APPROPRIATION ET CONSCIENCE DE LA NORME
CHEZ LES FRANCOPHONES BURUNDAIS

Jacques Hatungimana
Université catholique de Louvain.

Introduction
 

Les faits, les descriptions abondent et concordent : il y a, aujourd’hui, émergence de normes endogènes, propres à la langue française pratiquée par les populations d’Afrique. Il serait temps d’aller un peu plus loin et d’essayer de comprendre l’origine de cette dialectalisation. Il semble, a priori, que l’un des facteurs déterminants est la transmission du capital linguistique, étant entendu que l’acquisition du français passe presque exclusivement par l’école. Avec l’africanisation de l’enseignement, depuis les indépendances africaines, le jeune francophone d’Afrique est souvent quelqu’un qui a appris le français d’un Africain qui, lui-même, l’a reçu d’un autre Africain. Cette situation a un impact aussi bien sur l’appropriation de la langue française que sur la conscience de la norme : nous allons le voir à travers les résultats d’une enquête menée auprès d’élèves et étudiants burundais.
Ladite enquête a été effectuée en 1993, dans le cadre d’une recherche doctorale en sociolinguistique. La thèse elle-même portait sur le parler bilingue des Burundais francophones, mais le questionnaire comprenait deux tests repris aux travaux de D. Lafontaine (1986, 1988), en rapport avec la perception des écarts régionaux (belgicismes) et l’évaluation de variantes stigmatisées socialement. L’objectif n’était pas de comparer les résultats de l’une et de l’autre enquête. Il s’agissait plutôt de voir quels énoncés les apôtres de la norme scolaire considèrent comme appartenant à la langue française. Par voie de conséquence, cela permettrait de discerner les critères qui sont mis en avant lorsqu’il faut attribuer des énoncés soit à la langue française, soit au kirundi, soit encore au parler bilingue (énoncés mêlant ou alternant des formes du français et du kirundi). Nous ne nous intéresserons, dans les lignes qui suivent, qu’à l’un des deux tests, qui concerne l’attribution des énoncés à une langue donnée, le français en l’occurrence.


1. La population cible
 

Le test et les résultats commentés sont extraits d’un questionnaire soumis à un groupe de 109 élèves et étudiants. La plupart d’entre eux suivaient la dernière année de leur cycle et allaient bientôt se retrouver dans un milieu professionnel où le français est la "langue de travail". En outre, presque tous avaient pris une orientation qui faisait d’eux des "professionnels" de la langue française : en tant que futurs enseignants de français ou futurs secrétaires de direction, ils auraient à juger de la conformité et de la légitimité des énoncés, en se basant sur leurs connaissances de la grammaire française.

 
La population visée par l’enquête est constituée comme l’indique le tableau 1 :

 
   
Enseignement Secondaire
Faculté des Lettres
Institut 
supérieur
Total
Établissement
Classe1
F
M
F
M
F
M
F+M
Lycée
Nyakabiga
L.Pédag. II
21
8
-
-
-
-
29
L.Pédag. IV
3
21
-
-
-
-
24
IP (Institut
Pédagogique)
Agri.-Bio II 
-
-
-
-
5
3
8
Fçs.-Kdi I
 -
-
-
-
6
12
18
L & Littérat.
Françaises
Licence I
-
-
3
7
-
-
10
Licence II
-
-
-
13
-
-
13
ISCO
Secrétariat II
-
-
-
-
3
3
6
Indéterminé2
-
-
-
-
1
-
-
1
Total
 
24
29
3
21
14
18
109

Tableau 1: étudiants burundais: renseignements généraux


Il s’agit là d’une image du système de reproduction et de transmission du savoir linguistique : les lauréats des lycées pédagogiques enseignent le français à l’école primaire, ceux de l’Institut pédagogique s’occupent préférentiellement du secondaire inférieur et, enfin, ceux de la Faculté des lettres font de même dans le secondaire supérieur, y compris dans les lycées pédagogiques3. Quant aux secrétaires de direction, ils sont constamment confrontés aux décalages qui peuvent exister entre les compétences acquises à l’école et les performances qu’exigent les différentes formes d’expression française en milieu professionnel.
Toutes les personnes visées par l’enquête ont terminé leurs études secondaires ou elles sont sur le point de le faire. Ce critère de choix repose sur le postulat suivant : "une conscience linguistique réfléchie devrait normalement caractériser des individus arrivés au terme des études secondaires" (Boudreau 1994 : 342). Cela nous amène à neutraliser les effets du niveau d’instruction ou de la filière suivie dans le cursus scolaire4.


2. Hypothèses et résultats bruts
 

Le test comprenait dix énoncés que les informateurs étaient appelés à juger en répondant par oui ou non à la question : Est-ce du français ? Des justifications étaient également attendues, en réponse à la question : Pourquoi ?
La tâche de chaque informateur était donc double. D’un côté, il s’agissait d’attribuer chaque énoncé à la langue française : la décision incluait une part d’acceptabilité et une part de grammaticalité. D’un autre côté, il s’agissait d’expliciter les raisons de son choix : l’informateur devait donc dépasser l’intuition (de la grammaire implicite) et l’appuyer par un certain métalangage (la grammaire explicite). C’est là un exercice que l’enseignant de français est constamment amené à faire, soit au cours des leçons, soit au moment de l’évaluation. De manière différente, les secrétaires de direction sont également conviés à cet exercice, surtout lorsqu’il faut relire les textes composés par eux-mêmes ou par les services où ils œuvrent.
Comme le montre le tableau 2, presque tous les informateurs ont répondu au premier volet de la question :


À votre avis, les phrases suivantes, est-ce du français ?


PHRASES OBSERVÉES À L'ORAL
OUI
(%)
NON
(%)
1. J'esspaire que vous ne raisteré patro lon tant a lopitale.
80
20
2. Le cercle est carré.
64
36
3. Mon frère ne sait pas qu'est-ce qu'il veut faire dans la vie.
59
41
4. Moi manger banane.
50
47
5. Do you speak English ?
6
94
6. Si j'aurais su, je ne serais pas venu.
72
27
7. Je te lui donne.
58
42
8. Ceci n'est pas un bic.
95
5
9. X. Je l'emmerde. Elle est conne comme ses pieds.
67
32
10. Je ferai Jean partir.
70
30

Tableau 2 : réponses au test, exprimées en pourcentages


Tous n’ont pas apporté une justification à leur réponse. Par conséquent, le dépouillement accorde davantage d’importance au contenu qu’au nombre des explications fournies. Celles-ci seront analysées selon deux axes. D’une part, nous considérerons les énoncés que nos informateurs sont nombreux à attribuer à la langue française. D’autre part, nous opérerons un regroupement de certains énoncés selon le trait commun retenu par D. Lafontaine (1986 : 140).
Les résultats obtenus sont révélateurs de la complexité de la tâche. Par exemple, l’item 5 (Do you speak English ?) est entièrement anglais. Presque tout le monde (94 %) tombe d’accord : l’énoncé n’appartient pas à la langue française. Pourtant, il s’est trouvé des informateurs pour dire que c’est du français. Sans doute la question Est-ce du français ? a-t-elle été interprétée comme synonyme de Est-ce correct ? La majorité des répondants qui acceptent de commenter leur réponse ajoutent que le vocabulaire utilisé n’est pas français, que tous les mots sont anglais. Rares sont ceux qui évoquent la sémantique ou la (morpho) syntaxe, et personne n’évoque la phonétique.
D’une manière générale, il semble que les informateurs burundais insistent sur le lexique. Les raisons avancées par chaque juge ont fini de nous convaincre que chacun se fait une idée tout à fait singulière de la langue dont il parle (Lafontaine 1986). Et pour les locuteurs bilingues, nous nous sommes rendu compte qu’ils peuvent difficilement éviter les "ponts interlangues" (Dolitsky 1998) : ils n’arrivent pas toujours à désactiver une langue lorsqu'ils parlent une autre ou qu’ils parlent de cette dernière. C'est ainsi, par exemple, que tout en acceptant que l'énoncé Je te lui donne ressortit à la langue française, certains juges trouvent qu'il s'agit de la traduction du kirundi : "ndamúguhâye" (LLF4, M3025). Et pour d'autres, qu'il y ait eu traduction les pousse à affirmer que l'énoncé n'appartient pas à la langue française.


3. Acceptabilité des énoncés : au-delà du sens commun
 

Le plus accepté de tous les énoncés à lexique français est l’item 8 : Ceci n’est pas un bic. Ce dernier recueille 95 % de oui. Et pourtant, cet énoncé est, ainsi que l’item 2, classé par D. Lafontaine parmi les phrases qui énoncent quelque chose de faux ou de paradoxal5.

 
À votre avis, les phrases suivantes, est-ce du français ?
OUI
(%)
NON
(%)
2. Le cercle est carré.
64
36
8. Ceci n'est pas un bic.
95
5

 
L’auteur demande que l’enquêteur lise l’énoncé, en montrant un bic. C’est cette dimension qu’un informateur a perçue lorsque, comme s’il connaissait le dispositif expérimental de D. Lafontaine, il dit : "C’est correct pour autant que l’on ait montré le bic" (LLF4, M3021). Là où l’auteur belge insiste sur la dimension pragmatique, des étudiants burundais remarquent davantage un problème de choix lexical. Le mot bic serait "impropre" et certains informateurs rejettent l’énoncé pour cette raison-là : "Bic c’est la firme qui fabrique les stylos. Utilisation pas correcte" (Secr2, F3057) ; "À la place de bic, il faut dire stylo. Bic est le nom d’une entreprise" (LLF3, M3036). En d’autres termes, un même écart6, lorsqu’il est perçu par un groupe, n’est pas jugé par tout le monde avec la même sévérité. La rigueur, quant à la propriété des termes, varie d’un juge à l’autre.
Cette différence de traitement vaut également pour l’item 2 : Le cercle est carré. L’énoncé est rejeté par 36 % des juges burundais. La plupart d’entre eux soulignent le manque de bon sens : "La syntaxe est correcte, mais la logique n’y est pas" (LLF4, M3021). Les plus surprenants sont ceux qui avancent des raisons de (morpho) syntaxe : ils ne sont que trois, mais il y a parmi eux une élève institutrice (LP 2) et un étudiant de licence (LLF3) qui proposent de corriger la phrase en y ajoutant simplement un déterminant : "Le cercle est un carré"...
La plupart des raisons qui justifient l’acceptabilité de l’item 2 reprennent des formules de l’analyse classique. Par exemple : "C’est du français, car la phrase a un sujet, un verbe et un complément" (Secr2, F3032) ; "Tous les mots qui constituent cette phrase figurent dans le dictionnaire français" (LP2, F3103). On invoque tantôt la syntaxe, tantôt le lexique. Et lorsque les connaissances de l’informateur sont elles-mêmes incertaines, on aboutit à des explications telles que celle-ci : "Dans le sens de "le cercle est bloqué"" (LLF4, M3022). Par ce lapsus, le témoin (étudiant en dernière année de licence !) indique que chez certains kirundiphones, la distinction entre [r] et [l] reste toujours problématique : d’où la confusion entre "carré" et "calé".
Ces considérations nous ramènent à l’item 1 : J’esspaire que vous ne resteré patro lon tant a lopitale. D. Lafontaine présentait l’énoncé comme une phrase mal orthographiée. Certains de nos informateurs remarquent la prononciation non standard, d’autres un problème d’orthographe, d’autres encore les deux. Qu’ils aient accepté ou non la phrase comme française, ils avancent des explications divergentes (non-réponses = 23/109), si l’on considère le domaine linguistique mis en relief :

 
 
n = 86
%
orthographe
21
24
prononciation
34
39
(morpho)syntaxe
6
7
lexique
11
13
sémantique
17
20

 
Cependant, deux réponses opposées (oui ou non) peuvent être assorties d’un commentaire presque identique. Par exemple, voici certaines des raisons avancées pour rejeter l’énoncé 1 : "Cette phrase est prononcée par une personne qui ne sait pas son orthographe" (LP2, M3113) ; "À l’oral, la phrase est correcte ; mais à l’écrit, l’orthographe la rend incorrecte" (LLF4, M3030). Ce sont des commentaires fort proches de ces derniers qu’on reçoit auprès d’informateurs qui, eux, acceptent la phrase comme française : "C’est du français avec un sens, mais avec des fautes de prononciation" (LP4, M3071). Les jugements atteignent parfois des dimensions inattendues : "C’est du français pratiqué par quelqu’un qui l’a appris comme seconde langue, par exemple, un Africain (FK1, M3013). Ces commentaires laissent entendre que les informateurs peuvent établir une distinction entre ce qui est conforme au système et ce qui est caractéristique de la variation (topolectale).
Or, on le sait, certaines variantes sont stigmatisées, notamment par la grammaire scolaire. C’est le cas de l’item 6 : Si j’aurais su, je ne serais pas venu. D. Lafontaine classe cet énoncé parmi les variétés non légitimes. L’auteur fait de même pour l’item 3 : Mon frère ne sait pas qu’est-ce qu’il veut faire dans la vie. Cependant, la pédagogue belge réserve une place singulière à l’item 9 : X. Je l’emmerde, elle est conne comme ses pieds. Ici, D. Lafontaine parle de l’utilisation d’un registre vulgaire (phrase familière) : ne s’agit-il pas d’une variante non légitime7, comme dans les deux énoncés précédents ? Pour notre part, nous estimons que la même "sanction" sociale frappe les trois usages, que nous regroupons dans le même ensemble :

 
À votre avis, les phrases suivantes, est-ce du français ?
OUI
(%)
NON
(%)
3. Mon frère ne sait pas qu'est-ce qu'il veut faire dans la vie.
59
41
6. Si j'aurais su, je ne serais pas venu.
72
27
9. X. Je l'emmerde. Elle est conne comme ses pieds.
67
32

 
Quelques juges burundais refusent la construction [si + conditionnel] parce qu’elle "ne respecte pas les règles de la concordance des temps" (LLF4, M3031). D’autres acceptent la phrase malgré la non-conformité au schème canonique. D’autres encore l’admettent sans réserve8 : "Elle est tout à fait française. Les mots sont français" (FK1, F3008) ; "Parce que la forme des mots qui composent la phrase est bien française" (FK1, M3003) ; "C’est du français : toutes les normes françaises y sont" (Secr2, F3032) ; "C’est une structure grammaticale très correcte" (A-Bio2, F3054). Au bout du compte, on se demande où est la limite entre "le grammatical" et "l’agrammatical" : sur quels critères faut-il fonder la discrimination ?
L’interrogation précédente s’applique aussi à l’item 3 : Mon frère ne sait pas qu’est-ce qu’il veut faire dans la vie. Cette construction est acceptée comme française par 59 % de nos informateurs. Les raisons restent fondamentalement les mêmes : prononciation, lexique français, sens clair. Tout ce qu’on peut reprocher à l’énoncé, ce serait son style "familier". La majorité des informateurs qui rejettent la phrase soulignent la mauvaise "traduction du style direct en style indirect" (LP4, F3078) et ils sont nombreux à proposer la formule adéquate. Il reste à expliquer comment certain informateur (LLF4, M3022) peut y voir "une phrase calquée sur le modèle du kirundi"9. Il reste également à expliquer pourquoi la formule interrogative est, dans cet énoncé, plus sévèrement10 jugée que le [si + conditionnel].
Par ailleurs, l’énoncé 9 : X. Je l’emmerde, elle est conne comme ses pieds, est jugé plus français que le précédent. Ici on va au-delà du lexique et de la sémantique : "Je ne comprends pas le sens mais je crois que c’est du français" (FK1, M3014). Alors que certains y voient du français familier ou populaire, vulgaire ou argotique11, d’autres trouvent que "c’est une autre langue semblable au français" (FK1, F3018). D’autres encore renchérissent : "Conne n’existe pas" (FK1, M3009) ; "le verbe emmerder n’existe pas" (LLF3, M3036).
Quoi qu’il en soit, les raisons invoquées par ceux qui rejettent l’énoncé 9 semblent indiquer qu’il s’agit d’un registre auquel ils sont peu habitués : "Quelqu’un peut être conne ?" (LP2, M3108). C’est ainsi que les propositions de correction sont parfois surprenantes : "Mauvaise utilisation des pronoms : "Je l’emmerde" au lieu de "Il m’emmerde"" (LLF3, F3043) ; "Cfr emmerde au lieu d’Immelde et conne" (A-Bio2, M3049). Bref, pour certains élèves/étudiants, seuls existent les termes qui ont été rencontrés en classe. Comme l’apprentissage porte sur le français correct, il existe des mots courants pour un francophone natif, mais inconnus pour le francophone burundais qui n’a pas fréquenté certains milieux ou certains écrits où apparaît ce parler débridé12.


4. Grammaticalité : des règles nécessaires et insuffisantes
 

Enfin, les trois derniers énoncés ont été qualifiés par D. Lafontaine de phrases agrammaticales. Pourtant, ils ne sont pas rejetés en bloc par les juges burundais :

 
À votre avis, les phrases suivantes, est-ce du français ?
OUI
(%)
NON
(%)
4. Moi manger banane.
50
47
7. Je te lui donne.
58
42
10. Je ferai Jean partir.
70
30

 
L’item 10 obtient même un score plus élevé que celui de l’item 9 ou de l’item 2, soit 70 % de oui. Et d’un point de vue purement statistique, on constate que la majorité des juges attribuent les trois énoncés à la langue française. Un habitué du monde africain sera tenté de chercher immédiatement une explication du côté de la sémantaxe (Manessy 1989). En effet, l’énoncé 4 rappelle la légendaire13 variété du petit-nègre et du français tirailleurs. L’énoncé 7 adopte une disposition des pronoms qui est courante dans certaines langues africaines (le kirundi, par exemple). Et l’énoncé 10 entrerait dans un paradigme connu des linguistes : "dans le français de l’Océan Indien, une structure syntaxique du type "Je fais l’enfant venir" est perçue comme correcte" (de Robillard, 1993 : 121).
Dans cette perspective, l’énoncé Moi manger banane sera toléré, comme "énoncé d’un apprenant" (LLF3, M3039) ou ayant "un caractère enfantin" (LLF3, M3045) : "celui qui parle n’a pas encore maîtrisé sa langue" (FK1, M3011). De même, on pourra admettre que les mots de Je te lui donne "sont prononcés par un apprenti" (FK1, M3011). Mais, tout comme l’invocation de la traduction implicite14, ces explications n’épuisent pas le débat. Il convient, par conséquent, d’envisager les arguments tirés de la théorie linguistique, ainsi que le dogmatisme15 qui, parfois, empreint la formulation des justifications.
La première des raisons ressortit à la phonétique : c’est le français qu’on entend. Il est même question de phrase "formée d’une alphabétisation [sic] française" (A-Bio2, F3052). Cependant, cette explication paraît simpliste : "l’oralisation" d’un item peut être soumise à des variations. Par exemple, l’énoncé : On va mette toute la nourriture de nous trois ensemble, comme sa, taura comme tous nous zautes. Seul un informateur sur dix y voit du français sans mélange de kirundi, plus d’un témoin sur cinq y trouve un recours au kirundi, et 66 % d’entre eux ne lui attribuent d’appartenance ni au kirundi ni à la langue française. On imagine facilement quel dépaysement ce genre de prononciation provoque chez les Burundais scolarisés lorsque ces derniers sont mis en contact direct avec des francophones natifs qui utilisent un tel registre !
Le deuxième type de justifications fait appel à la syntaxe. Par exemple, l’énoncé Moi manger banane est accepté parce qu’il respecte le schème [sujet+verbe+complément] : ce dernier représente la construction canonique d’une phrase déclarative, en langue française. Néanmoins, le respect de ce principe ne suffit pas pour convaincre tout le monde : "La syntaxe française ne s’y reconnaît pas du tout" (LLF3, M3044). Quelques informateurs reprochent à l’énoncé sa "structure télégraphique" (FK1, M3012), ainsi que l’absence d’un verbe conjugué : "C’est du français qui est mal formulé car le verbe n’est pas conjugué" (LP4, F3080) ; "Il manque un vrai sujet et le complément devrait être précédé par un article" (A-Bio2, M3051) ; "Une phrase doit avoir un verbe conjugué" (LP4, F3078)...
Manifestement, les informateurs connaissent bien les règles que les manuels scolaires demandent d’appliquer lorsqu’il faut construire une phrase déclarative16. Ils s’appuient sur ces règles pour accepter l’énoncé Je te lui donne : "Il y a toutes les parties d’une phrase : sujet - verbe et compléments" (A-Bio2, M3047). Et c’est cette même règle de la fonction qu’on retrouve dans une proposition de correction : Je te le donne (LLF3, M3045). Cependant, ceux qui rejettent l’énoncé avancent une raison différente, celle de la position : deux compléments de même nature ne peuvent pas se suivre. Mis à part la diversité de la terminologie employée, on constate que les témoins invoquent abusivement cette règle : le pronom lui est toujours un complément "indirect" et le pronom te peut être un complément "direct" ou "indirect". En effet, il est possible de comparer l’énoncé 7 à un extrait de l’éditorial d’un journal étudiant17 : "Pour ceux qui ne me connaissent pas encore, quelques notes d’introduction : je vous m’offre chaque mercredi pour vous renseigner [...]". On imagine alors une situation où un individu offre quelqu’un à un destinataire18. Le paradoxe n’est pas dans la syntaxe : il est dans la situation de communication.
C’est encore la question des constituants que soulève l’énoncé Je ferai Jean partir. Même les informateurs qui l’acceptent remarquent "l’inversion des termes" (LLF3, F3040) ou "l’antéposition de Jean par rapport au verbe partir" (LLF4, M3023). Parmi ceux qui refusent l’énoncé, plusieurs proposent ou laissent entendre la correction19 : Je ferai partir Jean. D’autres ne rejettent pas l’énoncé, mais proposent une construction nouvelle, avec ou sans le nom qui dérange : Je le ferai partir (LLF4, M3022) ; Jean, je le ferai partir, sortir... (LLF4, M3019). En un sens, le problème s’en trouve déplacé, mais non résolu. Que devient, en effet, la proportionnalité entre le substantif et le clitique qui remplace ce dernier ? Quelle place faut-il réserver à des séquences telles que il faut raison garder, dans lesquelles le substantif complément est antéposé ? La suite faire partir constitue-t-elle, comme le laisse entendre un informateur (LLF4, M3024), une "locution verbale"20 qu’on ne peut pas séparer ? C’est dire que le problème de la syntaxe se double d’un problème de lexicographie et de sémantique.
Précisément, un de nos informateurs avance, systématiquement, le même argument pour accepter les neuf énoncés à lexique français : "Tous les mots qui constituent cette phrase figurent dans le dictionnaire français" (LP2, F3103). Cet argument est à mettre en rapport avec les réticences émises à l’endroit de l’énoncé 9. Ce dernier contient des termes (emmerde, conne) qui sont généralement absents des dictionnaires "aseptisés". On aura remarqué le jugement formel qui frappe ces termes : ils n’existent pas, car ils ne sont pas répertoriés dans "le dictionnaire" (de la langue française). Cependant, cette analyse relance le débat : dans une autre partie du questionnaire, les mêmes juges admettent comme françaises des phrases dont on trouvera difficilement les mots dans les dictionnaires usuels21.
Pour une part, c’est parce que son sens est clair que l’énoncé Moi manger banane n’est pas exclu de la langue française. On peut en dire autant de l’énoncé Je ferai Jean partir : "la phrase est sensée" (FK1, F3010). Ou encore l’énoncé Je te lui donne : "ce message est bien compréhensible pour ceux qui parlent français" (Secr2, M3059). Ces jugements accordent la primauté à la sémantique et à la pragmatique. Surtout lorsqu’ils rejettent l’énoncé, les témoins s’appliquent à restituer l’expression et le contenu jugés conformes au bon sens et aux règles apprises.
Dès lors, l’opération devient un véritable exercice de style, qui comprend trois mouvements : appréhender ce que l’énonciateur a dit, évaluer ce que l’énonciateur a voulu dire, exprimer ce que l’énonciateur aurait dû dire. Les deux premiers moments relèvent de la compétence et permettent au témoin d’émettre des jugements du type : "On ne dit jamais moi manger banane" (LP2, M3107) ; "C’est du français d’un apprenant qui ne connaît que du S.V.C"22 (LP2, M3096) ; "Tous les mots sont en français, mais c’est kirundisé" (Secr2, M3060). C’est à ce niveau que se manifeste la différence dans les jugements, les uns étant plus sévères que les autres.
Le dernier moment est une performance en soi, qui permet de parler de la langue française et en français. Par exemple, à propos de l’item 10 : "On ne peut pas faire partir quelqu’un, plutôt on le fait sortir" (LP2, F3112). Or, il se produit parfois des décalages entre les règles apprises (ou acquises) et les règles appliquées par l’informateur. On obtient ainsi des suggestions qui mériteraient une analyse conséquente. Voici quelques exemples : "Il aurait dit moi, mange banane (LP2, F3112) ; "Parce que lui remplace une personne, te et lui ne peuvent pas se suivre" (LP2, F3097) ; "On dit : Je te le donne, parce qu’on donne quelque chose à quelqu’un" (FK1, M3017) ; "Faire quelqu’un n’existe pas (LLF3, M3036). Quel effet ce genre de réflexions produit-il sur les apprenants en classe de français au Burundi ? Quels progrès pemet-il de faire à ces derniers ? Autant de questions qui pourraient en soulever d’autres, et qui mériteraient une étude singulière.


5. Conclusion
 

En zigzaguant à travers les réponses des informateurs burundais, nous aurons constaté divers degrés d’acceptabilité pour des énoncés pourtant pressentis comme relevant d’une même catégorie. En même temps, on se sera rendu compte que, pour un même énoncé, les juges ne sont pas sensibles aux mêmes "écarts". Davantage encore, l’enquête révèle que l’agrammaticalité d’un énoncé n’annule pas forcément son acceptabilité : ici interviennent des critères linguistiques ou situationnels, selon un ordre de préférence difficile à prédire. En un mot, acceptabilité et grammaticalité appartiennent à deux ordres distincts, que chaque jugement normatif concilie à sa façon : une réflexion sur l’émergence ou la persistance de normes endogènes gagnerait à mieux circonscrire ce champ.
Au plan méthodologique, on aura remarqué que les questions fermées permettent d’obtenir des réponses (oui ou non) faciles à décompter. Cependant, les commentaires indiquent qu’il n’existe pas de solution de continuité entre les deux volets : les mêmes raisons peuvent être invoquées, soit pour accepter un énoncé, soit pour le rejeter. Au plan théorique, ces raisons ressortissent à différents champs linguistiques : phonétique, lexique, syntaxe ou sémantique. Elles reproduisent souvent le métalangage scolaire et, ce faisant, elles rendent compte des limites de ce discours lorsqu’il s’agit d’attribuer une énonciation particulière à la langue française. La restitution de ce "jargon" indique également que, pour un informateur, connaître les règles de la grammaire ne signifie pas toujours qu’il en maîtrise l’emploi. Ce décalage entre la norme pédagogique et la performance des locuteurs semble alimenter l’émergence et l’entretien des normes endogènes en Afrique (Queffélec 1994). Naturellement, il reste à approfondir l’analyse de ce phénomène, ainsi que le poids du lexique et de la sémantique dans la transgression de règles que, pourtant, on récite à volonté.


Bibliographie

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ROBILLARD, Didier de, 1(993). " Le concept de particularité lexicale : éléments de réflexion ", in Latin, D. 
         Queffélec A et Tabi-Manga J. (éds), Inventaire des usages de la francophonie :  nomenclatures et 
         méthodologies, Paris / Londres, AUPELF-UREF / John Libbey Eurotext, pp. 113-133.



  1Les abréviations signifient : Lycée pédagogique (deuxième ou quatrième année) ; Agriculture-Biologie (deuxième année) ; Français-Kirundi (première année) ; licence en Langue et littérature françaises (première ou deuxième année) ; Secrétariat de direction (deuxième année). Pour les étudiants de l’IP et de l’ISCO, ils ont l’équivalent d’un niveau “Bac + un” ou “Bac + deux” ; ceux de LLF ont le “Bac + trois” ou le “Bac + quatre”.
  2C'est l'informateur 3061, le seul non-étudiant de ce volet de l'enquête. Il enseigne à l'ISCO (Institut Supérieur de Commerce), section Secrétariat de direction. Comme il est jeune licencié en langue et littérature françaises (soit l’équivalent de la maîtrise, dans le système français), nous nous sommes permis de le ranger, par la suite, parmi les informateurs de deuxième licence L. & L. françaises.
  3On ne saurait trop insister sur la solidarité qui existe entre la base et le sommet de la pyramide scolaire, parfois de manière négative : de mauvais instituteurs envoient de mauvais élèves dans le secondaire où de mauvais professeurs forment de mauvais instituteurs et de futurs mauvais étudiants qui deviendront de mauvais professeurs...
  4Néanmoins, une analyse différentielle assortie mériterait d’être conduite.
  5Encore que l’on puisse relativiser l’ampleur du paradoxe, pour quelqu’un qui a une certaine culture générale ! La quadrature du cercle hante le langage courant, probablement plus souvent que la géométrie ne le prévoit. Et, au pays de Magritte, il n’est pas rare d’entendre dire : Ceci n’est pas une pipe...
  6On aura remarqué l’effet d’une censure scolaire qui, en dépit de l’usage, s’est longtemps alignée derrière le purisme de certains instruments de normalisation. Par exemple, l’édition 1991 du Petit Robert considère encore comme abusif l’emploi du terme bic pour désigner n’importe quel stylo à bille !
  7Peut-être l’auteur a-t-elle voulu signifier que la sanction s’exerce différemment sur un énoncé selon que le reproche porte sur le lexique (item 9) ou sur la syntaxe (items 3 et 6).
  8Cette attitude invite à réfléchir sur l’impact de l’analyse grammaticale en classe. Beaucoup de séances sont consacrées au chapitre de la concordance des temps, mais les apprenants en retiennent ce qu’ils peuvent !
  9Il peut s’agir d’un conditionnement : dans les situations de bilinguisme, beaucoup d’analyses cherchent spontanément une explication du côté des interférences alors même que la source de l’écart réside dans ce qu’on appelle, conventionnellement, le système de la langue cible.
  10Peut-être est-ce parce qu’une hiérarchie est établie entre la maîtrise de la syntaxe (à laquelle est associée la concordance des temps) et la recherche de l’expressivité (au jeu de laquelle sont liés les changements de style).
  11L’aspect sémantique n’est pas toujours déterminant. En effet, le questionnaire comportait un énoncé d’origine argotique : Quand j’ai eu la filoche, nous nous la sommes donnée. Il est certain que personne n’en comprenait vraiment la signification : “quand j’ai eu la bourse, nous nous sommes enfuis adroitement”. Et pourtant, près de 80 % des informateurs ont attribué cette phrase à la langue française.
  12Il est difficile de ne pas invoquer trois phénomènes vraisemblablement à l’œuvre dans le commentaire de M3049. D’abord, le refus ou la méconnaissance de mots jugés triviaux par la censure scolaire conduit le témoin à prendre ses distances (envers le je de l’énoncé) et à chercher une formule plus acceptable. Ensuite, cette euphémisation se conjugue à la confusion entre [r] et [l] pour substituer un prénom féminin (Immelde) au terme provocateur (emmerde). Enfin, le résultat serait un énoncé non réalisé, qui annulerait la parataxe et qui paraîtrait plus proche des phrases des manuels : Immelde est conne comme ses pieds. L’orthodoxie de l’accord (au féminin) permet de fermer les yeux sur le lexique litigieux... 
  13On pense notamment à la publicité bien connue de Y a bon banania...
  14Par exemple, un informateur (FK1, M3013) dit de l’énoncé 10 que c’est la traduction littérale d’une phrase en langue maternelle. Il nous semble impossible de reconstituer cet énoncé originel... en kirundi.
  15Le dogmatisme n’élimine pas toujours la naïveté. On le voit dans les deux motifs avancés pour accepter respectivement les énoncés 7 et 10 : “C’est du français parce que, à l’oral, on entend parler le français” (FK1, F3018) ; “Morphologiquement et phonologiquement, la phrase est française” (FK1, M3003).
  16Mais on pourrait leur répliquer que, dans la communication orale, ces règles ne sont pas toujours suivies intégralement. Quelques exemples nous sont fournis par C. Blanche-Benveniste :
- une histoire / se souvenir
- le téléphone / gratuit
- la chambre / les rideaux sont bleus
L’auteur parle d’un jeu d’associations, qui détermine le lien sémantique : “ce n’est pas la syntaxe qui, directement, est façonnée pour l’exprimer” (Blanche-Benveniste, 1991: 83).
  17Extrait de La Savate, n° 57, du 22 septembre 1993, Louvain-la-Neuve, Assemblée générale des étudiants, p. 1.  C’est nous qui soulignons.
   18C’est ce cap que franchit l’un des témoins, même s’il va chercher l’explication dans le bilinguisme français/kirundi : “Il semble que c’est la traduction du kirundi “Ndamúguhâye” (M3025).
  19Voici certaines des explications avancées :
- “Mauvais placement du complément d’objet second Jean” (LLF3, F3043)
- “Phrase agrammaticale à cause de la mauvaise localisation de Jean” (LLF3, M3044)
- “Problème de syntaxe: permutation entre Jean et partir” (LLF4, M3021)
- “Parce que Jean vient avant le verbe (LLF4, M3061)
- “Il y a intermittence des mots. Il faut commencer par partir” (Secr2, F3058)
- “Parce que on dit je ferai partir Jean (A-Bio2, F3048).
  20Il est étonnant de remarquer que personne n’invoque le rôle d’auxiliaire que remplirait le verbe faire dans le tour qu’on étudie ici.
  21Les informateurs ont eu l’énoncé suivant : Le fourgue s’est fait cornancher par une michetonneuse. La signification (“Le receleur s’est fait agresser par une prostituée”) ne leur avait pas été fournie.  Et pourtant, au moins 80 % des réponses attribuent l’énoncé à la langue française.  On peut imaginer le score si les répondants avaient eu accès au sens de l’énoncé !
  22Sujet, verbe et complément.