LES PARTICULARITÉS LEXICALES DU FRANÇAIS EN AFRIQUE : ANALYSE GRAPHÉMATIQUE, MORPHÉMATIQUE ET LEXICOSÉMANTIQUE DU FRANÇAIS AU ZAÏRE

(R. D. CONGO)

Résumé de thèse

Kasang Nduku
Université de Paris III


Les particularités lexicales du français en Afrique constituent à l'heure actuelle un thème de recherche très fécond en linguistique.
L'étude de ces unités lexicales connues également sous l'appellation "africanismes" découle du concept même du "français en francophonie", autour duquel plusieurs organismes et équipes de linguistes travaillent avec plus ou moins de bonheur.
Le français et la francophonie entretiennent des rapports complexes. Outre la variation qui caractérise toutes les langues et qui constitue un phénomène linguistique ordinaire, la francophonie présente des situations linguistiques extrêmement variées.
Néanmoins, on a coutume de ramener cette complexité à quelques grandes subdivisions qui, elles-mêmes, comportent également d'autres sous-divisions.
Nous avons retenu la typologie que proposa A. Rey aux premières journées scientifiques de l'AUPELF-UREF (1991), à savoir :
— le français langue maternelle occupant une position centrale, comme en France ou en Belgique ;
— le français langue maternelle, mais ayant subi de profondes modifications en raison du bilinguisme ou de son isolement géographique 
— le français évoluant dans un contexte créolophone ;
— le français, langue héritée de la colonisation et devenu langue officielle dans la plupart des cas.
C'est dans cette dernière situation que se retrouve le français en Afrique et au Zaïre. Or, l'Afrique constitue précisément un terrain fort propice à la variation linguistique.
En effet, évoluant dans un contexte linguistique très hétérogène, un contexte socioculturel différent de celui du français langue maternelle, et un environnement naturel bien spécifique, le français en Afrique ne pouvait manquer de présenter des aspects différents voire contradictoires à celui du français central.
Cette variation se manifeste concrètement par la présence au sein du français, des particularités régionales ou culturelles spécifiques aux différentes communautés africaines, par l'influence que les langues en présence s'exercent mutuellement et qui se traduit par des interférences plus ou moins importantes.
C'est la raison pour laquelle l'étude de cette variété du français, tout en situant dans la problématique générale du français en Afrique, ne peut être linguistiquement opératoire que dans le cadre plus ou moins homogène d'une communauté partageant les mêmes spécificités. À titre d'exemple, un fait culturel propre au Mali ne sera pas forcément traduit de la même manière au Zaïre.
C'est cela qui explique que nous ayons limité notre sujet à la seule variété du français au Zaïre.
Par ailleurs, au Zaïre comme dans l'ensemble de l’Afrique francophone, la variation apparaît de manière plus manifeste dans la composante lexicale, sans doute parce que la fonction lexicale est logiquement antérieure aux autres fonctions, dans le langage.
Cette variation affecte tous les aspects du mot, aussi bien sur le plan de l'expression que sur celui du contenu. Le choix de la théorie de référence (cadre homologique) sur laquelle notre étude s'est appuyée, est précisément motivé par le souci de disposer d'un cadre unique permettant d'analyser tous les aspects du mot.
Notre étude porte effectivement sur les différentes strates qui composent le mot, à savoir, les strates phonématique, graphématique, morphématique et lexématique.
Le corpus qui a fait l'objet de notre étude est constitué de deux types de lexies : les emprunts issus des langues locales et des termes d'origine française ayant subi une variation.
Cette approche séparée nous paraît indispensable dans une analyse qui prend en compte les unités systémiques de la langue, surtout lorsque celles-ci ne relèvent pas du même fonctionnement.
En effet, les termes des langues locales et ceux qui sont issus du français ne soulèvent pas forcément les mêmes problèmes et le processus de leur variation diffère souvent de manière plus ou moins importante ; d'où la nécessité de mener deux analyses parallèles, l'une portant sur les emprunts, l'autre sur les lexies d'origine française.
Cependant, malgré cette distinction, le schéma global de l'analyse est le même pour les deux parties.
Elle porte sur les éléments des différentes strates du mot, et consacre une part importante à l'approche sémantique proprement dite.
Par ailleurs, la variation de ces deux catégories de particularités est conditionnée par des facteurs d'ordre linguistique et extralinguistiques. On distingue parmi les premiers facteurs ceux qui sont intrasystémiques (internes au système) et ceux qui sont intersystémiques (dus à une interaction mutuelle entre deux ou plusieurs systèmes).
Les facteurs extralinguistiques font appel à des données extérieures aux systèmes des langues.

 

 
 
 
 
 

1. Les emprunts lexicaux
 

Les linguistes sont généralement unanimes pour reconnaître que tout contact plus ou moins prolongé entre deux ou plusieurs langues entraîne inévitablement des interférences linguistiques dont le degré le plus élevé est l'emprunt lexical. Le français parlé et écrit au Zaïre, qui évolue dans un contexte d'extrême hétérogénéité linguistique (près de 250 langues dont quatre à fonction véhiculaire) ne pouvait donc échapper à cette règle ; bien au contraire des particularités lexicales issues des langues locales constituent à elles toutes seules, un aspect important de la variation.
Cependant, outre le fait qu'ils font déjà par leur présence, une "entorse" au système du français, les emprunts posent d'autres problèmes linguistiques qui découlent d'une part de la variation interne aux langues locales, et d'autre part, de leur intégration dans un système différent.
Le premier phénomène que nous avons appelé polylectie verticale,traduit la variation que les emprunts subissent en amont, c'est-à-dire à l'intérieur de la langue d'origine. Cette variation se manifeste par une série des variantes lexicales qui alternent entre elles, généralement au niveau des unités phonématiques et graphématiques (ex. le terme lingala mputu/poto"Europe").
La deuxième forme de variation qui touche les emprunts est le fait du colinguisme local qui caractérise la communauté linguistique zaïroise. Non seulement les différentes langues locales se sont influencées mutuellement en mettant à la disposition des communautés, notamment urbaines, un stock lexical issu de plusieurs langues, mais elles ont simultanément introduit en français, des termes locaux de ces différentes langues.
C'est dans ce contexte linguistique particulier que plusieurs emprunts sont entrés en français, y introduisant en même temps la problématique de la variation interne aux langues locales et celle de la parosynonymie.
L'approche de ces emprunts nécessite donc une analyse des systèmes des langues locales.
Par ailleurs, l'introduction des emprunts dans un système linguistique différent pose d'autres problèmes et engendre un autre type de variation. Celle-ci est d'ordre intersystémique car elle est sous-tendue par les écarts systémiques des langues en présence, en l'occurrence, le français et les langues locales. Chacun des systèmes possède, en effet, des traits linguistiques qui lui sont spécifiques et qui dans bien des cas entrent en opposition avec le système en face. Mais aucune règle ne semble déterminer a priori le comportement des emprunts ; on y observe néanmoins quatre cas récurrents :
— les emprunts qui ne posent pas de problèmes d'intégration en français à cause de leur forme relativement "compatible" avec le système du français ; ceux-ci conservent donc la forme qu'ils ont dans leur langue d’origine ( bokilo "l'un des beaux-parents") ;
— ceux qui adoptent partiellement les marques du français ( kamoundele "brochette ") ;
— ceux qui s'intègrent totalement au système du français ( mouquande "lettre"),
— des lexies qui posent des problèmes d'intégration parce qu'elles comportent des traits inexistants dans le système du français ( thsipoy"chaise à porteur").
Le problème d'intégration des emprunts se pose non seulement sur le plan de l'expression, mais également sur celui du contenu.
Dans la strate morphématique, plusieurs emprunts entrent dans la dynamique de la création lexicale du français en produisant à partir des termes locaux, des lexies hybrides de type pembéniser"mettre à l'écart", dans laquelle on peut aisément isoler la base pembeni "à l'écart" et le suffixe français is-er.
Cependant comme sur le plan de l'expression, l'intégration des éléments du plan du contenu n'est pas non plus stable. Le domaine morphosyntaxique, par exemple, atteste de nombreux cas d'hésitations quant au genre ou à la marque de pluriel à accorder aux emprunts. Ces hésitations engendrent naturellement des variantes morphosyntaxiques, voire des cas de double marques morphologiques comme celles que présentent les lexies matitis(deux marques du pluriel, l'une (ma),selon le système des langues locales, l'autre (s), conforme au système du français) ou encore l'expression un biloko"une chose" (ce terme est au singulier alors que biest un préfixe de classe qui marque le pluriel).
La variation sémantique, celle qui concerne le mot considéré dans son intégralité et du point de vue de ses rapports avec la réalité référentielle, ne présente pas chez l’emprunt de différence notoire avec celle des termes d'origine française, sauf qu'elle est ici moins importante. On observe néanmoins chez l'emprunt plusieurs cas de transfert de sèmes, de restriction ou d’extension de sens lors de leur passage en français.

 

 
 
 

2. Les particularités d'origine française
 

Les particularités lexicales issues du français central sont naturellement les plus importantes tant du point de vue quantitatif que qualitatif puisque la variété concernée est le français.
Le processus de variation est ici particulièrement lisible car on peut aisément mesurer la distance ou l'écart que la particularité française prend par rapport à la forme et/ou au sens du français central.
Si les deux plans linguistiques, celui de l'expression et du contenu sont touchés par des changements, ceux-ci n'ont pas les mêmes causes et ne présentent pas le même dynamisme dans chacun de ces plans.
Bien que plus subtiles, les modifications qui affectent le plan du contenu semblent plus importantes que celles qui touchent l'expression.
En effet, sur le plan de l'expression, les changements observés dans le domaine phonématique aussi nombreux soient-ils, n'ont pas tous le même impact dans le processus de la variation lexicale.
Un bon nombre de changements sont constitués par ce qu'il convient d'appeler des "variantes individuelles" ou "variantes régionales", et qui n'affectent nullement la compréhension du terme (ex., le [r] roulé que l'on attribue généralement aux Africains ne modifie pas l’unité lexicale). Ce type de variation non pertinente, existe dans toutes les langues et même dans le contexte du français central (ex. la dénasalisation systématique dans le français de Marseille).
Par ailleurs la strate phonématique présente également une forme de variation occasionnée essentiellement par des "poussées systémiques" des langues locales sur le français, et qui se manifeste par des interférences phoniques ou prosodiques.
Ces variantes phoniques, sans chercher à relativiser leur importance dans la langue, ne présentent d'intérêt pour notre étude que dans la mesure où elles ont une incidence sur la strate graphématique, ou lorsqu'elles sont suivies d'une modification sémantique.
Or un bon nombre de changements phoniques semblent être exclusivement réservés à la parole, au sens saussurien du terme et n'entrent pas dans la structure de la langue (ex., le terme dimanche,bien que prononcé [dimaSe] par certains locuteurs, garde généralement sa graphie normale).
Par contre, les changements phoniques ayant une incidence sur la graphie (ce qui intègre notre problématique), même s'ils relèvent du discours dans un premier temps, finissent, grâce à l'écrit, par s'intégrer dans le système de la langue.
La variation graphématique des termes d'origine française est sous-tendue par quelques procédés linguistiques classiques qui peuvent être résumés dans les trois opérations suivantes :
— l'adjonction d'un graphème en début du mot (prothèse), au milieu du mot (épenthèse), ou en finale du mot ;
— la suppression de graphèmes, par l'aphérèse, la syncope ou l'apocope, respectivement en début, au milieu et à la fin du mot ;
— la substitution des graphèmes occasionnée par l'influence des langues locales.
Sur le plan du contenu, nous distinguons la variation qui affecte la strate morphématique et lexématique dont les fonctionnements se recoupent parfois.
La variation morphématique inclut les changements d'ordre morphosyntaxique et ceux qui affectent le domaine morpholexical proprement dit. Ce dernier aspect, abondamment exploité dans le processus de la néologie lexicale, met en œuvre les mêmes procédés qu'en français central, comme la dérivation et la composition.
La composition s'avère particulièrement dynamique dans la création des néologismes, notamment pour la désignation des réalités spécifiques à la société et à la culture zaïroise, et pour lesquels le français central ne dispose généralement pas d'équivalent lexical.
L'approche sémantique révèle, elle aussi, une grande richesse dans la variation des particularités. On observe en effet, une organisation spécifique de certains champs sémantiques, notamment dans le domaine culturel, social et politique, qui découle du contexte socioculturel zaïrois. Par exemple, les termes désignant les relations de parenté tels frère,sœurou pèresont sémantiquement conditionnés par la conception qu'ont les Zaïrois, de la famille. Celle-ci se confond avec la notion du "clan" et englobe toutes les personnes ayant une relation de parenté.
Toujours dans le cadre des changements sémantiques, le français au Zaïre exploite les procédés classiques de la variation sémantique pour traduire des valeurs expressives propres à cette société. Ces changements s'effectuent essentiellement par des mouvements dans la structure sémique du mot et se traduisent par des phénomènes de type transfert, restriction, extension de sens ou par des tropes (métaphore, métonymie, etc.).
Enfin, on assiste à une refonte sémantique de certaines lexies, par des procédés d'énonciation particuliers (connotation, déconnotation, argot, etc.).
Cette restructuration de sens permet au locuteur zaïrois non seulement de redonner dans certains cas, une vision plus exacte de sa culture et de sa conception du monde, mais aussi de revendiquer son identité, son authenticitépour reprendre précisément cette particularité zaïroise qui a pris le sens de "recours à ses propres valeurs".
D'une façon générale, les particularités du français au Zaïre, sans constituer un parler à part, consistent plutôt en un répertoire lexical particulier dont la variation est motivée par de nombreux facteurs, notamment, un contexte sociolinguistique et socioculturel spécifique, ou encore l'exploitation des potentialités offertes par le système même du français.