ALTERNANCE DES LANGUES ET STRATÉGIES
LANGAGIÈRES EN MILIEU D’HÉTÉROGÉNÉITÉ
CULTURELLE :
VERS UN MODÈLE D’ANALYSE.
Bernard Zongo
UPRESA 6065 — Université de Rouen
Introduction
L’emploi de deux langues dans une même conversation
entre bilingues manifeste au moins une compétence bilingue des locuteurs.
Mais la présence d’un tiers locuteur exolingue peut infléchir
le sens attribué à la situation d’échange, en tant
qu’elle instaure une1 polyphonie
(au sens de Anscombre et Ducrot, 1981) à trois voix : les interlocuteurs
bilingues et le tiers locuteur exolingue. En effet, les échanges,
dès lors, sont structurés dialectiquement par
rapport aux représentations de soi supposées être construites
par le tiers locuteur et à celles que les bilingues se font du tiers
locuteur. Dans un contexte intercultuel à relations inégalitaires
— caractéristique des communautés ethnolinguistiques minoritaires
transplantées —, ces représentations sont exacerbées
de part et d’autre, rendant tout échange bilingue, dans un champ
communicationnel polyphonique, un lieu de conflit potentiel. L’observation
de rencontres ordinaires (au sens de Goffman) — administration, supermarchés,
école, préfecture, etc. — en France impliquant des interlocuteurs
d’appartenance ethnolinguistique différente — originaires d’Afrique
noire et Français par exemple — le montre bien. Ces situations sont
très souvent marquées par des malentendus, des râtés
et des mésinterprétations culturels et/ou linguistiques —
volontaires ou non — qui se traduisent par des altercations plus ou moins
vives. Dans ce cas, l’utilisation de deux langues n’est plus perçue
positivement comme l’expression d’une compétence bilingue, mais
négativement comme un moyen d’auto-défense, d’instauration
d’une connivence utilisés par les "minorités sociolinguistiques"
(Vermès, 1994) au détriment de la majorité sociolinguistique
"monolingue", c’est-à-dire les Français reconnus consensuellement
comme tels (les "Blancs"). Car c’est moins le phénomène même
de l’alternance que les interprétations qu’on lui attribue qui paraissent
problématiques (Camilleri, 1989 : 23).
Mais on peut se demander si les perceptions négatives
des choix et de l’alternance linguistiques sont légitimables ou
si elles ne se fondent que sur des constructions a priori. Autrement
dit, quelles fonctions en réalité, en terme d’intentionnalité
et donc de stratégies langagières, remplissent les alternances
linguistiques d’une façon générale et particulièrement
dans une situation de communication interculturelle ?
Nous tenterons dans ces quelques pages de répondre
à cette question en proposant un cadre de référence
pour l’étude des stratégies langagières dans les situations
interculturelles après avoir rappelé les modalités
de la problématique des stratégies langagières.
Nous terminerons notre travail en présentant une esquisse
de typologisation des stratégies langagières liées
à l’alternance linguistique.
1. Problématique
Les travaux de Gumperz et de l’école "fonctionnelle"
ont opéré une véritable rupture épistémologique
dans le domaine des études sur l’alternance des langues. En effet,
la démonstration a été faite que l’alternance linguistique
constitue une stratégie communicative et non un simple mélange
linguistique aléatoire et arbitraire comme on a eu pendant longtemps
tendance à le croire. Pour Hymes (1971) par exemple, l’hétérogénéité
et la variabilité des productions langagières dans une communauté
linguistique sont systématiques et socialement significatives. En
outre la théorie de l’adaptation de la parole (accomodation theory)
élaborée par Giles (1973, 1977, 1979) ainsi que les applications
qui en ont été faites montrent que les choix linguistiques
dans un contexte d’hétérogénéité ethnolinguistique
correspondent à des stratégies communicatives.
Dès lors, la problématique de la dimension
fonctionnelle de l’alternance s’est imposée. On ne cherche plus
à démontrer que l’alternance des langues est un cadre de
structuration de stratégies communicatives. On essaie de décrire
les mécanismes explicatifs des choix et de l’alternance linguistiques.
De ce point de vue, on peut distinguer deux catégories d’auteurs
qui proposent des interprétations différentes : les uns expliquent
le choix et l’alternance linguistiques par des facteurs internes ou linguistiques,
les autres l’expliquent par des facteurs externes ou extralinguistiques.
Pour Clyne (1967) par exemple, le changement de langue
ou de variété dans une conversation peut s’expliquer par
des facteurs linguistiques. Il part de l’hypothèse que ce changement
est motivé par un phénomène de "trigging", c’est-à-dire
de déclenchement par un élément linguistique déjà
produit par le locuteur ou l’interlocuteur. Voici en quels termes il expose
sa proposition : "Ce qu’on dit est souvent déterminé par
un énoncé antérieur ou par une anticipation par rapport
à ce qui suit. Tout transfert (marque transcodique) peut conduire
l’esprit du locuteur à la langue qui est source du transfert et
peut donc causer d’autres exemples de transferts morphologiques ou morpho-syntaxiques
et phoniques aussi bien que multiples." (p.84). Clyne distingue quatre
types de déclenchage : 1) "le déclenchage conséquent"
intervient lorsque le locuteur est amené à faire usage d’un
vocabulaire commun aux deux langues, 2) le "déclenhage anticipatoire"
désigne celui qui annonce l’utilisation par le locuteur d’un élément
commun aux deux langues ; 3) le déclenchage en "sandwich", qui résulte
de l’apparition d’éléments communs placés entre des
mots logiques ; 4) le "déclenchage contextuel" est amené
par les éléments qui structurent la situation de communication.
D’autres auteurs, après Clyne, ont élargi
l’inventaire des facteurs de choix et de l’alternance des langues en intégrant
des facteurs externes. Il faut entendre par là des "facteurs autres
que proprement linguistiques", c’est-à-dire psychologiques ou sociaux.
Mais ces facteurs sont différemment caractérisés comme
simples "déclencheurs" (Fantini, Valdès-Fallis, Gal) ou comme
assumant des fonctions pragmatiques (Scotton et Ury, Saville-Troike, Gumperz).
Fantini (1978) explique les choix linguistiques par
deux types de facteurs dépendant d’une variable centrale qui est
l’appartenance ethnique supposée de l’interlocuteur. Il distingue
ainsi les facteurs relatifs aux interlocuteurs (degré d’intimité),
et ceux relatifs à la situation de communication (type de milieu
linguistique) : lieu public, lieu privé). Ces facteurs
fonctionnent en corrélation et s’exercent dans des échanges
non-marqués. Selon Valdès-Fallis (1978), le choix linguistique
peut s’expliquer par des "patterns" (schémas) comportant deux catégories
de facteurs : 1) les facteurs externes qui sont : a. les rôles sociaux
(alternance situationnelle), b. le contexte (situation de communication,
sujet de conversation, contexte physique), c. les marqueurs d’identité,
d. les noms propres, e. les citations et les paraphrases (dans la même
langue employée par le locuteurs) ; 2) les facteurs internes : a.
la fréquence relative d’éléments d’une des langues,
b. le besoin lexical lié à des phénomènes de
domination linguistique ou à des trous de mémoire, c. le
déclenchage par certains mots, d. les préformulations relevant
de la routine linguistique, e. les marqueurs de discours (embrayeurs),
f. les citations et les paraphrases formulées dans une langue autre
que celle utilisée par la personne citée, g. les figures
de rhétorique (emphase, contraste) qui aboutissent à l’alternance
métaphorique, h. la reprise dans une réplique de la dernière
langue utilisée par le locuteur précédent, i. la modulation
du mélange des langues proportionnellement à l’interlocuteur.
Le modèle de Valdès-Fallis dépasse celui de Fantini
ainsi que celui de Clyne grâce à une analyse plus fine et
plus exhaustive des facteurs du choix et de l’alternance des langues. Mais
la distinction facteurs internes/facteurs externes
est loin d’être claire. En effet, des facteurs tels que
les "marqueurs d’identité", "les citations", "les noms propres",
classés parmi les facteurs externes trouvent, selon nous, leur place
dans la catégorie des "facteurs internes" dans la mesure où
ils appartiennent à une composante linguistique. D’autre part il
nous semble évident que si les "marqueurs de discours" relèvent
de l’analyse linguistique, les "marqueurs d’identité" relèvent,
eux, de l’interprétation. En outre, l’auteur n’explique pas si le
facteur "besoin lexical" fait référence à des emprunts
intégrés ou non.. Or les chercheurs sont unanimes pour reconnaître
que l’apparition dans le discours d’emprunts intégrés ne
peut pas être analysée comme une alternance linguistique.
Gal (1979) formule son modèle dans la même
perspective. Etudiant la gestion du bilinguisme allemand/hongrois en Autriche
(à Oberwart), l’auteur essaie, par le moyen d’une échelle
implicationnelle, de comprendre avec quels interlocuteurs les femmes bilingues
n’utilisent que l’une des deux langues et avec quels autres elles font
usage des deux langues. Le facteur central ici est le degré de familiarité
avec l’interlocuteur. Il ressort ainsi que le mélange linguistique
n’apparaît de façon quantitativement significative que lorsque
la communication se fait avec des interlocuteurs partageant une certaine
familiarité : entre parents, entre frères et soeurs, entre
enfants. La communication avec Dieu ou les relations officielles se font
avec une seule langue, respectivement l’allemand ou le hongrois. Ce qu’il
convient de souligner chez Gal tout comme chez Valdès-Fallis d’ailleurs,
c’est la prise en compte à la fois du
choix et de l’alternance linguistiques. Gardner-Chloros (1985) tirant partie
des travaux de Valdès-Fallis, de Saville-Troike et de Gumperz propose
un paradigme des facteurs du choix et de l’alternance. Ce sont : 1) la
compétence du locuteur, 2) la perception de l’interlocuteur par
le locuteur, 3) les aspects sémantiques du discours, 4)les caractéristiques
du langage parlé, 5) les raisons profondes (caractéristiques
individuelles, mutation linguistique, compromis ethnique, comportement
social). Le schéma de Gardner-Chloros se veut à la fois une
compactification et un dépassement de ceux des trois auteurs dont
elle s’inspire. C’est ainsi qu’elle introduit un nouveau facteur, celui
de la compétence des interlocuteurs. Gumperz n’excluait pas la compétence
comme facteur possible, il la jugeait tout simplement secondaire : "relativement
rares sont les passages où le changement de code est motivé
par l’incapacité des locuteurs à trouver les mots pour exprimer
ce qu’ils veulent dire dans l’un ou l’autre code" (Gumperz, 1989 : 63).
Selon Gardner-Chloros, et nous la suivons, "la compétence du locuteur
dans chacune des deux langues est un facteur antérieur même
aux motivations" (p. 245). Ce facteur renvoie sans doute à la distinction
faite par Hamers et Blanc entre "Code Alterné du Bilingue" et "Alternance
d’incompétence". Un autre facteur qui nous paraît intéressant
est celui relatif aux "aspects sémantiques du discours". Ce facteur
peut concerner les contraintes sociales et les dénotations/connotations
spécifiques aux signifiés des deux langues. De façon
générale, on peut dire que si le schéma de Gardner-Chloros
a l’avantage de regrouper de façon plus systématique les
facteurs du code switching en des ensembles plus significatifs, il n’a
pas su éviter le problème qui consiste à ne pas distinguer
clairement "facteurs" et "fonctions" du choix et de l’alternance, ce qui,
à nos yeux, paraît très important.
Scotton et Ury (1977), Saville-troike (1982), Gumperz
(1989), contrairement aux précédents auteurs, ne parlent
pas de facteurs mais de fonctions du code-switching. Scotton et ury, étudiant
les fonctions sociales du code switching chez les Luyia de l’ouest Kenya,
ont dégagé, de quatre conversations, un ensemble de fonctions
dont la mise en oeuvre dépend de deux variables : l’existence ou
non d’une différence de statut social des interlocuteurs. Le changement
de langue peut ainsi assumer les fonctions suivantes : exprimer sa colère,
montrer son importance propre, étayer le prestige de la langue ;
éviter une suspicion, manifester une forme de politesse, souligner
l’importance d’un sujet de conversation, imposer son autorité à
l’interlocuteur. Toutes ces fonctions s’exercent dans trois domaines :
1) l’identité entre les interactants en termes d’affinité
au niveau du travail, de l’âge, de l’appartenance ethnique ou familiale,
2) le pouvoir en termes d’inégalité de statut entre les interlocuteurs,
3) le domaine des affaires.
Saville-Troike (1982) propose une série de huit
fonctions du code-switching : 1) adoucissement/ renforcement d’une demande
ou d’un ordre, 2) répétition pour intensifier ou pour éliminer
l’ambiguïté, 3) humour /citation/ imitation, 4) message idéologique
(noms propres), 5) besoin lexical, 6) exclusion d’un tiers locuteur, 7)
stratégie d’évitement (pour ne pas faire une distinction
nécessaire dans l’autre langue), 8) stratégie de réparation
(changement d’une langue jugée inappropriée). Mais on peut
relever qu’en dépit de l’étiquette "fonction" attribuée
par l’auteur à son paradigme, une distinction nous semble nécessaire.
En effet si les points (1), (2), (6), (7), (8)
et en partie (3) peuvent être considérés comme de véritables
fonctions (en termes d’intentionnalité), nous estimons que la "citation",
"l’imitation", "le message idéologique" tel qu’ils sont exemplifiés
relèvent tout simplement de ce que d’autres auteurs appellent des
facteurs internes, c’est-à-dire des facteurs linguistiques. Car
on peut citer (facteur) pour faire rire (fonction) comme le confirme Kirschenblatt-Gimblett
(cité par Gumperz, 1982) : 61) : "la juxtaposition d’expressions
en yiddish et en anglais sert à produire un effet humoristique"
ou citer pour exclure un tiers locuteur (Zongo, 1993).
Gumperz (1989 : 73-84) analysant "les fonctions conversationnelles
de l’alternance codique" à partir de conversations dans lesquelles
les locuteurs alternent espagnol et anglais, hindi et anglais, slovène
et allemand, en dégage six : 1) les citations, 2) la désignation
d’un interlocuteur, 3) les interjections, 4) la réitération,
5) la modélisation du message, 6) la personnalisation ou l’objectivisation.
Là aussi, on peut formuler les mêmes critiques que précédemment.
Pour nous, les fonctions (1), (3), (4), (5) relèvent de facteurs
internes ou de procédés rhétoriques. L’auteur reconnaît
lui-même les limites d’une telle typologie : "une liste de fonctions
ne peut expliquer à elle seule ce
que sont les bases linguistiques de la perception de l’auditeur, ni comment
elles affectent le processus d’interprétation." Selon Gumperz, pour
rendre l’étude des fonctions plus satisfaisante, il faut "postuler
les facteurs extralinguistiques ou des éléments de connaissance
sous-jacentes qui déterminent l’occurrence de l’alternance." (p.82).
Le panorama critique des auteurs que nous venons de
présenter révèle un certain nombre de divergences
d’approche et de théorisation. D’abord sur le plan terminologique.
On a pu constater en effet que ce qui est considéré comme
des facteurs chez certains est analysé comme des fonctions chez
d’autres. On a pu noter également qu’à l’intérieur
même des catégories proposées, la distinction fonctions/facteurs
était sujette à discussion. Enfin, on ne fait pas clairement
la part entre d’un côté ce qui relève des mécanismes
psychologiques ou psychosociaux explicatifs des choix ou de
l’alternance linguistiques - le pendant interprétatif — et de l’autre,
les formes diverses que prennent les manifestations linguistiques de ces
mécanismes — le pendant descriptif.
L’expérience du terrain et la confrontation de
nombreuses recherches nous ont amené à travailler à
l’élaboration d’un cadre de référence susceptible
de rendre compte d’une façon moins ambiguë — nous l’espérons
- des stratégies langagières en oeuvre dans les choix et
l’alternance linguistiques dans les situations d’hétérogénéité
ethnolinguistique.
2. Esquisse d’un cadre de référence
pour l’analyse des stratégies langagières dans les choix
et l’alternance linguistiques.
2.1. Dynamique d’une stratégie langagière
2.1.1. Les composantes
C’est un modèle à six composantes construit à
partir de l’analyse des travaux sur les facteurs et/ou fonctions des choix
et de l’alternance linguistiques. On postule que la mise en oeuvre d’une
stratégie langagière procède du schéma suivant
:
Ce qui se lit : en vue d’atteindre un but A (composante
fonctionnelle), un locuteur, influencé par des facteurs extralinguistiques
B (composante contextuelle) ou des facteurs linguistiques C (composante
cotextuelle), utilisera un procédé discursif D (composante
rhétorique) pour exprimer un contenu E (composante sémantique)
; ce qui se traduira par le choix d’une langue, d’une variété
ou d’un code F (composante linguistique.
Ainsi par exemple, dans un échange bilingue français/mooré
dans lequel, en présence d’un tiers locuteur monolingue, un des
locuteurs emploie un proverbe en mooré dans un énoncé
en français, on peut analyser l’interaction des composantes du modèle
de la façon suivante :
- composante fonctionnelle : le locuteur veut créer une connivence
identitaire avec l’interlocuteur au détriment d’un tiers locuteur,
- composante linguistique : l’énoncé en mooré,
- composante contextuelle : la présence d’un tiers locuteur
monolingue dans le champ communicationnel,
- composante rhétorique : choix d’un proverbe,
- composante ssémantique : contenu du proverbe, valeur stylistique
et/ou culturelle,
- composante cotextuelle : choix du moosé par covergence
linguistique avec l'interlocuteur.
2.1.2. Définition des composantes
2.1.2.1. Composante fonctionnelle
Elle désigne l’ensemble des réponses au
pourquoi du choix de telle ou telle variété linguistique
opéré par le locuteur dans une situation de communication
donnée. Ce qui signifie qu’il n’est pas possible de proposer un
inventaire pré-établi des fonctions, compte tenu du caractère
dynamique, imprévisible du déroulement d’un échange
en action. C’est pourquoi, on ne peut retenir
ni le modèle statique de Jakobson encore moins la définition
univoque de Saussure. On ne peut définir les fonctions du langage
— et dans notre cas celles des choix et de l’alternance linguistiques —
qu’à partir de l’examen empirique de la parole dans son contexte
pragmatique. Autrement dit, " c’est l’étude détaillée
d’un phénomène de communication, en particulier des rapports
entre ses composantes, qui permet d’en dégager les fonctions " (Bachmann,
Lindenfield et Simonin, 1989 : 73). À titre d’exemple, les choix
et l’alternance linguistiques peuvent remplir les fonctions dégagées
supra dans la présentation critique des auteurs (Scotton et Ury,
1977 ; Saville-Troike, 1982 ; Gumperz, 1989 ; Gardner-Chloros, 1985).
2.1.2.2. Composante contextuelle
Elle renvoie à tous les éléments
non linguistiques susceptibles d’influencer les choix et l’alternance linguistiques
; c’est ce qu’on désigne habituellement par la notion de situation
de communication définie comme "l’ensemble des conditions physiques,
ethniques, historiques, culturelles, etc.," (Denato, 1980 : 338). Mais
là encore, il ne s’agit que d’une définition générique.
Le "etc." montre bien le caractère non exhaustif de l’inventaire
proposé par Denato. En effet, c’est la configuration du champ communicationnel
qui déterminera la nature de ces facteurs. Les facteurs extralinguistiques
peuvent être par exemple : l’appartenance ethnique supposée
de l’interlocuteur (ou "perception de l’interlocuteur par le locuteur"
chez Chloros-Gardner), le degré d’intimité des interlocuteurs
("degré de familiarité" chez Gal), la situation de communication
("contexte" chez Valdès-Fallis ou "déclenchage contextuel"
chez Clyne) ; les rôles sociaux, les marqueurs d'identité,
les noms propres (Valdès-Fallis (1978).
2.1.2.3. Composante cotextuelle
C’est l’ensemble des facteurs linguistiques qui permettent
d’interpréter les choix et l’alternance linguistiques : le déclenchage
conséquent, le déclenchage anticipatoire, le déclenchage
en "sandwich" (Clyne, 1967) ; la fréquence relative d'éléments
d'une des langues, le besoin lexical lié à des phénomènes
de domination linguistique ou à des trous de mémoire ("compétence
du locuteur" chez Gardner-Chloros), les préformulations
relevant de la routine linguistique, la modulation du mélange
des langues proportionnellement à l'interlocuteur (Valdès-Fallis
(1978).
2.1.2.4. Composante rhétorique
Elle permet de déterminer la nature de la composante
linguistique, c’est-à-dire de savoir quels procédés
linguistiques sont sollicités :
- Valdès-Fallis (1978) : les marqueurs du discours,
les citations (Gumperz) et les paraphrases, les figures de rhétorique,
la reprise ;
- Gumperz (1982) : les interjections, la réitération.
2.1.2.5. Composante linguistique
Elle est constituée par le matériau linguistique
observable de l’échange. Nous appellerons discours mixte
tout changement linguistique à l’intérieur d’un même
tour de parole et discours alternatif, tout changement linguistique
qui se produit d’un tour de parole à un autre. En fonction de l’intention
des protagonistes, la composante linguistique peut se manifester de trois
façons que l’on peut représenter par un continuum :
Fig.2. degrés de saturation linguistique dans les choix et l’alternance
linguistiques
Dans le degré 1, les protagonistes choisissent
exclusivement la langue ou le code du tiers locuteur au détriment
des leurs. Dans le degré 2, les protagonistes, en fonction de l’intention
dominante, échangent avec des énoncés mixtes ou alternatifs
comportant des éléments suffisamment significatifs de la
langue du tiers locuteur pour lui permettre d’imaginer le contenu de l’échange
: noms, interpellatifs, marques phatiques, etc. Dans le degré 3,
les échanges se font soit exclusivement dans la langue ou le code
du groupe, soit dans un discours mixte ou un discours alternatif ne comportant
que des termes sémantiquement neutres du code ou de la langue du
tiers locuteur. La composante linguistique peut se manifester sous diverses
formes : mots simples ou composés, syntagmes, propositions, phrases,
énoncés.
2.1.2.6. Composante sémantique
Elle renvoie au contenu du message et/ou à l’interprétation
que font les protagonistes du rapport potentiel qui peut exister entre
ce contenu et un tiers locuteur. Elle peut renvoyer aussi aux valeurs stylistiques
et/ou culturelles, affectives qu’inspire le contenu du message. Ce contenu
peut être jugé par les protagonistes comme "secret", "obscène",
"outrageant", "moqueur", "neutre", etc.
2.1.3. Les contraintes conversationnelles du modèle
Le bon fonctionnement d’un tel modèle suppose
:
a) - que les interlocuteurs partagent
les mêmes règles d’interprétation du message,
c’est-à-dire qu’ils soient capables, d’une part d’inférer
les significations liées aux contextes immédiat et social
(inférence conversationnelle), d’autre part d’interpréter
d’une façon pertinente les présuppositions sous-jacentes
impliquées dans l’échange (indice de contextualisation).
En effet, pour Gumperz (1989 : 2), une théorie générale
des stratégies du discours doit commencer par spécifier quelles
sont les connaissances linguistiques et socioculturelles qu’il faut partager
pour maintenir un engagement conversationnel, et traiter [...] ce qui fait
la spécificité culturelle, sub-culturelle et situationnelle
de l’interprétation.
b)- que les protagonistes acceptent d’obéir au
" principe de coopération ". Grice parle de maximes conversationnelles
(quantité, qualité, relation, modalité) tandis que
Giles (1979) les présente sous la forme d’une dichotomie : divergence
linguistique vs convergence linguistique.
2.1.4. Stratégies langagières, population
et méthodologie
2.1.4.1. La population
Au regard des contraintes conversationnelles et de la
définition que nous avons proposée, l’étude des stratégies
langagières ne peut être pertinente que si elle est effectuée
à l’intérieur d’une communauté ethnolinguistique,
d’un réseau social (au sens de Hamers, 1994) ou d’un groupe social
(au sens de Marcellesi/Gardin) en contact avec une autre communauté,
un autre groupe social linguistiquement distincts. C’est en effet ce genre
de structures sociales qui satisfont avec complétude aux principes
d’inférence conversationnelle et d’indice de contextualisation dont
parle Gumperz. La pertinence de ce cadre est encore plus évidente
lorsque les stratégies prennent la forme d’une individuation ethnolinguistique
(Zongo, 1993) en situation d’hétérogénéité
culturelle. En effet, comme le souligne Gumperz, "c’est notamment dans
les situations d’interaction verbale à caractère multi-ethnique
que les stratégies communicationnelles des interlocuteurs et leurs
cadres interprétatifs diffèrent par leurs présupposés
respectifs et leur connaissance inégale de certains indices dans
la conversation." (1989). Ceci n’exclut pas la mise en
oeuvre de stratégies dans des échanges alternants au sein
d’une même communauté ethnolinguistique, d’un même groupe
ou d’un même réseau social. Mais ces stratégies seront
de nature différente, parce qu’elles viseront d’autres types de
fonctions.
2.1.4.2. La méthodologie
En ce qui concerne la méthodologie, et pour conserver
au modèle sa cohérence, l’approche sera de type microsociolinguistique
et suivra les étapes suivantes (sur le modèle de Hymes, 1972)
:
1) l’analyste recueille le corpus dans diverses "situations
de communication" propres au groupe d’enquête en utilisant l’observation
participante en tant qu’elle permet d’analyser le non-verbal et ce que
celui-ci révèle ;
2) les données ainsi recueillies sont découpées
sur la bande magnétique en "événement de parole" ;
3) les événements de parole sont ensuite
soumis à l’interprétation du groupe d’enquête selon
deux techniques :
- l’entretien en profondeur, qui, parce que axée
sur le locuteur, met directement l’accent sur les stratégies qui
gouvernent l’emploi, par l’acteur, des connaissances lexicales, grammaticales,
sociolinguistiques et autres dans la production et dans l’interprétation
de messages en contexte (Gumperz, 1989 : 33) ;
- l’entretien centré avec le groupe qui permettra
d’évaluer la pertinence des interprétations recueillies dans
la première phase.
Ce protocole rappelle la technique du "matched guise"
élaborée par Lambert (1972), du moins sur le principe, à
savoir le recours à des juges pour interpréter un discours.
Mais la différence tient d’une part du fait que notre objectif n’est
pas "d’évaluer la personnalité du locuteur" mais de faire
interpréter les significations des choix et l’alternance linguistiques
mises en oeuvre dans une situation de communication donnée. D’autre
part dans le "matched guise", les juges sont extérieurs à
la situation d’énonciation - et c’est là sa faiblesse -,
alors que dans notre modèle, ce sont les protagonistes-mêmes
des échanges qui interprètent les significations de leurs
propres discours, sans que ce soit un jugement épilinguistique.
3. Applications : vers une typologie
des stratégies langagières
Cette typologie est le résultat d’une enquête
menée en 1993 auprès d’un échantillon d’une vingtaine
de sujets choisis parmi la population estudiantine burkinabè
vivant à Paris à la "maison du Burkina".
Tous les sujets sont des Moose2. Les
situations de communication et les événements de parole étaient
les suivants : transaction dans une boucherie ; conversation libre sur
la voie publique, dans des magasins (Tati, épicerie arabe) ; discussions
thématiques à Fessart.
Résultats
On peut distinguer deux catégories de stratégies
selon que les échanges sont marqués d’une intention
véhiculaire ou grégaire. Cette intention sera
fonction du désir des locuteurs d’exclure ou non un tiers locuteur
extérieur au groupe ethnolinguistique, de respecter ou de violer
les règles sociales implicites qui gouvernent les choix linguistiques
dans la société française.
3.1. Emplois grégaires et stratégies
cryptiques
Les emplois grégaires peuvent être définis
comme tout emploi des codes entre les membres d'un groupe social avec l'intention
de cacher le contenu de la communication à un tiers locuteur exolingue
ou de se démarquer du reste social. Ces emplois permettent aux membres
du groupe de structurer consciemment des stratégies que nous qualifierons
de cryptiques. Les résultats de nos enquêtes nous ont permis
de dégager trois types de stratégies cryptiques
3.1.1. La stratégie crypto-cryptique
Il consiste, pour les protagonistes à opacifier
sémantiquement l’échange en utilisant exclusivement ou d’une
façon massive la langue ou la variété du groupe avec
l’intention de cacher un contenu jugé "secret" au tiers locuteur
mais sans que ce dernier ne soit en cause dans l’échange.
(I) Nous attendons notre tour devant la boucherie.
Les clients qui partent et ceux qui arrivent sont tous des Blancs. Un des
membres du groupe lance une anecdote qui raconte l'histoire d'un fou qui
se permet d'exercer des agressions sexuelles sur les femmes au grand marché
de Ouagadougou aux heures de grande affluence :
B 039 gêeng n / * gêeng n be /** a sâ
n yênd pag
Sê n tar pv g woto / la a sê n kologde /*
n yes n geta woto / *** (il cite le fou) ô' *eb yêba
yâoâ //((rire))
[Un
fou qui, il y a un fou, quand il voit une femme enceinte,
il
s'en approche et l'observe longuement avant de s'exclamer :
"ah,
cette femme a connu un homme".]
On peut dire que le locuteur choisit la langue du groupe
non seulement pour rapporter des paroles authentiques (citation)
mais aussi et surtout pour cacher le contenu scabreux du message
aux participants passifs de la communication. La suite de l’intervention
montre que les autres membres du groupe légitiment ce choix,
puisque leurs réactions sont toutes formulées soit en mooré
soit dans la variété alternée. C'est le principe de
déclenchement en cascade qui permet de maintenir le secret. Il s'agit
ici, d'un point de vue linguistique, d'une alternance qu'on peut qualifier
de semi-fermée : les unités linguistiques employées
dans la langue du tiers locuteur sont essentiellement des marqueurs
phatiques (B 042 ouais ouais, B 046 quoi, B 048 tu vois), ou des exclamations
(phrases thématiquement neutres (D 042 c’est pas vrai //).Ces données
constituent des sortes de " pics " qui, tout en suggérant le contenu
de l’intervention, préservent à celle-ci une grande opacité
(emplois semi-opacifiants).
3.1.2. La stratégie crypto-conniventielle
Elle consiste, pour les protagonistes, à cacher
le contenu du message à un locuteur exolingue, mis en cause dans
l’échange, par l’emploi des codes du groupe.
(II) L’impatience se fait de plus en plus insupportable
devant la boucherie. Le groupe semble excédé par l’apparente
indifférence des bouchers à notre égard. C, B et A
déchargent, en des termes sévères, leur fureur sur
le boucher qui occupe le présentoir extétieur :
C 052 ey /*raoâ
ka wat laa//
[Eh, le boucher ne s'occupe de nous ?]
B 053 andâ n mî ba-yâang sê
/
[Qui sait ce que fait ce chien.]
A 054 ey / *a pa wat laa//
[Eh, il ne vient pas ?]
L'intervention est menée entièrement en
mooré comme l’indique le matériau linguistique (emplois
opacifiants). De ce fait la volonté de cacher le contenu
outrageant du discours au véritable destinataire est manifeste.
Mais contrairement à d'autres situations que nous avons étudiées,
on pourrait parler ici de volonté d’exclure non pas le tiers locuteur
unique, mais un tiers locuteur collectif. En effet, la distance
qui nous séparait du boucher ne donnait à ce dernier aucune
chance de capter le contenu de la communication. La présence de
la clientèle blanche, théoriquement solidaire des bouchers
- parce que blancs eux aussi - a sans doute joué aussi dans le choix
de A, B, C de cacher le contenu du discours. Là encore, le procédé
du déclenchement en cascade (enrichi ici par une reformulation de
l'acte de langage de C 052 par A 054) permet de maintenir un secret partagé
par les membres du groupe au détriment du destinataire et des participants
passifs.
(III) Après de longues minutes d'attente,
nous avons enfin pu accéder à l'intérieur de la boucherie.
B, surplombant la foule des clients, du regard, interpelle un des bouchers
mais ce dernier ne lui prête pas attention. D 073 suggère
alors aux autres, en mooré, de changer de côté
D 073 mam yeela foo la / tônd sâ n ka leb ka sêne
fâade).
C partage son avis en convergeant linguistiquement :
C 074 rêndam ted s:d leb ka-sêne.
C'est une façon pour C donc
d'exprimer sa
solidarité avec le groupe. Cette interprétation est confirmée
par le fait qu'il prend la défense de B en s'enprenant sévèrement
au malheureux boucher qui n'a pas répondu à la
sollicitation de B. Il s'adresse aux autres en inspectant l'assistance
d'un regard panoramique :
C 074 yê yaa tâmpîir wE
/* yê ka tôe n togs tônd t'ed leb ka //
[Ah
! il faut absolument qu'on parte de ce
côté-là - c'est un bâtard celui-là, il
ne peut pas ...]
A renchérit dans le même registre que C
en convergeant linguistiquement et thématiquement avec ce dernier
:
A 075 yaa * yaa bv
g mêngâ /* t'em nînga beedo //
*** non * yaa si dwe //
[C'est - c'est lequel même - pour que je l'insulte - c'est vrai !]
C 076 ((rictus))
Nous retrouvons une situation quasi similaire à
celle que nous avons analysée plus haut : dans le même contexte,
le même code et le même procédé (le mooré,
principe de coopération par convergence linguistique) sont mis en
œuvre pour formuler une injure à l'encontre d'un tiers (ici, le
boucher). L'identité du boucher importe peu, c'est son
répertoire
linguistique supposé et son appartenance ethnique
manifeste qui sont exploités.
3.1.3. La stratégie crypto-ludique
Elle peut être définie comme tout emploi
des codes du groupe avec l’intention de tourner en dérision, pour
plaisanter, un tiers locuteur exolingue présent dans le champ communicationnel.
(IV) Les membres du groupe critiquent l'attitude
des gens qui consiste à envahir les commerces bon marché.
L'atmosphère créée par l'affluence de la clientèle
est comparée, sur un ton moqueur, à un baptême musulman
:
B 130 yaa wa bô-yooko * yaa wa
zulukr dl lbo//
[c'est comme chose - on se croirait à un
repas de baptême musulman.]
D 131 == âa// [Comment
?]
C 132 == tlyaa wa zulukr-dl lbo //
[qu'on se
croirait à un repas de baptême musulman.]
On ne peut comprendre l'allusion au baptême musulman
si l'on ignore ce qu’elle connote culturellement (implicite culturel).
D'une façon générale, les baptêmes musulmans
au Burkina sont des occasions de grands regroupements humains, composés
essentiellement de gens qui y trouvent une occasion fortuite de bien manger
sans dépenser. Cette comparaison est un procédé qui
permet au groupe de se moquer de la clientèle sans que celle-ci
ne s’en doute, les échanges ne comportant que quelques mots en français
sémantiquement vides (emplois opacifiants).
3.2. Emplois et stratégies véhiculaires
Ce qu'il faut souligner d'emblée c'est que les emplois véhiculaires
partagent une fonction de base commune : communiquer dans le but d'informer.
Ce sont les différentes façons de communiquer
le message et le but visé dans la transmission de l'information
qui permettent de distinguer plusieurs formes d'emplois véhiculaires
des codes du groupe. Aux emplois véhiculaires correspondent
des stratégies véhiculaires.
On peut distinguer au moins quatre types de stratégies véhicualires
:
3.2.1. La stratégie communicative
Elle désigne toute interaction entre locuteurs utilisant le(s) même(s)
code(s) sans l’implication d’un tiers locuteur exolingue. Le seul but de
l’échange est alors de communiquer une information brute. Ce but
peut être rapproché de la fonction référentielle
de Jakobson.
(V) Nous longeons la rue de Belleville, commentant, sur une longue
séquence émaillée de discours mixtes et de discours
alternatifs, les différentes espèces de maïs
et leurs qualités nutritives :
B 112 puisque ça là /* yaa :: ..
yâo fo sâ n tarê
quoi /* fo ka tôe n paam zom n moe ye /
[c'est
... si tu as ça - tu ne peux pas
obtenir de la farine de tô]
A 113 ii / y a pas moyen //
[ah, non]
B 114 m paam bô yook ye /** alors que ce
qu'on a
au pays-là /** c'est fait exprès /* c'est
comme ça pour la farine * //
[tu ne peux pas obtenir chose...]
D 115 ouais //
On a donc dans cette intervention l’illustration d’un
emploi
semi-transparent des codes. En effet, malgré la mixité
linguistique des échanges, l’essentiel du message est formulé
ou reformulé (reformulation) dans la langue du tiers locuteur.
On a aussi l’illustration de l’influence des facteurs linguistiques sur
les choix en B 112. B initie son énoncé en français
puis passe au mooré, revient au français et à nouveau,
après une interruption, repasse au mooré. Ces glissements
peuvent être expliqués par ce qu’on appelle le besoin lexical.
En effet, n’ayant pas trouvé l’équivalent de "n nmoe" (approximativement
"mélanger") en français, B a préféré
formuler toute la phrase en mooré.
3.2.2. La stratégie ludique
ll désigne tout emploi des codes
en lieu public ou privé avec l’intention de communiquer un message
d'une façon amusante, humoristique.
Pour le groupe des enquêtés mooréphones
les choix linguistiques constituent également un lieu d'emplois
ludiques des trois codes : français, mooré, "code alterné
du bilingue" (au sens de Hamers et Blanc, 1983).
(VI) Dans le récit de l’anecdote, A crée l’hilarité
au sein du groupe dans un acte de langage en variété alternée
par l’usage stratégique d’expression onomatopéiques en mooré
:
A 135 ...n yaa pâaa
[circuler à grande vitesse d'une façon très bruyante
à mobylette]
A 135 ... il ne pouvait pa résister
*.. t'a wêe a zugâ PÄ-Y ((rire))
Il lui asséné un coup sec sur la tête.]
3.2.3. La stratégie hédoniste
Elle consiste à exploiter les connotations affectives des variétés
linguistiques pour revivre des situations agréables. Elle est très
présente dans les anecdotes que racontent les membres du groupe.
Toutes les anecdotes racontées se situent au Burkina et sont dominées
par l’emploi des codes du groupe. L’emploi du mooré ou de l'alternance
permet aux membres du groupe de "revivre le pays", de "revivre certaines
situations qui rappellent le Burkina".
(VII) Nous sommes rue de la République dans le quartier de
Belleville. L’atmosphère est bruyante. Au bruit ambiant des passants
bavards s’ajoutent les pétarades des mobylettes et les klaxons des
voitures. Tous les commerces sont ouverts et des marchands d’origine étrangère
grillent ici du maïs, là de la viande. Tout rappelle le Burkina
et son ambiance vespérale de fête (univers affectif). D le
fait remarquer aux autres :
D 001 ah:: on se croirait ::* bon euh::
dans un coin
de Ouaga hein:://
Aussitôt B enchaîne en alternant :
B 003 yaasênke
ere*
ouais
((rire)) //
[il est 5 heures]
Le choix du mooré est à interpréter
comme une façon d'approuver les propos de D et surtout de
faire un clin d'oeil aux plaisirs qu'évoque cette heure au Burkina
: heure de la fin du travail et heure des retrouvailles entre amis dans
les bars pour déguster brochettes grillées et boissons du
terroir. L’emploi du mooré dans ce cas a pour but de recréer
un univers affectif inspiré par le contexte.
3.2.4. La stratégie de familiarité
On peut la définir comme tout
emploi des codes du groupe dans le but de manifester une communauté
d’appartenance ethnique ou groupale. C’est le cas par exemple des interpellatifs,
des composantes du rituel de salutation ou des injures rituelles.
Le mooré ou l'alternance permettent aux mooréphones
de Fessart de "de se retrouver dans la même famille". Ces deux variétés
constituent, selon leur dire "notre identité", "nos racines", "notre
culture" par opposition au français qui est considéré
comme "une langue coloniale imposée". Le rôle qui est dévolu
au français est celui d'être un "moyen de communication inter-ethnique".
La stratégie de familiarité se manifeste soit par l'emploi
de marqueurs d’identité (l'appellatif mooré m saam biiga
ou son équivalent français, si l'on veut, "parent") soit
dans les rituels de salutation. Cette stratégie se manifeste également
par l'emploi systématique du mooré avec tout interlocuteur
moaaga3 intime ou
non, étranger ou non, reconnu comme tel par un indicateur linguistique,
ou physique (scarification ethnique). Le nom patronymique suffit souvent
à lui seul pour déclencher l'emploi du mooré.
Conclusion
Nous avons inscrit notre travail dans une problématique
fonctionnelle des choix et de l’alternance linguistiques. La
question à laquelle nous avons essayé de répondre
était donc celle-ci : quelles fonctions remplissent les choix et
l’alternance linguistiques d’une façon générale et
particulièrement dans un contexte d’hétérogénéité
ethnolinguistique ? En nous inspirant doublement des travaux sur le sujet
et des résultats d’une enquête menée auprès
des étudiants mooréphones de la Maison du Burkina à
Paris, nous avons essayé de montrer comment ces fonctions d’une
part étaient multiples et d’autre part entraient dans une dynamique
permettant aux protagonistes bilingues d’un échange de structurer
des stratégies langagières. Nous avons ainsi proposé
un cadre d’analyse de ces stratégies dans lequel nous montrons qu’elles
sont structurées autour de six composantes (fonctionnelle, contextuelle,
cotextuelle, rhétorique, sémantique et linguistique) et peuvent
se répartir en deux catégories : d’une part les stratégies
cryptiques, utilisées essentiellement pour parler d’un tiers locuteur
présent dans le champ communicationnel mais ne possédant
au plus qu’une des langues des protagonistes, d’autre part les stratégies
véhiculaires qui n’impliquent pas un tiers locuteurs et servent
de moyens de communication internes au groupe.
Mais, que les choix et l’alternance linguistiques visent
simplement à réguler des échanges internes au groupe
ou à mettre en cause une tierce personne, ils sont souvent négativement
perçus dans un contexte interculturel à relations inégalitaires.
C’est pourquoi ils constituent souvent un lieu de conflit potentiel et
par conséquent un des obstacles à la communication sociale
entre autochtones majoritaire et étrangers minoritaires. C’est le
cas en France (cf. Zongo, 1997) où les perceptions négatives
sont renforcées par d’autres préjugés culturels qui
pèsent déjà sur les étrangers. Mais peut-on
vraiment comprendre les significations qui sont générées
par les choix et l’alternance linguistiques si l’on n’a pas soi-même
fait l’expérience d’un bilinguisme personnel ?
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1Ce terme désigne
un tiers locuteur qui ne possède dans son répertoire qu’une
des langues des bilingues.
2Ethnie majoritaire
au Burkina Faso. Le moore est une des trois langues nationales du pays.
3Singulier
de moose.
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