ÉTUDE LEXICO-SÉMANTIQUE DES PARTICULARISMES FRANÇAIS
DU ZAÏRE
Résumé de thèse
Atibakwa Baboya Edema
Université de Paris III
00 Remarque
Bien que le pays ait retrouvé son nom de République Démocratique
du Congo avant la soutenance de cette thèse, nous avons maintenu
l’ancien nom de Zaïre et ce pour trois raisons :
1° la situation actuelle du pays nous est totalement inconnue et elle
ne s’est pas encore stabilisée. En dehors de quelques déclarations
politiques velléitaires sur le français, nous avons peu de
marques linguistiques du nouveau régime. En fait nous n’avons pas
suffisamment d’attestations nouvelles comme celles que nous ont fourni
diverses sources (IFA,la presse et notre propre expérience).
Nous avons donc voulu garder un cliché, une photographie, un portrait
d’un état de langue à un moment donné de l’histoire
changeante de ce pays ;
2° la rédaction était pratiquement terminée avant
l’avènement du nouveau régime ;3° du point de vue de
notre théorie, le changement de nom du pays aurait rendu caduques
certaines lexies et surtout une partie de notre démarche ; l’analyse
d’une lexie comme zaïroistelle que nous l’avons présentée
n’aurait plus été maintenue.
01. Présentation du sujet
Devenu "francophone" par un accident de l’histoire, plus précisément
par le fait colonial (français d’expansion) et non par "tradition"
(français de culture), le Zaïre fait partie de l’espace linguistique
appelé Francophonie.
Mais comme beaucoup d’autres membres de la famille, le Zaïre présente,
lui aussi, des réalisations qui lui sont propres par rapport au
français dit "central". Ces productions, d’ordres phonétique,
morphologique, lexical et syntaxique sont généralement appelées
par les linguistes "particularismes…". Indépendamment de l’accent
"étranger", décelable dans la production orale, ce sont des
termes soit d’origine locale, soit d’origine française mais avec
modification formelle ou sémantique.
Toutefois, il convient de préciser d’entrée de jeu qu’à
la différence de nombreux autres espaces francophones, le français
du Zaïre est tributaire, non pas de la France, berceau historique
de la langue française, mais d’un autre pays francophone périphérique,
la Belgique, même si une partie de ce pays constitue, du point de
vue ethnique, un continuum de la France. C’est dire combien la francophonie
du Zaïre est triplement particulière.
Le français du Zaïre est ainsi formé de deux fonds,
à savoir : un fonds commun, fourni par le français
central, du moins par les livres français en usage au Zaïre
et un fonds spécialisé, rassemblant les particularismes
dans lesquels il faudrait distinguer les belgicismes, les emprunts
aux langues locales et étrangères et les créations
propres aux Zaïrois eux-mêmes.
Ces dernières, affectant les formes attestées en français,
sont soit des changements morphologiques, soit des changements sémantiques,
soit des changements syntaxiques.
Ce sont ces formes de transformation, que nous dirions "intralinguale"
(interne à la langue française uniquement), qui nous intéressent
ici car nous voudrions savoir la part spécifiquement zaïroise,
si cette transformation relève de fautes de français ou tout
simplement de "l’apprivoisement" d’une langue étrangère,
d’un processus culturel particulier à un peuple ou des universaux
sémantiques et logiques qu’on relierait éventuellement au
cognitif.
02. Objectif
Nous nous sommes proposés d’étudier, dans une perspective
lexico-sémantique, les changements que subissent, auprès
des locuteurs zaïrois, les lexies du français central que nous
nommons ici "français autochtone", le français du Zaïre
étant dénommé "français allochtone". Le propos
sera d’une part de décrire l’itinéraire du sens de
l’unité lexicale française, et d’autre part, d’essayer d’expliquer
les mécanismes de changement sémantique et de créativité
lexicale.
En effet, les particularismes lexico-sémantiques que manifeste le
français du Zaïre ne nous semblent pas gratuits. Ils doivent
obéir à une logique que nous avons essayé de faire
sortir.
03. Méthodologie
La méthodologie polylectale,d’abord appliquée
en grammaire, plus précisément en syntaxe et en phonologie
(Berrendonner, 1983), ensuite éprouvée dans le domaine lexical
par Boutin-Dousset (1990) et par Pauleau (1992), nous a inspiré
dans cette recherche, compte tenu de la spécificité de notre
terrain, caractérisé par un bilinguisme inévitable.
Elle nous a semblé heureuse car elle abolit les frontières
entre les langues dans la situation de (double) imprégnation linguistique
dans laquelle baignent le français et les langues locales au Zaïre.
Cette démarche nous a semblé des plus intéressantes,
à la fois du point de vue de la localisation des lexies en changement
et du point de vue des explications et du processus de leur adaptation
socio-sémantique.
Le corpus du français allochtone, plus particulièrement le
corpus lexical en contexte africain, oblige le linguiste à se placer
alors à un autre niveau de théorisation, différent
de celui pour l’étude du français autochtone, avant de procéder
à l’analyse proprement dite des matériaux récoltés.
Dans une situation de bilinguisme composé, la construction du sens
est interactive entre une langue A (le français) et une langue B
(toute langue locale africaine). Aussi faut-il connaître le corpus
de l’intérieur, ce préalable étant indispensable afin
de rendre toute sa clarté aux changements lexicaux du français
en contexte multilingue.
L’analyse des matériaux recueillis repose donc sur un corpus
d’environ 1.650 unités lexicales établi à partir de
supports oraux (interviews, monologues, émissions de radio et de
télévision) et de documents écrits (journaux, romans,
livres divers) produits par des Zaïrois en divers endroits et dans
des circonstances variées.
04. Structure
Après l’introduction qui pose le problème du rôle
du linguiste devant l’évolution incessante de la langue, nous faisons
une mise au point sur la francophonie (Chapitre I), notion qui, pour certains,
paraît comme un mythe linguistique. La francophonie semble en effet
marquée par deux traits fondamentaux, à savoir le fictif
d'une langue "universelle" et le concret (les "particularismes") d'une
langue de plus en plus véhiculaire, caractéristique qui
la conduirait vers une vernacularisation. Cette mise au point nous
a permis de confirmer le constat, établi depuis bien longtemps déjà,
qu’il y a plusieurs réalités francophones. Ces différents
visages se présentent à certains à la fois comme une
chance et un risque pour la langue française, et interpellent aussi
bien le linguiste, le sociolinguiste que le pédagogue.
Le paysage sociolinguistique (Chapitre II) ainsi que la situation du français
au Zaïre (Chapitre III) sont ensuite présentés. Nous
tentons alors une organisation des données après avoir
posé la problématique du corpus et du sens, dans une situation
particulière de bilinguisme. En elle-même cette organisation
annonce une interprétation des données (Chapitre IV).
Une conclusion clôt le voyage en faisant une proposition théorique
sur les traitements des particularismes africains dans leur ensemble.
05. Démarche
Aux fins d’expliquer chaque catégorie de changement ou de création,
nous avons interrogé les domaines de la linguistique française,
de la sociolinguistique et de la rhétorique.
En effet, les changements linguistiques peuvent s’expliquer soit du point
de vue strictement linguistique, c’est-à-dire en exploitant le système
même de la langue, par une généralisation de l’application
des règles, soit du point de vue uniquement sociolinguistique, soit
des deux à la fois. En associant une approche rhétorique,
nous avons voulu concilier le point de vue essentiellement descriptif avec
l’aspect explicatif en vue de cerner et de faire comprendre plus justement
l’origine de la (dé)formation de sens des mots français ou
de la création de nouveaux mots.
Afin de mieux appréhender les particularismes du français
du Zaïre, nous les avons regroupés en quatre catégories,
ce qui nous a permis en même temps de situer leur origine et leur
cause. Cette classification nous a aidé à mettre un peu d’ordre
dans les particularismes. On a ainsi distingué les particularismes
taxinomiques, les particularismes de re-sémantisation, les particularismes
syntaxiques et les particularismes rhétoriques.
05.1. Les particularismes taxinomiques
Nommer est purement du domaine linguistique. C’est la fonction référentielle
globale d’une part et la fonction cognitive, dénotative (étiquetante)
d’autre part qui conditionnent les créations lexicales.
Lexicalement, le français change au Zaïre parce que des objets
nouveaux (matériels ou épistémologiques) y sont
découverts. Il s’agit alors pour les locuteurs de les désigner
par des mots nouveaux.
Ici c’est l’analogie qui joue le plus souvent. Le locuteur autochtone (ou
le locuteur allochtone) nomme ce qu’il ne connaissait pas en créant
de nouveaux mots ou renomme ce qu’il connaissait déjà en
utilisant, par composition, les mots qui existent dans la langue.
Nous avons ainsi : malle-bain"sorte de baignoire encastrée
et facilement déplaçable" ; zaïrose "manque chronique
de zaïres (monnaie) et par conséquent d'argent, gêne
financière" ; veuverie "résidence des étudiantes"
; applaudisseur"béni-oui-oui, thuriféraire du pouvoir".
La plupart de ces particularismes relèvent de la néologie
de forme.
05.2. Les particularismes de re-sémantisatio
La compétence de plus en plus grandissante de locuteurs zaïrois
en français (de moins en moins langue étrangère) leur
donne une certaine virtuosité performancielle, ce qui leur ouvre
la porte à la créativité lexicale dans laquelle on
peut déceler un certain "esprit", un certain "génie" linguistique
propres aux Zaïrois. C’est là ce que nous avons appelé
la "stylisation" des mots français dont la valeur sémantique
augmente.
Ces particularismes relèvent d’une symbolique particulière,
propre à la société zaïroise, car plusieurs images
culturelles s’y ajoutent. Les particularismes de re-sémantisation
sont tributaires de plusieurs substrats : sociologique, culturel, historique,
politique…
Par re-sémantisation nous entendons à la fois les sens spontanés,
intentionnels, presque raisonnés qui viennent se superposer à
la lexie, comme une valeur ajoutée au(x) sens déjà
existant(s) en français autochtone. Re-sémantiser signifie
styliser
sémantiquement, donner un nouveau sens à un mot qui, admettant
ce type d’extension, rend possible la néologie de sens. C’est la
fonction
poétique de Jakobson par excellence qui s’y exprime.
Les particularismes de re-sémantisation nous offrent les exemples
suivants : amoureux"coureur de jupons", balle perdue"enfant
naturel", élastique,"prostituée", plantes"cheveux
artificiels faits de crin d'animaux ou de fibres artificielles que l'on
"plante " sur le cuir chevelu et qui, de loin, donnent l'apparence des
cheveux naturels" etc.
Ceux-ci relèvent de néologie de sens.
05.3. Les particularismes syntaxiques
Les écarts syntaxiques sont généralement pris, dans
leur ensemble, au mieux pour des "interférences linguistiques",
au pire pour des "fautes" de langue. Mais leur examen attentif nous a révélé
une logique dont la singularité n’est plus à chercher au
niveau des règles de grammaire mal assimilées, mais plutôt
à inscrire dans :
- 1° l’application généralisée de ces règles
("viol des exceptions") ;
- 2° la reconstruction de sens ;
- 3° le cognitif universel (cryptotypie).
On peut donc rechercher ailleurs, en l’occurrence dans le processus de
l’énonciation, la place du sujet (ou sa participation),
dans l’argumentation, dans la diathèse ou dans la
visée
interlocutive, sans toujours rejeter sur les difficultés du
français ou des interférences linguistiques, ce qu’on appelle,
un peu trop hâtivement, les "erreurs" de syntaxe.
Les changements syntaxiques sont principalement dus :
1° à l’ellipse des prépositions, des articles ou des
déterminants ;
2° à la polyfonctionnalité des prépositions ;
3° au changement de catégorie grammaticale.
Nous avons voulu creuser une piste autre que celle des fautes ou des interférences
pour essayer de démontrer que les changements syntaxiques ne sont
jamais arbitraires, surtout quand ils se maintiennent dans une communauté
linguistique et que leur emploi se maintient et ne gêne pas l’intercompréhension.
Nous avons ainsi les particularismes suivants : fiancer qqnvs
se fiancer avec qqn, s'efforcer devs s’efforcer à ; calculer
qqnvs l'avoir au tournant; se paniquervs paniquer;
arriverpour
aller;
mentir
quevs mentir en disant queou des constructions comme
on t’appelle
par papavs Papa t’appelle.Tous ces particularismes s’expliquent
aisément si on recourt principalement à la diathèse.
Benveniste (1966 : 174) fait de la diathèse l’une des marques
qui "caractérisent la désinence verbale". En s’associant,
les trois catégories propres à la sphère verbale que
sont la personne, le nombre et la diathèse chacune à sa manière,
situent le sujet relativement au procès et dont le groupement définit
ce qu’on pourrait appeler le champ positionnel du sujet : la personne,
suivant que le sujet entre dans la relation "je-tu" ou "qu’il est non personne
(dans la terminologie usuelle "3è personne") ; le nombre suivant
qu’il est individuel ou plural ; la diathèseenfin, selon
qu’il est extérieurou intérieurau procès.
[souligné
par nous].
Face aux quatre types de diathèses de Tesnière (1959 : 336),
Benveniste en propose deux : diathèse interne et diathèse
externe, cette dernière pouvant par ailleurs être double
(à deux actants) ou unique (à un seul actant).
La diathèse interne ("pour soi") caractérise la situation
où " e verbe indique un procès dont le sujet est le siège
; le sujet est intérieur au procès" (Benveniste, 1966 : 172).
Tandis que dans la diathèse externe, ("pour un autre"),
le verbe dénote "un procès qui s’accomplit à partir
de lui et hors de lui." (Benveniste, id.,ibid.).
Cette diathèse peut être comprise ou définie comme
factitiveou
causative.C'est
pourquoi elle se traduit soit par la valeur
bénéfactivesoit
par la valeur
détrimentale de l'agent ou du sujet.
Dans tous les cas, les oppositions entre double diathèse ? avec
une source (un actant fort ou agent) et une cible (un actant faible ou
patient) ? et diathèse unique ou entre diathèse interne et
diathèse externe "reviennent toujours en définitive à
situer des positions du sujet vis-à-vis du procès, selon
qu’il y est extérieur ou intérieur, et à le qualifier
en tant qu’agent, selon qu’il effectue, dans l’actif, où qu’il effectue
en s’affectant, dans le moyen" (Benveniste, 1966 : 173).
C’est dans la modification de la relation du sujet au procès que
nous situons principalement la typologie des verbes qui ont morphologiquement
changé dans le français du Zaïre mais aussi de certaines
prépositions. Ces prépositions sont interverties avec d’autres
ou éclipsées.
Ces changements s’effectuent, par exemple, de telle sorte que " le sujet,
devenant extérieur au procès en sera l’agent, et que le procès,
n’ayant plus de sujet pour lieu, sera transféré sur un autre
terme qui en deviendra objet. " (Benveniste, 1966 : 172-173) ou vice versa.
05.4. Les particularismes argumentatifs
La situation interlocutive dans laquelle nous avons postulé la naissance
de certains particularismes zaïrois (interaction et conflits sociaux
ou politiques etc.) nous a paru relever d’une rhétorique particulière
que nous avons modestement dénommée rhétorique
argumentative.
Ce mode d’explication nous a aidé à comprendre pourquoi certaines
lexies ne pouvaient naître que dans une situation de dialogue. Il
s’agissait pour nous de cadrer le lexique dans un va-et-vient discursif
entre locuteurs, en situation de face à face ou de conflit, et de
voir comment, par quels mots ou expressions, cette situation de "dialogue"
un peu particulier, engendre des mots ou des sens nouveaux.
La rhétorique argumentative ne se présente pas, comme les
fameux "dialogues de Platon" où il s’agit de converser paisiblement
et, par une sorte de maïeutique, d’arriver à faire épouser
par l’élève l’avis de son maître. Nul accord ici, puisque
les locuteurs ont à l’esprit la situation plus ou moins conflictuelle
de leur échange. La rhétorique argumentative se définit
donc non pas comme une convivialité de sens mais comme une
péjoration,
une dévaluation, une destruction des bases sémantiques
ou des argumentations de son vis-à-vis. Elle procède
par changement de sens et/ou par création des mots. La rhétorique
argumentative est donc un duel sémantique où il n’y a pas
consensus, où le sens des lexies ou des mots co-occurrents, ne sont
pas toujours partagés.
La rhétorique argumentative implique ce que Meyer (1982 : 139),
appelle la dualité de sens.Nous appelons cette "dualité
de sens" bipolarité sémantique.
Quelques principes de la rhétorique argumentative
1° Il y a de la rhétorique argumentative dès lors qu’un
écart est une réponse à un autre écart.
2° La règle de la rhétorique argumentative pourrait être
la suivante : à chacun son vocabulaire ou à chacun
son sens. Consigne : ne jamais s’inscrire dans le sens de son "antagoniste".
3° Par nature, la rhétorique argumentative ne permet pas le
dialogue au sens plein du terme, parce que par principe, chaque pôle
se construit par l’opposition à l’autre ; il y a décalage
entre ce que dit le pôle A et ce que lui répondra le pôle
B. Ce décalage fait que la plupart des lexies sont connotées
in
absentia(ce que les rend implicites).
4° La rhétorique argumentative fait donc passer le locuteur
d’un niveau passif à un niveau actif. Chaque locuteur est tantôt
source, tantôt cible.
5° La rhétorique argumentative postule donc l’existence de deux
camps qui font ballotter certaines lexies ou les sens d’un camp à
l’autre.
6° Dans la rhétorique argumentative le locuteur B prend le contre-pied
du locuteur A. Un même mot peut ainsi avoir des sens différents,
radicalement opposés et à des fins polémiques, les
arguments ne manquant pas au locuteur pour justifier la position inverse
de l’interlocuteur. À un sens ou un mot laudatif, répondra
un sens ou mot un négatif et vice versa.. Il n’y a pas connivence
entre le locuteur A et le locuteur B, chacun se distanciant toujours de
l’autre.
Quelques exemples de lexies issues de la rhétorique
argumentative
a) si causerie morale signifie "éducation politique,
conscientisation" selon le pôle A, l’expression est entendue comme
un "lavage de cerveau", un "rappel à l’ordre" selon le pôle
B ;
b) pour le peuple les honorables "députés" ne seraient
pas si honorablesque cela, même s’ils se désignent
entre eux par cette auguste appellation ;
c) si un homme politique décède d’une courte maladie,le
peuple en conclut que c’est une mort trop suspecte pour être naturelle.
Déduction : l’homme en question a été empoisonné
;
d) dès qu’une carte blancheest lue à la télévision,
en tant qu’éditorial politique, l’homme de la rue la traduit
par "mensonge politique", "bourrage de crâne", etc.
Contrairement aux particularismes de re-sémantisation (rhétorique
générale), le locuteur n’est plus seul face à la langue
qu’il manipule pour sa propre satisfaction, mais il a affaire à
un autre locuteur qui ne partage pas son point de vue. C’est pourquoi les
lexies de la rhétorique argumentative se présentent toujours
comme un diptyque dans le sens où on entend contemporainement
ce mot comme "un tableau formé de deux volets repliables [...]et,
au sens figuré, à une œuvre littéraire en deux parties"
(Le Robert Historique). Les particularismes argumentatifs ne sont
différents des particularismes de re-sémantisation que par
leur bipolarité. D’un côté la conception et la compréhension
de l’interlocuteur, de l’autre la compréhension et l’idiosyncrasie
de l’allocuteur. Il faut donc distinguer ici, dans un rapport d’interlocution,
chaque sens dans ce circuit.
En résumé, du point de vue lexico-sémantique, les
particularismes zaïrois peuvent trouver deux ordres d’explication
: une explication syntaxique et une explication sémantico-rhétorique.
C’est pourquoi seuls les particularismes syntaxiques et les particularismes
argumentatifs ont fait l'objet d'un développement approfondi.
Ces deux types de particularismes, chacun de leur côté, nécessitaient
une théorisation globale qui nous semble originale. C’est dans ces
deux types que nous pourrions situer véritablement la spécificité
du français du Zaïre.
06. Résultats
Au travers de ce que nous avons parcouru, il faut faire la part des choses,
entre les particularismes découlant de l’évolution de la
langue elle-même, qui se rapprochent du français autochtone
(aussi bien du français conventionnel que du français non
conventionnel) et ceux qui naissent du milieu zaïrois. En fait, les
convergences et divergences se fondent sur "un compromis passé entre
les contingences et la nécessité" (Slatka, 1993 : 125), entre
le respect des règles d’une langue et les contraintes extralinguistiques.
Les résultats, nécessairement provisoires à ce stade
d’analyse, montrent que certains écarts comportent des traits sémantiques
et syntaxiques qui différencient nettement le français du
Zaïre du français autochtone alors que d’autres sont imputables
aux structures mêmes de la langue française.
Ce qui nous a semblé significatif dans les changements syntaxiques
ce sont les trois pôles suivants :
1° l’ancrage ou non du sujet dans l’énonciation ; le
sujet est-il, oui ou non, engagé dans le procès
? Si oui, il recourra à la diathèse. Cela entraîne
un changement diathétique : pronominalisation, réflexivité
(interne ou externe), agentivité.
2° le déroulement du procès ; la (dé)limitation
du processus est-elle possible ? Le locuteur se servira du "bornage"
aspectuel, ce qui entraîne deux types de changement aspectuel
:
a) aspect ; procès terminatif, (perfectif) ; non terminatif
(limite interne) ;
b) accomplissement ; déroulement du procès, (limite
externe), morphologie du verbe ;
3° l’implication, l'adhésion ou non de l'énonciateur
dans l'énoncé ; y a-t-il adhésion de sa
part ? Son énoncé sera argumentativement orienté,
ce qui aboutit au changement rhétorique : orientation argumentative,
rhématisation, dissociation du sujet par rapport à l'énoncé.
L’originalité des changements sémantiques des lexies françaises
observés dans les parlers des Zaïrois est cependant complexe
puisque liée à plusieurs "substrats" : substrat écologique,
substrat social, substrat culturel, substrat politique et substrat historique.
Substrats qu’il faut, autant que faire se peut, expliquer, pour saisir
aussi bien la totalité du sens que l’origine de celui-ci.
Qu’est-ce alors qu’un particularisme zaïrois ? Difficile de répondre
au niveau proprement linguistique puisque la plupart des particularismes
ressemblent à beaucoup de particularismes ivoiriens, togolais, camerounais,
etc. Peut-être faudrait-il chercher dans les particularismes argumentatifs
où baignent la connotation, l’implicite et le sous-entendu
; ceux-ci sont sans équivalent. Mais ce n’est qu’après
une comparaison systématique entre les particularismes du Zaïre
avec ceux d’autres pays africains qu’on pourrait définir ce qu’est
un particularisme zaïrois : "ce qui restera après avoir tout
comparé" pour parodier J. Rostand.
07. Proposition
Nous avons soutenu et essayé de démontrer que les écarts
(les particularismes) ne sont pas toujours des fautes car on peut leur
trouver une explication aussi bien linguistique que logique. De plus, on
remarque une grande ressemblance parmi ces "interférences" franco-africaines,
au point que Ngalasso (1992 : 437) parle de "panafricanismes lexicaux,
phonétiques ou grammaticaux".
Cette forte ressemblance des particularismes des Français allochtones
entre eux nous a conduit à proposer une nouvelle théorie
lexicale basée sur ce que Manessy (1990) appelle cryptotypes
culturels. Le cryptotype révèle que l’encodage interne
est le même partout. Seul le code en surface se manifeste différemment.
Les cryptotypes se manifestent partout dans le français allochtone
d’Afrique. D’où la conclusion suivante : l’explication par interférence
du swahili ou de tout autre langue africaine sur le français est
de moins en moins recevable car, partout en Afrique, ce sont souvent les
mêmes
phénomènes qui apparaissent. Au lieu donc de retenir
l’interprétation par interférences linguistiques entre les
langues locales et le français ? qui, à elles seules, expliqueraient
les particularismes observés, selon l’hypothèse généralement
retenue ?, on devrait orienter les recherches vers une explication non
plus uniquement basée sur le substrat linguistique des locuteurs.
À moins d’admettre des ressemblances profondes entre toutes les
langues africaines, l’explication des particularismes doit être recherchée
ailleurs, au-delà des langues, ce qui conduirait peut-être
à accepter une interférence globale, une superinterférence
(à cause d’une construction commune aux langues africaines) à
laquelle on associerait une dimension sociosémantique. Cette théorie
dépasserait les familles linguistiques ou plus précisément
engloberait toutes les familles linguistiques couvertes par le français.
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