"Ah, les Putti !..."La Fontaine de Valrose
Il venait de recevoir une carte de voeux pour le Nouvel An et ces Putti
lui en rappelaient d'autres.
Des Putti aux proportions idéales et se détachant
sur un ciel bleu comme
on en rêve dans les pays du Nord.
Car il s'en souviendrait longtemps, de cette matinée d'hiver où il avait dû
On l'avait prévenu qu'il lui
faudrait presque une heure de marche, à partir de la
vieille ville. ll lui en avait d'ailleurs fallu un peu plus, mais avec
son pas de promeneur
puisqu'il faisait si beau. Lui, qui venait d'une contrée de brouillard
et de grisaille, savait
à quel point le soleil et un ciel dégagé peuvent être
réconfortants par une journée de plein
hiver, même quand on doit se rendre au travail avec un lourd boîtier
sous le bras.
Il savait d'avance que ce travail-là demanderait un soin particulier
- de la minutie à défaut de
perfection - et lui vaudrait une bonne rétribution. Décidément,
c'était une bonne journée !
Il était attendu mais personne n'avait pris le temps de l'accompagner
depuis les grilles du parc
jusqu'au Château. Tant mieux... Il avait donc pu s'attarder tout
au long des allées, effeuiller les
marches de pierre et gravir les feuillages, comme sait le faire un esprit
un peu poète.
"Quelle gamme !"
Oui, c'était bien le mot qu'il avait envie de prononcer, à
la vue de toute cette gamme de verts
juxtaposés autour des murs de pierre blanche. Depuis le sapin
d'Autriche jusqu'au pin d'Alep,
en passant par le chêne vert, l'eucalyptus, le magnolia et le palmier,
le vert se déclinait sur toute
une gamme de nuances en plein mois de décembre... Là encore,
il appréciait en homme qui a
longtemps eu l'habitude des arbres enneigés.
C'est en longeant les courbes du chemin le plus long mais aussi le plus
surprenant - entre petit lac
et fausses ruines - qu'il déboucha sur la cour du Château.
Un bruissement d'eau lui fit lever les yeux.
Ah non, décidément, il ne s'attendait pas à cela !
Deux Putti gracieux et potelés se détachant sur le
bleu du ciel... Aimables silhouettes de fonte dédiées aux
jeux d'eau d'une fontaine ? Pas seulement.
Car, ce jour-là, il eut la curieuse sensation que les Putti
supportaient une vasque de notes de
musique, d'arpèges et de cantabile.
Non loin, dans la salle de concert, on répétait un chant à plusieurs voix. La répétition était sans
"Très beau, n'est-ce pas ?"
L'Intendant venait de s'approcher et, comme lui, levait un regard souriant
vers les angelots de fonte.
Il répondit d'avance à sa question : "Vous entendez
chanter le Choeur des Chérubins, de Mikhail
Glinka..."
Un chant issu des églises russes et flottant dans le ciel bleu de
décembre, à Nice, autour des Putti de
Valrose.
"Nous avons absolument besoin de vos services ; avez-vous déjà
accordé un Erard ?"
Son travail d'accordeur de piano l'attendait, dans un salon aux médaillons
de stuc. Un beau travail,
tel qu'il en avait trop rarement. Mais lui, qui était né
au coeur des montagnes de granit du Jura, à
Saint-Claude, là où l'on taille dans le bois des chérubins
pour amuser les enfants et décorer les sapins,
il se souviendrait longtemps de ces minutes de musique qui valaient l'un
des plus beaux cadeaux de
Noël.
C'était en 1880, au Château
de Valrose, bâti pour un riche financier russe, Conseiller particulier
du
Tsar Alexandre II, le Baron Paul Von Derwies. Mélomane et
compositeur lui-même, il constitua un
orchestre privé avec choeurs, ce qui lui permit de donner la première
représentation française de
La Vie pour le Tsar
de Mikhail Glinka dans la salle du Théâtre de Valrose.
La
Fontaine du Belvédère -
récemment restaurée - agrémentait les entractes pour
les spectateurs qui
souhaitaient apprécier le plein air et une vue surplombante.
Le Baron possédait un "très beau piano de marque Erard" dans
le petit salon jouxtant son bureau...
Texte : Dominique Laredo
Clichés de la Fontaine : Alain Tuffal (2003)
Voir : belvedere.htm