© Laboratoire de Zététique, mars 2006                 www.unice.fr/zetetique 

Lignes électriques à haute tension et cancer chez l'enfant

 Ce que certains... oublient

 

 

Henri BROCH, Jérôme BELLAYER, Denis BIETTE, Denis CAROTI

Laboratoire de Zététique

Université de Nice-Sophia Antipolis


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English summary

Power lines and childhood cancer. What some people... have  forgotten

An article entitled "Childhood cancer in relation to distance from high voltage power lines in England and Wales : a case-control study" [G. Draper, T. Vincent, M.E. Kroll, J. Swanson, British Medical Journal vol. 330 : 1290, dated June 4th 2005] has drawn the attention of associations, media and journalists. Some of them have written unhesitatingly it was clearly established that there was a link between childhood leukaemia and closeness to high voltage power lines. Through a simple statistical analysis upon the initial data, we both show that this can't be established and that these highly flimsy data are actually unreliable, which also leads us to wonder about the abusive quotations from this article as well as its abusive use.

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Une publication dans le "British Medical Journal" (Journal Britannique de Médecine) (G. Draper, T. Vincent, M.E. Kroll, J. Swanson, "Childhood cancer in relation to distance from high voltage power lines in England and Wales : a case-control study", BMJ, vol. 330 : 1290, 4 juin 2005) est en train de faire beaucoup parler d'elle et des médias ont accordé un écho plus que large aux résultats annoncés dans cette publication.

Ainsi, Le Monde du 4 juin 2005  a titré : "Les leucémies plus nombreuses près des lignes à haute tension".

L'article signé Paul Benkimoun (cf résumé[1]) explicite pourtant que "la responsabilité des lignes n'est toutefois pas [souligné par nous] établie", mais le titre, lui, est AFFIRMATIF ! Il n'y a malheureusement strictement aucun point d'interrogation terminal.

Et certains s'emparent alors de l'information sans aucune réflexion (ou, peut-être, avec des présupposés un peu trop prégnants...) et en déduisent des causalités pour l'instant imaginaires.

Ainsi, la simple phrase du journal Le Monde

"Etre né et vivre à proximité d'une ligne à haute tension favorise-t-il la survenue de cancers chez l'enfant ?"

devient par exemple pour l'association "Le Pylône"[2] (qui, certainement par mégarde, oublie la forme interrogative de la phrase du journal) carrément un large titre  :

"Etre né et vivre à proximité d'une ligne à haute tension favorise la survenue de cancers chez l'enfant".

Ce n'est plus de l'information mais de la désinformation.


L'étude en question(s)


Le problème de santé soulevé par la publication de Draper et al.  ("les lignes THT provoqueraient des leucémies chez l'enfant"), en continuation de travaux antérieurs qui avaient déjà posé la question, est suffisamment important pour que l'on s'assure d'être en présence d'une étude menée avec toutes les précautions méthodologiques tant sur le plan analyse que sur le plan conclusions.

Qu'en est-il réellement ?

Voici ce qu'écrivent les auteurs de cette publication :

                  "Comparé aux enfants qui, à la naissance, vivent à plus de 600 m d'une ligne, les enfants vivant à moins de 200 m ont un risque relatif* de leucémie de 1,69 (...) ; pour ceux nés à des distances comprises entre 200 et 600 m, le risque relatif est de 1,23 (...). Il y a une variation significative du risque (p<0,01) avec l'inverse de la distance à la ligne. Aucun excès de risque en lien avec la proximité des lignes n'a été trouvé pour les autres cancers infantiles".

Prenons la dernière phrase :

" Aucun excès de risque... n'a été trouvé pour les autres cancers infantiles."

Phrase juste, ou pour être plus précis phrase pas fausse, mais... Formulée ainsi, cette phrase masque tout de même quelque chose d'important car la conclusion correcte que les auteurs auraient dû tirer des valeurs qu'ils affichent c'est... :

"Un DEFICIT de risque en lien avec la proximité des lignes a été trouvé pour les cancers du système nerveux central (tumeurs au cerveau) et les autres cancers."

De même, lorsque les auteurs écrivent :

                  "Pour la leucémie, à chaque catégorie de distance inférieure à 600 m, le risque relatif est supérieur à 1.0 ; il y a quelque preuve que le risque varie avec la distance à la ligne, bien qu'il n'y ait pas de tendance régulière. Pour les autres diagnostics, nos données ne suggèrent aucune augmentation du risque."

Encore une fois, cette dernière phrase n'est pas fausse mais le fait de dire que pour les autres diagnostics il n'y a "pas d'augmentation du risque" peut laisser supposer que les choses demeurent en l'état, que tout se passe comme s'il n'y avait rien. Or cela ne nous paraît pas bien correspondre à la précision revendiquée des données de cette publication scientifique, données qui devraient au contraire faire conclure aux auteurs, en tout cas dans une première approche :

"Les données montrent de manière claire une DIMINUTION du risque avec la proximité à la ligne, tant pour les tumeurs au cerveau (cancers du système nerveux central) que pour les autres cancers."

En effet, les propres données publiées par Draper et al. permettent de dire explicitement :

Les enfants vivant à moins de 200 m d'une ligne ont un risque relatif moyen de... 0,77 de cancer du système nerveux central (tumeur au cerveau) et un risque relatif moyen de 0,88 pour les autres types de cancers.

En d'autres termes : vivre à proximité, à moins de 200 m, d'une ligne à très haute tension vous permet de diminuer la probabilité d'apparition d'un tel cancer !

En d'autres termes : vous vous approchez de la ligne et le risque de leucémie augmenterait alors que le risque de tumeur au cerveau diminuerait...

Bizarre tout de même.

Cela n'a pourtant rien de rédhibitoire car l'on pourrait être en présence de deux processus effectivement différents à partir d'un même paramètre extérieur, à savoir le champ électromagnétique, qui pourrait avoir des effets différents sur des groupes ou types de cellules différents, provoquant des leucémies mais simultanément empêchant la formation des tumeurs du cerveau.

Mais le rasoir d'Occam (principe de parcimonie des hypothèses) nous incite plutôt à penser qu'il y a soit une autre explication soit - plus prosaïquement peut-être - un problème dans les données recueillies ou dans le traitement desdites données.

Rappelons qu'aucune mesure domestique de champ magnétique[3] n'a été effectuée et que les auteurs ne font reposer en fait leurs données que sur l'adresse des enfants à la naissance ; sans que cela n'implique même que les enfants aient effectivement vécu longtemps en ce lieu géographique !

En effet, on apprend de la plume même des auteurs que "la moitié des enfants atteints de leucémie dans cette étude ont la même adresse de résidence à la naissance et au moment du diagnostic" ; ce qui, en d'autres termes, signifie que l'autre moitié de ces enfants atteints de leucémie n'habitent plus là où les auteurs les positionnent lorsque le diagnostic est posé.

On peut donc se poser la question de la légitimité... de tout simplement se poser le problème[4] !



Nocivité vs pouvoir inhibiteur : variations autour d'une ligne...


Quel dommage qu'en lieu et place - ou plutôt en complément - de "Les leucémies plus nombreuses près des lignes à haute tension", le journal Le Monde n'ait pas titré : ... "Les tumeurs au cerveau MOINS nombreuses près des lignes à haute tension". Voilà un titre qui aurait été tout aussi juste que celui que ce journal a exhibé et qui aurait certainement attiré également l'attention, non ?

On pourrait aussi faire remarquer dans la publication britannique la bizarre variation de l'effet d'une ligne - sa soi-disant nocivité ou son soi-disant pouvoir inhibiteur de tumeur - en fonction de la distance à cette même ligne. Alors que des mesures cohérentes devraient donner - a priori - une décroissance de l'effet en fonction de l'éloignement à la ligne[5], on observe dans les résultats de Draper et al. une curieuse fluctuation : par exemple dans le cas des leucémies, la nocivité croît au départ avec l'éloignement dans la bande des 100 m puis décroît logiquement pour remonter encore plus que bizarrement dans la bande de 400 à 600 m.

Et ces variations du risque relatif ne sont pas minimes puisqu'elles valent respectivement (en partant de la ligne électrique), toujours pour le cas des leucémies : 1,67 - 1,79 - 1,64 - 1,16 - 1,15 - 1,23 - 1,36.

Si l'on désire intégrer sérieusement ces valeurs dans une décroissance en partant de la ligne électrique, il ne va pas rester grand chose de leur précision qui s'affiche... à la deuxième décimale !

On n'en est pas encore aux fabuleuses fluctuations du pourcentage de dégranulation de basophiles en fonction de l'ordre de dilution comme dans l'affaire de la fumeuse "mémoire de l'eau"[6], mais tout de même cela aurait dû être signalé... La précision des données ne semble en fait qu'apparente. Et le même bruit de fond s'observe pour les cas "tumeurs du cerveau" et pour les cas "autres cancers".

A un tel niveau de conclusions diverses et variées, nous pensons que l'on est déjà en droit d'affirmer que cette étude ne présente pas du tout l'intérêt fondamental que certains (pas les auteurs de l'étude) ont voulu lui attribuer.

Mais on peut encore faire remarquer que vouloir tirer des conclusions concernant des causalités, sur des sujets aussi importants que leucémie ou tumeurs diverses, à partir de... 3,3% (oui, 3,3 pour cent) d'un échantillon testé ne paraît ni vraiment sérieux ni vraiment justifié.

Il faut en effet remarquer que... 96,7% des enfants du groupe atteint de leucémie vivent à des distances supérieures ou égales à 600 m d'une ligne et l'étude porte donc en fait réellement sur les seuls 3,3% restants, c'est-à-dire en fait sur 322 cas de leucémie. Et un effectif aussi faible ne peut évidemment en aucun cas permettre de conclure sur un sujet aussi important car le bruit de fond des données ne permet de tirer aucune information fortement validée.

Ce pourcentage d'enfants vivant à des distances supérieures ou égales à 600 m est d'ailleurs le même pour le groupe "tumeur au cerveau (système nerveux central)" et pour le groupe "autres cancers", à savoir respectivement 97,0% et 97,1%. Conclusion : on travaille en fait dans ces sous-groupes respectivement avec 3,0% et avec 2,9% des effectifs annoncés.


Un encadré, destiné à l'attention du lecteur trop rapide ou trop pressé ou à l'esprit trop vagabond, définit ce que cette étude apporte et stipule :

"Une étude britannique, constituée de 29.000 cas de cancer infantile, incluant 9.700 cas de leucémie, a montré un risque de leucémie augmenté chez les enfants dont le domicile à la naissance est situé à moins de 200 m de lignes haute tension, en comparaison avec ceux ayant vécu au-delà de 600 m (risque relatif 1.7)."


Or voici ce que l'on est parfaitement en droit d'écrire avec les mêmes valeurs (strictement les mêmes!) et que nous proposons donc d'ajouter dans l'encadré :

Une étude britannique constituée de 29.081 cas de cancer infantile, parmi lesquels 9.700 cas de leucémie, 6.605 cas de cancers du système nerveux central (tumeur du cerveau) et 12.776 cas de cancers d'autres types, a également montré un risque diminué de tumeur au cerveau chez les enfants dont le domicile à la naissance est situé à moins de 200 m de lignes haute tension, en comparaison à ceux ayant vécu au-delà de 600 m (risque relatif 0,77).

De même on observe une diminution du risque d'autres types de cancers également chez les enfants dont le domicile à la naissance est situé à moins de 200 m de lignes haute tension, en comparaison à ceux ayant vécu au-delà de 600 m (risque relatif 0,88).


Nous pensons que beaucoup de personnes qui citent à l'envi l'article de Draper et al. comme la preuve éclatante de la nocivité des lignes électriques THT soit ne l'ont pas lu (ou pas lu de manière suffisamment attentive), soit ont oublié que les auteurs déclaraient textuellement "en fait, la relation peut être due au hasard ou aux facteurs de confusion" ou même, un peu plus loin, "nos résultats ne semblent pas [souligné par nous] être compatibles avec les données existantes sur la relation entre champs magnétiques et risque."

Afin que notre démarche ne soit pas mal interprétée, nous insistons sur le fait que nous ne pensons pas que le fait de se placer et de vivre à proximité immédiate d'une ligne à haute tension puisse diminuer le risque d'apparition d'une tumeur au cerveau chez l'enfant.

Cette conclusion peut pourtant être apparemment tirée tout à fait légitimement des données de l'article de Draper et al., tout aussi légitimement que la conclusion qui est tirée sur le lien entre leucémie et proximité de la ligne électrique.

Ce qui, en fait, signifie que la fiabilité des données de cet article est assez faible - pour ne pas dire inconsistante - et qu'il ne peut donc en aucune manière servir d'appui à quelque affirmation que ce soit concernant la soi-disant induction de leucémie chez l'enfant par des lignes à haute ou très haute tension.

Il peut par contre, bien sûr, attirer l'attention sur un possible problème de santé et c'est pourquoi il faut saluer ce type d'études.

Mais il faut aussi rappeler qu'une corrélation n'est certes pas nécessairement une causalité et lorsque cette première est démontrée, il faut faire bien attention de ne pas se précipiter pour conclure à la seconde. Dans le cas de la publication de Draper et al., nous en sommes loin - et les auteurs le signalent eux-mêmes - puisque la corrélation (la première étape avant toute discussion sur de possibles causes) ne semble pas même démontrée, les données étant entachées d'une marge d'erreur trop grande.

Ne mettons donc pas la charrue avant les boeufs

Rappelons également  à ce propos que, dans une étude belge remontant à une quinzaine d'années[7] et dont on parle peu dans les divers articles consacrés aux "dangers des champs magnétiques des lignes à haute tension", il a été mis en évidence par des mesures en continu dans des fermes installées à forte proximité  (moins de 100 m !) de lignes électriques à haute et très haute tension que les champs d'induction magnétique d'intensité importante auxquels étaient soumises les personnes provenaient... de l'utilisation d'appareils domestiques et non des lignes.

Dans cette étude, des appareils permettant la mesure et l'enregistrement du champ électrique et de l'induction magnétique toutes les minutes ont été portés par une vingtaine d'animaux et une quinzaine de personnes dans 31 fermes. Ces sites avaient été choisis afin d'avoir les expositions les plus élevées que l'on puisse rencontrer, la distance maximale du site par rapport à la ligne électrique, sur l'ensemble des fermes retenues, était inférieure à 100 m.

Les enregistreurs classaient champ électrique et induction magnétique dans des plages comprises entre différents niveaux et un enregistrement couvrait 18 jours (autonomie des appareils portatifs). Les résultats ont montré entre autres que, sur ces sites très fortement exposés aux lignes :

- les bovins n'étaient que 0,0004% de leur temps dans des champs d'induction magnétique ≥ 12,5 microT et n'étaient  jamais dans un champ ≥ 25 microT ; ils passaient environ 1% de leur temps dans un champ de 3,1 microT et près de la moitié de leur temps dans un champ < 0,1 microT.

- alors que le temps passé dans un champ > 25 microT par les bovins était donc de 0%, il était de 0,024% pour les humains et que ce pourcentage pour les personnes provenait de l'utilisation d'appareils électriques domestiques.

Pour information, la conclusion générale de ce rapport[8] était que : "dans l'état actuel des connaissances, il n'y a pas de preuve d'une influence directe nuisible des champs électriques et d'induction  magnétique générés par les lignes électriques aériennes, même à très haute tension, sur les organismes vivants".


La fiabilité des données


Afin d'étudier d'un peu plus près cette question de fiabilité des données, on peut se livrer par exemple à ce que l'on appelle une comparaison de fréquences ou d'effectifs pour les cas de leucémie (en se restreignant arbitrairement à cette partie de l'étude sur divers cancers infantiles puisque c'est celle qui retient l'attention).

La méthode va simplement consister en fait à comparer la distribution des effectifs obtenus pour les cas de leucémie en fonction des diverses tranches (0 à 99 m [cf. remarque ci-dessous] ; 100 à 199 m ; 200 à 299 m ; 300 à 399 m; 400 à 499 m ; 500 à 599 m ; ≥ 600 m) d'éloignement à la ligne électrique avec la distribution théorique attendue de ces mêmes effectifs de cas de leucémie sous l'hypothèse d'une répartition au hasard, c'est-à-dire ici correspondant à la distribution du groupe témoin.

Les deux tranches contiguës 0 à 49 m et 50 à 99 m doivent être regroupées en une seule vu la faiblesse de l'effectif de la première tranche.

La tranche des ≥ 600 m sera, dans un premier temps, non prise en compte (ce qui correspond à la revendication d'un effet des lignes sur les tranches proches et rien au-delà d'une distance de l'ordre de 400 m) puis, dans un deuxième temps, prise en compte afin d'obtenir la meilleure précision possible (utilisation de l'effectif réel total) sur la comparaison des distributions.

Afin de gagner en précision, on peut évidemment calculer cette distribution en prenant en compte l'effectif total des témoins (i.e. 829), et non le sous-effectif des seuls témoins correspondant au cas "leucémie" (i.e. 253). Avec l'hypothèse Ho d'une différence nulle entre les deux distributions Leucémie / Témoin, nous obtenons (sans la bande au-delà des 600 m), pour les cas de leucémie, les effectifs théoriques[9] suivants : 19,03 ; 39,62 ; 55,54 ; 57,87 ; 79,24 ; 70,69 (total de 321,99).

Effectifs théoriques dont la comparaison avec les effectifs expérimentaux donne un Chi2[10] de 4,15. Pour comparaison le Chi20,001 attendu, si l'hypothèse des auteurs britanniques était correcte, devrait être supérieur à... 20,52.

Pour les personnes qui estimeraient que le seuil de 1 pour mille est trop "draconien" (ce qu'il n'est, en fait, pas du tout car, dans le domaine de la santé, cela paraît un seuil minimal à demander pour pouvoir conclure sereinement), nous pouvons faire remarquer que le Chi2 obtenu est également largement inférieur à celui du seuil 1 pour cent (15,09), encore inférieur au seuil de 5 pour cent (11,07) et même inférieur au seuil sans réel intérêt de 10  pour cent (9,24) !

On peut également noter que si l'on détermine les effectifs théoriques des cas de leucémie à partir du total des seuls témoins correspondant à ces cas "leucémie" (ce qui est évidemment moins précis comme méthode de travail que celle que nous venons d'employer), on obtient les valeurs suivantes : 17,82 ; 31,82 ; 49,64 ; 68, 73 ; 82,73 ; 71,27 (total de 322,01). La conclusion demeure totalement inchangée puisque le calcul du Chi2 donne une valeur de 6,22 toujours largement inférieure aux Chi2 tabulaires, même au Chi20,10.

La meilleure précision possible avec les données disponibles sera évidemment obtenue, comme ci-dessous, en prenant en compte également la bande au-delà des 600 m et la totalité des effectifs (Draper et al. ont étudié une population de 29.081 cas + témoins associés).

Posons le problème :

Dans l'hypothèse Ho d'une distribution des cas de leucémies identique à la distribution du groupe des témoins, combien, sur 9700 enfants leucémiques, devrait-on en avoir dans la zone 0 à 99 m ? dans la zone 100 à 199 m ? dans la zone 200 à 299 m ? etc.

Et comparons ces "attentes théoriques" avec les cas effectivement observés.


Le tableau suivant résume la situation en présentant les effectifs théoriques attendus sous cette hypothèse Ho et les termes relatifs du carré des écarts observés.

 

Leucémies Observées

Somme des Témoins

Leucémies Théoriques

 

(Th-Obs)2/Th

0-99[11]

24

49

16,344

3,586

100-199

40

102

34,022

1,050

200-299

44

143

47,698

0,287

300-399

61

149

49,699

2,570

400-499

78

204

68,044

1,457

500-599

75

182

60,706

3,366

≥ 600

9378

28252

9423,486

0,220

Total

9700

29081

9699,999

12,536


Une simple consultation de table[12] de Chi2 montre que le seuil de 0,001 n'est pas atteint (22,46), ni celui de 0,01 (16,81), ni celui de 0,02 (15,03), ni même celui de 0,05 (12,59), le seuil atteint étant celui de 0,10 (à savoir 10,64).

La conclusion que l'on doit tirer de ces calculs de comparaison d'effectifs est la suivante :

l'hypothèse Ho n'est pas infirmée (même à un seuil faible de 5 pour cent) et il est donc illégitime de dire qu'il y a une différence entre la distribution de la population infantile atteinte de leucémie et celle de la population témoin.

Dit un peu plus abruptement, mais peut-être ainsi un peu plus clairement si l'on désire parler sérieusement au point de vue significativité statistique (i.e. un seuil de 1 pour 1000), la conclusion est la suivante :

il n'y a strictement aucune différence entre les cas leucémie et le groupe témoin et les conclusions de l'article de Draper et al. tant médiatisées ne peuvent en aucun cas être considérées comme démontrées.

Signalons que les auteurs de l'étude avaient souligné eux-mêmes quelques-unes des faiblesses de cette dernière. Puis, dans les "Commentaires" (en ligne[13]) du 4 juillet 2005, Draper et ses collaborateurs ont même ajouté : "Aucun de ces auteurs[14] ne répète notre distinction entre une association par chance et une causalité" ; et plus loin "nous avons souligné que (...) nous considérons comme possible que nos résultats soient en fait dus au hasard."

Dans leur "Commentaire" du 25 juillet 2005, ils ont été obligés de rappeler qu'ils avaient eux-mêmes suggéré[15] que :  "la distribution de nos témoins (/ leucémies) signifie que le hasard doit être plus sérieusement considéré comme explication de nos résultats..."

Sans commentaire.

Ce qui est un peu dommage (et dommageable), c'est finalement de "lancer" au niveau du public le plus large une publication dont on sait pertinemment que - vu le sujet et sa sensibilité - certains collègues et médias reprendront la thématique et oublieront, peut-être un peu vite, les garde-fous qui étaient donnés et les imprécisions qui étaient soulevées. Quand des données ne sont pas suffisamment précises et qu'on le sait, on doit d'abord recommencer ou affiner son expérience et ne publier seulement qu'ensuite.

Pas l'inverse !

Il semble que les rudiments de méthodologie se perdent un petit peu par les temps (... de faibles crédits de recherches) qui courent.

Et cette perte des rudiments nous incite à attirer l'attention des lecteurs de la présente publication sur un excellent article[16] paru en décembre 2000 dans le magazine La Recherche. Article "curieusement" très rarement cité dans les publications et brochures consacrées aux hypothétiques dangers des lignes... peut-être parce qu'il rappelle fort justement que la question de l'impact sanitaire des lignes électriques à très haute tension est tranchée depuis fin 1996.

En effet, à cette date, le National Research Council (NRC), Académie des sciences américaine, a publié une vaste synthèse[17] des études disponibles, synthèse qui, dans le cadre qui nous intéresse ici, conclue que les champs électriques et magnétiques ne constituent pas un danger pour la santé.

Ce qui n'a pas empêché certains de crier au loup - et de faire leurs affaires avec ce cri. Et malheureusement ce sont uniquement ces personnes qui ont été entendues par l'opinion publique qui a ainsi pris pour argent comptant les allégations délétères qui étaient faites.

Insistons ici sur le fait, comme cela a été dit avant nous, qu'il ne faudrait pas attribuer uniquement aux journalistes, associations "écologiques" diverses ou médias grand public la responsabilité de ces dérapages. En effet, "la très grande qualité du rapport du NRC et d'autres rapports ou études ne saurait masquer le manque de rigueur de nombre d'articles scientifiques publiés, donc le manque de rigueur des journaux à comité de lecture qui les ont publiés."[18].

Comme nous le disions plus haut, ce qui est dommageable, c'est de "lancer" une publication dont on sait pertinemment que - vu le sujet et sa sensibilité - certaines personnes peu scrupuleuses reprendront uniquement la thématique en "oubliant" les garde-fous qui étaient pourtant - quelquefois - signalés.

On ne peut donc que regretter les utilisations et citations plus qu'abusives qui ont été faites de l'article de Draper et al.

Et surtout espérer qu'à l'avenir, avant qu'une publication annonçant une "découverte" importante de ce type ne soit publiée et diffusée largement, les journalistes et, en amont, les chercheurs tournent sept fois les valeurs trouvées dans leur tête et vérifient, ce faisant, la fiabilité des données de base.

En effet, l'incertitude
sur une donnée est tout aussi importante que la donnée elle-même puisqu'elle décide de la fiabilité que l'on peut accorder à cette dernière et, par voie de conséquence, de la fiabilité à accorder à l'hypothèse reposant sur ce résultat.

HB, JB, DB, DC

Laboratoire de Zététique

Pour la version PDF de cet article : cliquez ici



* (Note de HB, JB, DB, DC) Risque relatif = Taux étudié / Taux de référence
- Taux de référence = Nombre de personnes malades / Nombre de personnes saines dans une zone non exposée
- Taux étudié = Nombre de personnes malades / Nombre de personnes saines dans une zone exposée
N.B.: le taux de référence doit être calculé sur un effectif suffisamment important.



[1]Les leucémies plus nombreuses près des lignes à haute tension. Par Paul Benkimoun. Article publié le 4 juin 2005.

Extrait : La responsabilité des champs magnétiques n'est toutefois pas établie. Etre né et vivre à proximité d'une ligne à haute tension favorise-t-il la survenue de cancers chez l'enfant ? Publiée dans le British Medical Journal daté [du] samedi 4 juin, une étude anglaise indique un risque de leucémie accru de 70 % chez les enfants résidant dans un rayon de 200 mètres autour d'une ligne à haute tension. Toutefois, les auteurs indiquent que si l'association entre les deux facteurs relevait d'une relation de cause à effet - ce qui n'est pas établi -, cela n'expliquerait que 1 % des leucémies de l'enfant en Angleterre et au pays de Galles. Ils n'ont pas retrouvé de majoration du risque pour d'autres cancers de l'enfant." (Source du résumé : Le Monde

[2] Dans son cahier d'acteur du débat public pour la ligne Cotentin-Maine à l'adresse suivante http://www.debatpublic-thtcotentin-maine.org/documents/cahiers_acteurs.htm

[3] Lorsque l'on parle de mesure de champ magnétique cela renvoit très souvent à la mesure de B dont la définition exacte est "champ d'induction magnétique" (et se mesure en teslas ; i.e. Wb/m2 i.e. V.s/m2) alors que le "champ magnétique" désigne en réalité H (et se mesure en A/m), équivalent du "champ électrique" (qui se mesure en V/m). On désignera en fait souvent dans les textes le "champ d'induction magnétique" par le vocable "champ magnétique".

[4] Pour qu'il n'y ait pas de mauvaise interprétation sur le "problème", nous soulignons qu'il s'agit ici du lien avec une ligne électrique dont on n'est même pas assuré... que l'enfant l'ait approchée un jour.

Il est, par contre, bien sûr tout à fait légitime d' essayer de déterminer - à partir de données sérieuses - si un lien existe avec le champ d'une ligne électrique à laquelle l'enfant est effectivement soumis.

[5] Peu importe ici le type de décroissance (1/rn) ; ce qui importe par contre, c'est la décroissance.

[6] Cf. les 3 articles sur la "Mémoire de l'eau" en ligne à l'adresse : http://sites.unice.fr/site/broch/articles/index.html#medecines

[7] "Evaluation sur la santé humaine et animale des effets des lignes à haute et très haute tension", Rapport de la Commission Interdisciplinaire d'Experts, Secrétariat d'Etat à l'énergie, Bruxelles, 18 avril 1990. L'un d'entre nous (Henri BROCH), biophysicien, s'était déjà intéressé précisément au problème des effets des lignes électriques à haute tension il y a plus de quinze ans et avait reçu à ce titre en 1991 de l'Ingénieur en chef-Directeur au Ministère des Affaires Economiques de Belgique le rapport en question.

[8] Un point à signaler est que ce Rapport indiquait que, dans certains cas, "la base des plaintes" par rapport à la ligne électrique était constituée par des "avis émis par des rhabdomanciens, radiesthésistes, géobiologues,...". Et que la Commission avait donc estimé utile d'examiner les avis émis par ces personnes et avait ainsi proposé pour ce faire, par deux fois, une journée d'expérimentation sur la base d'un protocole défini en collaboration avec le Comité d'Investigation Scientifiques des Phénomènes réputés paranormaux (nos collègues du Comité "Para" Belge). Résultat ? : "Les personnes invitées se sont désistées".

[9] Un effectif théorique est, comme son nom l'indique, un nombre théorique et peut donc comporter des décimales. Nous gardons ici 2 décimales (comme 3 décimales plus loin dans l'article avec le test complet) afin que le total des effectifs théoriques corresponde avec une très petite incertitude au total expérimental. Il n'y a donc pas de significativité particulière à ces décimales.

[10]  n = 5

[11] Si l'on ne regroupe pas les deux premières classes, 0 à 49 m et 50 à 99 m, en une seule classe comme le nécessitent les faibles effectifs (aussi bien pour les cas malades que pour les témoins non globaux), on obtient des effectifs théoriques de 5,337 et 11,007 respectivement ; ce qui nous donne des termes (Th-Obs)2/Th de respectivement 0,005 (avec correction de Yates ; sinon 0,021) et 5,804 (cette contribution... est la plus importante sur l'ensemble des bandes). Soit un Chi2 total de 14,759, c'est-à-dire (avec ici  n = 7) non significatif à divers seuils jusqu'au seuil de 0,02 et significatif au seuil de 0,05.

[12]   n = 6

[14] Il s'agit des auteurs Coghill, Hepworth et al. ainsi que O'Carroll qui ont adressé à la revue des remarques à la suite de la publication de l'article de Draper et al.

[15] Il y a aussi la phrase : "Nous avons attiré l'attention dans notre article sur la possiblité que les cas témoins pour la leucémie soient, par hasard, non représentatifs".

[16] "Lignes à très, très haute tension", par Olivier Postel-Vinay, La Recherche, décembre 2000, pp. 48-50. Nous félicitons cet ancien Directeur de la rédaction de La Recherche pour la qualité de son dossier.

[17] Committee on the Possible Effects of Electromagnetic Fields on Biologic Systems, NRC, "Possible Health Effects of Exposure to residential electrical and magnetic fields", éd. National Academy Press, 1997 (ouvrage de 356 pages).

[18] O. Postel-Vinay, in La Recherche, op. cit.

© Laboratoire de Zététique, mars 2006                 www.unice.fr/zetetique 

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