LE PLURILINGUISME À DAKAR
CONTRIBUTION À UNE SOCIOLINGUISTIQUE
URBAINE
Résumé de thèse
Martine Dreyfus-Camia
Université de Paris V
Cette étude décrit une situation multilingue
dans une société urbaine en formation, avec des interactions
complexes entre langues (français : langue officielle importée
; wolof : langue nationale véhiculaire ; langues nationales d'origine,
essentiellement
identitaires), groupes sociaux, et communautés ethniques. Cette
description peut contribuer à mieux adapter les politiques éducatives
et de formation aux besoins du pays, et à opérer des choix
en matière de planification linguistique.
La recherche s'est appuyée sur des approches
méthodologiques complémentaires : une enquête par questionnaires
et entretiens à visée " vérificatoire " auprès
des élèves des écoles primaires. J'ai réalisé
cette enquête moi-même, sans intermédiaire, en allant
dans les écoles et en faisant passer questionnaires et entretiens
; des vérifications des réponses étaient effectuées
avec l'aide du maître, qui connaissait bien les enfants, et des camarades.
L'autre approche, à caractère plus ethnographique, est centrée
sur des entretiens de type " récits de vie " et " biographies linguistiques
", sur des observations et des enregistrements d'interactions verbales.
L'analyse de 1617 questionnaires et entretiens auprès
de jeunes scolarisés a permis d'identifier des variables explicatives
du maintien ou du transfert de langues. Celles qui contribuent de la façon
la plus significative à la variation des répertoires linguistiques,
des compétences et des usages déclarés des langues
dans la communication familiale, dans le groupe de pair, et dans le quartier,
sont : l'endogamie ou l'exogamie linguistique, l'ethnie, le lieu de l'enfance,
la profession du père, les statuts dans la famille, le lieu de résidence,
le sexe.
L'étude d'observations d'interactions, d'enregistrements
de conversations familiales, et d'entretiens avec les membres de 30 familles,
wolof, serer, diola, mandjak, toucouleur (ayant des modes de vie qui traduisent
différents degrés d'insertion urbaine) a permis de déterminer
les attitudes et les perceptions vis à vis des langues, ainsi que
les pratiques individuelles d'alternance ou de mélange de langues.
Celles-ci expriment non seulement différentes stratégies
d'adaptation linguistique à la ville, mais également différentes
possibilités d'expression identitaire.
Français et woIof sont des langues qui distinguent
les répertoires linguistiques des hommes et des femmes, les langues
de groupe sont des langues qui différencient les répertoires
linguistiques des parents et des enfants. Les pratiques d'alternance ou
de mélange de langues sont plus fréquentes dans la fratrie
et moins fréquentes dans les interactions entre les parents, où
domine l'usage des langues d'origine. Les interactions entre le père
et l'enfant sont marquées par l'alternance langues d'origine — wolof,
langues d'origine — français, ou encore wolof-français, celles
de la mère avec l'enfant par l'emploi de la langue d'origine associée
au wolof ou du wolof en emploi exclusif.
Les variables qui agissent de la façon la plus
significative sur le maintien des langues, sur leur maîtrise et sur
leur usage, sont l'endogamie linguistique, ainsi que l'appartenance ethnique
et le lieu de l'enfance. Celles qui renforcent la compétence des
langues d'origine sont les lieux liés à un mode de vie villageois,
que celui-ci soit dans la ville (dans les quartiers d'habitation spontanée)
ou hors de la ville. Par ailleurs, un enfant qui réside dans les
quartiers centraux, mais également dans les nouvelles extensions
de Pikine, lieux d'habitation des nouvelles classes moyennes, utilise plus
souvent le français dans sa famille, alors que les familles où
les parents ont une profession salariée emploient moins les langues
d'origine.
Les répertoires linguistiques contrastés
des jeunes et des adultes traduisent, pour certaines communautés,
un abandon des langues de groupe et une adoption du wolof en tant que première
langue parlée, en même temps qu'une présence plus marquée
du français pour les jeunes générations. Mais ces
mêmes répertoires, et l'analyse des usages linguistiques,
révèlent également un maintien des langues des communautés.
De nombreux indicateurs prouvent que le changement linguistique et le transfert
de langues ne se produisent pas aussi rapidement (deux à trois générations)
que dans certaines villes européennes ou nord-américaines.
De même, le modèle traditionnel de représentation des
langues dans les sociétés multilingues se maintient en ville.
Plusieurs explications au maintien des langues de groupes
peuvent être avancées. La plus évidente est celle liée
aux migrations : l'apport migratoire est continu et les migrants amènent
leurs langues dans la ville, le multilinguisme est donc constamment revivifié.
Mais de plus, les réseaux sociaux d'origine (lignagers, ethniques
mais aussi ceux liés à l'appartenance à un même
village ou à une même région) sont denses et actifs.
Un autre type d'explication peut être proposé : ces sociétés
urbaines sont des sociétés particulièrement instables,
" en flux ", où coexistent plusieurs modèles de comportements
linguistiques et sociaux, et où ces modèles ne sont pas nettement
délimités.
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