a sur moi tous les droits, y compris le droit de vie ou de mort [...]. Je lui dois respect et obéissance [AEP, pp. 46-47].

En outre, dans la famille polygame peule chacune des femmes du père est la mère de ses propres enfants et des enfants de ses coépouses. Le terme belle‑mère y est très rare et n'a aucune connotation péjorative contrairement à l'Europe. Chez A.H. Bâ, cet ordre des choses est reflété dans l'épisode suivant :

Ses disputes orageuses et quotidiennes avec ma mère ne l'empêchaient nullement de venir le soir dans sa case réclamer impérativement : "Rends‑moi mon enfant !" et elle m’arrachait à Kadidja [AEP, p. 217].

Les particularités des termes fils et fille sont, dans le français d'Afrique noire, en rapport avec les particularités des relations traditionnelles entre les "enfants" et les "parents". Dans ce cas, le fils ce n'est pas seulement l'enfant naturel d'un homme et d'une femme, mais aussi :

1) le neveu, car l'oncle y est considéré en tant que père, et la tante en tant que mère ;

2) le fils d'un ami ou d'une amie (dans le sens africain de ces termes). Dans Amkoullel une amie de Kadidja le démontre de manière très directe :

— Je suis amie et camarade d'âge de Kadidja, Amkoullel est donc mon fils [AEP, p. 270].

De même, Koullel, l'ami de longue date des parents d'Amadou Hampâté Bâ, le traitait comme son propre fils ; avant sa mort, il était heureux de le revoir et de lui dire :

— Et merci, mon Dieu, de m'avoir permis de revoir mon fils avant de quitter ce bas monde ! [OMC, p. 59].

Pour le lecteur européen peu informé du contexte africain, les paroles suivantes de Tidjani, père d'Amadou Hampâté Bâ, adressées à son propre ami Abdallah sont peu claires :

Lorsqu'il annonça la nouvelle à Tidjani, celui‑ci le regarda fixement en hochant la tête. "Amadou est vraiment ton fils, lui dit‑il, il est aussi têtu que toi !" [AEP, p. 441] ;

3) tous les garçons et les adultes sont considérés comme les fils des chefs de la famille, du clan, du village, de la tribu, etc. ;

4) tous les garçons sont fils pour les adultes du milieu traditionnel ;

5) le captif est aussi le fils de son propriétaire ;

6) dans l'expression fils de mon père qui est fréquent dans les textes analysés, le mot fils exprime la notion '"frère" telle qu'elle est conçue par les Africains. En parlant de cette expression, A.H. Bâ fait remarquer qu'elle est employée comme la formule pour honorer les gens et leur exprimer le respect. Elle est aussi employée

pour souligner le lien de parenté qui existe plus ou moins entre deux Peuls se rencontrant à l'étranger, à plus forte raison entre un Bâ et un Diallo, liés par l'alliance de la dendiraku, "parenté à plaisanterie" [OMC, p. 96].

C'est aussi dans cette acception qu'on voit utiliser en Afrique l'expression fils de ma mère :

Après que tout le monde eut bien mangé et dansé [...], dans l'euphorie générale je pris la parole : "O fils de ma mère ! Il m'est venu une idée " [AEP, p. 435].

L'analyse des termes de parenté sur l'axe "parents-enfants" nous fait conclure que la parenté entre les générations différentes est conçue très largement dans la tradition africaine. De même, l'observation des termes français dans les romans d'A.H. Bâ nous amène à dire que la compréhension africaine de la parenté sur l'axe d'une seule génération entres les frères, sœurs, cousins, cousines, maris, femmes, amis etc., est aussi très particulière et diffère beaucoup de la compréhension européenne.

Selon le contenu sémantique du mot frère, la notion "frères" dans la tradition française est encadrée des acceptions suivantes :

1) ceux qui sont nés des mêmes parents, d'une même mère ou d'un même père ;

2) ceux qui se croient enfants du même Dieu, de la même grande famille humaine ;

3) ceux qui ont une seule communauté d'origine, d'intérêts, d'idées.

 

Dans les romans d'Amadou Hampâté Bâ l'éventail des emplois du mot frère est beaucoup plus large :

1) comme frères sont considérés les enfants des coépouses du père polygame ;

2) conformément à la tradition, les garçons peuls acquièrent plusieurs "frères" parmi ceux qui font partie des associations d'âge formées dans les villes et les villages. En décrivant la formation d'une telle association, A.H. Bâ précise les faits suivants :

Nous ne formerons plus désormais qu'une seule waaldé dont les membres seront comme des frères issus des mêmes entrailles [AEP, p. 305].

Le nombre de ces frères augmente au cas de la fusion des associations. C'est ainsi que

La waaldé de Si Tangara acceptait de fusionner avec nous [...], nos deux associations devraient alors se jurer mutuelle fidélité et leurs membres se reconnaître comme frères égaux en droits et en devoirs [AEP, p. 305] ;

3) au cours de la cérémonie d'initiation, le garçon qui atteint l'âge de puberté devient frère des autres garçons initiés au même rite :

Un lien de camaraderie puissant, de fraternité même, doublé d'un devoir d’assistance mutuelle se crée entre les circoncis d’une même promotion, et cela pour toute la vie [ACP, p. 293] ;

4) les amis deviennent frères selon la tradition africaine. L'homme peut vivre dans la maison de son ami et jouir pleinement des droits des membres de la famille. En parlant de Tierno Bokar qui était son maître religieux et l'ami de ses parents, Amadou Hampâté Bâ dit :

Ami intime de mon oncle Bokari et de ma mère, puis de mon père Hampâté, il était, selon la tradition africaine, leur frère, donc mon oncle. Mais il devait être bien plus que cela tout au long de ma vie : il allait être mon père spirituel, celui qui modèlerait mon esprit et mon âme et à qui je dois d’être tout ce que je suis [AEP, p. 74] ;

5) les membres d'une famille ou d'un clan (d'une famille étendue) sont considérés comme frères quand ils appartiennent à la même génération ;

6) les membres d'un clan sont frères des membres du clan avec lequel sont établis les liens de parenté à plaisanterie. Chez les Peuls, ces liens traditionnels existent notamment entre les Bâ et les Diallo. C'est justement pour cette raison qu'Amadou Hampâté Bâ dit en s'adressant à un Diallo :

Crois-moi, mon frère, mieux vaut souffrir [OMC, p. 193] ;

7) sont considérés comme les frères tous ceux qui, ayant le même âge, appartiennent à une tribu, à un groupe ethnique, à une nation, à une race. Par exemple, tous les Peuls sont frères entre eux, surtout lorsqu'ils se trouvent loin de leur pays natal. Dans ce cas, ils ont l'habitude de se dire frère en s'adressant l'un à l'autre :

Un commis expéditionnaire, secrétaire du grand commandant [...] vint me rejoindre. Par chance, c'était l’un des fils du grand chef peul [...] chez qui j'avais logé lorsque j'étais écolier à Djenné. [...] Il me prit par la main : "Viens, mon frère !" [OMC, p. 62].

Dans l'emploi large et le contenu très étendu de termes tels que frère se fait observer la force de la solidarité familiale, clanique, ethnique et raciale des Africains. Ces termes sont employés quotidiennement par les enfants des mêmes parents ou des parents différents, par les amis, par ceux qui se connaissent à peine. Ils servent de forme d'adresse parmi les gens du même village, du même quartier de la ville, du même pays. Donc, ce sont les mots qui servent de termes d'appel des gens de la même génération et du même milieu social.

Dans le français de France, la distinction entre les frères d'âge différent est exprimée par les termes frère aîné et frère cadet. Dans la variante africaine du français, cette notion est rendue d'habitude par les termes familiers grand frère et petit frère. En tout cas, dans les romans d'Amadou Hampâté Bâ c'est justement ces derniers termes qui sont utilisés le plus souvent. L'emploi des mots grand frère et petit frèren'est pas due à une   raison stylistique, mais exclusivement sémantique, car la conception de cette parenté est très particulière en Afrique. Si dans le contexte européen les adjectifs grand et petit rendent l'idée des différences d'âge seulement, dans le français d'Afrique noire ils reflètent un contenu plus profond. Ici, l’aîné des frères est celui qui se soucie du cadet, qui l'aide financièrement, qui le "soutient". De son côté, le frère cadet honore et estime le frère aîné. Donc en Afrique, le grand frère et le petit frère  forment une catégorie qui est en même temps celle de l'âge, des relations socio-économiques et éthiques. Concernant les relations traditionnelles entre les frères, A.H. Bâ écrit :

En ce temps-là, une hiérarchie naturelle, fondée sur l'âge, la naissance ou les qualités, régissait encore toute la vie africaine traditionnelle et déterminait les comportements : égards, courtoisie et obéissance envers les aînés, soutien et assistance de la part de ces derniers. Chacun avait le sens de son devoir et l'accomplissait sans contrainte, presque religieusement [OMC, p. 156].

C'était justement cette tradition qu'illustrent les sentiments du jeune Amadou envers son frère aîné et son frère cadet :

Partagé entre [...] mon frère aîné Hammadoun, que j’admirais, et mon gracieux petit frère Mahommed el Ghauli dont j’étais le protecteur [AEP, p. 274].

Le même genre de comportement se crée entre tous ceux qui se considérant comme frères selon la tradition africaine. En parlant de la communauté dans laquelle il vivait loin de son pays, Amadou Hampâté Bâ nous fait savoir que,

Chaque fin de mois, Bokardari Sissoko et moi‑même remettions intégralement notre solde à Demba Sadio. Le considérant comme notre frère aîné, nous le laissions s'occuper de tout. Il nous nourrissait, nous habillait nous et nos femmes et assurait l’entretien de notre petite communauté, fêtes et réjouissances comprises [OMC, p. 243].

Les livres d'Amadou Hampâté Bâ sont riches des emplois particuliers des termes de parenté. Outre ceux qui sont décrits ci-dessus on en trouve beaucoup d'autres parmi lesquels citons sœur, petite sœur, grand-père, grands-pères, grand-mère, fille, petit-fils, petite-fille, oncle, grand-oncle, neveu, petit neveu, cousin, cousine, épouse, coépouse, mari, mari platonique, femme platonique, parent à plaisanterie etc. Leurs particularités témoignent du fait que la langue européenne en Afrique absorbe facilement les éléments d'une nouvelle culture, empreinte de tradition orale dans laquelle, on le sait, à l'aide des mots et des phrases, sur l'axe vertical d'une génération à l'autre et sur l'axe horizontal parmi les individus d'une seule génération, sont transmises les postulats éthiques parmi lesquels les plus importants sont ceux qui concernent la solidarité clanique, ethnique et raciale, la fraternité de la génération, les sentiments de respect envers les aînés, les ancêtres, les représentants de l'élite traditionnelle et moderne.

L'étude des moyens utilisés pour les Africains pour s'adresser l'un à l'autre est une source riche et un moyen efficace de préciser les traits psychologiques de ces mêmes sociétés, les traits particuliers de leur culture nationale. L'analyse des faits observés dans les livres d'Amadou Hampâté Bâ nous démontre la sociabilité des Africains, leur habitude de découvrir et de comprendre le monde en commun. Ces traits de la psychologie culturelle des Africains sont opposés à l'extrême réserve des Européens, à l'individualisation de leur faculté de penser. On peut supposer que ces traits nationaux ne sont pas éternels, qu'ils ne sont pas donnés pour toujours et qu'ils sont en rapport direct avec le type de la culture qui caractérise une étape de l'évolution sociale

 


[1] Bâ A.H. (1992). Amkoullel, l'enfant peul. Paris. Pour cette œuvre nous avons adopté les sigles AEP.

[2] Bâ A.H. (1994)Oui mon commandant ! Paris. Pour cette œuvre nous avons adopté les sigles OMC.

[3] Voir Zoubko G. (1986). "Peuls" in Systèmes des noms propres chez les peuples du monde, Moscou.

[4] Krijanovskaia S. (1984). "Baba-iaga ou ... Fantomas (sur les sobriquets)", in Ononastique ethnique, Moscou, p. 101.