LA STRUCTURATION DES ÉNONCÉS ISSUS DU SWITCHING :
UN ÉTERNEL RECOMMENCEMENT.

T. Zaboot

Université M. Mammeri
TIZI-OUZOU - ALGÉRIE

Introduction

            S’il est vrai que la langue a toujours été perçue dans son rôle social, comme facteur d’intégration et de cohésion, il n’en demeure pas moins que l’idée qui a pendant longtemps prévalu, selon laquelle un peuple occupe (ou évolue dans) un espace (territoire ou pays), pratique une langue et constitue une nation, est battue en brèche, par l’épreuve du temps. Avec la mondialisation, une ère nouvelle s’est ouverte pour laisser place à des échanges commerciaux de plus en plus intenses et, par la même occasion, laisser place à de nouveaux modes d’expression et de communication.
            Si l’esperanto était apparu (1887) dans le but de faciliter les échanges de tous ordres, entre les hommes ne partageant pas la même langue, d’autres modes d’expression et de communication ont également fait leur apparition afin de jouer le rôle de " modus vivendi ", de compromis linguistique, au service d’interlocuteurs d’horizons différents.
C’est ainsi, par exemple, qu’étaient apparus les pidgins, les sabirs… L’intérêt essentiel visé par les locuteurs qui, ne pratiquant pas la même langue, usent de ces voies de communication afin d’établir des relations principalement commerciales. En somme, le verbe au service du commercial.
Que l’on parle de pidgins, de sabirs ou d’autres modes d’expression, l’on constate, à chaque fois, qu’ils convergent tous vers la même direction. Leur finalité est similaire : réussir les échanges communicatifs et donc, les transactions commerciales.
            Cet autre mode d’expression et de communication qui sera la préoccupation centrale de ce travail est désigné par les anglo-saxons : "code-switching". Il se distingue des autres modes d’expression à finalité réduite, à objectifs circonscrits et limités, par, entre autre, son emploi qui couvre des sphères plus étendues, des zones de communication plus vastes. Son usage ne se réduit pas à servir, exclusivement, d’auxiliaire linguistique dans des transactions commerciales. Sa mise en pratique peut se retrouver dans de nombreuses inter-actions verbales. Il s’agit du "code-switching", dit conversationnel, tel que défini par P. Gardner-Chloros1: "(…) alternance ou (…) glissements (de codes) qui ont lieu à l’intérieur d’une même conversation… sans qu’il y ait changement d’interlocuteur, de sujet ou d’autres facteurs majeurs dans l’interaction" (1). Le "code-switching" conversationnel n’a pas d’existence préalablement établie comme celle des langues qui entrent dans sa composition et qui lui donnent essence. Son existence est toujours en devenir. En somme, il n’a d’existence que lorsqu’il est pris en charge par un locuteur qui " switch ".

1. Esquisse d’une typologie

       Afin de recentrer le cadre de cette étude, nous dirons que, s’il est évident et admis que les systèmes linguistiques qui coexistent sur une même aire, sont bien des phénomènes collectifs, extérieurs aux individus, en revanche, leurs manifestations, réunies dans la pratique du " switching ", constitue, elle, leur mode d’organisation individuelle.
Après de nombreuses hésitations, nous avons été tenté de mettre en place ce qui pourrait être considéré comme une esquisse d’une typologie de l’organisation structurelle des énoncés complexes issus de la pratique d’un "code-switching", tel qu’il est pratiqué par des locuteurs algériens.

En nous référant au tableau ci-dessus qui, grosso-modo, synthétise les modes de structuration relevés dans le corpus2que nous avons exploité, nous proposons les illustrations suivantes :


"on m’a dit qu’il était à Tamazirtn et il est venu au lycée El-Khansa"


"il nous a même pas laissé le temps d’ouvrir la bouche et il a fermé la porte sur nous".


"j’ai déjà vécu le ramadan au village,… mais le ramadan est meilleur (mieux) à Alger".

            Il n’est pas inutile de rappeler et de préciser que les propositions qui participent à la constitution des énoncés complexes du "code-switching" peuvent être truffées d’emprunts ou d’interférences :


" peu après, un maître (d’internat) s’amène et me demande "


"c’est une question qui nous concerne tous parce que pour les conseils de classe, il ne précise pas le moment".

            Concernant le dernier énoncé cité, il serait quelque peu surprenant de parler de "switching". Mais nous dirons, tout simplement, que l’effet attendu et habituellement assigné à la pratique de l’alternance codique est atteint. En effet, la pratique du "switching", essentiellement centrée sur le récepteur, vise d’abord à persuader, à convaincre. Il semblerait alors que le locuteur adopte la formule qui convient le mieux à son discours, à son vis-à-vis, ainsi qu’à la situation de communication dans laquelle il se trouve impliqué.
            On notera donc que le locuteur use de l’effet de contraste qui résulte de l’emploi d’un connecteur emprunté à un système linguistique différent de celui dans lequel sont rendus les énoncés qu’il relie. Ceci renforce considérablement l’effet d’expressivité souhaité.
            En tout état de cause, nous dirons, à la suite de Kahlouche3(que "… seront considérées comme kabyles, les phrases bilingues dont le syntagme prédicatif (à noyau verbal ou nominal accompagné de ses modalités) est kabyle ; et inversement pour les phrases françaises…" et / ou arabes4.
            Après cette rapide digression, nous revenons à la pratique alternée de codes linguistiques ainsi qu’aux modes de structuration des énoncés qui résultent du "switching". C’est ainsi que nous dirons que, même si la proposition principale (P.P.) et le connecteur sont rendus dans la même langue, il ne faudrait pas déduire hâtivement que l’emploi d’une langue induit automatiquement l’usage d’un connecteur puisé dans son système. Les énoncés 1,2 et 3, cités plus haut, attestent la véracité de ce propos.

Également, il serait singulier de conclure que la subordonnée est toujours rendue dans la même langue que le connecteur. Puisque, d’une part, le changement de codes linguistiques s’opère, le plus souvent, au niveau de l’interconnexion phrastique, d’autre part, le connecteur constitue le point de rupture intonative, le lieu privilégié de rencontre d’énoncés produits dans des langues différentes :


"nous avons tenu un conseil de classe en fin d’année, donc pourquoi le refaire"

2. Autres modes d’organisation structurelle

            Certains énoncés complexes issus du " switching " obéissent à un mode de structuration relativement complexe qui peut être schématisé ainsi :
 

 L 1 + "plate-forme d’ancrage" en L 2 + connecteur en L 2 + L 2


                    "ils donnent deux mille briques mais tu peux refaire ta programmation"

L’intervention de la L 2, dans la seconde position, se trouve précédée de ce que nous appelons  plate-forme d’ancrage  :


"deux mille briques"
De même que : 
5
                        "on se retrouve demain, si Dieu veut"
[-gdwa-]
"demain"

Il s’agit, en fait, d’unités linguistiques :"deux mille briques", [ gdwa-] "demain", qui se présentent dans une langue différente de la précédente mais appartenant au système dans lequel se trouve rendue la subordonnée.

            Cette formule : plate-forme d’ancrage, correspond à ce que Marouzeau6désigne par : "construction proleptique qui caractérise l’organisation structurelle de bien des productions du "code-switching"".
Peut-on alors dire que la subordonnée a de fortes chances d’être rendue dans la langue dans laquelle se trouve rendu le connecteur puisque, généralement, il suit la plate-forme dite d’ancrage, et le plus souvent, il fonctionne comme starter linguistique de l’alternance ?
Il y a effectivement de fortes chances pour qu’une phrase liée à une autre par une marque, formellement identifiable, soit rendue dans la langue de cette dernière. La présence de la plate-forme d’ancrage augmente considérablement le taux de probabilité.
Néanmoins, ceci ne doit pas être considéré comme une règle générale, pas plus que la proposition principale n’induit automatiquement l’emploi d’un connecteur puisé dans le système de la langue dans laquelle elle se trouve rendue.

Conclusion

            Le parler d’un locuteur qui pratique le "switching" se caractérise par une instabilité structurelle, relative au positionnement des énoncés rendus dans les différentes langues, composantes de son "code-switching".
Il se caractérise aussi par sa variabilité quant à la langue à laquelle il emprunte le connecteur. "… la norme commune, linguistique et sociale, n’offre pas un modèle de comportement stable au locuteur, mais seulement une image idéale quoique contestable et souvent contestée que, de toute façon, on approche plus qu’onatteint".7
            Une démarche grammairienne, normalisante, qui chercherait à établir des lois d’agencement, des règles structurelles des énoncés complexes du "code-switching", serait condamnée inéluctablement à l’échec.
Sa viabilité ou sa validité serait tributaire d’un renouvellement quasi-permanent du modèle de structuration proposé. Seules peuvent être émises des hypothèses. Il serait donc vain de vouloir à tout prix "institutionnaliser" des normes de régulation portant sur l’ordonnancement des énoncés complexes issus de la pratique alternée de codes linguistiques. Une norme imposée pour réguler la structuration ou l’agencement des énoncés qui participent à la constitution du "code-switching" aboutirait, par conséquent, à de nombreuses sous-divisions, jusqu’à constater que chaque usage du "code-switching" est "idiosyncrasique". L’instabilité linguistique favorise l’émergence de modes d’agencements structurels impromptus, sans cesse renouvelés.

Bibliographie

GARDNER-CHLOROS, P. (1983). " Code-switching : approches principales et perspectives ", La 
                linguistique, vol. 19, fasc. 2, Paris, P.U.F.
KHALOUCHE, R. (1990). " Diglossie, norme et mélange de langues ", Minoration linguistique au Maghreb,
                cahier de linguistique sociale, Université de Rouen.
LABIOT, P. (1979). " Saturation grammaticale et saturation discursive : remarque sur quelques emplois de : 
                pour ", D.R.L.A.V., 21, Université de Paris VIII,
MANESSY, G., WALD, P. (1979). Plurilinguisme, normes, situations, stratégies, Paris, L’Harmattan.
ZABOOT, T. (1990). " Un code-switching algérien : le parler de Tizi-Ouzou ", thèse de doctorat de 
                linguistique, Université René Descartes Paris V, Paris



  1P. Gardner-Chloros, 1983, p. 23. 
  2Corpus exploité lors de l’élaboration de notre thèse de doctorat
  A     : arabe algérien (souligné de deux traits)
  K     : kabyle (souligné d’un trait)
  F      :  français (non souligné)
  3R. Kahlouche, p. 77.
  4C’est nous qui ajoutons et qui soulignons.
  5Enoncé souvent produit par une animatrice de la radio algérienne, chaîne III.
  6Marouzeau, in P. Labiot, 1979, p. 131
  7G. Manessy, P Wald, 1979, p. 8.
 

 

.