CREATIVITE LEXICALE SUR LE CAMPUS UNIVERSITAIRE
DE YAOUNDE I : ETUDE DU CHAMP LEXICAL DE LA SEXUALITE
M. Fosso
Université de Yaoundé I
Introduction
Des chercheurs
comme Carole de Feral (1989, 1991, 1993, 1994), Patrick Renaud (1976, 1979),
Gervais Mendo Ze (1979, 1990) ont largement exploré le paysage sociolinguistique
camerounais. Leur constat est clair : l’importance du français dans
le volume énonciatif du Cameroun est nette.
Et Mendo Ze (1990 : 17) pense même qu’il est devenu " une langue
camerounaise à part entière. Il fait partie des acquis culturels
du pays ; il se prête à l’expression d’une identité
culturelle nationale authentique ; il permet au Cameroun de s’insérer
dans l’espace de la Francophonie et renforce les liens de solidarité
avec les autres pays entièrement ou partiellement de langue française
".
Mais pour que
le français, langue d’origine étrangère, devienne
fonctionnellement la langue du Camerounais dans la praxis quotidienne,
il faut bien qu’il se l’approprie, qu’il l’adapte à sa culture,
à l’environnement qu’il côtoie, en bref, qu’il donne dans
cette " normalisation clandestine (subrepticement, écrit Queffélec)
par la pliure du système aux contraintes cognitives locales " (Francis-Marie
Gandon, 1994 : 4).
Cette appropriation
est tout à fait légitime aux yeux de Makouta-Mboukou (1973
: 165) pour qui " il ne faut pas que les négro-africains subissent
simplement une langue qui leur est totalement étrangère,
il faut qu’ils ne soient plus simplement de simples ou de mauvais consommateurs
de la langue française, mais qu’ils la recréent pour la rendre
accessible à leur mode de vie et à leur manière de
penser ".
Légitime
également pour Pierre Dumont (1990 : 39) qui nous exhorte à
quitter cet idéalisme tendant à absolutiser la langue française
: " Réduire la norme du français à sa dimension hexagonale,
dit-il, c’est la rendre totalement inapte à l’expression identitaire
de chacun, c’est donc le condamner à très court terme à
n’être qu’une langue parlée par un relativement petit nombre
de locuteurs ".
Les nombreux
travaux actuels en pays francophones sur les variétés régionales,
les localismes, les particularités lexicales de toutes sortes, témoignent,
à suffisance, que la vitalité de la langue française
est dans sa " plasticité salutaire ", son " caractère fondamentalement
kaléidoscopique de sa nature " (ibid.).
En somme, "
en traversant la mer, reconnaît Daniel Huguet, la langue française
doit accepter de se mouiller les pieds " (Huguet 1988 : 51).
Mais Mendo Ze
(1990 : 75) est de ceux qui se préoccupent inlassablement de la
qualité du français ; Il ne cesse de dénoncer les
écarts et les altérations :
La prolifération des mauvais modèles
de français et la diffusion des tours de la langue familière
ou argotique, soit pour des raisons de facilité, soit par ignorance
des règles essentielles et des structures immanentes de la langue
française, soit du fait de l’éveil d’une conscience linguistique
nationale selon laquelle, faute d’avoir une langue locale unanimement acceptée,
les locuteurs s'acharnent sur le français, lui donnent une couleur
désagréable et causent du tort à l’éloquence.
Ce
" malthusianisme linguistique " est apparemment fondé : Guiraud
(1965 : 56) affirme que la langue française se caractérise
par " une sorte d’hypertrophie de la conscience grammaticale ". La normalisation
de la langue de manière générale, en effet, est quelque
chose de légitime et d’universel, " elle remplit, une fonction politique
dans la mesure où elle concourt à l’intégration des
divergences nationales et sociales ; elle répond d’autre part à
ce souci de logique, de précision et de clarté qui est un
des traits les plus positifs de notre culture " (Guiraud, 1965 : 60).
Peut-être
est-ce dans cet esprit qu’au Cameroun, la norme standard est la base de
l’apprentissage du français. L’arrêté N° 23/09/20/MINEDUC/IGP/ESG,
portant définition des programmes de langue française et
de littérature au second cycle des lycées et collèges
d’enseignement général et technique, et signé le 22
juin 1994 par le Ministre de l’Éducation Nationale (MINEDUC), vise
la protection du français standard contre l’envahissement des variétés
endogènes et l’influence des langues nationales. Le premier point
de l’arrêté portant sur les " objectifs généraux
de formation " est assez explicite : " dans un contexte socioculturel où
les langues nationales exercent une très grande influence sur les
élèves, l’enseignement du français visera à
parfaire la maîtrise active et réfléchie de la langue
contemporaine, de ses niveaux et registres divers en vue d’une expression
claire et aisée, orale et écrite " (1994 : 3).
De même,
l’enseignement de la langue, comme indiqué dans les " objectifs
spécifiques ", se soucie de faire en sorte que l’élève,
à la fin des études secondaires, soit capable de " s’exprimer
aisément et correctement, oralement et par écrit " (1994
: 4), de " manier les structures grammaticales complexes et un vocabulaire
riche pour traduire sa pensée, ses sentiments ou des concepts ".
Comment donc
expliquer les trop nombreuses variations intralinguistiques dans les milieux
pédagogiques camerounais de manière générale
? Peut-on y voir une révolte contre la norme scolaire et affirmer
avec Ozele Owono (1985 : 105) que les " Camerounais saisissent (là)
l’occasion donnée de piétiner la norme du français,
langue officielle, que le centralisme linguistique de l’État leur
impose par l’entremise de ses journaux, de sa radio, de ses discours officiels,
de son administration, de tous les agents qu’il a investis du pouvoir de
soumettre " ?
Pour répondre
à ces questions, nous avons choisi un milieu pédagogique
particulier, le campus universitaire de Yaoundé I où la norme
centrale en principe devrait souffrir le moins du monde. D’où l’intérêt
de la créativité terminologique que nous y avons observée.
Par ailleurs,
Carole de Feral, Patrick Renaud, Gervais Mendo Ze (op. cit.) se sont intéressés,
comme Queffélec pour la République Centrafricaine, à
" l’oblitération de la norme exogène du français par
une norme endogène " (v. Queffélec, 1994 : 111) dans le paysage
linguistique camerounais en général. Mais une étude
spécifique sur l’argot des étudiants camerounais n’a pas
encore été menée. Pourtant, si on considère
que la langue n’est pas que système de signes et de règles,
mais aussi instrument d’interaction verbale, d’échanges interindividuels,
que tout individu humain est avant tout un objet social, le produit d’une
socialisation, il faudrait comprendre son idiolecte comme une forme de
comportement social en rapport avec les institutions supra-individuelles.
Telle est la
perspective que nous assignons à ce travail sur le vocabulaire de
la sexualité et des rapports filles/garçons sur le campus
universitaire de Yaoundé I qu’il nous a plu de décrire en
essayant d’en comprendre les motivations psychosociologiques.
1. Terrain et techniques d’enquête
Ce travail a
pour support un corpus oral collecté par nos étudiants de
licence et de maîtrise de lettres modernes françaises (1997-1998).
Nous leur avons commandé un inventaire de particularités
lexicales dans le campus universitaire sur le modèle de l’enquête
de l’équipe IFA (1983).
Ces étudiants
? 263 au total, soit 155 filles et 108 garçons, dont l’âge
varie de 20 à 25 ans ? ont l’avantage d’avoir séjourné
au moins trois ans dans le campus. Par rapport aux premières et
aux deuxièmes années de licence, ces 263 sujets sont donc
assez représentatifs du répertoire linguistique propre au
campus.
Nous avons
évité de mener notre enquête pendant le cours, sur
le vif. Nous n’aurions pu rien obtenir d’intéressant ; d’abord parce
qu’une salle de cours est un espace institutionnel de censure, psychologiquement
ressenti comme espace de prescriptions normatives ; ensuite, par peur ou
par pudeur, ces étudiants n’auraient pu constituer qu’un répertoire
aseptisé, respectueux de bonnes mœurs. En les renvoyant dans leur
cité, à leur liberté, tout en leur conseillant de
se regrouper en équipes de cinq enquêteurs chacune, ils se
sont sentis plus libérés, plus confiants. C’est ainsi que
nous avons pu recueillir 741 lexies que nous avons distribuées,
de façon commode, en six champs lexicaux de la vêture, de
l’alimentation, de la sexualité, de la vie académique, de
la vie civile et de l’esthétique.
Pendant cette phase de dépouillement, nous avons constaté
que le champ lexical de la sexualité était particulièrement
riche, soit 175 lexies, c’est-à-dire 23,61% de la nomenclature,
ce qui nous a déterminé à le cerner en particulier
tout en y intégrant les lexies se rapportant aux relations filles/garçons.
Par ailleurs,
nous avons également constaté que de manière générale,
les étudiantes se regroupaient entre elles : sur un total de 53
équipes constituées, 20 équipes comportaient uniquement
des filles. Rétroactivement, nous avons compris, en parcourant le
vocabulaire de la sexualité, que certaines étudiantes, d’avance
informées sur l’argot ordurier du campus, mais contraintes d’intégrer
des groupes mixtes, auraient souffert le martyre de s’entendre dire que
leur organe génital était désigné par des termes
comme trou, bain-marie, four, pays-bas, puits, cicatrice, etc.
La femme, comme
l’a bien vu Bodo Muller (1985 : 176), est un être de raffinement
;
ses tâches d’éducatrice, en effet,
lui donnent conscience de servir de modèle linguistique à
l’enfant qui doit s’insérer dans la communauté ; par ailleurs
son infériorité physique et le rôle, conditionné
par la maternité, qu’elle remplit dans la famille aux côtés
de l’homme, lui valent une certaine retenue naturelle. Elle évite
en particulier les mots vulgaires et obscènes et affiche plus de
réticence à employer les mots “tabous”, les lexèmes
“équivoques”, les “associations gênantes”.
Enfin, toujours
par l’observation directe, nous nous sommes aperçu que le champ
lexical de la sexualité et celui de l’alimentation se recoupaient.
Nous tenterons de comprendre pourquoi le sexe et la nourriture occupent
tant d’espace dans le répertoire verbal des étudiants de
l’Université de Yaoundé I. Mais il importe d’abord de décrire
les formes de ce répertoire.
2. Procédés de création lexicale
Nous avons
pu observer comme principaux modes de création lexicale, les modifications
et les néologismes.
2.1. Modifications des lexies standard
L’étudiant
est un locuteur acrolectal ; sa connaissance de la langue française
va faciliter ses créations néologiques.
2.1.1. Modification de collocation
À partir des expressions françaises telles que à
la sueur de son front, valider une unité de valeur, au pas
de course, les étudiants procèdent aux modifications
dans leur collocation. C’est ainsi qu’on entend dire d’une étudiante
qu’elle " a validé une UV à la sueur de son sexe " (en se
livrant au professeur qui enseigne cette Unité de Valeur), qu’elle
" a validé ses ovules " (est en état de grossesse) ou encore
qu’elle a " validé sa dernière ovule " ; l’étudiant,
quant à lui, " valide son dernier spermatozoïde " (en engrossant
une fille). Par ailleurs, U.V. Maternité ou U.V. M.
veut dire " grossesse ". Et quand on dit que " la ménopause avance
à pas de géant ", il s’agit d’une raillerie lancée
à toute étudiante qui peine à terminer ses études
universitaires.
2.1.2. Modification dans la dénotation
Les étudiants
désémantisent volontiers les lexies puis les resémantisent
de manière provocatrice : Assurer, (V. intr.), en français
hexagonal, se dit d’une personne ou d’une chose et signifie " bien remplir
son rôle ", " être à la hauteur des circonstances ".
Dans le campus de Yaoundé I, assurer est transitif direct
et a pris le sens de " faire l’amour avec une fille " ; de même,
conjuguer
(une fille), c’est avoir des rapports sexuels avec elle ; la bondir,
c’est rompre avec elle ; par ailleurs, doser signifie " déterminer
la dose de (médicament), la proportion des éléments
" ; chez nos étudiants, doser (transitif direct) a pris le
sens de " faire l’amour avec application et force " (j’ai bien dosé
la petite !) ; pioncer (verbe intr.) signifie " dormir " ; mais
dans le campus de Yaoundé I, il est transitif direct et est synonyme
de " faire l’amour " ; l’une des raisons de cette dernière modification
de dénotation pourrait bien être la matérialité
sonore du mot (pioncer), cette parenté de trait somatique (occlusive
[p]) qu’il entretiendrait avec les autres néologismes du campus
tels pointer, piquer, pédaler, toutes en rapport de substitution
synonymique.
Les mêmes
modifications portent sur les substantifs ; Crevaison (" maladie
sexuellement transmissible " : j’ai (une) crevaison !) ; ballon
d’or (" grossesse ") ; cacao, (n. m) (" jeune fille, maîtresse
") par opposition à café (" jeune homme, amant ")
; église (" fille libre qui accepte tout le monde ") : celle-là
alors, c’est une église !; réactif (" amant ").
2.1.3 Modification par translation
Le changement
de sens le plus observé est celui obtenu par translation, notamment
dans les nominations métaphoriques ou métonymiques.
Nous avons en
effet enregistré une série de lexies désignant par
métaphore l’organe génital de la femme : puits ou puits
de pétrole, forêt, triangle, trou, cuir, pistache, de
même le membre viril est aussi prédiqué : barre
à mine, queue, pendule, pied du milieu, troisième pied, marteau,
machette (signifie à la fois le " membre viril " et " jeune
fille "). La métaphorisation peut également porter sur certaines
parties précises du sexe : noisettes (" testicules "), haricot
(" clitoris ").
À partir
de ce répertoire métaphorique, on obtient par association
une série de métaphores verbales circonvoisines évoquant
l’acte sexuel : machette a amené tuer ou couper
(une fille), limer (la machette) (ex : c’est ma machette, c’est
moi qui la lime) ; mais aussi défricher ou débroussailler
sa forêt ; de même, avec cuir, trou, puits, on
dit : tanner son cuir ; jauger son trou ou son puits,écraser
son pistache (les graines de pistache s’écrasent sur une pierre
appropriée avec un mouvement de va?et- vient des bras et du corps),
Les désignations
métonymiques, quant à elles, relèvent les sensations
calorifiques et euphorisantes du vagin : bain-marie, four (mettre le
gâteau au four se dit d’une fille qui utilise des serviettes
hygiéniques pendant ses menstrues appelées mer rouge.)
En bref, nous
voyons comment tout en conservant les items attestés en français
central, l’étudiant procède à un certain nombre de
modifications dans la collocation, la dénotation, à la modification
par translation. Mais il lui arrive aussi de créer de nouvelles
unités lexicales. C’est la néologie terminologique qui a
donné deux types de néologismes, de formation et d’emprunt.
2.2 Les néologismes
Le néologisme
n’est pas, comme le croyait Marouzeau (1969 : 10), une " misérable
ressource de l’impuissance ". Des mots qu’offre la langue sont ici volontairement
abandonnés au profit de créations plus expressives.
2.2.1 La néologie par abréviation
L’abréviation
de manière générale permet de gagner du temps et de
l’espace. Mais dans le registre sentimental et sexuel, nous avons surtout
des abréviations euphémiques pour éviter les mots
grossiers ou inconvenants : U.V. M. (Unité de Valeur Maternité)
est un euphémisme de " grossesse " ; de même, C.C.C. (Cacao
casse condom) est une jeune fille (cacao) très active
et brutale (casse condom) pendant les relations sexuelles.
Si la néologie
par abréviation est assez rare en revanche, l’un des principaux
procédés de créations lexicales est la néologie
dérivationnelle.
2.2.2 La néologie dérivationnelle
2.2.2.1 la dérivation impropre
Elle opère
un changement de catégorie grammaticale. Au niveau des structures
lexico-sémantiques ou syntaxiques, on note des transformations des
nominaux en verbaux : bijouter, c’est " donner un baiser " (bijou-
ter) grâce à une modification de la structure phonique
initiale (prothèse) de baisoter (baiso-ter), sucrer
ou verber, verbes transitifs directs signifiant " courtiser " sont
construits sur sucre et verbe, de même sur bond,
calcul et tête, on a pu dériver bondir ("rompre
une relation"), calculer, verbe trans. direct. (" guetter le moment propice
pour faire la cour à une fille ") ; têter,trans. direct
(" repousser les avances galantes ").
De la même
manière, on peut obtenir des nominaux à partir des verbes
ou expressions verbales, des locutions prépositionnelles : Un(e)
palpitol(e)("
amant(e), petit(e) ami(e) dont la seule présence donne déjà
des palpitations amoureuses "), une ça va aller(" prostituée
"), un à - côté(" amant ").
2.2.2.2 La dérivation suffixale
La dérivation
suffixale est un registre très productif d’autant plus qu’elle est
tout simplement calquée sur le modèle fourni par la langue
: le suffixe -ine termine généralement les noms de
médicaments ou les mots savants. Mais dans l’argot d’étudiants,
il a un sens très péjoratif : toxine, n. f ; (" fille
de mauvaise vie, prostituée supposée avoir des maladies vénériennes
") ; distribuline, n. f ("fille aux mœurs légères,
frivole, obsédée sexuelle"). D’autres créations sont
des formes purement ludiques, plaisantes : vagine, n. f. (" voisine
" : ex : Tiens, voilà ma vagine qui arrive !)
De même,
le suffixe -esse ici ne signifie que le défaut : donzesse
(" fille prétentieuse et ridicule") ; donzesse est certainement
calquée sur donzelle (anc. Provenç. donzela :" demoiselle
"), par simple permutation suffixale, qui signifie " fille ou femme aux
mœurs suspectes ".
Le suffixe
-eur, quant à lui, permet de construire mimétiquement
de purs néologismes : conjugueur(" celui qui fait la cour
à une fille ") ; coupeuse(" fille qui exploite ses admirateurs
"), frappeur(" celui qui fait l’amour avec une fille "), léveuse
de pattes(" fille aux mœurs légères, qui s’offre au premier
venu ") ; on dit aussi une libéreuse(de libérer,
" céder ") ; pionceuse (" fille légère, qui
aime faire l’amour ") ; têteuse(" fille inaccessible, revêche
") ; pointeurou tireur("amant") ; vomisseur (" verge,
pénis ") ; rythmeur (" qui accompagne une fille à
la sortie des cours ").
2.2.3. La néologie par composition
Par composition,
les étudiants ont su créer une foule de lexies complexes
: marquer le but ("engrosser une fille") ; mettre l’eau,intr.
(" jouir ") ; écraser le pistache(de) ou livrer un match
(avec) (" faire l’amour ") ; jeter le maïs(" courtiser, faire
des avances galantes ") ; picorer le maïs("céder aux
avances galantes"), etc.
Les lexies composées
sont aussi très nombreuses : bouche-trou(" garnitures hygiéniques
dont se servent les femmes pendant les menstrues ") ; cacao-karibu,n.
masc. ("fille qui se décape avec un produit cosmétique de
marque nigériane dite karibu") ; coupe-tendon,n. m
(" fille ou garçon qui séduit et arrache l’amant(e) d’une
autre fille ou d’un autre garçon ") ; épargne-fesse(de
Epargne-FESS,
coopérative nationale d’épargne et de crédit, devenue
épargne-fesse"
fille de joie ") ;
fanta-coca(" fille qui se décape et dont
le visage est clair et les jambes noires ") ; gars-petite,n. m.
("coureur de jupon, don Juan") ; garde-manger("sous-vêtement
de femme : slip, caleçon") :
Dans la néologie par composition, on note surtout des opérations
mixtes d’altération métaplastique. En effet, la composition
peut se faire par télescopage ou agglutination : coupesom,
n. f (mot à mot : " qui coupe la somme " : " fille cupide ") ; c’est
là une manière de crase suivie de lexicalisation. Elle peut
aussi se faire par troncation : c’est le cas de baobab(" arbre d’Afrique
tropicale à tronc énorme ") qui va subir une dérivation
régressive bao(bab) ; un bao se dit de quelqu’un de
financièrement, d’intellectuellement ou de socialement fort, distingué.
Mais sur le plan sentimental, un bao est un étudiant qui
a beaucoup de succès auprès des filles et qui est généralement
bien nanti.
Pour obtenir le féminin de bao,on va procéder à
une double opération : d’abord à une permutation vocalique
(boa)suivie
d’une dérivation suffixale (boase: " jeune fille entretenant
des relations sexuelles avec un bao"), soit figurativement : bao(bab)(apocope)
--> boa (permutation vocalique) --> boase(dérivation suffixale).
Le même sort est infligé à copain et à titulaire
: copain = copa(in)--> capo,n. m ("copain, ami") ; titulaire,
n. f--> titu(laire) (apocope) --> titus (dérivation
suffixale) : "maîtresse qu’on aime particulièrement".
2.2.4 Les néologismes par emprunt
Les emprunts
sont aussi nombreux que savoureux : des mots d’origine arabe, ou encore
des mots anglais francisés sont empruntés et resémantisés
:
Un chérifn’est
pas ici ce musulman descendant de Mahomet, mais un amant, un fiancé
(ex : c’est mon chérif !); match,n. m ; ("acte sexuel"
: livrer un match) ; sponsor("celui qui dépense énormément
pour entretenir sa maîtresse").
Les emprunts
peuvent conduire à des formations hybrides : smasher(v. trans.),
emprunt au langage du volley-ball, ne signifie pas "effectuer un smash",
mais "rompre une relation" (smasher une fille : "rompre avec elle")
; de même lifter(de l’anglais lift : "ascenseur") veut dire
"rompre avec une personne" (ex : je l’ai lifté(e)).
La même dérivation suffixale peut se faire à partir
d’un mot grec qui subit d’abord une suppression (apocope) suivie d’une
adjonction (suffixation latine) : epsivoreest crée à
partir de epsilon (cinquième lettre de l’alphabet grec correspondant
à l’e bref) et de -vore,suffixe latin signifiant "qui se
nourrit de". Soit : epsi(lon)--> epsivore(n. masc.).
S’il est vrai que la bourse a été supprimée dans les
Universités camerounaises, il reste que le mot epsivorecontinue
à être employé dans le campus pour désigner
une fille entretenue par un étudiant qui ne vivait alors que de
sa bourse appelée epsi("portion congrue") ou comme aujourd’hui
de l’aide de sa famille (epsi familial) ou de l’aide financière
forfaitaire attribuée par l’administration universitaire (epsi-pitié)
aux meilleurs étudiants et aux handicapés.
Par ailleurs, un madras (de Madras, ville d’Inde) est une
étoffe à chaîne de soie et trame de coton. Dans le
campus, madrasdésigne la serviette hygiénique de femme.
De même,
il existe une marque française de serviette hygiénique appelée
ekottexà
bandes adhésives vendue en paquets de 10, 20 et 30. Une ekottexest
une désignation métonymique de " eune fille" avec parfois
des spécifications : ekottex super maximi("fille grasse")
; ekottex normal 20("fille de corpulence moyenne") ; ekottex
normal 10("fille de petite corpulence").
Certes, le langage est un moyen pour les partenaires discursifs d’exprimer
leurs pensées, leurs sentiments, de communiquer des informations,
mais il est aussi une interaction, une activité illocutoire qui
vise à faire reconnaître à l’autre l’acte ou l’intention
qu’il accomplit en disant.
3. Caractérisation et allovision
Comme on peut se rendre compte, l’étudiante, telle qu’elle apparaît
à travers un argot manifestement machiste, est complètement
dépréciée : on la voit tour à tour minéralisée
(goudron
n. m. : fille difficile, revêche), animalisée
(baleine:
"fille grasse", epsivore, gibier ; guêpe, poule, léveuse
de pattes,etc.), végétalisée (un
cacaoet
ses dérivés, moussen. f. "fille grasse",
pépinière
"jeune fille belle", tomate"fille au teint clair, etc."), instrumentalisée
(coupeuse,
coupesom, coupe-tendonou ciseaux,distribuline, pionceuse,etc.),
manufacturée
(arrivage,n. m. "groupe d’étudiantes
qui entre dans une salle de cours ou un amphithéâtre", couverture"petite
amie",
guitare, n. f. "fille à torse de guêpe", nouvelle
coupe"nouvelle copine", machette"maîtresse", marchandise,
produit, toxine, coca, ekottex, fanta-coca, etc.).
L’étudiant, en revanche, connaît très peu de caractérisations
détrimentaires. Cependant, on va appeler danseurl’étudiant
qui ne sait pas faire la cour à une fille ; et le vocatif mademoisellesert
à interpeller tout étudiant efféminé. C’est
donc la preuve que la caractérisation dépréciative
des filles est surtout le fait des garçons qui tendent à
valoriser le sexe mâle : l’étudiant s’impose à l’étudiante
comme son réactif, son bouc, son café ou
son chaud; le sème mélioratif / énergie / ou
/ activité / est mis en relief dans conjugueur ; joueur, rythmeur,
tireur, pointeur, frappeur,etc.
De même, dans le "système de places", le garçon veut
tenir un rôle avantageux : il est le gérantde la fille,
le
bon payeur,le sponsor,le chérif, etc.
Par ailleurs, dans cette allovision, le sexe est particulièrement
focalisé. Le sexe de la femme est à la fois valorisé
(puits
de pétrole, bain-marie,etc.) et dévalorisé
(trou,
cicatrice).
Sur le plan physiologique, la grossesse est appelée ballon
d’or(mélioratif), mais les menstrues, c’est la mer rouge (nomination
objective certes, mais avec quelque connotation péjorative).
Le membre viril, quant à lui, est désigné en termes
fonctionnels (barre à mine, marteau, machette), mais aussi
dépréciatifs (queue, pendule, pied du milieu, troisième
pied). Cependant, on ne peut pas véritablement parler ici d’un
argot féminin, même si quelques filles interrogées
reconnaissent qu’elles ont crée quelques lexies péjoratives
par réaction, par légitime défense contre la provocation
verbale des garçons.
Un constat s’impose : la fille est tour à tour méprisée
(toxine),
admirée (pépinière) et sexuellement désirée
(pays-bas)
par son camarade garçon.
4. Les fondements psychosociologiques de l’argot de
la sexualité
D’emblée, on observe que les rapports sexuels sont décrits
en termes de violence, d’agressivité : couper, défricher,
débroussailler, limer, tanner, pioncer, piquer, travailler, tuer,etc.
En outre, certains termes sont du registre militaire : faire la patrouille
ou patrouiller ("sillonner les rues à la recherche des filles
à courtiser") ; barrer("rompre avec quelqu’un"), barrage
systématique; arsenal("bassin de femme").
Mais on remarque également beaucoup de perversion dans le comportement
sexuel de l’étudiant : les rapports sexuels sont cannibalisés
: haricot("clitoris"), manger une fesse de pain, noisettes("testicules"),
eau
de manioc("sperme"), eau lourdeou encore bouillie(sperme
évoquant la couleur blanche et farineuse de la bouillie de maïs
ou la substance blanchâtre provenant du manioc). On découvre
ainsi que le sexe et la nourriture sont imbriqués, et que pour l’étudiant,
faire l’amour, c’est manger et manger, c’est faire l’amour. D’autres exemples
sont encore plus probants : la boule, c’est le couscous mais aussi
une fille grasse ; de même pointer, ntr. ("faire l’amour")
fait écho à pointer son repas("prendre son repas"),
valider
son plat("terminer de manger") à valider ses ovules;
U.
V gastroévoque U. V Maternité,etc.
Et à cette vénération bestiale du sexe inscrite dans
les lexies décrivant les fonctions sexuelles correspond la survalorisation
de certains mets de base réputés bon marché : bonne
race("riz") ou encore les trois lettres,le H.("haricot"),
or
rouge("haricot rouge"), or jaune("tapioca").
Comme sur le chapitre sexuel, on note dans le vocabulaire de l’alimentation
le même contraste et la même violence : le haricot valorisé
est aussi appelé somnifère, tandis que le mot gravierrenvoie
au haricot noir, terme qui vise certainement à le distinguer du
haricot rouge ou blanc, mais qui malheureusement n’évacue pas le
sème / dysphorisant /qu’emporte avec lui gravier.
De même, le sème / violence / se dégage des lexies
suivantes : électrocuter le H.("cuire le haricot avec un
appareil électrique"), les armes(cuillère, fourchette,
couteau), les armes naturelles (les mains), assassiner son plat
("manger
sans laisser de reste"), sous-marin ("plat de haricot plein d’huile").
Comment
comprendre ce fétichisme du sexe et de la nourriture, et surtout
ce sentiment ambivalent vis-à-vis du sexe, de la fille et de la
nourriture ?
L’attitude
langagière paradoxale, volontairement iconoclaste de l’étudiant
dans le campus universitaire de Yaoundé I, est certainement un message
fort de schizophrène qui cache mal des troubles affectifs se traduisant
par ces contradictions et cette agressivité dans le langage.
Ces perturbations
affectives remonteraient à 1990/1991, période à laquelle
la bourse d’études a été supprimée dans toutes
les Universités camerounaises, situation aggravée par la
baisse de salaire des fonctionnaires en 1993.
Plus grave
encore, ces étudiants qui ne bénéficient plus de bourse
d’études, se sont vus imposer toujours en 1993, des frais de scolarité
élevés (50.000 F CFA). La pauvreté extrême de
l’étudiant sans repère qui, socialement, ne peut plus compter
ni sur l’administration universitaire qui n’octroie plus de bourse, ni
sur le gouvernement qui a baissé le salaire des fonctionnaires et
suspendu le recrutement dans la Fonction Publique, ni sur les parents dont
le salaire est réduit à la portion congrue, va développer
dans le campus une forme de régression à l’animalité
et au stade buccal qui constitue un mécanisme de défense
ou un refuge.
S’il n’y
a pas ici de démarcation entre le sexe et la nourriture, c’est qu’on
est dans la logique d’une personnalité profonde perturbée
en régression au stade où la vie s’est focalisée sur
la satisfaction des besoins biologiques.
Par ailleurs,
si l’étudiante est une belle guêpe,une nouvelle
coupe,et paradoxalement une toxine, une distribuline,c’est
que pendant que l’étudiant n’a pas d’argent pour se nourrir afin
de mieux préparer ses examens, l’étudiante, en revanche,
peut valider ses U.V. à la sueur de son sexe. Voilà
certainement l’élément inconscient perturbateur. D’où
cette agressivité compensatoire lorsqu’il fait l’amour avec elle,
ou si l’on veut, lorsqu’il la défriche, la tanne, la tue ou écrase
son pistache.
L’étudiant
dans le campus est parfaitement un sujet schizophrène en ressentiment
contre l’Institution universitaire qu’il rejette en torpillant une de ses
valeurs : la norme linguistique, contre l’étudiante à qui
il reproche inconsciemment le privilège de places, reproche exprimé
dans la valorisation excessive du sexe mâle, et le ravalement morbide
de son partenaire.
Conclusion
Au total, l’argot
de la sexualité sur le campus de l’Université de Yaoundé
I à travers ses modifications dans la collocation, la dénotation,
par translation, à travers ses néologismes de formation ou
d’emprunt a bien des fonctions crypto-ludiques. Mais c’est la fonction
identitaire qui semble particulièrement intéressante. En
effet, la construction identitaire qu’exprime ce type de langage est un
processus d’identisation par lequel l’étudiant s’autonomise comme
groupe différentiel en rapport de force avec l’Institution universitaire
frustrante qu’il atteint métonymiquement par la pliure provocatrice
de son " centralisme linguistique ", de son protectionnisme sourcilleux,
en rapport de force également avec l’État dont il bafoue
les convenances, l’exigence de bonnes mœurs en cannibalisant les rapports
sexuels, en les entachant de perversion et de violence, et en imposant
à l’État un ordre totalitaire et phallocratique. Il faut
espérer que cette pathologie qui s’exprime par le langage ne dégénère
pas un jour en violence effective.
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