CONTACTS DE LANGUES ET DYNAMIQUE
SOCIO-LANGAGIÈRE
À MADAGASCAR : APPROCHE DESCRIPTIVE
ET INTERPRÉTATIVE
DES USAGES DU FRANÇAIS CHEZ
LES LYCÉÉNS MAJUNGAIS
Résumé de thèse
Sophie Babault
Université de Rouen
L’analyse des deux dernières grandes actions de politique linguistique
et éducative malgaches - malgachisation dans les années 70
puis relance du français quinze ans plus tard - amène à
penser que la mise en œuvre des choix opérés ne peut être
efficace sans une réelle prise en compte de la forte interaction
qui existe entre la place du français à l’école et
celle qu’il occupe dans la société. Ce constat m’a conduite
à construire une problématique de recherche s’articulant,
d’une part, sur une exploration de la diversité des comportements
langagiers des élèves et, d’autre part, sur l’analyse des
facteurs explicatifs permettant de comprendre ces comportements. J’ai pour
cela envisagé une configuration de causalités, basée
sur les notions de représentations et d’attitudes, empruntées
à la psychologie sociale. Sur le plan méthodologique, dans
la mesure où toute méthode d’investigation réalise
sa propre construction de l’objet d’étude, il m’a semblé
nécessaire de retenir une démarche multidirectionnelle, reposant
tant sur des approches macrosociolinguistiques que microsociolinguistiques
et faisant appel à des techniques d’exploration complémentaires,
dans le but de limiter les biais inhérents à chaque type
d’approche. Le corpus est ainsi composé de 600 questionnaires, 21
entretiens semi-directifs effectués auprès des élèves,
4 auprès de parents d’élèves et deux enregistrements
de conversations entre élèves.
L’étude des divers éléments du corpus révèle
des pratiques langagières fortement hétérogènes,
permettant non seulement de distinguer des profils types de locuteurs mais
également de suivre, pour chaque locuteur, l’inscription des pratiques
dans des schémas de communication complexes et différentiels,
conditionnés, entre autres, par le statut, les compétences
linguistiques, l’engagement psychologique ou affectif du locuteur ou de
ses interlocuteurs. Les élèves qui font usage du français
en dehors de l’école n’en ont jamais une pratique exclusive mais
orientent leurs choix langagiers selon chaque réseau de communication
et pour chaque type d’interaction. Précisons que les usages du français
sont situés à l’articulation des espaces psychologiques et
sociaux : étroitement insérés dans les rapports sociaux
vécus par les élèves, ils sont également conditionnés
par des réactions psychologiques et des perceptions individuelles
de la réalité, ce qui a pour effet de multiplier l’ensemble
des cas envisageables.
Au-delà des questions de choix des langues, la présence du
français est observable au niveau des fréquents phénomènes
de discours mixte, apparaissant sous différentes formes (emprunt,
alternance de langues, etc.) et à divers degrés. Très
présent dans les productions des élèves, et faisant
l’objet d’une utilisation à la fois stylistique et fonctionnelle,
le discours mixte constitue pour eux un moyen utile d’optimiser leurs productions
langagières en jouant sur l’ensemble de leur répertoire linguistique.
Toutefois, ce discours mixte est accueilli par des jugements très
partagés au sein des élèves interrogés, souvent
révélateurs de la relation qu’ils entretiennent avec les
langues en présence. Si certains se montrent tolérants face
au mélange ou déclarent l’apprécier, d’autres présentent
un jugement beaucoup plus négatif, s’appuyant soit sur des visions
normatives et puristes, parfois liées à des préoccupations
identitaires, soit sur une conscience sociolinguistique selon laquelle
l’accent doit être mis sur l’adéquation des usages du discours
mixte en fonction des diverses situations de communication.
Les différentes valeurs reliées à
chacune des langues en présence placent leur usage au centre d’enjeux
identitaires importants conduisant dans de nombreux cas à des situations
conflictuelles, aussi bien au niveau des relations interindividuelles que
sur un plan psychologique (signes d’acculturation, insécurité
linguistique, auto-stigmatisations, etc.). Contrairement au français
dont l’assimilation nécessite des efforts répétés,
le malgache semble sans conteste la langue par laquelle se définit
l’identité profonde des élèves. C’est cette langue
qui sert de lien entre les générations et assure un point
de contact avec les ancêtres. De l’autre côté, le français
occupe des fonctions complémentaires en contribuant à forger
l’identité et l’image sociales d’une partie de la population. Instrument
de discrimination du fait de son mode d’acquisition inégalitaire,
le français semble constituer une arme reconnue dans certains rapports
de force interpersonnels, en agissant suivant un double mécanisme
: sa présence dépend fortement du statut de chaque interlocuteur
face aux autres, mais il est également, simultanément, un
outil de positionnement, un moyen de signification symbolique permettant
d’exprimer et de négocier un rapport de domination, de soumission,
d’égalité, de proximité ou d’éloignement, etc.
Si les processus identitaires déployés par les élèves
semblent reposer sur un système de normes sociales partagées
par l’ensemble de la communauté qu’ils constituent, la diversité
de ces processus et trajectoires vient essentiellement du positionnement
de chacun, en tant qu’individu ou représentant de son groupe, par
rapport à ces normes. Cependant les stratégies engagées
dépendent elles aussi d’un ensemble de facteurs contraignants :
on constate en effet que si les jeunes issus de milieux favorisés
ont souvent une réelle possibilité de choix en ce qui concerne
leur degré d’adhésion aux différentes normes sociales
réglant les usages langagiers, les autres ont une emprise beaucoup
plus réduite sur la situation, si bien que leur démarche
peut parfois se limiter à la gestion d’une situation d’échec.
D’autre part, l’insertion du français dans les
processus d’apprentissage, en tant que principale langue d’enseignement,
amène les familles à l’impliquer largement dans leurs représentations
de l’école, du savoir et de l’ascension sociale, mettant parallèlement
en place des stratégies plus ou moins fructueuses dans l’optique
de son appropriation. Sur ce point, les positionnements familiaux quant
à l’apprentissage du français se caractérisent par
une très grande hétérogénéité
ne dépendant pas uniquement du niveau socio-culturel des familles
mais plutôt liée à des options éducatives globales
impliquant une plus ou moins forte perméabilité des espaces
scolaires et familiaux. À l’impact de ces représentations
sur le savoir et sur l’apprentissage s’ajoutent des critères matériels
non négligeables tels que la disponibilité des parents, leur
niveau d’étude et de connaissance du français ou encore l’élément
financier, souvent déterminant. La conjonction de ces facteurs conduit
à exclure un certain nombre d’élèves des processus
extra-scolaires d’apprentissage du français, les contraignant à
s’appuyer uniquement sur l’institution scolaire, dont les performances
dans ce domaine ne sont pour l’instant guère encourageantes. Considéré
comme l’un des éléments clés de la répartition
du pouvoir au sein de la société malgache, le français
est donc également producteur d’inégalités au niveau
de l’institution scolaire, qui ne parvient pas à fournir à
l’ensemble de ses usagers un bagage linguistique suffisant.
Ce constat est préoccupant dans la mesure où
les représentations des élèves et de leurs familles
vont très majoritairement en faveur de l'enseignement en français,
censé leur apporter une compétence linguistique dans cette
langue, dont ils ressentent le besoin aussi bien dans différentes
situations de communication à Madagascar que sur un plan plus international.
Dans l’état actuel des choses, ces représentations ne reposent
sur aucune réalité tangible et vont même totalement
à l’encontre des observations que j’ai pu faire : seuls les élèves
qui ont eu la possibilité de mettre en place des stratégies
extra-scolaires d’apprentissage du français ont aujourd’hui une
certaine maîtrise de cette langue. L’urgence concerne désormais
l'enseignement du français, dont les objectifs doivent être
absolument adaptés tant aux contraintes liées à la
fonction de langue d’enseignement du français qu’à celles
qui résultent de sa place dans la société.
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