QUELQUES FAITS D’APPROPRIATION
DU FRANÇAIS À L’ÉCOLE SECONDAIRE
À OUAGADOUGOU

Abou Napon

Université de Ouagadougou




           Comme la plupart des ex-colonies françaises, le Burkina Faso a maintenu, lors de son accession à l’indépendance en 1960, le français comme principal véhicule de l’enseignement au primaire, au secondaire et au supérieur.
             La justification de l’emploi de cette langue s’appuie sur différentes raisons, comme l’utilité pratique (langue des techniques modernes ainsi que de la communication avec l’extérieur), l’utilité politique à cause de la multiplicité des langues parlées par les populations autochtones.
           L’utilisation exclusive du français a donné naissance à un certain nombre de stratégies au niveau du primaire notamment, et ce pour amener les petits Burkinabè à parler français comme leurs camarades Français.
           Insultes, punitions corporelles, port du " symbole ", etc. ont été utilisés par les maîtres dans cette œuvre. On ne prenait pas en compte les réalités socioculturelles dans lesquelles les enfants vivaient. Aujourd’hui, même si l’on n’utilise plus ces méthodes, il est néanmoins demandé aux scolaires de n’utiliser que des formes linguistiques conformes au français standard enseigné à l’école.
           Si au primaire tout le monde s’efforce de respecter les règles d’usage du français, on constate que ce n’est pas le cas au secondaire. En effet, l’on note à ce niveau que les élèves utilisent de plus en plus des formations qui présentent des singularités par rapport au fond lexical du français standard ainsi que des constructions formellement distinctes de l’usage normatif.
             L’objet du présent travail est de mettre en évidence quelques formes jugées non standard utilisées par les élèves et leurs caractéristiques. Pour y parvenir, nous tenterons de répondre aux questions suivantes :

- Les élèves développent-ils des formes non standard en milieu scolaire à l’école secondaire ?
- Ces formes sont-elles connues par les élèves sans distinction de sexe ?
- Comment les élèves perçoivent-ils ces formes ?
- Ces formes ne sont-elles pas une façon de s’approprier le français ?
          Nous tenterons de comprendre et d’analyser comment se fait l’appropriation de la langue française sur le plan linguistique à travers la manière dont les élèves utilisent les procédés créatifs et sur le plan métalinguistique à travers les raisons qu’ils avancent pour justifier l’utilisation des néologismes.

           Notre enquête de terrain s’est déroulée en deux phases. Dans un premier temps, nous avons demandé à six enquêteurs d’observer les pratiques langagières des élèves dans six établissements secondaires de la ville de Ouagadougou (trois publics et trois privés). Il avait été demandé aux enquêteurs de relever de manière systématique toute forme qu’ils jugeaient non conforme au français standard. D’après Napon, 1995 :4, " il est admis qu’au sein d’une communauté linguistique les variétés ne sont pas à égalité. L’une d’elles est privilégiée, c’est le standard, autrement dit l’usage correct, qui s’impose comme norme à l’ensemble de la communauté et a pour effet de légitimer ou d’autoriser les discours qui s’y conforment suffisamment. Les autres sont disqualifiées ". La notion de standard est particulièrement complexe mais nous admettrons, pour la commodité de l’analyse, qu’il existe une norme scolaire stable à laquelle nous nous référons. Cette norme est enseignée par le biais des livres de grammaire et des dictionnaires à l’école.C’est à partir de cette norme que les informateurs devaient relever toutes les constructions non conformes.
               Les établissements sur lesquels ont porté nos investigations sont les Lycées Philippe Zinda Kaboré, Nelson Mandela et Bambata (tous publics) et les lycées Montaigne, Newton et Plateau (privés). Nous avons tenu à prendre en compte les pratiques langagières des scolaires dans ces deux types d’institutions éducatives pour être sûr d’avoir un échantillon représentatif des comportements langagiers des élèves à Ouagadougou. Cette première enquête qui a duré une semaine a permis d’inventorier 668 formes non conformes au français standard. Nous nous contenterons de donner quelques exemples de lexies pour illustrer notre propos. Ces formes ont été créées à partir des procédés suivants :

               — La dérivation par addition de suffixe : 21,21 %
                              Exemples :
                                             - forceur ("mauvais dragueur")
                                             - gaspilleur ("danseur )
                                             - gratteur ("marcheur")
                                             - tacleur ("gourmand")

               — Les glissements de sens : 15,15 %
                              Exemples :
                                             - chaussettes ("préservatifs")
                                             - petite ("copine")
                                             - balle perdue ("prostituée")
                                             - asser le cou ("refuser les avances d’un homme")
                                             - penalty ("grossesse")
                                             - masse à partager ("fesses d’une fille")
                                             - pneu de secours ("copine de circonstance")

               — Les emprunts : 12,12 %
                              Exemples :
                                             - warba ("danse traditionnelle mossi")
                                             - teedo ("fesses")
                                             - yele ("problème")
                                             - ka meleba ("coureur de jupons")
                                             - soungourouba ("prostituée")
                                             - mousso ("femme")

               — La troncation : 11,36 %
                              Exemples :
                                             - carto ("cartable")
                                             - bri ("brigand")
                                             - conso ("consommation d’alcool")
                                             - vose ("voisin")

            Les mots voyageurs : 10,90 %
                              Exemples :
                                             - vagdasse ("pute")
                                             - bibine ("bière")
                                             - mougou  ("avoir des relations sexuelles ")
                                             - bodjo ("fesses d’une femme")
                                             - guese ("affaire")

               — La formation des verbes à partir de noms : 10,6 %
                              Exemples :
                                             - marabouter ("consulter un marabout")
                                             - tabler ("parier")
                                             - grioter ("chanter les louanges de quelqu’un")
                                             - sabrer ("donner de mauvaises notes")

               — La métaphore : 8,33 %
                              Exemples :
                                             - France au revoir ("véhicule d’occasion venant de la France")
                                             - mange mil ("fille qui fait beaucoup dépenser")
                                             - cri du muezzin ("annonce du lancement des bons de caisse")
               — La siglaison : 7,27 %
                              Exemples :
                                             - P.F. ("porc au four")
                                             - P.M. ("petit marché")
                                             - R.T. ("véhicule immatriculé au Togo République Togolaise")

               — Les calques : 3,03 %
               Ces expressions sont des transpositions d’expressions qui existent dans les langues nationales.
                              Exemples :
                                             - vendre l’eau, pour "souffrir"
                                             - les hommes du pays pour désigner les "bons dirigeants politiques"
                                             - il n’y a pas le feu à la case, pour "il faut être serein".

               Après cette première enquête essentiellement basée sur l’observation directe, nous avons dans un second temps, cherché à appréhender d’une part, le degré de diffusion de quelques formes jugées non-standard et d’autre part, les différents procédés de création utilisés pour créer ces formes. Le but d’une telle entreprise était de démontrer l’existence d’une certaine forme d’appropriation du français en milieu scolaire en nous basant sur deux éléments fondamentaux : l’identification du procédé, et la connaissance du sens de la construction ou de la forme créée à partir du procédé. Pour mesurer le degré d’appropriation d’un procédé, nous avons retenu les critères suivants : la capacité de l’élève à identifier ledit procédé et à donner le sens exact du mot dans lequel le procédé est utilisé.

               Ainsi, pour que l’on puisse dire qu’un procédé créatif fait l’objet d’une certaine appropriation en milieu scolaire, il faut qu’il soit connu par au moins 50 % des filles et des garçons. Les procédés qui ont été retenus pour le test d’évaluation étaient les suivants : la dérivation suffixale, l’emprunt, la troncation et les mots voyageurs. Le choix de ces procédés s’est fait de manière délibérée car nous pensons que, quels que soient les procédés choisis, on aboutirait au même résultat étant donné que les procédés se retrouvent dans le corpus de chaque lycée. Pour le test, il a été retenu 40 constructions ou formes jugées non conformes, soit 10 formes par type de procédé. Au total 50 élèves (25 filles et 25 garçons) ont été amenés à donner leur point de vue sur l’usage des 40 constructions.

1. Les marques de l’appropriation linguistique

               Le critère de choix des lexies a été la fréquence d’apparition de la lexie dans les données recueillies dans chaque lycée. Ainsi, les exemples qui ont été retenus sont ceux qui apparaissaient régulièrement dans les corpus enregistrés dans les 6 écoles secondaires qui ont fait l’objet de l’enquête.

1.1. La dérivation suffixale

               Pour les lexies formées grâce à la dérivation suffixale, nous avons les pourcentages suivants d’identification :
 
   
Hommes
Femmes
Pétrolard
"tricheur"
92 %
100 %
Pinard
"homme"
64 %
68 %
Tablard
"vendeur de cigarette"
100 %
88 %
Placeur
"escroc"
80 %
80 %
Bourreur
"menteur"
84 %
84 %
Scienceur
"chercheur"
76 %
72 %
Carrieriste
"studieux"
80 %
92 %
Forceur
"mauvais dragueur"
100 %
80 %
Mouillard
"celui qui a peur des filles"
92 %
80 %
Froussard
"peureux"
88 %
88 %

            Pour chaque lexie, plus de 50 % des hommes et des filles ont réussi à trouver son sens et à déterminer le type de procédé à partir duquel la forme a été créée. Ce qui nous conduit à dire que l’utilisation de la dérivation suffixale pour créer des formes non standard est un procédé productif à l’école secondaire aussi bien chez les filles que les garçons.

1.2. L’emprunt

            En examinant, les termes créés à partir d’emprunts aux langues nationales, nous avons obtenu les pourcentages suivants :

             Mots empruntés au jula
 

 
 
Hommes 
Femmes
dogo
"petit frère"
96 %
92 %
mogo
"(une) personne"
95 %
72 %
wari
"argent"
100 %
100 %
koro
"grand frère"
96 %
88 %
nan songo
"argent pour les condiments"
96 %
84 %

             Mots empruntés au mooré
 

   
Hommes
Femmes
benga
"haricot"
100 %
100 %
ligdi
"argent"
100 %
100 %
logo
"argent"
80 %
80 %
teedo
"fesses"
92 %
88 %
zoom-koom
"eau sucrée à base de farine de petit mil"
100 %
100 %

            En ce qui concerne les emprunts, tous nos juges (hommes et femmes) ont réussi à identifier chaque donnée à plus de 70 %. L’on peut donc conclure que l’emprunt est un procédé qui est très utilisé en milieu scolaire.

1.3. La troncation

            Les termes formés par la troncation qui ont été soumis à nos informateurs étaient les suivants :
 

 
 
Hommes 
Femmes
commer
"commerçant"
76 %
72 %
bécane
"motobécane"
100 %
100 %
bago
"bagages"
80 %
80 %
mécano
"mécanicien"
100 %
100 %
phone
"téléphone"
100 %
100 %
compo
"composition"
100 %
100 %
conso
"censeur"
88 %
88 %
prési
"président"
88 %
88 %
pec
"pécule"
100 %
100 %
carto
"cartable"
100 %
100 %

            À travers les différents pourcentages, l’on note que la troncation est un procédé utilisé aussi bien par les filles que les garçons pour former des mots non tolérés dans la classe. Chaque terme a été identifié à plus de 70 % par les enquêtés des deux sexes.

1.4. Les mots voyageurs

            Ce sont des mots aux origines non identifiées. Ils n’appartiennent à aucune langue précise. Ainsi, les enquêtés des deux sexes ont jugé, que les 10 expressions qui leur ont été présentées ne respectaient ni la morpho-syntaxe du français ni celle des langues nationales.
 
 
 
Hommes
Femmes
yota
"argent"
100 %
100 %
coco
"escroc"
100 %
100 %
togo
"argent"
100 %
100 %
wack
"gris-gris"
100 %
100 %
fal
"cigarette"
100 %
90 %
badou
"manger"
100 %
88 %
pia
"argent"
95 %
90 %
guaper
"droguer"
88 %
75 %
bodjo
"fessier"
100 %
100 %
guese
"argent"
100 %
100 %

            Si, nous examinons de près les pourcentages, ils révèlent que la stratégie qui consiste à diffuser des mots qui n’appartiennent ni au français ni aux langues nationales est utilisée aussi bien par les garçons que les filles en milieu secondaire.

2. Les éléments métalinguistiques de l’appropriation

            L’appropriation d’une langue par un individu ou un groupe donné ne se fait pas uniquement à partir de la manipulation des signes linguistiques de la langue. Elle est également psycho-sociolinguistique. Ce type d’appropriation, peut être appréhendé à partir de la manière dont le groupe ou l’individu se représente son nouveau système de communication ; à savoir la valeur symbolique qu’a pour le groupe par exemple l’expression commer pour " commerçant ". Comment le groupe définit-il sa nouvelle manière de parler par rapport au parler standard ? Nous entrons dans le domaine de l’enquête épilinguistique.

             Menée auprès de nos 50 informateurs (garçons et filles) elle a permis de montrer que 4 raisons essentielles sont avancées pour justifier l’utilisation des termes argotiques à l’école secondaire dans les lycées de la ville de Ouagadougou.
 

Les raisons avancées
Hommes
Femmes
1. Le désir de s’amuser
100 %
100 %
2. L’effet de mode
100 %
100 %
3. Établir une connivence avec les autres
100 %
100 %
4. Établir une différenciation sociale
90 %
88 %

            Le classement des raisons avancées donne par ordre d’importance, la hiérarchie suivante :
                           1. Le désir de s’amuser
                           2. L’effet de mode
                           3. Établir une connivence avec les autres
                           4. Établir une différenciation sociale

a. Le désir de s’amuser (la fonction ludique)

            L’une des principales raisons qui poussent les élèves à recourir à des termes argotiques est l’humour. En effet, il est plus facile de détendre une atmosphère en utilisant l’expression il est gnolé que de dire de quelqu’un qu’" il est saoul ". Les propos du genre viennent confirmer nos dires :

               - "Vous savez, nous utilisons les mots argotiques pour plaisanter avec les autres"
               - "Nous utilisons les mots argotiques pour nous amuser"
               - "Les élèves pour plaisanter entre eux utilisent l’argot"
               - "Vous savez c’est pour plaisanter que les élèves utilisent l’argot"
               - "C’est pour s’ambiancer et ambiancer les autres que les élèves parlent argot".

            Ainsi, les termes "plaisanter", "s’amuser", "ambiancer" (qui signifie "s’amuser") montrent, le caractère humoristique des créations des élèves. Ici, donc l’on note que c’est l’aspect ludique qui motive l’utilisation des mots argotiques.

b. L’effet de mode

              La mode joue un rôle important dans la création des mots. À ce sujet voici quelques propos de certains enquêtés :
               - "pour être branché, il faut parler comme les autres avec des fantaisies"
               - "si, tu ne crées pas de mots, les gens te prennent pour un gaou sauvage"
               - "c’est pour être à la page, que les élèves créent de nouveaux mots"
               - "si, tu ne parles pas argot comme tes camarades, ils te prennent pour un sauvage"
               - "en ce moment, c’est la mode quoi, voilà pourquoi, tous les élèves parlent argot"
               - "ce sont nos camarades qui sont venus de la Côte d’Ivoire qui nous ont amenés à parler argot"
               - "vous savez quand vous avez des camarades qui ont vécu en Côte d’Ivoire c’est sûr que vous allez parler argot, car eux, ils ne parlent que ça"

            Ainsi, les expressions "c’est la mode", "être à la page" ("être à la mode"), "être branché" ("être à la mode"), parler comme ces camarades ivoiriens, montre l’importance qu’occupe la mode dans la création lexicale en milieu scolaire. Ainsi, on crée par plaisir mais également par imitation des habitudes collectives passagères de parler.

c. La connivence

             L'aspect grégaire du parler des élèves est attesté à travers les propos du genre :
                         - "Les élèves utilisent l’argot pour se donner des informations confidentielles
                         - "On utilise l’argot quand on veut se faire des confidences"

            Il y a bien sûr d’autres termes qui sont utilisés par les enquêtés, mais celui qui revient le plus souvent est "les confidences".
            Parfois on glisse de la connivence à la fonction cryptique.
                          Exemples :
                               - "Nous utilisons l’argot pour nous moquer souvent des enseignants"
                               - "Les élèves parlent l’argot entre eux quand ils ne veulent pas que les professeurs les comprennent"

d. La fonction identitaire

            Aux dires des enquêtés, l’utilisation de l’argot vise également à montrer la spécificité du parler scolaire par rapport au français standard. Leur parler est donc un signum social.
                          - "dès que tu vois quelqu’un qui parle l’argot tu sais directement que c’est un élève"
                           - "Les élèves aiment parler l’argot pour qu’on sache qu’ils sont des élèves"
                          - "Pour reconnaître un élève du secondaire, il suffit de l’écouter parler. Il utilise beaucoup l’argot dans ses phrases"
                          - "Vous savez, au secondaire les élèves utilisent l’argot dans la cour de l’école pour changer un peu l’ambiance de l’école. Maintenant, tout le monde a cette habitude".

            L’utilisation de formes non standard a donc un rôle identitaire. Ainsi, les différentes créations utilisées par les uns et les autres sont des indicateurs du marquage identitaire du parler des élèves du secondaire.

3. Essai de définition du français parlé à l’école secondaire : sociolecte ou argot ?

            Nous tenterons de définir le français parlé à l’école secondaire en nous appuyant sur les propos des enquêtés et sur les définitions générales de l’argot et du sociolecte.

            Le sociolecte est un dialecte non artificiel propre à un groupe social donné. L’argot est un système clos, utilisé par le groupe pour se distinguer d’autres groupes parlant diverses variétés d’une langue. De plus l’argot est " un langage artificiel dans son emploi " (Guiraud, 1985 : 33). L’argot double le langage. C’est-à-dire que l’individu qui utilise le terme bagnole est conscient de l’existence du terme voiture. Dans le cas du sociolecte, l’individu qui utilise le terme bagnole n’est pas au courant de l’existence du terme voiture. Il n’a donc pas la possibilité de jouer sur les " mots " car il a une maîtrise insuffisante du français.

            Après l’examen des discours de nos informateurs, nous avons opté pour le concept d’argot, car parler de sociolecte reviendrait à comparer le parler des élèves à d’autres variétés de français en usage dans la communauté francophone burkinabè ce qui n’est pas le cas, car le français parlé à l’école secondaire est l’apanage uniquement du monde scolaire. Il a un usage limité et est artificiel dans son emploi. De plus, les élèves qui l’utilisent, savent qu’il existe une autre variété de français standard.

            À propos de leur parler, voici les traits caractéristiques cités par les élèves qui nous ont amenés à choisir le terme argot en lieu et place de sociolecte.

3.1. La référence à la notion d’argot

             - "Le français des élèves est plein de mots argotiques".
             - "On peut reconnaître le français des élèves car il utilise beaucoup de l’argot".
            L’observation de ces données nous amène à dire que pour les élèves l’argot est synonyme de tout ce qui n’est pas conforme au français standard. En effet, le terme argot est employé sans avoir été défini au préalable par les informateurs. La fonction que l’on peut attribuer au français des élèves ici, est la fonction grégaire, (assurer la connivence entre les membres du groupe).

3.2. La fonction de différenciation

            Cette fonction du parler des élèves apparaît également à travers les propos du genre :
             - "Les mots utilisés par les élèves n’ont pas souvent les mêmes sens que ceux du dictionnaire".
             - "Les élèves aiment changer les sens des mots".
            Le terme "glissement de sens" quand bien même, il n’apparaît pas clairement dans les dires des enquêtés se retrouve dans les expressions "les mots n’ont pas souvent le même sens", "aiment changer les sens des mots".
            L’emprunt aux langues nationales est une autre source de différenciation.
             - " Les élèves aiment utiliser souvent des mots des langues nationales quand ils parlent français pour amuser les autres ".
             - " Il y a certaines expressions en langues nationales qu’on utilise pour donner plus de charme à notre parler ".
            À travers toutes les assertions, l’on note que le français parlé par les élèves à une fonction crypto-ludique quand bien même il existe d’autres fonctions telles que la fonction identitaire et la fonction grégaire. Le recours à des termes empruntés au français standard et aux langues nationales montre que nous avons affaire à un argot. En effet, "l’argot n’emprunte des termes que dans son entourage immédiat" (Guiraud, 1985 : 55).

3.3. La fonction du "doublage" du langage

            Cette fonction est attestée à travers les affirmations des enquêtés :
            - "Si tu ne comprends pas français, tu ne peux pas parler argot"
            - "Nous savons qu’il existe un français, mais nous préférons parler l’argot, car c’est plus cool (beau) quoi".
            - "Tous les mots que nous employons ont leur équivalent en français standard".
            Dans la pratique en effet, l’on note que l’argot double le langage à l’école.
 

Conclusion

            La question de l’appropriation du français en milieu scolaire pose l’éternel problème de la redéfinition d’une pédagogie pour l’enseignement du français en Afrique. Tout le monde est aujourd’hui convaincu de la baisse du niveau des élèves en français. La principale raison évoquée pour expliquer cette situation est l’inadéquation des méthodes d’enseignement aux réalités socio-culturelles des apprenants. Mais force est de constater que l’utilisation de plus en plus de mots argotiques en milieu scolaire constitue une autre menace pour le français standard. En effet, l’on trouve de plus en plus certaines formes argotiques dans les rédactions des élèves et dans leurs productions orales. Dans un tel contexte que peut-on faire pour éviter la contamination du français standard par le français argotique ?
            En effet, notre investigation a montré que l’utilisation de formes non standards du français n’est pas seulement l’affaire des garçons comme on avait tendance à le croire jusqu’à une époque récente. Aujourd’hui, les filles utilisent des formes argotiques au même titre que les garçons.
            Face à l’apparition de ces formes deux tendances s’affrontent : il y a d’abord les élèves qui estiment que leur pratique ne peut pas influencer leur pratique en classe dans la mesure où elle n’est pas tolérée dans ce cadre. Par conséquent, ils souhaiteraient avoir la possibilité d’utiliser leur système qui a essentiellement une fonction crypto-ludique.
            Pour les enseignants au contraire, il faudrait interdire l’usage de formes non conformes au français enseigné à l’école secondaire dans les lycées et collèges de Ouagadougou, si on veut que les petits Burkinabè puissent maîtriser la langue française au même titre que leurs camarades Français.
            Pour notre part, nous pensons plutôt que les enseignants devraient plutôt chercher à connaître d’une part, les formes argotiques et d’autre part, les raisons qui amènent les élèves à utiliser ces formes, car à notre avis l’usage des expressions argotiques pourrait être lié à une recherche d’une certaine identité dans la communauté francophone burkinabè. Ce que l’on pourrait traduire en ces termes. "Attention, nous aussi nous existons et nous sommes également capables de créer nos propres mots" en fonction de nos besoins et de nos réalités socio-culturelles (Napon, 1992 : 110). La prise en compte de ces réalités permettrait selon nous, aux enseignants d’amener les élèves à s’intéresser au cours du français car beaucoup d’entre eux sentent de plus en plus l’apprentissage du français comme une "corvée". Cette situation explique souvent le manque de motivations des apprenants à suivre les cours de français au secondaire.
 
 

Bibliographie

GUIRAUD P., (1985). L’argot, Paris : PUF, 127 p.
NAPON A., (1992). Étude du français des non lettrés au Burkina Faso, thèse de doctorat unique, Université de Rouen, 322 p.
NAPON A., (1995). "Les inscriptions sur les enseignes : un exemple de gestion de la langue par ses locuteurs", Annales de l’Université de Ouagadougou, série A, vol III, pp. 1-13.