Télécharger la page au format PDF

L’ATTITUDE ENVERS LES ANGLICISMES EN AFRIQUE FRANCOPHONE : UN RAPPORT PRÉLIMINAIRE

 

Jim Walker

USHS - Strasbourg

 

 

 

Cet article constitue un rapport préliminaire de l'état de mes recherches sur l'attitude envers les anglicismes en Afrique francophone. Ces recherches s'effectuent dans le cadre d'un Doctorat, dirigé par Mme Suzanne Lafage, à qui, profitant de l'occasion qui m'est donnée, je souhaiterais exprimer mes remerciements. Avant de parler des résultats préliminaires, il convient de dire quelques mots sur ce qui m'a motivé à entreprendre des recherches dans ce domaine.

En tant que britannique, j'ai souvent été frappé par le rapport amoureux, parfois passionnel, que le peuple français entretient avec sa langue. Les exemples foisonnent. Existe-t-il un autre pays dans le monde où une dictée peut revêtir une importance nationale telle qu’elle est diffusée à la télévision aux heures de grande écoute (il eût été de mauvais goût de parler de prime-time dans un article sur les anglicismes) ? Un autre pays où l'édition d'un nouveau dictionnaire peut provoquer des dizaines d'articles de presse et des débats passionnés dans les bistrots sur les néologismes qui viennent d'être acceptés ? Ou encore, et c'est là que nous touchons au cœur de la question qui nous intéressera dans les pages qui suivent, un autre pays où un texte de loi visant le remplacement de quelques éléments étrangers dans la langue serait capable de provoquer un débat à l'échelle nationale, comme cela a été le cas en 1994, autour de la loi Toubon ?

Les exemples cités ne sont qu'anecdotiques, mais n'en sont pas moins pertinents. Bien d'autres ont d'ailleurs souligné la même chose. À titre d’exemple, Ayres-Bennett (1993, 33) en cite les suivants : "...Duhamel...who considers France ‘une nation de grammairiens’, Galliot’s characterisation of the Frenchman as an ‘homo grammaticus’ or Arland’s assertion that ‘la grammaire est une institution nationale’". C'est une passion qui a engendré en outre un nombre presque incalculable de livres, pamphlets, articles de presse et autres textes, soit pour louer la perfection de la langue, soit pour décrier sa dégénérescence.

Il m'a semblé intéressant d'explorer ces sentiments langagiers, et de les comparer avec les sentiments exprimés par des francophones d'autres pays que la France et notamment des pays africains. Les questions qui sous-tendent mon travail sont les suivantes : l'attitude passionnelle que j'ai décrite est-elle une réalité sur le terrain en France ? Ces attitudes linguistiques envers le français sont-elles similaires ou différentes dans d'autres communautés ? Pour poser la question de manière plus brutale, le purisme linguistique français a-t-il été exporté en même temps que la langue française ?

Pour qu’une enquête à ce sujet garde des proportions gérables, il a été nécessaire de la réduire à l’étude d’une seule variable. En outre, celle-ci devait être facilement identifiable pour les non-linguistes qui répondraient aux questions. L’anglicisme lexical me semblait répondre assez bien à ces critères[1]. L’autre avantage du choix des anglicismes était justement le débat récent qui avait entouré la loi Toubon. Mon espoir était que mes répondants ne seraient donc pas insensibles à la question.

L'intégralité de l'enquête est composée de questionnaires envoyés à cinq endroits en France métropolitaine (Rouen, Paris, Strasbourg, Albi et Reims), ainsi qu'à la Réunion et dans quatre pays d'Afrique francophone (Bénin, Cameroun, Sénégal et Madagascar). Le même questionnaire a également été distribué au Québec et au Vietnam. Je ne m’occuperai, pour cet article, que des résultats combinés de Rouen et Paris d'un côté, du Bénin et du Cameroun de l'autre, les autres questionnaires n'ayant pas été à ce jour entièrement dépouillés[2]. En outre, je me contenterai d’une comparaison entre les Français et les Africains en tant que groupes homogènes. Même si des différences éventuelles selon le sexe, parmi d'autres préoccupations, font partie de la thèse, la place manque ici pour en rendre compte. L’échantillon est donc formé de 113 Français (dont 108 étudiants) et 57 Africains (dont 55 étudiants). La prépondérance des étudiants s'explique, d'abord par des raisons pratiques, car les collègues qui m'ont aidé pour la distribution du questionnaire étaient tous des universitaires, et il était difficile pour moi de leur imposer un travail onéreux de terrain. L'inconvénient de cette restriction est évidemment qu'elle empêche certaines comparaisons sociolinguistiques sur des critères tels que l'âge ou la condition socio-économique. Cela dit, le grand avantage est que les sondages dans les différents sites se basent sur des échantillons assez grands et extrêmement similaires, et donc hautement représentatifs et rigoureusement comparables.

L’hypothèse qui a formé la base de ce travail est la suivante : la France étant un pays majoritairement monolingue, les Français manifesteront une attitude plus protectrice envers leur langue, et donc plus hostile aux anglicismes, que les Africains. Ces derniers, puisqu’ils ont généralement plus d’une langue à leur disposition, verront le français comme une langue parmi d’autres, et seront moins enclins à la défendre contre les anglicismes. Pour être complet, il faut admettre que j’ai longtemps hésité entre cette hypothèse et son contraire - à savoir que pour les Africains le français n’est justement pas une langue parmi d’autres, que sa spécificité culturelle et institutionnelle fera que les Africains seront amenés à la protéger de manière très importante, à manifester des attitudes plus puristes encore que les Français. La possibilité d'une insécurité linguistique plus forte en Afrique n'est pas non plus à écarter. J’adopte néanmoins ici l’hypothèse qui a dirigé mon travail depuis ses débuts, lorsque la situation linguistique africaine m’était moins familière. Rétrospectivement, je crois que les connaissances que j’ai acquises concernant cette situation me pousseraient à opter pour la deuxième hypothèse.

Le questionnaire comportait plus de vingt-cinq questions : nous ne nous occuperons que de celles qui ont un lien direct avec le titre de cet article. Pour chacune, je présenterai d’abord les résultats, sous forme de tableau, avant d’en faire un bref commentaire.

 

Question 1 : Avez-vous entendu dire que la langue française contemporaine subit une influence de l'anglais ?

 

Souvent

Parfois

Rarement

Jamais

FRANCE

69,03%

30,97%

0%

0%

AFRIQUE

66,67%

31,58%

1,75%

0%

Les résultats en Afrique et en France sont extrêmement voisins et il n’y a aucune différence statistiquement significative[3]. Il semblerait donc que la question des anglicismes et du danger potentiel qu’ils poseraient selon certains est également présente aux esprits français et africains et que c'est un sujet souvent débattu, aussi bien en Afrique qu'en France. Ces résultats démontrent (heureusement pour moi !) que le sujet des anglicismes était effectivement bien choisi, car il semble répondre aux critères que j'ai exposés ci-dessus.

 

C’est la question 4 qui est la première à explorer les attitudes, et par la même occasion, est la première à démarquer les deux groupes[4].

Question 4 : Pensez-vous que les anglicismes puissent constituer une menace pour la langue française ?

 

Oui

Peut-être

Non

FRANCE

8,85%

29,2%

59,29%

AFRIQUE

43,86%

31,58%

24,56%

Sans même effectuer de traitement statistique, ces résultats sont frappants. Il semble clair que les Africains considèrent que les anglicismes constituent une menace beaucoup plus que ne le font les Français. La majorité des Français semblent croire que les anglicismes ne constituent pas une menace, alors qu’une grande proportion des Africains les tiennent pour menaçants. Si l’on attribue à la réponse OUI 3 points, PEUT-ÊTRE 2 points et NON 1 points, on obtient des totaux de (8,85x3)+(29,2x2)+(59,29x1) = 219,3 pour l’Afrique et 144,24 pour la France, soit une différence très considérable. Nous ne devons pas encore, bien entendu, tirer des conclusions trop hâtives. Même si ce premier résultat est on ne peut plus net, il faut attendre que d’autres résultats viennent confirmer cette tendance. C’est le cas de la question six.

 

Question 6 : Que pensez-vous des commissions terminolo­giques qui existent en France ? (question ouverte, qui donne lieu difficilement à un tableau récapitulatif)

Cette question produit des réponses qui vont dans le même sens que la précédente. En effet, 61,9% des témoins français proposaient des réponses globalement négatives à l’égard de ces commissions, les considérant ‘inutiles’ voire ‘ridicules’, les deux adjectifs les plus fréquents, alors que seulement 42,9% des témoins africains en disent autant. Seuls 18,58%, un cinquième, des Français, considèrent que ces commissions sont ‘louables’, ‘utiles’, ‘font du bon travail’, alors que chez les Africains, le chiffre est de 28,6%. Même si l’écart entre les deux échantillons n’est pas aussi net que dans le cas de la question précédente, la différence est significative, et d’ailleurs tout à fait compréhensible. Il semble normal que si les Africains se sentent plus menacés par les anglicismes, ils soient également moins hostiles à l’égard des commissions de terminologie dont l’objectif est d’endiguer le flux d’anglicismes. On peut tout de même légitimement s’interroger sur la portée de cette question, dans la mesure où les commissions terminologiques n’existent évidemment pas dans les pays africains considérés, mais les réponses sont tout de même intéressantes[5].

 

La question suivante a un lien direct et évident avec la question six.

Question 7 : Estimez-vous qu’il est utile de vouloir remplacer chaque anglicisme par un équivalent français (p.e. goal - gardien, walkman - baladeur) ?

 

Oui

Peut-être

Non

FRANCE

5,31%

18,58%

70,8%

AFRIQUE

40,35%

15,79%

40,35%

Les réponses ici ne font que renforcer les résultats déjà obtenus. Les écarts entre les résultats français et africains sont presque aussi grands que dans la question 4, surtout pour les réponses oui et non. Il semblerait, au vu de ces chiffres, que les Africains, généralement, croient nécessaire et souhaitable le remplacement de chaque anglicisme par un équivalent français, ce qui confirme les résultats de la question six. Un maigre 5,31% des Français interrogés soutiennent cette idée. Il faut noter, cependant, que même si les question six et sept produisent des résultats qui ont une même tendance, les chiffres sont nettement différents. Par exemple, seulement 28,6% des Africains, comme nous l’avons vu, ont une attitude favorable envers les commissions de terminologie, mais plus de 40% voient l’intérêt de remplacer chaque anglicisme, écart qui semble intuitivement bizarre. La tendance est inversée chez les Français, dont un vingtième souhaitent voir chaque anglicisme remplacé, mais dont un dixième soutient l’action des commissions. Faut-il y voir un aléa statistique, une faiblesse structurelle de l’enquête, ou y a-t-il une autre explication ? Cette dernière reste à trouver.

 

Question 9 : Les équivalents français des anglicismes sont-ils facilement adoptés dans la langue quotidienne ?

 

Oui

Non

Cela dépend

FRANCE

9,73%

76,11%

13,27%

AFRIQUE

12,28%

73,68%

12,28%

Nous avons ici des résultats beaucoup plus homogènes. Malgré leur soutien beaucoup plus important pour le remplacement systématique des lexèmes d’origine anglaise, les Africains considèrent tout autant que les Français, que les remplaçants proposés ont du mal à s’imposer dans la langue de tous les jours. Il semble donc que le fait d’accueillir des mesures destinées à endiguer un flux d’anglicismes que l’on tient pour très peu souhaitable, ce qui est grossièrement la position africaine, n’ait pas d’influence positive sur la capacité (ou volonté ?) d’intégrer ses mesures à la langue quotidienne.

Tous les résultats discutés jusqu’ici semblent indiquer une même chose, car il y a une nette tendance statistique qui se dégage : les Africains se sentent plus menacés par les anglicismes que les Français et sont davantage prêts à accepter des mesures de remplacement, malgré la difficile intégration dans le langage quotidien. Si l’on en restait là, le sondage serait clair. Toutefois, les résultats suivants semblent aller à l’encontre des résultats déjà obtenus.

 

Question 11 : Est-ce que les anglicismes enrichissent la langue française ?

 

Beaucoup

Moyennement

Peu

Pas du tout

FRANCE

9,73%

49,56%

17,7%

9,73%

AFRIQUE

26,32 %

38,6%

19,3%

12,28%

À première vue, ces résultats semblent contredire ceux déjà obtenus. Nous avons établi que les Africains ressentent les anglicismes comme une menace importante. Ceci n’empêche pas pour autant qu’ils les voient comme plus enrichissants pour la langue française que ne le font les Français. Plus d’un quart des Africains voit dans les anglicismes un élément qui enrichit beaucoup la langue, alors que la proportion parmi les Français est de moins d’un sur dix. Si l’on applique la méthode des scores (beaucoup = 4, moyennement = 3 etc.), l’écart est certes moins frappant que les seules statistiques de la catégorie ‘beaucoup’ (Africains = 271,96 points, Français = 232,73 points), mais la différence est tout de même significative.

Cette apparente incohérence se retrouve dans les réponses aux questions 10 et 15 qui sont présentées ensemble ci-dessous, en raison de leur complémentarité.

 

10. Comment jugez-vous quelqu’un qui utilise beaucoup d’anglicismes ?

 

Positivement

Indifféremment

Négativement

 

Score

FRANCE

1,77%

66,37%

17,7%

 

155,75

AFRIQUE

21,05%

43,86%

22,81%

 

173,68

 

15. Comment jugez-vous quelqu’un qui cherche à éviter les anglicismes en utilisant les équivalents français ?

 

Positivement

Indifféremment

Négativement

 

Score

FRANCE

12,39%

49,56%

26,55%

 

162,84

AFRIQUE

33,33%

43,86%

15,79%

 

203,5

Il y a deux façons de lire ces résultats. Dans le cas de la question 10, il serait facile de porter toute son attention à la colonne ‘positivement’, où la différence entre les Africains et les Français est certes frappante. Cette différence entre les deux échantillons, pourtant, est considérablement réduite, si l’on regarde plutôt les scores.

On peut faire exactement la même remarque au sujet de la question quinze (à cette différence près que l’écart entre les scores est plus important). Et c’est justement le fait de pouvoir faire la même remarque en ce qui concerne ces deux questions qui devrait nous frapper. Les questions 10 et 15 sont intuitivement antithétiques, ce qui devrait être reflété dans les résultats. Or, il n’en est rien, car les Africains jugent de manière généralement plus positive que les Français à la fois celui qui utilise des anglicismes ET celui qui cherche à les éviter. Les Français sont globalement indifférents dans les deux cas.

Comment ceci est-il possible ? La première réponse possible serait de dire que les résultats apparemment contradictoires sont dus à une méthode de sondage fautive, ou bien à des faiblesses dans la construction des questions posées. L’utilisation d’un questionnaire écrit, surtout lorsqu’il est utilisé ‘à distance’ comme cela a été le cas ici, n’est jamais chose facile, et il est important de reconnaître les failles de sa méthode. Cela dit, je crois qu’il existe une autre possibilité qui résoudrait ces contradictions qui ne sont qu’apparentes.

Je crois que les résultats aux questions 10 et 15, d’abord, peuvent s’expliquer par ce que j’appellerais une conscience linguistique accrue chez les témoins africains. Par là je veux dire que la langue française, et probablement la langue tout court, revêt plus d’importance pour les Africains qui semblent valoriser la maîtrise de deux lexiques, de deux codes parallèles, quelle qu'en soit leur nature. Ils estiment positivement celui qui se montre capable de manier à la fois le français et le lexique anglais qui le concurrence. Les Français y sont largement plus indifférents.

Cette même théorie de conscience linguistique, qui reste une simple hypothèse, et la plus grande indifférence française en matière de langue, pourrait expliquer également la contradiction qui semble exister entre la question 11, sur l’enrichissement de la langue française, et les questions qui l’ont précédée, sur le sentiment de menace. Si les Africains sont effectivement plus conscients de l’usage qu’ils font de la langue que ne le sont les Français, il est peut-être normal qu’ils soient plus prêts à accepter qu’un lexique concurrent puisse enrichir la langue française, tout en la menaçant. C’est enfin leur plus grande indifférence qui expliquerait que les Français ressentent moins de menace que les Africains.

Il est important de souligner, comme je l’ai dit au début, que cet article ne constitue qu’un rapport préliminaire. Le travail de dépouillement et d’analyse n’est pas fini. Il reste à confirmer ou infirmer ces premières impressions par l’ajout des données des autres questionnaires, venus d’autres villes et d’autres pays. Il reste à examiner les différences qui peuvent exister entre hommes et femmes, entre les différents pays africains, entre témoins qui disent avoir une excellente maîtrise de la langue anglaise et ceux qui ne connaissent pas l’anglais, enfin entre les étudiants scientifiques et les littéraires. Mais en tout cas, si les autres résultats viennent confirmer la piste de réflexion que j’ai ébauchée dans cet article, l’hypothèse de travail qui a formé la base du travail aura été infirmée. Restera à s’interroger sur la signification de ces résultats pour la langue française face à l’anglais.

 

 

Bibliographie

 

AYRES-BENNETT Wendy (1993). "The Authority of Grammarians in 17th-Century France and Their Legacy to the French Language", in SAMPSON Rodney (ed.) (1993). Authority and the French Language, Münster : Nodus Publikationen, 134 p.

WALKER (à paraître). L’attitude envers les anglicismes : une étude pan-francophone, Thèse de Doctorat sous la direction de Suzanne Lafage, Université de Paris III.

 



[1] Pour une discussion des problèmes de définition, voir Walker (à paraître). Ici, il suffit de dire que l’enquête porte uniquement sur le lexique, et sur des mots qui seraient ressentis par le non-spécialiste comme étant d’origine, ou de facture anglaise.

[2] Qu’il me soit permis de remercier très sincèrement ceux qui m’ont aidé dans la distribution du questionnaire : Mme Lafage à Paris, M. Claude Caïtucoli à Rouen, M. Claude Frey à Yaoundé et Dr. Igué Akanni Mamoud à Cotonou.

[3] Pour alléger la discussion, j’ai pris la décision de ne pas inclure les calculs statistiques qui accompagnent ces résultats dans la thèse.

[4] Les statistiques données ne tiennent pas compte des témoins qui ne proposent pas de réponse ou qui sont sans opinion, ce qui explique que le total ne soit pas toujours de 100%.

[5] Dans le cas des questionnaires en Afrique, cette question a été précédée d’une brève explication du rôle de ces commissions.