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Parler le français de Nouvelle-Calédonie, Être Calédonien : de la valeur identitaire d’un français régional         

 

Christine Pauleau,

Université de Paris X - Nanterre

 

 

 

                Être Calédonien, c'est être un locuteur calédonien, autrement dit : user d'une variété de langue, le français de Nouvelle-Calédonie (ou français calédonien) qui diffère, de façon plus ou moins importante, de la variété dite standard.

                La description du français calédonien (pour une fois) n’est pas ici notre propos[1], puisque nous nous intéresserons plutôt dans les pages qui suivent à l’image sociolinguistique de ce français régional dans son propre contexte, au travers des représentations que les Calédoniens se font de leur propre usage de la langue, de la norme, des modèles linguistiques (ceux qu'"il faut suivre"), et des contre-modèles linguistiques (ceux qu'"il ne faut pas suivre").

                Mais il faut d’abord, pour décrire l'état de conscience linguistique des Calédoniens, rendre compte de la situation sociolinguistique de l'espace francophone qu'est la Nouvelle-Calédonie.

 

1.1. La Nouvelle-Calédonie, espace multilingue

                Le français est la langue officielle en Nouvelle-Calédonie mais l'archipel calédonien est aussi un espace caractérisé par son multilinguisme.

                L'enquête sociolinguistique réalisée pour les besoins de ma thèse de doctorat en 1990-1991[2] illustre le fait que le français soit en perpétuel contact avec d'autres langues (mélanésiennes, polynésiennes, indonésiennes, asiatiques, etc.), et ceci selon les diverses situations ethno-linguistiques suivantes :

a) Certains locuteurs monolingues emploient dans leurs échanges verbaux la langue française exclusivement : c'est souvent le cas des Européens mais aussi de certains non-Européens. Toutefois, ces individus sont susceptibles d'entendre d'autres langues au quotidien, de façon plus ou moins courante et familière. Même s'il y a usage exclusif du français, celui-ci s'accompagne donc d'une exposition perpétuelle aux autres langues, qui le plus souvent, ne sont par contre pas décodées.

b) À l'inverse, certains autres locuteurs sont tout à fait multilingues, associant le français (en général langue seconde) à d'autres langues (langues maternelles) : par exemple, certains parlent le français et plusieurs langues kanak ; ou encore, dans les situations de métissage, le français, une langue kanak, et une autre langue (polynésienne par exemple).

c) Entre ces deux pôles (l'usage exclusif du français et le multilinguisme), les situations intermédiaires sont variées. Les plus fréquentes sont le bilinguisme associant le français et une autre langue : par exemple une langue kanak, ou une autre langue (langue polynésienne, indonésienne, asiatique...) ou encore le tayo, créole parlé par environ 2000 locuteurs aux alentours de Nouméa, à Saint-Louis en particulier.

                Être Calédonien, c'est donc être un locuteur soit multilingue, soit bilingue, soit francophone en contact permanent avec d'autres langues : cette situation sociolinguistique particulière a une grande importance car elle va déterminer le caractère propre de l'espace francophone calédonien et celui du français calédonien.

 

1.2. L'espace francophone calédonien, l’emploi du français

                Ce contexte multilingue, où sont représentées toutes les communautés ethno-linguistiques océaniennes aux côtés de la communauté européenne, n'empêche pas la Nouvelle-Calédonie de compter parmi les plus forts pourcentages au monde de locuteurs francophones (80%)[3], ce qui s'explique par les fonctions fondamentales que le français tient dans l'archipel, en l'absence de créole ou de pidgin suffisamment répandu : la langue française y est non seulement langue officielle mais aussi langue commune (véhiculaire) unique. 

                Le français est donc d'usage très largement majoritaire et les autres langues (langues locales kanak, langues polynésiennes, indonésiennes, asiatiques...) sont employées surtout en milieu familial.

                Le français que parlent les Calédoniens n'est pas exactement le même que celui que l'on entend dans l'Hexagone. Il peut se caractériser par une prononciation et/ou des traits lexicaux (voir note 1) et/ou des traits morpho-syntaxiques qui lui sont propres. Toutefois, ce français calédonien n'est pas parlé partout, à tous moments, et dans n'importe quelle situation : il conviendrait donc de dire plus exactement qu'on peut entendre en Nouvelle-Calédonie plusieurs variétés de français, dont l'éventail va des variétés proches du standard (diffusées par exemple par France Inter quotidiennement, en direct de Paris, ou par les émissions de télévision métropolitaines) au français marqué par le créole (le tayo, voir supra). Les variétés intermédiaires les plus courantes sont :

- le français des médias locaux : il s'agit soit d'un français très standardisé (journalistes métropolitains par exemple), soit d'un français calédonien, marqué phonétiquement seulement (publicités radiophoniques locales), ou marqué irrégulièrement par certains traits lexicaux (presse écrite) ;

- le français calédonien urbain (nouméen), qui est parfois très déviant phonétiquement, mais en général lexicalement décodable à 60 % environ, pour un locuteur métropolitain ;

- le français calédonien fortement régionalisé de la brousse, ou pidginisé des banlieues nouméennes (phonologie, lexique et morpho-syntaxe étant alors touchées).

 

2.1. La représentation des usages

                Dans les faits, le français calédonien existe donc bien, comme nous venons de le dire, de façon plus ou moins marquée, aux côtés des autres variétés de français, plus ou moins standardisées. Nous allons voir maintenant comment ce français local est représenté dans la conscience collective, comment les Calédoniens perçoivent cette marque identitaire qu'est le français calédonien. Ces représentations semblent parfois assez contradictoires.

                Selon notre enquête, les Calédoniens reconnaissent en effet l'existence du français local et le fait que son usage soit généralisé. Par contre, le plus souvent les non-Européens prêtent cet usage généralisé aux locuteurs Européens ("C'est les Blancs qui parlent comme ça !"), et ces derniers aux broussards ("C'est les broussards qui parlent comme ça !") : autrement dit, toutes les personnes interrogées disent parler le français calédonien mais les non-Européens prétendent que ce n'est pas vraiment leur manière de parler mais plutôt celle des Européens ; et les Européens (vivant tous à Nouméa dans notre enquête), que c'est celle des broussards.

                Ce comportement de réserve peut être dû à un sentiment d'insécurité linguistique : les locuteurs se sentent en situation fautive par rapport à ceux qui parlent le français de France, considéré comme le modèle à suivre. En revanche, ce sentiment est accompagné d'une sorte d'immobilisme : l'usage du français local est perçu comme un état de fait intangible, les enquêtés ne désirent ni "se corriger", ni renforcer ces habitudes linguistiques, et ne les trouvent en général nullement "gênantes dans leur travail".

                Toutefois, certaines situations de communication sont reconnues comme plus adéquates que d'autres à l'emploi du français local, ce sont le registre familier d'abord, et celui de la plaisanterie : on parle le français calédonien en situation de sécurité linguistique et souvent pour en rire ; la majorité des enquêtés trouve d'ailleurs le français local "comique", et cela est confirmé par l'exploitation qu'en font les comiques locaux.

                Enfin, les personnes âgées considèrent comme "normal" ou "naturel" l’usage du français local et attribuent à la jeunesse son usage le plus marqué : cela met en évidence l'ancrage solide de la norme linguistique locale dans les consciences, au fil des générations.

 

2.2. La représentation des modèles linguistiques

                Le modèle linguistique qui s'impose quotidiennement à tout locuteur de Nouvelle-Calédonie est celui du français standard ou standardisé des médias, en particulier l'oral de la radio et surtout de la télévision (présente jusque dans les tribus les plus retirées) ainsi que l’oral des situations de langue officielle (administration, école, services publics...).

                Notre enquête permet de faire le portrait-robot du modèle linguistique à suivre, tel que se le représentent les Calédoniens. Le questionnaire principal de cette enquête avait en effet pour thème : "Un étranger veut apprendre le français en Nouvelle-Calédonie"... Il comportait les questions suivantes :

- Dans quelle région doit aller cet étranger ? (Nouméa ? brousse ?)

- Quels gens doit-il fréquenter ?

- Quels sont les gens qui parlent le mieux ?

- Est-il préférable qu'il aille en France ?

- Quels sont les gens qui ne parlent pas bien ?

- Le français est-il une langue difficile ?

                Selon les résultats de l’enquête, le portrait-robot de "celui qui parle le mieux" est donc : un Nouméen d'origine européenne voire métropolitaine, ou d'un niveau d'instruction dépassant le primaire, en particulier remplissant les fonctions d'enseignant. Précisons que le modèle du Métropolitain est incontournable pour les Calédoniens non-Européens (qui affirment qu'un étranger, pour apprendre le français correctement, doit fréquenter des Métropolitains) ; il ne l'est pas en revanche pour les Européens (pour qui il n'est pas indispensable de fréquenter des Métropolitains pour apprendre le français), ce qui montre que ces derniers estiment compatibles les normes locale et hexagonale. L'anti-modèle (portrait du locuteur qui "parle le moins bien") est représenté par le non-Européen, c’est-à-dire celui qui souvent n'a pas le français pour langue maternelle, l'exemple le plus courant que donnent les enquêtés étant celui du locuteur wallisien.

                Toutefois certaines réserves sont à souligner quant à ces représentations : si d'une part, le français standard scolaire peut être considéré comme un modèle par les enquêtés, on remarque d'autre part qu'il peut parfois être perçu par certains comme inadéquat, en situation de communication familière, car associé au français métropolitain, celui-ci étant rejeté pour des raisons identitaires : user du standard, c'est "bien parler" mais c'est aussi "parler zoreille", et/ou, pour les non-Européens et en particulier pour les Kanak, "faire le Blanc". De la même façon, parler un français très déviant (anti-modèle) peut-être ressenti (par les non-Européens surtout) comme déplacé (démagogique ou méprisant) de la part d'un locuteur susceptible d'employer le français standard ou standardisé (un Européen par exemple) : les Kanak disent alors que le locuteur "fait le Kanak".

 

2.3. La représentation des normes

                La norme locale, celle du français calédonien, n'est donc pas explicitement acceptée, on ne dispose par exemple d'aucun dictionnaire du français calédonien reconnu officiellement[4]. Cette norme endogène fonctionne en revanche dans le discours du quotidien et dans les situations d'oral familier : on reprendra par exemple un ami métropolitain qui dira dans une conversation petit bateau au lieu de plate.

                La norme exogène est par contre reconnue de façon explicite : le français de France reste le modèle à suivre, le français standard est employé par les médias. En conséquence, l'usage du français local est considéré comme dévalorisant et marginalisant par rapport au modèle métropolitain du bon usage, et la norme endogène est souvent refoulée. En revanche, en situation de sécurité linguistique, de connivence entre natifs, elle est mise en avant comme marque de reconnaissance (dans une soirée entre amis, on aime souvent, pour en rire, faire étalage de mots caldoches et c'est alors à celui qui en fera le plus), ceci quelle que soit l'appartenance ethno-linguistique des locuteurs[5]. Les modèles implicites représentatifs de cette norme endogène sont soit des formes orales (sketchs de comiques locaux) soit des formes paralittéraires comme les bandes-dessinées locales : la littérature calédonienne d'aujourd'hui ne fonctionne apparemment pas comme expression identitaire, alors que les locuteurs, toutes origines confondues, se reconnaissent dans les albums de bandes-dessinées de B. Berger, célèbres pour leur humour jouant de l'authenticité linguistique.

                L'imaginaire linguistique des Calédoniens comporte donc des modèles communs aux différentes communautés ethnolinguistiques. Cela ne fait que conforter l'idée d'un français calédonien commun, dont la description montre que l'essentiel des traits de prononciation comme des traits lexicaux est d'un usage commun à l'ensemble des locuteurs, quelle que soit leur origine ethnolinguistique (voir note 1).

 

3. Le français calédonien, langue inter-communautaire, valeur identitaire commune

                Le rôle de langue inter-communautaire assumé par le français calédonien lui donne toute son importance, dans cet archipel francophone du bout du monde rassemblant toutes les ethnies du Pacifique : en Nouvelle-Calédonie, terre d'immigration, les locuteurs font usage d'un français commun, produit de la cohabitation des différentes communautés ethno-linguistiques, et des particu­larités historiques, culturelles, géographiques... propres à l'archipel calédonien.

                Consciemment ou inconsciemment, le français calédonien est de toutes façons partagé. En effet, même si les individus ne perçoivent pas clairement cette communion linguistique, le français local les réunit de fait en une seule identité calédonienne : natifs (ou assimilés) de toutes origines ethno-culturelles et linguistiques, indigènes kanak et immigrés de tous horizons au fil de l'histoire : Européens, Polynésiens, Asiatiques, Indonésiens, etc.

                Ces particularités sociolinguistiques, au moins autant que les traits phonétiques, lexicaux ou morpho-syntaxiques propres au français calédonien, font de la Nouvelle-Calédonie un espace francophone privilégié, qui mérite d'être davantage connu comme tel.

 

 



[1] Voir à ce sujet :

- Pauleau C., Étude phonétique contrastive du français calédonien et du français standard, Nouméa, Centre Territorial de Recherche et de Documentation Pédagogique [CTRDP], (coll. "Thèses et Mémoires"), sous presse.

- Pauleau C., Le français de Nouvelle-Calédonie : contribution à un inventaire des particularités lexicales, Paris, EDICEF-AUPELF, (collection "Universités francophones"), 1995.

[2]  Cette thèse de doctorat, dirigée par Suzanne Lafage, a fait l’objet d’une publication en 1995 (voir note 1).

[3] Chiffre de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique [ACCT], La Lettre de la Francophonie, 9, 15 nov. 1990.

[4] En effet un document comme les Mille et un mots calédoniens (Fédération des Œuvres Laïques [F.O.L.] (ed.), 1983) est certes une des premières manifestations de la conscience linguistique calédonienne. La vocation de ce livre est toutefois davantage celle d'un ouvrage humoristique que celle d'un travail strictement linguistique et lexicographique. À l'inverse, mon étude sur le lexique (voir note 1), reste pour l'heure une recherche universitaire non vulgarisée qui, même si elle a été publiée et distribuée en Nouvelle-Calédonie, ne peut avoir un fort impact sur la conscience collective.

[5] Notons toutefois que la façon de nommer ces mots régionaux diffère selon la communauté ethno-linguistique en question : le locuteur kanak, par exemple, ne dit en général pas mots caldoches mais mots de chez nous ou mots du langage.