ASPECTS LEXICOLOGIQUES, SYNTAXIQUES ET 

SÉMANTIQUES DU FRANÇAIS AU CONGO
Omer Massoumou
Université de Brazzaville



1. Introduction

            L'expression de la pensée pousse des locuteurs d'un espace linguistique donné à créer de nouveaux mots, de nouvelles structures syntaxiques. Dans l'espace linguistique congolais (Congo Brazzaville), le français est la langue officielle, celle de l'administration. Mais le Congo reconnaît aussi le munukutuba et le lingala comme langues nationales véhiculaires. Les Congolais ont par ailleurs plusieurs langues vernaculaires (plus de quarante). Dans ce sens, l'espace linguistique congolais est plurilinguistique. Le Congolais parle en moyenne trois langues (le français, le munukutuba et/ou le lingala et une langue vernaculaire [bembé, vili, lari, mbosi, makoua...]). Dans cette aire géographique, le français est donc une langue en contact avec plusieurs autres langues. On peut aussi parler avec Alain Rey d'une situation de "colinguisme".1
           Dans les lignes qui suivent, je voudrais porter mon attention sur l'interférence linguistique, plus précisément sur la formation de certains mots et la structure syntaxique de quelques énoncés. L'étude du lexique et de la syntaxe est justifiée par le fait qu'elle porte sur la connaissance de la langue et du langage. Et au-delà de ces phénomènes linguistiques, il y a le sens généré. Dans le cadre de cette étude, je vais aborder donc des points de lexicologie et de syntaxe. Dans cette démarche, il peut être intéressant de tenter de suivre encore les orientations d'Alain Rey qui écrit :
Certes, il faut décrire, les variétés et les spécificités des usages du français dans les divers pays francophones d’Afrique, mais on ne peut les décrire, ces usages de la langue, que si on les aborde à la fois par divers angles d'approche : linguistiques strictosensu, avec une méthodologie variationniste, mais aussi politiques, idéologiques, historiques, socio-économiques, didactiques.2
           Sans chercher à épuiser ces divers orientations ou à les adopter toutes à la fois, je vais me restreindre à quelques points saillants.
           Ces dernières années, des journalistes congolais (de la presse écrite particulièrement) ont mis à la mode des mots comme boukoutage et mbébisme.3 En syntaxe, je vais examiner les énoncés le courant est venu et le courant est paru qui notent des réalités relatives aux coupures ou aux rétablissements intempestifs de courant électrique.
 

2. Boukoutage et mbébismel4 

            Ces deux lexies sont formées conformément aux principes de la formation des mots dans la langue française. La création lexicale tient de plusieurs procédés. Les nouveaux mots dans la langue française peuvent être obtenus par onomatopée (création directe) ou à partir de mots déjà existants dans la langue (création indirecte). La création indirecte des mots comprend principalement trois opérations : la dérivation (on associe des éléments lexicaux ; un radical plus un affixe), la composition (un mot composé est obtenu à partir de plusieurs éléments lexicaux) et l'abréviation (par le processus de troncation et de siglaison).5
            Les deux lexies étudiées sont ainsi des néologismes dans l'espace linguistique congolais, obtenues par l'opération de la dérivation. Mais en dehors de cette première opération de dérivation, ces créations lexicales peuvent tenir d'un procédé de l'emprunt lexical. Le français emprunte principalement des mots à l'anglo-américain. Il s'agit souvent d'emprunt linguistiquement justifié pour traduire des phénomènes non lexicalisés en français. Le mot étranger est alors emprunté sous sa forme originale. Les procédés de dérivation et d'emprunt sont, de manière consécutive, utilisés dans la création des néologismes étudiés.
             Le terme boukoutage est formé à partir du radical d'un mot du munukutuba bukuta de la forme infinitive kubukuta qui signifie " broyer, écraser, croquer " et suffixe -age. Le terme mbébisme est formé à partir du radical d'un mot lingala mbéba de kobébisa qui signifie " gaspiller, abîmer, détruire " et d'un suffixe français -isme. La suffixation suffirait donc à garantir le caractère français des mots ainsi créés.
              Par ailleurs, la naissance de ces mots correspond à deux moments de l'histoire politique congolaise de ces dernières années. Elle spécifie deux réalités bien différentes. D'une part, on a boukoutage,un mot en vigueur pendant le règne de Lissouba (1992-1997) et d'autre part mbébisme, un mot qui apparaît dès l'avènement de Sassou Il (1997).
              Le suffixe est en fait une particule qui donne un sens nouveau aux mots auxquels il est annexé. Les deux suffixes dans les mots retenus se rapportent à un verbe kubukuta et à un nom mbéba. Si leur sens n'est pas bien délimité intrinsèquement, ils suggèrent des significations assez différentes. Le suffixe -agedénote une action. Ainsi dans le mot triagepar exemple, il y a l'action de trier, dans le mot boukoutage,il y a donc l'action de " bukuter " c'est-à-dire " broyer, écraser ". Ce mot est localement utilisé lorsqu'on mange un tubercule ou de l'arachide en les broyant, en les écrasant de façon croustillante. On broie un tubercule, de l'arachide. Mais le boukoutagedont il est question souvent porte sur la dilapidation des fonds publics pendant le règne de Lissouba. Le sens du mot ainsi créé est assez imagé. On boukoutel'argent public comme boukoute des tubercules ou encore on broie l'argent comme on broie des tubercules ou de l'arachide. Il y a une réelle créativité linguistique qui prend en compte réalité linguistique congolaise et réalité linguistique française.
              Il y a une congolisation de la langue française en raison d'une suffixation bien française. Le suffixe -ismeajouté au mot mbébatraduit une qualité, une manière d'être ou d'agir. Avec le mot impérialisme,on a une manière impériale d'être ou d'agir. Ce qui peut être vu comme une qualité bonne ou mauvaise. Le terme mbébismedésigne au départ une manière d'être des jeunes soldats à la fin de la guerre en octobre 1997. Il s'agit précisément de leur façon de rouler à tombeau ouvert. C'est une sorte de roulette russe où l'on côtoie la mort à chaque seconde. Mais le terme s'est appliqué aussi assez rapidement à des hommes politiques véreux qui n'hésitent pas à " abîmer ", à " détruire " financièrement l’État dans sa structure son organisation et son fonctionnement. Il peut aussi désigner un comportement socialement déviant.
              Sémantiquement ces termes stigmatisent le mauvais comportement du Congolais. Il y a là aussi un langage imagé. La congolisation de la langue française est ainsi réalisée au niveau lexical. La formation de ces mots respecte lexicologiquement les principes de la formation des mots en français. Il s'agit de la formation du mot à partir du radical d'un premier mot d'origine étrangère (en l'occurrence congolaise) ou emprunté à d'autres langues auquel on annexe un suffixe. Ce fait traduirait une compétence linguistique des locuteurs congolais.
              Ce qui peut être aussi intéressant à observer, c'est l'extension (ou la restriction) de la représentation conceptuelle de ces lexies à l'origine d'un translinguisme local.Je comprends par translinguisme local cette sorte de relation de transitivité des mots dans les langues munukutuba, lingala et français. Un mot est utilisé sous sa forme originale ou d'emprunt dans les autres langues de l'aire géographique. Le mot français pillerest par exemple usité tel quel en munukutuba et en lingala. La naissance des mots boukoutage et mbébisme a permis un translinguisme avec, parfois, une légère variation phonologique. Ainsi le mot (lingala) mbéba passe-t-il en munukutuba et en français en gardant sa forme initiale. Dans les expressions comme rouler en mbéba,Yandi me sala mbéba(il a fait le mbéba), le mot emprunté n'est pas modifié. Ce passage du mot d'une langue dans d'autres correspond à une extension de la représentation du concept. Si au départ, on a kubébisaen munukutuba, on n'a pas mbéba. Il y a par conséquent un enrichissement linguistique et culturel à partir de l'émergence d'un mot en raison d'une actualité socio-politique. L'existence de ces néologismes est toutefois assez éphémère ; ce qui revient à poser les questions de la mémoire collective. L'emploi de ces genres de mots n'est intériorisé que momentanément par les locuteurs. Ils s'arrêtent avec la disparition de la situation socio-politique ayant suscité leur création. Ainsi le terme boukoutage bien en vigueur pendant le règne de Lissouba n'est quasiment plus employé quand bien même les comportements dénoncés demeurent avec d'autres acteurs.

3. Le courant est venu ou parti

               Le phénomène physique de la coupure ou du rétablissement du courant électrique donne lieu à des expressions assez courantes dans le parler quotidien. Les notions de départ ou de venue appliquées ordinairement à ce phénomène physique et communément acceptées dans les langues congolaises deviennent inadaptées en français. La traduction littérale des langues congolaises au français génère ici des phrases incorrectes ou agrammaticales. Les structures courant me kuizaou courant éyi("le courant est venu") et courant me kuendaou courant éké("le courant est parti") sont linguistiquement ou stylistiquement des imitations ou des calques. Il y a une traduction littérale des langues congolaises en français. Mais on peut surtout parler dans ce cas d'une "substitution de structure"6  de la part des locuteurs congolais qui ne réalisent toujours pas la nature inacceptable des phrases produites.
               Ces énoncés ont une certaine ambiguïté sémantique. Le courant est venuest une phrase syntaxiquement correcte mais sémantiquement elle pose problème. Le verbe venirest un verbe de déplacement.7 De même le verbe partirdans le courant est parti.L'accomplissement de ces déplacements, de ces mouvements, de ces actions par un phénomène physique invisible établit l'ambiguïté de ces énoncés. Les énoncés ainsi présentés deviennent non signifiants pour des locuteurs ne faisant pas partie de l'espace linguistique congolais. Parlant des différences " colinguistiques " c'est-à-dire des langues en contact, William F. Makey fait le commentaire suivant : "C'est comme si notre voyageur débarquant en pays étranger voyait des objets connus associés à des personnes inconnues et qu'il lui faille se prononcer sur les personnes, si bien qu'il est forcé de choisir entre des types et des relations dont il ignorait l'existence".8
                 Le Congolais suppose un déplacement spatial du courant. Il y a là une émergence du culturel sur la langue, d'où le dépaysement de tout locuteur étranger surtout occidental. Le courant viendrait dans une maison ou s'en irait à l'instar d'une personne. La part mythique où le visible côtoie l'invisible permet de comprendre la formulation assez simpliste de ces phrases peu cartésiennes. Mais l'invisibilité du courant n'est pas vraiment absolue puisque la lumière des lampes traduirait, par exemple, pour les locuteurs, le caractère concret de ce phénomène.
                On est à un degré de l'abstraction dans la représentation conceptuelle. En considérant la théorie compositionnelle, on peut retenir la notion de trait sémantique. D'après la démarche de Jean François Le Ny, on va différencier les traits attributs et les traits valeurs attributs. Dans la structure le courant est venu,est venuest un trait valeur d'attribut, une propriété qui s'applique à une réalité donnée et pas à d’autres. La question est celle autrement de savoir si ce trait valeur attribut appartient au concept courant.9 Est-ce qu'en disant courant,l'on s'attend à avoir est venu? Dans une interprétation au sens figuré, on peut répondre par l'affirmative. Mais au sens propre, le trait attribut courantne peut pas être associé à cette structure. Le trait valeur attribut est venune fait donc pas partie de la représentation conceptuelle du mot courant. Est venuest interprété de manière perceptive comme une action que réalise le phénomène physique du courant électrique. Il y a une abstraction qui n'est pas loin d'une aberration. Mais l'inhibition de certaines valeurs d'attribut ou des attributs du mot permet ces genres d'abstraction. On fait plus ou moins inconsciemment une représentation erronée de la réalité : "(...) toute formule de ce genre qui est métaphorique, n'est qu'une façon de masquer notre ignorance de la nature réelle de la relation qui relie, par hypothèse, les traits avec les représentations dont ils sont des composants".10 Mais l'énoncé ou la représentation est acceptable en considérant encore avec Jean François Le Ny l'extension des intentions. Pour accepter ces phrases (le courant est venu/le courant est parti),il faut repérer, identifier des "observables pertinents" (comme la lumière, la mise en marche d'un appareil...) grâce auxquels il est possible, par une démarche inductive d'arriver à une "caractérisation empirique de la nature des représentations". Ainsi de manière consciente, on pourra négliger l'effort de correction linguistique11  et dire le courant est venuparce qu'il y a la lumière ou parce que le téléviseur peut être mis en marche.
              Toutefois le déplacement est peu évident. Le courant vient quand, après une coupure, l'on rallume sa lampe électrique. Le courant part quand il y a une coupure. Dans tous ces cas l'on n'évoque pas d'où il vient ou où il va. Le verbe partir,est un verbe initial (parce qu'il indique le point de départ de l'action) et le verbe venirun verbe final (parce qu'il indique le point final de l'action). Le déplacement est donc diversement exprimé par ces verbes. Mais le lieu de référence reste le même. Le point d'arrivée ou de départ du courant électrique est le même. Dans la phrase le courant est parti,à l'issue du procès, le courant a implicitement changé de lieu. De même dans le courant est venu,avant le déplacement, le courant n'est pas encore dans le lieu de référence. La forme perfective (passé composé) exprime de manière acceptable cette sémantique du déplacement dans la mesure elle évoque un procès sous son aspect achevé. Le passé indéfini exprime un fait situé dans un passé récent.12 Ainsi le courant est venu exprime un présent c'est-à-dire à l'instant même où "le courant est venu". En effet, des énoncés au présent de l'indicatif ne sont pas produits par les locuteurs. On n'entendra pas *le courant vient ou *le courant part...L’absence de complément locatif (*le courant est parti chez lui)contribue à faire de ces énoncés des formules figées.

3.- Conclusion

                Afin de comprendre le sens de ces particularités de la langue française au Congo, il faut prendre en compte les interférences lexicales13 linguistiques entre le français et les langues congolaises. La démarche qui consiste à considérer des aspects lexicologiques et syntaxiques permet de noter de manière intéressante le mécanisme de l'expression de la pensée au sein de cette communauté linguistique. L'appropriation de la langue française par les pratiques médiatiques ou populaires peut permettre l'établissement d'un espace linguistique singulier. L'élargissement de cette étude des lexies et de la syntaxe peut être intéressante pour observer si les phénomènes sont un simple fait accidentel ou s'il existe d'autres structures particularisantes de la langue française au Congo.

Bibliographie

BAYLON Christian, FABRE Paul (1978). La Sémantique avec des travaux pratiques d'application 
               et  leurs corrigés,Paris : Nathan.
BOUTIN-DOUSSET C. (1993). "Le français parlé à Kinshasa/Zaïre, Enquête lexicale" dans 
               Inventairedes usages de la francophonie: Nomenclatures et méthodologies,Premières 
               journées  scientifiques du réseau thématique de recherche "Étude du français en francophonie"
               de l'UREF, Université de Nice, 18-21 septembre 1991, Paris : Éditions AUPELF-UREF. John 
               Libbey Eurotext.
LAUR Dany (1989). "Sémantique du déplacement à travers une étude de verbes et de prépositions du 
               français"dans Cahier de grammaire, Équipe de recherches en syntaxe et sémantique, 
               Université de Toulouse-Le-Mirail, pp. 67-84.
LE NY Jean François (1989). Science cognitive et compréhension du langageParis : P.U.F.
MACKEY William Francis (1976). Bilinguisme et contact des languesParis : Éditions Klincksieck.
MOLINIE Georges (1986). Éléments de stylistique française,Paris : P.U.F.
ONGUENE ESSONO L.M. (1993). "La norme endogène dans le français écrit des médias 
                camerounais" dans Inventaire des usages de la francophonie : Nomenclatures et 
                méthodologies Premières journées scientifiques du réseau thématique de recherche "Étude du
                français en francophonie" de l'UREF, Université de Nice, 18-21 septembre 1991, Paris : 
                Éditions AUPELF-UREF. John Libbey Eurotext, pp. 249-260.
                REY Alain (1993). " Décrire les variétés du français : prolégomènes " dans Inventaire des 
                usages de la francophonie : Nomenclatures et méthodologies. Premières journées scientifiques
                du réseau thématique de recherche " Étude du français en francophonie " de l'UREF, 
                Université de Nice, 1821 septembre 1991, Paris : Éditions AUPELF-UREF. John Libbey 
                Eurotext, pp 5-12.
WAGNER R.L. & PINCHON J. (1962). Grammaire du français classique et moderne, Paris : 
                Hachette.



1Alain Rey, 1993, 6, affirme : " Aujourd’hui comme hier, le français, en tant que langue faite d’usages en situation historique, se définit par des colinguismes divers " ;
2Alain Rey, 1993, 8.
3On peut réfléchir sur " le degré d’intégration " de ces particularismes lexicaux ou néologismes dans le discours spontané des locuteurs congolais. Mais je ne porterai pas mon attention sur cet aspect.
4Il serait sans nul doute intéressant de voir à un certain moment, à partir d'une démarche de linguistique quantitative, le nombre d'occurrence de ces unités linguistiques dans des corpus bien déterminés, celui des journaux par exemple.
5Il s'agit d'une triple orientation définie par Christian Baylon et Paul Fabre, 1978, 250-259.
6"Il y a substitution de structure lorsque, par exemple, une structure de la langue modèle devient unité dans la langue réceptrice ou vice versa". Cf. William F. Mackey, 1976, 399.
7Il faut comprendre le sens du verbe de déplacement d'après la définition de J.-P. Boons " (on appelle verbe & déplacement tout verbe locatif qui) exige le changement obligatoire du lieu d'un corps ne subissant par ailleurs aucune modification de forme ni de substance au cours du procès ". Définition citée par Dany Laur, 1984, 69.
8William F. Makey, 1976, 237.
9C’est la " caractérisation non pertinente "dont parle Georges Molinié, 1986, 101 : "un déterminé est affecté d’un caractérisant incongru".
10Jean François Le Ny, 1989, 69.
11L'absence de l'effort de correction linguistique correspond à l'absence de "créativité esthétique" dont parle L.-M. Onguene Essono, 1993, 255 : "Les calques et les transferts offrent cette voie ; voie qui, pourtant, ne provoque aucun effort de créativité esthétique et qui représente seulement la manière la plus normale de s'exprimer".
12Voir Wagner et Pinchon, 1962, 221-378.
13William F. Makey : "Il y a interférence lexicale lorsqu'il y a introduction dans le parler du bilingue de formes étrangères, que ce soient des unités ou des structures" dans "Chapitre 14 Les variables du bilinguisme" dans Bilinguisme et contact des langues.p. 403.