LE PREMIER ACTANT EN ABIDJANAIS

Contribution à la syntaxe du non-standard

Résumé de thèse

Katja Ploog
ERSSAB/Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3


La notoriété du français populaire d’Abidjan, acquise depuis les années 70, n’a guère incité les linguistes à poursuivre les recherches en ce domaine ; par ailleurs, les études des variétés non standard ne portent que rarement sur des observables syntaxiques : notre travail s’est fixé pour objectif de proposer des solutions pratiques aux obstacles spécifiques à de tels terrains. L’argumentation s’est imposée dans la succession suivante : cerner la "matière", développer une approche adéquate du matériau, puis amorcer son analyse structurelle.
L’approche d’une variété non standard — géographiquement et socialement marquée et principalement parlée — pose des problèmes méthodologiques divers. Si la description des structures de l’oral passe inévitablement par une représentation écrite, la complexité d’un échange verbal entre individus pris sur le vif comporte également des obstacles considérables pour son analyse. Puis, la plus grande part de la terminologie linguistique existante a été forgée pour la description de langues qui ont fait l’objet d’un intérêt scientifique depuis l’Antiquité : l’approche syntaxique du non-standard oblige à prendre du recul par rapport aux repères établis afin d’en construire de nouveaux — ce qui conduit à revoir les objectifs immédiats à la baisse. En l’absence d’études antérieures sur la syntaxe de la variété non standard abidjanaise, notre démarche a consisté à dresser un "portrait de famille" des structures recensées sans prétendre à la description exhaustive de chacun de ses membres ; notre travail s’inscrit ainsi dans les investigations futures comme base de réflexion, puisqu’il aura malgré tout permis de dégager quelques tendances générales de la syntaxe de l’abidjanais.

 

 
 
 
 
 

1. Le français en Côte d’Ivoire.
 

L’une des caractéristiques principales de la situation sociolinguistique ivoirienne consiste en l’extrême variabilité du français. Sur le plan synchronique, la variation géographique distingue les français pratiqués en Afrique francophone d’un côté et les variétés françaises de l’autre certaines restructurations peuvent résulter d’un emploi du français principalement comme langue seconde ; puis, des différences importantes existent entre le français sénégalais (p. ex.) et le français ivoirien. À Abidjan même, l’hétérogénéité naturelle de la ville engendre une plus grande diversité des relations linguistiques qu’en milieu rural, que le français assumera en grande partie à lui tout seul — il devient même langue première pour une proportion grandissante de la population. S’il faut se procurer "du" français, les conditions économiques ne permettent une scolarité complète qu’à une petite minorité de la population — les masses non scolarisées se trouvent à la fois handicapées sur le marché du travail et stigmatisées comme incultes. La stratification de la société ivoirienne (et plus particulièrement abidjanaise) corrélée à la pratique du français, en est une conséquence.
Sur le plan diachronique, la variabilité constitue le résultat de la dynamique plurilingue locale : le français s’est implanté en Afrique occidentale depuis un siècle environ, en se superposant à plus d’une soixantaine de langues locales. À l’époque de la colonisation, seule une minorité d’autochtones est amenée à pratiquer du français. Puis, le développement des infrastructures et de la ville attire une population importante et très hétérogène à Abidjan ; si la compréhension mutuelle ne peut à ce moment être garantie que par un véhiculaire interethnique, la nécessité de se doter d’un maximum d’atouts pour affronter le marché du travail plébiscite littéralement le français. La norme académique tombe en désuétude, en restant ignorée par les masses immigrantes, généralement analphabètes ou illettrées, et permet la naissance d’un pidgin sur base française. La généralisation de l’enseignement à l’Indépendance met une plus grande proportion de la population en contact avec le français standard, bien que le poids numérique des locuteurs du pidgin crée une influence de ce dernier sur la norme. Il en résulte un continuum de formes, dès lors caractéristique de l’usage local. Avec la baisse des taux d’immigration, la première génération importante d’Abidjanais natifs voit le jour, et il s’ensuit une phase de prise de conscience — de la profonde implantation du français dans le quotidien abidjanais d’une part et des réseaux sociolinguistiques nés de la compétition sociale d’autre part. Cette jeune génération a constitué le moteur des premières revendications de l’identité linguistique proprement abidjanaise, qui freinent le réajustement en direction de la norme.
Le français s’est aujourd’hui imposé comme langue principale à Abidjan, d’abord véhiculaire puis vernacularisé, et ce au prix d’une diversification extrême qui empêche la compréhension entre francophones locaux et francophones non locaux. Les acteurs sociaux que sont les locuteurs aspirent à se conformer le plus possible au modèle prestigieux (parfois imaginaire) lorsque la situation l’exige. Les conditions générales et/ou momentanées de la prise de parole génèrent à chaque fois un investissement original des ressources disponibles, résultant de situations d’emploi principalement parlées — il ne peut donc être question de variétéshomogènes. Où et comment observer l’abidjanais alors ? Nous avons choisi comme population d’enquête les enfants de la rue, la seule réunissant un maximum de caractéristiques requises pour le recueil du matériau : en tant que citadins natifs, ils avaient une pratique quotidienne de la langue urbaine ; en tant que locuteurs peu scolarisés et peu soumis aux normes, puis en tant qu’éléments économiquement faibles de la société abidjanaise, ils véhiculaient directement la diversification de la langue à travers des formes éloignées de la variété standard. Pour s’approcher des pratiques vernaculaires, il a fallu trouver notre population dans son milieu naturel.

 

 
 
 
 
 

2. Le recueil du matériau en vue d’une analyse syntaxique
 

L’approche du non-standard, en comparaison avec celle d’une langue pleinement reconnue, nécessite une démarche de description infiniment plus complexe. Le cheminement — du recueil d’un corpus d’étude, en passant par l’enquête directe jusqu’à l’obtention d’un échantillon se prêtant à l’exploitation syntaxique — constitue un trajet parsemé d’embûches. Nous avons eu recours à une démarche "multi-dimensionnelle", qui puise dans toutes les sources susceptibles d’éclairer les structures relevées : la gamme des formes permet d’établir l’envergure de l’écart avec ses variétés sœurs et cousines, la quantification de déterminer un semblant de degré de normalité, et les paramètres extralinguistiques de remettre en perspective individuellement chacune des formes relevées. Reste que la faible rentabilité de l’enquête systématique alourdit considérablement l’entreprise ; puis, le degré d’abstraction nécessaire paraît bien plus élevé ici que lors de l’analyse d’une variété "habilitée", où des intuitions intelligemment gérées fournissent des indicateurs exploitables pour l’évaluation du matériau. Il se pose ensuite la question de la taille (formelle et fonctionnelle) des unités du corpus : la nécessité de bâtir un pont entre un corpus de texteset un corpus d’échantillons,deux conceptions du matériau qui semblent s’opposer dans les pratiques généralement observées. Notre méthode a consisté à recueillir des interactions intégrales, retranscrites dans une base de données permettant d’en extraire au besoin des "segments" linguistiques de taille variable, accompagnés du fléchage de leur environnement discursif spécifique.

 

 
 
 
 
 

3. Caractéristiques de l’abidjanais.
 

Au cours de la transcription, il est apparu que des divergences par rapport au français standard se manifestaient à tous les niveaux d’analyse et rendaient le parler quasiment opaque malgré la dominance du matériau d’origine française. Sur le plan phonético-phonologique, le relâchement articulatoire aboutit à un parler largement "vocalisé" : le trait de sonorité ou de nasalité affecte particulièrement les consonnes, les voyelles ont tendance à s’ouvrir. Les restructurations du niveau morphologique semblent les plus régulières ; elles comprennent la révision des oppositions dans les domaines aussi fondamentaux que la détermination et les temps verbaux. En sémantique, les différences concernent à la fois le nombre et le type de valences des verbes ainsi que le lexique dont une partie a été réinterprétée. L’enchâssement mériterait une analyse spécifique : l’intégration discursive des unités supérieures (propositions, énoncés) et le marquage des modalités présente des originalités qui n’échappent pas à l’observateur. Au niveau discursif et pragmatique, la gestion de la situation dialogique s’effectue à travers des stratégies spécifiques visant l’implication de l’interlocuteur. Si les particularités relevées dans notre corpus semblent largement partagées par la communauté ivoirienne toute entière, les différences individuelles demeurent considérables — et aucun des faits évoqués ne peut avoir valeur de règle en situation de continuum.

 

 
 
 
 
 

4. L’analyse syntaxique.
 

La mise au point de définitions opérationnelles s’est avérée nécessaire dans la mesure où notre corpus était fortement marqué par les caractéristiques de l’oral spontané (scories, troncations, et assemblage du discours en général) : nous avons privilégié la notion de propositionpar rapport à celle de la phrase,celle d’actantpar rapport à la distinction traditionnelle entre compléments d’objet et circonstanciel; le classement des unités syntaxiques nous a conduit à une approche du concept de l’ellipse (élément marqué Ø, élément indifférencié, ou réduction de la valence verbale). Au final, nous avons procédé à l’étiquetage systématique des presque 10 000 unités propositionnelles de notre corpus, en n’écartant que les séquences opaques et celles composées autour d’un prédicat non verbal. Les paramètres de catégorisation retenus sont intégralement issus de l’approche du matériau concret : les dispositifs syntaxiques dans lequel s’insère le premier actant, la forme interne de ce dernier, ainsi que le référent sémantique sur lequel il s’appuie ; au total, le décompte aboutit à 55 catégories de structures différentes très diversement représentées. La structure canonique est (sans surprise) la succession clitique/ verbe. Par ailleurs, les tendances générales observées en français parlé et ordinaire de France semblent reconduites en abidjanais : l’intégration du clitique au verbe comme préfixe, les relatives dites "populaires" (généralisation du qui),et le clivage fréquent de la structure syntaxique en constituent des exemples.

 

 
 
 
 
 

5. Positions syntaxiques.
 

Il existe six positions susceptibles d’accueillir le premier actant — deux après, et quatre avant le verbe temporalisé :

 
dislocation
gauche
topic
sujet (SN)
clitique sujet
VERBE
objet
dislocation droite
Ce schéma correspond aux différents niveaux d’intégration syntaxique du premier actant que nous avons mis en exergue : le mot verbal,comprenant le lexique verbal temporalisé et les clitiques actanciels ; le syntagme verbal,intégrant en outre les compléments dominés par le verbe, y compris le premier actant tel qu’il se construit dans les propositions impersonnelles ; le nœud temporel,possédant une valeur principalement grammaticale, qui inclut le sujet nominal dont la position est corrélée au temps. Le niveau supérieur, prédicatif,comprend l’élaboration syntaxique des actants en vue de leur hiérarchisation énonciative, intégrant la position du topic.Au delà, les dislocations jouissent d’une indépendance formelle. Certaines de ces positions accueillent également des actants autres que le premier.
La construction du sujet grammatical est corrélée à la création du temps et constitue ainsi une contrainte syntaxique au sens fort. Les constructions impersonnelles révèlent que le clitique nominatif sujet n’a pas toujours de qualité référentielle et en corollaire l’impossibilité de "remplir" la position nominale à gauche — par conséquent, il convient de traiter sujetet premier actantindépendamment l’un de l’autre. Le sujet est en outre au carrefour des niveaux de dépendance syntaxique, en recoupant l’expression du premier actant d’un côté, celle du thème de l’autre. La fréquente confusion de ces niveaux provient de la forte grammaticalisation du thème dans la phrasefrançaise (écrite). Or, le sujet est une valeur syntaxique qui possède une position fixe à l’intérieur de la sphère verbale (dans les propositions enchâssées il existe en outre l’option du sujet-Ø, qui conduit à l’interprétation contrainte du premier actant comme étant celle du verbe recteur) ; le thème, au contraire, est une valeur référentielle "sans position fixe". Reste que le premier actant est le constituant linguistiqueprototypique du thème d’autant qu’il coïncide généralement avec un rôle sémantique privilégié et un constituant syntaxique obligatoire.
La position topic à gauche de la sphère verbale regroupe les différents moyens structuraux permettant des orientations énonciatives distinctes de la prédication. Elle diverge des autres positions syntagmatiques de par sa place initiale privilégiée. Cette position est généralement reconnue comme étant de nature thématique. L’élaboration du thème n’est pas une nécessité syntaxique (cf. impersonnelles), mais un moyen de hiérarchisation des éléments sur une échelle de pertinence. Plus concrètement, cela signifie que la notion de thème ne renvoie pas en soi à un constituant ou une position marquée (on prédique toujours à proposde quelque chose), ni à un constituant linguistique tout court (c’est une valeur accordée à certains référentsde l’énonciation) : la position topicconstitue ainsi un marqueur propositionnel optionnel.
Les caractéristiques du clitique nominatif résument l’articulation des différents niveaux : son statut est à la fois celui d’un sujet syntaxique à part entière et d’un accord morphologique en assurant la complétude morphosyntaxique lorsque le premier actant nominal n’est pas sujet. Il est accord parce que son apparitionn’est pas commandée par une référence argumentale (constructions impersonnelles), il n’est donc pas thème. Le constituant nominal du premier actant antéposé comme topic avec lequel coréfère le sujet ne porte lui-même pas de cas syntaxique. Le double-marquage résulte de l’obligation de créer un sujet, alors que les positions à l’avant de la sphère verbale (extraites ou antéposées) n’ont pas d’emprise sur l’accord verbal — le double-marquage concerne l’actant seul, et non le sujet.

Les différents dispositifs proposent des alternativesénonciatives à l’égard de la prédication. Le niveau d’activation de l’entité rapproche c’est + P’ du double-marquage du premier actant, alors que son origine syntaxique le rapproche de y a + P’.Ces dispositifs font chacun état d’une particularité dans l’articulation syntaxique entre le sujet et le premier actant extrait de la sphère verbale : c’est construit une structure enchâssante au sein de laquelle il peut lui-même s’effacer ; la complexité syntaxique est maintenue mais apparaît comme morphologiquement moins marquée. Y a perd toutes ses caractéristiques verbales pour devenir marqueur syntagmatique en tête de proposition ; le complémenteur étant en outre fréquemment omis, l’enchâssement peut être considéré comme amoindri. Doit-on imaginer que les cas de "fusion" avancée (sans reprise de l’actant nominal par un clitique) du dispositif y ainvestissent un sujet Ø pour relier le prédicat sémantique au premier actant intégré par y a,ou est-ce que le premier actant "marqué" possède lui même une emprise sur l’accord verbal—ce qui signifierait une intégration syntaxique plus forte ?
La troisième position antéverbale peut accueillir toute sorte d’actant et de constituants discursifs ou énonciatifs, dont la composition reste variable et laissée à l’appréciation du locuteur. Le constituant se trouve au-delà de l’unité régie par des contraintes morphosyntaxiques. C’est ainsi le seul type de constituant qui puisse se réaliser conjointement à tous les dispositifs, bien que l’occupation conjointe et coréférenciée des positions disloquée et topicreste exceptionnelle. La seule raison qui nous conduit à examiner la dislocation au niveau syntaxique est l’occurrence d’un sujet-Ø marqué par ailleurs à travers une position disloquée — dans la mesure où cette configuration engendre une structure enchâssée.

 

 
 
 
 
 

6. Conclusions.
 

On note que tous les actants peuvent être marqués Ø si l’énonciation en assure l’interprétation. Le cas du premier actant est particulier à cet égard parce que son marquage Ø entraîne une relation d’enchâssement avec la proposition précédente, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les autres actants, qui n’ont pas de caractère obligatoire du point de vue microsyntaxique. La rigidité de l’ordre des mots SVO est dissoute, et les actants peuvent circuler (plus) librement à l’intérieur de la proposition. La frontière microsyntaxique peut être marquée par que,mais elle ne l’est pas obligatoirement. Le constituant précédant la sphère verbale, qu’il soit de nature propositionnelle, nominale ou adverbiale, et quel que soit le marquage énonciatif précis, est toujours un topic,qui participe de la cohésion énonciative, indissociable des considérations syntaxiques. Le double-marquage est une contrainte syntaxique due à l’élaboration énonciativespécifique de la prédication. Deux types distincts de positions sont construits devant le verbe et au sein de l’étendue proportionnelle à la structure prédicative élaborée : l’une actancielle, syntagmatique, l’autre fonctionnelle au sens strict.

 

 
 
 
 
 

Pour résumer, ces tendances s’articulent comme une densification de l’unité microsyntaxique qui s’accompagne d’une plus grande indépendance formelle des constituants nominaux. Le choix de la (ou des) position(s) à investir est contraint par des paramètres morphosyntaxiques et sémantico-énonciatifs. C’est un ensemble de contraintes dont aucune ne se substitue à l’autre, aucune ne peut à elle seule rendre compte des structures relevées. L’analyse syntaxique ne peut alors se limiter à la considération de la sphère verbale, l’unité minimale pertinente est au moins celle qui assure la cohésion énonciative. Une distinction de sujet et thème nous a paru nécessaire pour rendre compte de la réalité des productions parlées, où l’ordre des mots paraît plus " multiforme " que dans les productions écrites, et où la prédominance des clitiques comme marqueurs fonctionnels — avec ou sans double-marquage par un constituant nominal — constitue le cas général.

7. Perspectives : l’abidjanais et le changement du français.

Certains symptômes témoignent du fait que la coïncidence de thème et sujet n’est pas entière en abidjanais. L’émergence d’un sujet-Ø et la restructuration du marquage verbal, à la fois du point de vue diathétique et du point de vue aspecto-temporel, qui se manifeste dans la réorganisation des oppositions morphologiques, ainsi que l’antéposition thématique — mais non disloquée — d’actants secondaires modifient le statut du premier actant : la servitudesubjectale ne paraît pas dissoute dans son ensemble, mais connaît quelques perturbations car l’accord par le clitique correspond davantage à une actualisation actancielle qu’à un marquage corrélatif entre sujet et verbe. Ce qui apparaît dans un premier temps comme marche arrière par rapport au français moderne peut témoigner du fait que, si l’obligation de la fonction sujet est maintenue — mais peut être marquée Ø — la position antéverbale peut accueillir d’autres actants que le premier. La suppression du paradigme passif et l’alternance sémantique des auxiliaires verbaux allant jusqu’à l’occurrence de structures bi-actancielles recourant à l’auxiliaire être laissent entrevoir une restructuration plus générale de l’expression des actants, autant dans le mot verbal que dans l’énoncé.