Normand BAILLARGEON a consacré en 1995 un large article à Henri BROCH (et à la démarche de ce physicien codifiant les commandements de la pensée critique) suite à la visite qu'il avait rendu à ce dernier à la Faculté des Sciences de l'Université Nice Sophia Antipolis. Plusieurs internautes en ayant fait la demande, cet article (paru dans le journal LE DEVOIR, Montréal, Québec, le 25/09/1995) est reproduit ci-dessous in extenso avec l'aimable autorisation de la direction du journal.    © 1995 Le Devoir. Tous droits réservés. 
Normand BAILLARGEON est, entre autres ouvrages, l'auteur de "Petit cours d'autodéfense intellectuelle" (2006)
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"Henri Broch. Le pourfendeur du paranormal"

" Ce scientifique perce avec rigueur et humour les secrets des «mystères» "


par Normand BAILLARGEON

 
Pourfendeur du paranormal, il poursuit son oeuvre avec rigueur et humour. Le 27 janvier 1989, le quotidien Nice Matin étalait en première page une information qui semblait tout à fait extraordinaire: «Incroyable: un mystérieux devin prédit les numéros gagnants du Loto.»
Le journal avait reçu, le jour précédent, une enveloppe cachetée et oblitérée qui portait la mention: «Expérience de voyance. À n'ouvrir qu'en présence d'un huissier.

Convoqué, celui-ci constatait que la lettre, postée à 16h30 le 24 janvier 1989, donnait, plus de 24 heures à l'avance, les six numéros gagnants du loto ainsi que le numéro complémentaire. D'où la spectaculaire manchette du quotidien.

L'affaire fit grand bruit... jusqu'à ce que Henri Broch révèle être l'auteur de la supercherie et indique comment il s'y était pris. Il n'était pas nécessaire de faire intervenir de prétendus dons divinatoires pour expliquer cette «prédiction». En fait, la solution de l'énigme était d'une simplicité désarmante. Broch explique: «Vous collez sur une enveloppe une étiquette adhésive qui s'enlève sans laisser de trace. Vous y inscrivez votre nom et votre adresse et vous postez cette enveloppe sans la sceller. Le lendemain vous recevez votre enveloppe oblitérée. Vous rédigez alors une lettre «prédisant» les résultats du Loto, qui vous sont évidemment connus ce jour-là; vous l'insérez dans votre enveloppe et, après avoir retiré l'étiquette adhésive, vous adressez le tout à votre correspondant - dans ce cas, le Nice Matin. Puis vous allez vous-même déposer cette enveloppe, que vous aurez pris soin de sceller, dans la boîte aux lettres du journal. Vous voilà devin, à peu de frais!»

Ce n'était pas la première fois que Broch faisait parler de lui; ce ne fut pas la dernière non plus. En fait, tout jeune encore, Broch est déjà fasciné par les «mystères» et il s'amuse à en percer les secrets. Il apprend un peu de magie et sidère son entourage en réalisant des tours que d'autres accomplissent en se réclamant d'un pouvoir inconnu de la science: la télépathie, les extraterrestres, etc. À chaque fois il y avait un truc, bien sûr et Broch, lui, ne manquait pas de le dévoiler.

Devenu physicien et professeur à l'Université de Nice, il mène depuis plusieurs années une véritable oeuvre de salut public en s'en prenant à toutes ces formes de croyances qu'on regroupe aujourd'hui, le plus souvent, sous le nom de paranormal. Arts divinatoires, astrologie, télépathie, suaire du Turin, pyramides d'Égypte, chirurgiens sans bistouri, statues de l'île de Pâques: tout cela - et bien plus encore - a été soumis à sa vigilante et décapante critique. «Une formation scientifique est utile pour examiner tout cela rigoureusement, constate-t-il. Mais c'est insuffisant. Car les scientifiques des sciences naturelles ignorent la tricherie. La nature ne ment pas. Ils ont donc du mal à prendre une distance critique par rapport au témoignage, à soupçonner la fraude.» Ajoutez à cela la force du désir de croire et on comprend que d'éminents savants aient pu se laisser berner, par exemple par un illusionniste tordeur de cuillères comme Uri Geller. Et pourquoi Broch juge essentiel qu'un illusionniste professionnel (Gérard Majax) participe à l'équipe qu'il a mise sur pied.

Son travail est passionnant comme une enquête policière. Ici, Broch démontre habilement et patiemment les mécanismes d'une fraude, là il dénonce des recherches aux failles méthodologiques énormes; ailleurs, il montre qu'une explication naturelle toute simple suffit pour rendre compte d'un phénomène réputé inexpliqué ou tenu pour explicable seulement par le recours à de mystérieuses entités (par exemple, le prétendu sang de Saint-Janvier supposé se liquéfier périodiquement à Naples); ailleurs encore, il rappelle qu'une banale supercherie est à l'origine d'un long chapitre réputé scientifiquement fondé de l'histoire de la parapsychologie (par exemple dans le cas de la fondatrice du spiritisme, Margaret Fox Kane, qui a avoué l'escroquerie). À chaque fois, il met au jour les mécanismes mis en oeuvre pour susciter la crédulité et il travaille avec l'espoir de parvenir à guérir certaines maladies de la raison. Ses travaux lui ont valu de recevoir le prestigieux Distinguished Skeptik Award, chez nos voisins du Sud.

À ces recherches se mêle parfois une pointe d'humour. Mais cela n'empêche nullement Broch de savoir parfaitement à quel point ses travaux soulèvent des questions sérieuses, cruciales et préoccupantes. Car ils nous renvoient finalement une image parfois très troublante de nous-mêmes, de notre culture en général et parfois même du monde scientifique en particulier - qui s'est parfois laissé berner par des illusionnistes ou des charlatans avec une facilité déconcertante.

«Il y a moins de phénomènes paranormaux revendiqués qu'avant, explique Broch. Et leur intensité s'est également réduite: on prétendait autrefois que la pensée pouvait soulever les statues de l'île de Pâques; elle prétend "seulement", de nos jours, pouvoir tordre des cuillères. Mais le problème c'est que le nombre de personnes touchées a augmenté. Pire: la croyance aux phénomènes paranormaux est directement proportionnelle au niveau d'études. Pire encore: le milieu de l'éducation (instituteurs, étudiants, professeurs) est celui où la croyance est la plus forte.»

S'il n'a pas d'explication unique à donner de ces faits, Broch pense que certains médias jouent ici un rôle important. Et ses idées rejoignent alors celles de Noam Chomsky qui s'est fait le héraut de leur sévère dénonciation. «Certains médias vont très aisément vers le surnaturel, l'incroyable et le prétendu non-résolu. Ils deviennent alors malhonnêtes pour cause d'audimat! Et pourtant le besoin de merveilleux ne doit pas conduire au mensonge et être synonyme de sottise. On pourrait présenter un mystère et ensuite en donner la solution. La télévision surtout, à cause des images, a un impact considérable.»

Broch considère que nos efforts devraient être concentrés sur le système scolaire et, en particulier, sur la formation des maîtres. «Pourquoi, par exemple, ne pas se servir de l'attrait pour le paranormal pour démontrer ce qu'est véritablement la science en montrant ce qu'elle n'est pas?» Prêchant par l'exemple, il donne à l'Université de Nice un cours sur le paranormal, cours ouvert à tous les étudiants.

Son action se prolonge par un service Minitel, le 3615 ZET, mis sur pied à l'Université de Nice et alimenté par lui. «On y trouve près de 4000 pages d'information sur les phénomènes paranormaux, sur tous les sujets.»

Mais il faut aussi entendre Broch parler de ses propres travaux. Car il est d'abord et avant tout un chercheur en biophysique, même si c'est surtout à son hobby qu'il doit sa grande notoriété. «Je travaille en biophysique et j'applique la physique théorique à des molécules biologiques. Mon besoin de merveilleux est totalement assouvi en science, où on est constamment en face du merveilleux. Les atomes, les molécules, c'est fantastique.»


LES COMMANDEMENTS DE LA PENSÉE CRITIQUE

Les travaux de Broch, à la jonction de la science et de l'épistémologie, débouchent sur une «zététique» (du grec, zétésis, recherche, le mot s'appliquait d'abord à la démarche de Pyrrhon et des sceptiques grecs de l'Antiquité).

Broch codifie dans sa zététique les commandements d'un véritable art du doute et de la pensée critique à l'intention aussi bien du scientifique que du simple citoyen soucieux de ne pas s'en laisser conter ou encore des élèves et des étudiants (pour lesquels il a également écrit).
Il y rappelle que la source de l'information est fondamentale. «Même un bon dictionnaire peut mentir. Le Petit Larousse définit le zodiaque comme la zone de la sphère céleste qui contient les 12 constellations. Or il y en a 13.»
Broch rappelle encore que la charge de la preuve incombe à celui qui déclare: c'est à celui qui affirme croire aux fantômes d'étayer sa proposition et pas au sceptique de dire pourquoi il n'y croit pas.
De même, une affirmation extraordinaire nécessite une preuve plus qu'ordinaire. «On ne demandera rien à celui qui affirme avoir vu une pomme tomber d'un cinquième étage, rappelle Broch; mais on doit demander beaucoup à celui qui déclarera l'avoir vu s'envoler du même endroit.»

Autre règle importante: l'alternative est féconde. C'est-à-dire que, placé devant un phénomène attribué à une force ou à une entité mystérieuse, il convient de se demander si on ne parviendrait pas au même résultat par des moyens tout à fait normaux: ce qui rend inutile et superflu le recours à la force ou à l'entité en question. Armé de tels préceptes - il y en a en fait plusieurs autres - on est ainsi mieux en mesure de se prémunir contre les effets auxquels recourent très souvent les adeptes du paranormal pour séduire leurs adeptes. Un bon exemple est ici ce que Broch nomme «l'effet paillasson».

«Quand vous lisez "Essuyez vos pieds avant d'entrer", explique-t-il, vous vous exécutez sur le paillasson en essuyant les semelles de vos chaussures. Il ne viendrait à personne l'idée de retirer ses chaussures et chaussettes pour littéralement s'essuyer les pieds.» C'est que, sans qu'on y prenne garde, on use de mots qui ne conviennent pas exactement pour désigner un objet. Cela peut être sans gravité, mais il arrive que de prétendus grands mystères se laissent expliquer simplement par l'effet paillasson. Et Broch en donne une illustration saisissante: «L'huissier qui a ouvert ma lettre à Nice Matin, cette lettre qui a amené tant de gens à croire que je prédisais les résultats du Loto, ce huissier a été victime d'un double effet paillasson. Ce qu'il pouvait constater, c'est uniquement que l'enveloppe (et pas la lettre: premier effet paillasson) avait été tamponnée à telle date (tamponnée et pas envoyée: deuxième effet paillasson).»

Dans un monde où la pensée critique s'effrite, où le rationalisme est à ce point mis à mal, on sévit le Nouvel-Âge et où les sectes de tout poil font résurgence, l'action de Broch s'avère salutaire et indispensable. Et elle est d'autant bienvenue qu'elle est menée avec un humour qui rappelle celui de Voltaire ou de Montaigne, mélange de grâce, de légèreté (celle de l'esprit), d'espièglerie et d'ironie. Et on a bien envie, au sortir d'une conversation avec lui, de dire de nos actuels parapsychologues et autres charlatans ce que Voltaire disait de certains saints: ce sont des fripons qui rencontrèrent des sots.

Mais on aurait tort de seulement sourire de tout cela. Et Broch le premier vous rappellera à quel point les questions soulevées sont graves: «Les tenants du paranormal sont contre l'Homme conclut-il. Contre l'homme dans toute sa complexité. Ce qu'ils récusent, au fond, c'est l'Homo sapiens.»
C'est à ces thuriféraires du paranormal, à ces ennemis de la pensée critique que Broch, avec le concours de Jacques Theodor et de l'illusionniste Gérard Majax, lance un défi depuis quelques années. Les trois amis tiennent un million de francs (plus de 250 000 $) à la disposition de toute personne qui «pourra produire, sous contrôle, un phénomène paranormal de quelque type que ce soit et que nous ne pourrions pas expliquer.» Broch rappelle que plus de 140 candidats ont, à ce jour, tenté leur chance. Mais qu'aucun n'a réussi à tromper leur vigilance.

(Henri Broch a notamment publié Le Paranormal, dans la Collection Points Sciences et Au coeur de l'extraordinaire, dans la collection Zététique qu'il dirige pour Horizon chimérique [cf note*].)

             Normand BAILLARGEON est professeur au département des sciences de l'éducation de l'UQAM.

 Illustration(s) (dans l'article d'origine) :
- Henri Broch démontre habilement et passionnément les mécanismes d'une fraude.
- Soucoupes volantes, vierges qui pleurent ou charlatans de la santé, Broch s'en prend à tous les phénomènes d'exploitation.

© 1995 Le Devoir. Tous droits réservés

[* note] 2010, Laboratoire de Zététique. L 'ouvrage de Henri BROCH "Au Coeur de l'Extra-Ordinaire" et les collections "Zététique" et "Une chandelle dans les ténèbres"  dirigées par Henri BROCH sont publiés depuis 2002 par les éditions Book-e-Book (France). L'article de Normand BAILLARGEON sur Henri BROCH, certainement une des racines du "Petit cours d'autodéfense intellectuelle" que BAILLARGEON publiera plus tard, est reproduit ici avec l'aimable autorisation de la direction du journal LE DEVOIR (Montréal, Québec, © Le Devoir 1995).
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